Chapitre XXXIV.
De l’arrivée de plusieurs personnes dans l’hôtellerie. Qui étaient ces personnes. Nouvel exploit de Don Quichotte. Sanglants combats.
Nous avons vu de quelle manière fut interrompue la demoiselle française qui racontait l’histoire de Sainville et de Silvie. L’hôte faisait un bruit de diable ; et très peu persuadé de la vertu des Françaises, et outre cela extrêmement jaloux, il s’égosillait en appelant sa femme, croyant peut-être qu’il y allait de son honneur. Il aurait eu tort d’avoir cette pensée, car sa femme était un véritable remède d’amour, dont la laideur et l’âge pouvaient cautionner la sagesse ; mais comme il s’y était accoutumé, il pouvait croire que d’autres s’y accoutumeraient aussi.
Elle descendit enfin à ses cris, et trouva un équipage assez grand, composé d’un carrosse fort magnifique, à quatre chevaux, et dans lequel il y avait un homme fort bien vêtu, une femme parfaitement bien mise, fort jeune et fort belle, deux autres femmes assez propres, mais en mauvais ordre, et cinq ou six cavaliers bien montés, et le tout fort étonné et en confusion. Ce carrosse était celui du duc d’Albuquerque, qui allait avec la belle Dorothée, son épouse, chez le duc de Médoc, qui était celui qui avait si bien reçu Don Quichotte, et chez qui Sancho avait été souffleté par des duègnes. La duchesse de Médoc était indisposée, et avait envoyé prier le duc d’Albuquerque de passer chez elle ; et celui-ci qui était son parent fort proche, y allait, et y menait son épouse, que cette dame n’avait point encore vue.
On a vu dans le cinquième tome de quelle manière le hardi Don Quichotte avait traité les forgerons, et que ces gens de sac et de corde s’étaient enfuis dans la forêt, où ils s’étaient joints aux scélérats que Don Pedro Carrero, frère de Valerio, commandait ; et tous ensemble, tant pour se venger, que pour vivre, continuaient leurs brigandages. Ils volaient et assassinaient tous ceux qui avaient le malheur de tomber entre leurs mains. Ils étaient au nombre de plus de trente, tous bien armés et bien résolus, qui faisaient des désordres épouvantables.
C’était eux qui avaient attaqué et blessé Sainville, qu’on avait apporté dans l’hôtellerie, à la vue de Sancho et de Parafaragaramus. La bravoure de ce Français avait sauvé de leurs mains six femmes, qui étaient dans un carrosse qu’il accompagnait, et les bandits n’avaient osé les poursuivre plus loin, de peur qu’on ne vînt à leur secours, ou de l’hôtellerie, qui n’était pas éloignée, ou du château de Valerio, qui en était tout proche.
En s’en retournant au lieu de leur retraite, ils avaient trouvé un cavalier suivi d’un seul laquais et d’un postillon, qui tous trois piquaient à toutes jambes des mazettes de poste. Le cavalier, qui était bien mis, leur parut français, et avoir la bourse bien garnie ; outre cela, ils le crurent de la compagnie de celui qui venait de se défendre si bien contre eux, et qui avait blessé deux des leurs. L’ardeur de se venger fit qu’ils se jetèrent sur lui ; heureusement leurs pistolets étaient déchargés ; sans cela Deshayes, car c’était effectivement lui-même, en avait pour son compte. Celui-ci surpris de cette attaque brusque et imprévue, n’eut que le temps de mettre la main à ses pistolets ; ce que fit aussi son valet ; pour le postillon il retourna généreusement sur ses pas aussi vite qu’il était venu.
La contenance hardie de Deshayes et de son valet, arrêta tout court les bandits ; mais Deshayes voyant que deux s’étaient éloignés, et rechargeaient leurs pistolets pour venir fondre sur lui, n’hésita plus ; il alla à eux, et les choisissant, il les jeta tous deux à terre, et son valet en fit mal à propos autant. Leurs pistolets étant vides, Don Pedro et sa suite, qui ne craignirent plus le feu, fondirent sur eux l’épée à la main ; ils les reçurent en braves gens, et s’étant acculés, ils firent face de tous côtés ; cependant étant enveloppés de six hommes, ils auraient infailliblement succombé, si on ne fût venu à leur secours.
Pour savoir qui ce fut, il faut se souvenir que Don Quichotte avait vu avec chagrin partir Sancho, pour soutenir contre tout le genre humain la beauté d’Eugénie. Aussitôt qu’il fut parti, notre héros avait été se promener, et du parc de Valerio était entré dans la forêt, dans l’intention d’observer si le nouveau chevalier exécuterait bien toutes les cérémonies de l’Ordre : il l’avait cherché fort longtemps, et n’avait garde de trouver en faction un homme qui était au cabaret. Occupé de ces pensées chimériques, et croyant que Sancho avait pris un autre champ de bataille, il s’assit au pied d’un arbre, où il s’abîma dans ses rêveries, et n’en fut retiré que par le bruit des coups de pistolet que Deshayes et son valet avaient lâché. Ces armes-là n’étant pas de la Chevalerie errante, il ne savait quel parti prendre, parce qu’il était à pied ; mais le cliquetis des épées lui faisant connaître qu’il n’y avait pas d’armes à feu à redouter, il se leva, et vit, non sans indignation, un combat si inégal.
Il ne balança pas un moment à prendre son parti, et sautant promptement sur un des chevaux qui était sans maître, il vint se fourrer dans la mêlée. A moi, veillaques, à moi, s’écria-t-il, vous n’êtes que des lâches d’attaquer un seul chevalier avec tant d’avantage. Courage, poursuivit-il s’adressant à Deshayes, brave Roger, votre bon ami Roland est avec vous ; et en disant cela, il passa son épée au travers du corps d’un des assassins, et d’un revers coupa le bras d’un autre. Deshayes qui était fort blessé, fut bien réjoui de ce renfort, et se défendait autant qu’il pouvait. Il est certain que Don Pedre et sa compagnie ne savaient s’ils avaient à faire à des hommes ou à des démons. Don Quichotte était celui qui leur donnait▶ le plus de peine, et ce fut contre lui qu’ils firent leurs plus grands efforts. Son cheval s’abattit de ses blessures, et notre héros, à qui le péril n’était rien, de son sang froid se trouva sur ses pieds. Cependant tant d’ennemis en seraient bientôt venus à bout, si Deshayes et son valet ne les avaient écartés ; mais leurs forces étant épuisées, tant par leur lassitude, que par le sang qu’ils perdaient, surtout Deshayes, ils auraient assurément succombé tous trois, si les scélérats n’avaient tout d’un coup quitté le combat pour courir avec Don Pedre, leur chef, après deux femmes qui fuyaient de toute leur force.
Ces deux femmes étaient Eugénie et Gabrielle de Monsalve, sa bonne amie, qui voyant que Valerio était endormi, avaient eu dessein de se promener, pour voir ce que Don Quichotte était devenu, ou plutôt ce que Sancho avait fait pour soutenir la beauté de la comtesse. L’officier de Valerio qui faisait le personnage de Parafaragaramus, les avait fait avertir du lieu où ils étaient Sancho et lui, pour leur en ◀donner▶ la comédie. Elles crurent que le bruit qu’elles entendaient était le combat du chevalier et de l’enchanteur, et c’était celui que faisait Don Quichotte et Deshayes, qui étaient aux mains avec Don Pedre et ses bandits ; ainsi sans aucune crainte elles s’avancèrent dans la forêt.
Don Pedre qui avait le visage tourné vers leur chemin, ne vit pas plutôt sa belle-sœur, qu’il courut à elle, et tous ses gens le suivirent. Cette retraite sauva notre héros, et lui ◀donna▶ le temps de voir le péril où était la pauvre Eugénie. Dans ce même moment Deshayes fort blessé se laissa tomber de cheval. Don Quichotte qui était à pied, profitant de l’occasion, sauta sur ce cheval, et courut après Don Pedre à bride abattue. Il fut bientôt à lui, et il en aurait purgé le monde, s’il eût été moins observateur des lois de la Chevalerie ; mais croyant qu’un franc chevalier ne doit frapper personne par derrière : Tourne visage à moi, lui cria-t-il. Don Pedre se tourna en effet, et voyant encore un homme qu’il croyait avoir assommé, fit face à notre chevalier, après avoir dit à ses gens d’emmener Eugénie.
Le valet de Deshayes qui croyait son maître mort, avait résolu de le venger et de rendre à Don Quichotte le secours qu’il leur avait si généreusement prêté. Il y vint et s’attacha à Don Pedre ; notre héros qui vit ce scélérat assez occupé, le laissa dans un combat seul à seul pour courir après les ravisseurs d’Eugénie. Ils l’avaient déjà mise sur un cheval entre les mains d’un d’entre eux, malgré sa résistance ; et Gabrielle de Monsalve cédait à leur violence, mais notre chevalier leur fit bientôt lâcher prise. Ceux qui tenaient Gabrielle la quittèrent, et se mirent sur les traces de leurs compagnons, qui enlevaient la comtesse, sans se mettre en peine de secourir leur chef, qui avait à faire à forte partie. Le cheval de notre intrépide chevalier, qui n’était qu’une mazette bien fatiguée, n’aurait jamais attrapé les ravisseurs s’ils n’avaient pas été arrêtés par huit cavaliers fort bien montés, que les cris d’Eugénie avaient fait détourner du chemin pour venir à elle.
Les questions qu’ils leur firent ◀donnèrent▶ le temps à notre héros de les joindre ; il était trop colère pour songer à autre chose qu’à la vengeance ; il déchargea un si furieux coup de son épée sur la tête de celui qui tenait Eugénie, qu’il le renversa tout étourdi, et la comtesse tomba à terre aussi bien que lui. Les bandits voyant encore notre chevalier à leurs trousses, s’enfuirent ; mais notre héros n’était pas pour en rester là. Il mit pied à terre pour soulager la comtesse, et dans ce temps-là le duc d’Albuquerque, qui était sorti de son carrosse, parut, et peu après lui la belle Dorothée, qui lui criait de ne se point mêler dans une affaire où il n’avait aucun intérêt.
Ils reconnurent notre intrépide chevalier, et s’approchèrent d’Eugénie qui était évanouie et sans mouvement. Don Quichotte qui la crut morte résolut de la venger : Ah maudits Sarrasins ! s’écria-t-il, vous fuyez, infâmes, devant un seul chevalier qui a défait toute votre armée, mais je vous irai chercher jusques au fond des abîmes malgré Mahom, et vos faux enchanteurs. Cela dit, il remonta à cheval, et voulut prendre sa course, mais sa monture qui n’en pouvait plus tomba sur le nez, et lui aussi, avec tant de bonheur pourtant qu’il ne fit que s’écorcher les mains qu’il avait heureusement portées au-devant de lui en tombant. Il se releva, et son épée qui était prise dans le mors de la bride de sa bête se cassa entre ses mains ; ainsi il se trouva démonté et désarmé. Le duc qui le vit dans le plus grand embarras où il eût été de sa vie, lui remontra qu’il n’était point en état de s’exposer. Notre hardi chevalier n’en voulut point démordre, il prit le cheval de celui qui emportait Eugénie, qui était libre, et se saisissant de l’épée de ce scélérat, il se mit après les ravisseurs malgré le duc et Dorothée qui le firent suivre par quatre cavaliers de crainte d’accident ; mais comme il ne suivait que sa tête et ses visions, ceux-ci qui le perdirent bientôt de vue, revinrent sans autre fruit que d’être bien fatigués.
Cependant le duc d’Albuquerque et son épouse restés auprès d’Eugénie qu’ils ne connaissaient point, tâchèrent de lui ◀donner▶ du secours et demandèrent vainement à Gabrielle de Monsalve qui elle était. Celle-ci qui croyait la comtesse morte, pleurait, criait et s’arrachait les cheveux sans répondre une parole. Le duc vit bien que le seul parti qu’il y avait à prendre était celui de les porter toutes deux dans son carrosse jusqu’au lieu le plus proche. Il fit prendre Eugénie et l’y fit mettre la première, Gabrielle la suivit, et le mouvement du carrosse agitant la comtesse qui était couchée en travers, la fit revenir à elle ; les signes de vie qu’elle ◀donna calmèrent la douleur de Gabrielle, et ce fut dans ce moment qu’ils arrivèrent à l’hôtellerie où ils criaient tous à pleine tête pour avoir une chambre, et par leur bruit interrompirent la narration de la Française. Le duc d’Albuquerque aurait bien été chez Valerio qu’il connaissait particulièrement, s’il avait su que c’était son épouse qu’il avait avec lui, mais n’en sachant encore rien, et l’hôtellerie étant plus proche que son château, il trouva plus à propos d’y aller tant pour le prompt secours dont cette comtesse pouvait avoir besoin, que pour ne point incommoder un de ses amis dont il savait déjà l’aventure.