Chapitre XXXVII.
Des offres obligeantes que fit le duc d’Albuquerque aux dames françaises ; de la reconnaissance de Valerio et de Sainville, et de la conversation particulière que Don Quichotte eut avec Sancho.
Le duc d’Albuquerque à qui l’agréable Française avait adressé la parole, la remercia au nom de toute la compagnie de la peine qu’elle s’était donnée ; il l’assura de faire ses efforts et d’employer toutes choses pour ne point tromper la bonne opinion qu’elle, la marquise, et Silvie avaient de lui. Ensuite il voulut s’étendre sur ses louanges en particulier, et surtout sur la bonne grâce qu’elle avait à raconter quelque chose ; mais Don Quichotte prit la parole, et dit qu’il laissait le soin à Monsieur le duc des affaires de la marquise et de Silvie auprès du roi d’Espagne, mais qu’il se chargeait de les garantir des bandits, et qu’il irait les accompagner jusqu’à Madrid. Il n’est pas encore temps de songer à leur départ, Seigneur chevalier, lui dit le duc ; nous ferons tous le voyage ensemble : nous vous prions de ne vous point impatienter jusques à ce temps-là ; vous savez que vous êtes nécessaire ici. — Comment donc, ajouta Eugénie en riant et en s’adressant à notre héros, vous m’avez promis de ne nous point abandonner que je ne vous donnasse congé, et vous êtes tout prêt à partir ! Où est donc l’honneur de la Chevalerie ? — Vous avez raison, Madame, lui répondit Don Quichotte, je ne dois point avoir d’autre volonté que la vôtre.
Toute la compagnie alla voir la marquise, Silvie et les malades ; ils trouvèrent la première auprès du lit de Sainville, où elle reçut les offres de service qu’on lui fit en femme de qualité, et les charma par son esprit et ses civilités. Valerio qui n’avait d’autre mal que sa faiblesse, les ayant suivis, reconnut Sainville pour ce même officier français dont il avait été autrefois prisonnier, et de qui il avait été si bien traité. Il lui fit mille caresses, et l’assura de tous les services que lui et ses amis pourraient lui rendre d’une manière à ne lui laisser aucun doute de sa sincérité. Dorothée, Eugénie, la marquise et Silvie se firent mille civilités, admirèrent la beauté l’une de l’autre, s’embrassèrent et lièrent une amitié étroite : ils allèrent tous dans la chambre de Deshayes où la tante de Silvie les avait devancés, et le trouvèrent très mal. Le chirurgien qui l’avait pansé les pria de lui laisser quelque repos jusques au lendemain, n’étant point du tout en état de parler ni de voir qui que ce fût.
Chacun se retira donc : la marquise coucha avec sa parente qui avait raconté l’histoire de Silvie, et que nous nommerons désormais Mademoiselle de la Bastide, Silvie coucha avec sa tante, le duc et la duchesse d’Albuquerque eurent le plus bel appartement ; et comme le château de Valerio était vaste et parfaitement bien meublé, tout le monde fut logé commodément et sans embarrasser le maître ni la maîtresse.
Sitôt que nos aventuriers furent retirés : Ami Sancho, dit Don Quichotte, tu me parais triste, mon enfant, dis-moi ce que tu as ; n’es-tu pas content de la journée ? Pour moi je t’avoue que je suis fort satisfait de la mienne. — Je le crois, répondit Sancho, on dit que vous valez vous seul plus de cent Amadis, que vous avez mis en fuite l’armée des ennemis, et que vous avez sauvé Madame la comtesse. — Cela est vrai, répondit Don Quichotte, et s’ils n’avaient pas fui, je n’en aurais pas laissé un en vie. Mais toi, ami Sancho, où étais-tu que tu n’as pas eu ta part de l’honneur ? — Ma foi, Monsieur, répondit-il, j’étais à boire et à dormir. — Comment, interrompit Don Quichotte, je croyais que tu soutenais l’honneur de la comtesse. — C’était mon dessein, reprit Sancho, mais il est venu un diable d’enchanteur qui m’en a détourné. Là-dessus il conta à son maître tout ce qui lui était arrivé, avec son ingénuité ordinaire, confessant qu’il avait éloigné le combat avec Parafaragaramus, parce qu’ils avaient fait la paix, mais que ce n’était assurément pas lui, mais que celui qui avait pris son nom lui avait joué ce vilain tour. — Je n’ai jamais lu, reprit Don Quichotte, que pareille aventure soit arrivée à chevalier errant ; mais mon enfant, il arrive tous les jours des choses nouvelles et surprenantes, aussi ne devais-tu pas entrer dans l’hôtellerie, ni quitter le champ de bataille, non plus que ton cheval, parce qu’un bon chevalier doit toujours être en état. — Ah pardi je vous tiens, interrompit Sancho, la pelle se moque du fourgon ; médecin guéris-toi toi-même ; t’y voilà, laisse-t’y choir ; à bon entendeur salut. — Que veux-tu dire, lui demanda Don Quichotte, avec tes proverbes entassés l’un sur l’autre ? — Je veux dire, répondit Sancho, que vous prêchez toujours le mieux du monde, mais que vous ressemblez notre curé, en ce que vous ne faites pas ce que vous dites. Par exemple ; mon cher maître, étiez-vous sur votre cheval quand Parafaragaramus vous l’a pris, et vous l’a renvoyé dans la poche d’un nain chez Basile, où vous fûtes obligé de revenir à pied ? Tenez, Monsieur, poursuivit-il, laissez-moi en repos, ces diables d’enchanteurs en savent plus que nous. Don Quichotte embarrassé de ce que le nouveau chevalier venait de lui dire, prit un ton plus bas que celui de pédagogue ; Eh bien, San-cho, lui dit-il, il faut t’en consoler, puisqu’il n’a pas tenu à toi de faire autrement. — Je m’en console aussi, reprit Sancho ; mais… — Quoi, mais… ? lui demanda notre héros, voyant qu’il n’achevait pas. — Laissez-moi, Monsieur, lui dit Sancho avec chagrin▶. — Dis-moi ce que tu as, mon pauvre Sancho, je t’en prie, lui dit Don Quichotte. — Eh bien, Monsieur, voyez-vous, lui répondit-il, je suis fâché qu’on ne dira plus de nous que nous sommes saint Antoine et son cochon, puisque nous ne mangeons pas à la même écuelle, et que vous êtes avec des ducs et des comtes pendant que je suis avec des valets. Je suis pourtant chevalier aussi bien que vous, et il me semble qu’on devrait bien faire à tous seigneurs tous honneurs. — Il est vrai, répondit Don Quichotte, que j’ai été surpris que tu n’aies point soupé avec nous ; mais, Sancho, tu dois en avoir de la joie, puisque c’est signe qu’on respecte ici la vertu, et qu’on regarde les gens par leurs actions, et non pas par leur qualité. Qu’on serait heureux dans le monde si on s’y gouvernait sur ce pied-là ! Tel qui est suivi d’un nombreux cortège de flatteurs, se verrait réduit à servir les autres, et tel qui sert serait servi. On m’a traité moi avec respect et comme un homme de conséquence, parce que j’en fais les actions, et on t’a traité toi comme un pilier de taverne, parce qu’on t’y a trouvé dans une posture indécente, qui ne mérite que du mépris. Tu vois par là, Sancho, que les hommes ne s’arrêtent qu’à l’apparence qui les frappe ; ainsi il faut, mon pauvre enfant, te résoudre à bien faire, et tu seras bien traité ; mais avoue tout, il y a quelqu’autre chose qui te ◀chagrine, tu n’es pas ordinairement si sensible aux honneurs de la table, et pourvu que ton ventre soit bien garni, je ne me suis pas encore aperçu que tu te misses en peine du reste. — Mardi, Monsieur, vous l’avez deviné, répondit Sancho, aussi n’ai-je pas sujet de me plaindre du traitement, puisqu’il n’a tenu qu’à moi de manger autant et plus que vous ; mais ce dont je me plains, est de ce qu’on m’a dit en soupant.
L’un disait, poursuivit-il, que je voulais encore faire tirer au blanc, ou comme sur un âne ; l’autre, que j’ai des yeux au derrière, et que c’était pour voir ceux qui entraient que j’avais mis bas mes chausses ; l’autre, que je voulais me faire donner un clistère pour m’aider à vider ce que j’avais de trop dans le ventre ; un autre, que c’est que je suis propre, et que j’avais peur de salir mes grègues. Enfin ils m’en ont tant dit, qu’ils m’ont empêché de souper ; mais, Monsieur, laissez-moi coucher, parce que je veux rêver en dormant si j’appellerai le cuisinier en champ clos, car c’est lui qui m’en a le plus dit, et sans le maître d’hôtel il m’en aurait dit davantage. Ils passèrent une partie de la nuit à raisonner sur cet article, jusqu’à ce que Sancho s’endormit. Don Quichotte en fit autant, après avoir fait quelques réflexions sur son malheur, qui ne lui permettait pas de désenchanter Dulcinée, lui qui délivrait d’autres dames qui ne le touchaient pas de si près.