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2. (1916) On les aura! « On les aura ! »

que c’est bien rire aux éclats Des 210, des 150 ; Que c’est bien de n’être pas las, De sourire dans la tourmente Dans la terre, (et n’oubliez pas Que les Boches l’appellent Erde) Entre deux combats, deux repas Plus d’un brave poilu s’emm… On ne peut s’amuser toujours Du parfum qui subtil émane ; (Quelle friture aux p’tits amours !)

3. (1909) Les Sept Épées « Les Sept Épées »

La troisième, bleu féminin, N’en est pas moins un chibriape Appelé Lul de Faltenin Et que porte sur une nappe, Devant l’antipapesse, un nain.

4. (1917) Le palais du tonnerre « Le palais du tonnerre »

Le palais du tonnerre Par l’issue ouverte sur le boyau dans la craie En regardant la paroi adverse qui semble en nougat On voit à gauche et à droite fuir l’humide couloir désert Où meurt étendue une pelle à la face effrayante à deux yeux réglementaires qui servent à l’attacher sous les caissons Un rat y recule en hâte et j’avance en hâte Et le boyau s’en va couronné de craie semée de branches Comme un fantôme creux qui met du vide où il passe blanchâtre Et là-haut le toit est bleu et couvre bien le regard fermé par quelques lignes droites Mais en deçà de l’issue c’est le palais bien nouveau et qui paraît ancien Le plafond est fait de traverses de chemin de fer Entre lesquelles il y a des morceaux de craie et des touffes d’aiguilles de sapin Et de temps en temps des débris de craie tombent comme des morceaux de vieillesse A côté de l’issue que ferme un tissu lâche qui sert généralement aux emballages Il y a un trou qui sert d’âtre et ce qui y brûle est un feu semblable à l’âme Tant il tourbillonne et tant il est inséparable de ce qu’il dévore et fugitif Les fils de fer se tendent partout servant de sommier supportant des planches Ils forment aussi des crochets et l’on y suspend mille choses Comme on fait à la mémoire Des musettes bleues des casaques bleues des cravates bleues des vareuses bleues Morceaux du ciel tissus des souvenirs les plus purs Et il flotte parfois en l’air de vagues nuages de craie Sur la planche brillent des fusées détonateurs joyaux dorés à tête émaillée Funambules qui attendent leur tour de passer sur les trajectoires Et font un ornement mince et élégant à cette demeure souterraine Ornée de six lits placés en fer à cheval Six lits couverts de riches manteaux bleus Sur le palais il y a un haut tumulus de craie Et des plaques de tôle ondulée Fleuve figé de ce domaine idéal Mais privé d’eau car ici il ne roule que le feu jailli de la mélinite Le parc aux fleurs de fulminate jaillit des trous penchés Tas de cloches aux doux sons des douilles rutilantes Sapins élégants et petits comme en un paysage japonais Le palais s’éclaire parfois d’une bougie à la flamme aussi petite qu’une souris O palais minuscule comme si on te regardait par le gros bout d’une lunette Petit palais où tout s’assourdit Petit palais où tout est neuf rien rien d’ancien Et où tout est précieux où tout le monde est vêtu comme un roi Une selle est dans un coin à cheval sur une caisse Un journal du jour traîne par terre Et cependant tout paraît vieux dans cette neuve demeure Si bien qu’on comprend que l’amour de l’antique Le goût de l’anticaille Soit venu aux hommes dès le temps des cavernes Tout y était si précieux et si neuf Tout y est si précieux et si neuf Qu’une chose plus ancienne ou qui a déjà servi apparaît                                          Plus précieuse Que ce qu’on a sous la main Dans ce palais souterrain creusé dans la craie si blanche et si neuve Et deux marches neuves                           Elles n’ont pas deux semaines Sont si vieilles dans ce palais qui semble antique sans imiter l’antique Qu’on voit que ce qu’il y a de plus simple de plus neuf est Ce qui est le plus près de ce que l’on appelle la beauté antique Et ce qui est surchargé d’ornements Ce qui a des ornements qui ne sont pas nécessaires A besoin de vieillir pour avoir la beauté qu’on appelle antique Et qui est la noblesse la force l’ardeur l’âme l’usure De ce qui est neuf et qui sert Surtout si cela est simple simple Aussi simple que le petit palais du tonnerre Août 1915

5. (1902) La Loreley « La Loreley »

Et mon amant s’y tient, il m’a vue, il m’appelle.

6. (1914) Lettre-Océan « Lettre-Océan »

Zun arrêtez cocher Vive le Roy Evviva il Papa ta gueule mon vieux pad non si vous avez une moustache La Tunisie tu fondes un journal Jacques c’était délicieux A bas la calotte Des clefs j’en ai vu mille et mille Hou le croquant Vive la République [à droite du motif circulaire] TSF [bas de l’image] Bonjour Anomo Anora Tu ne connaîtras jamais bien les Mayas     [deuxième image] Te souviens-tu du tremblement de terre entre 1885 et 1890 on coucha plus d’un mois sous la tente bonjour mon frère Albert à Mexico Jeunes filles à Chapultepec [motif circulaire, centre] Haute de 300 mètres Sirènes Hou ou ou ou ou ou ou ou Hou Hou Hou Autobus R r o o o to ro ro ro ting ting ro o changement de section ting ting Gramophones z z z z z z z z z z z z ou ou ou o o o o o o de vos jardins fleuris fermez les portes Les chaussures neuves du poète cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré cré [motif circulaire, rayons] et comment j’ai brûlé le dur avec ma gerce rue St-Isidore à La Havane ça n’existe + Chirimoya A la Crème à Pendeco c’est + qu’un imbécile Il appelait l’Indien Hijo de la Cingada priétaire de 5 ou 6 im je me suis levé à 2h. du matin et j’ai déjà bu un mouton le câblogramme comportait 2 mots en sûreté allons circulez Mes ture les voyageurs pour Chatou Toussaint Luca est maintenant à Poitiers Guillaume Apollinaire

7. (1915) A l’Italie (incipit : « L’amour a remué ma vie ») « A l’Italie (incipit : « L’amour a remué ma vie ») »

A l’Italie (incipit : « L’amour a remué ma vie ») L’amour a remué ma vie comme on remue la terre dans la zône des armées J’atteignais l’âge mûr quand la guerre arriva Et dans ce jour d’août 1915 le plus chaud de l’année Bien abrité dans l’hypogée que j’ai creusé moi-même C’est à toi que je songe ITALIE mère de mes pensées Et dejà quand von Kluck marchait sur Paris avant la Marne J’évoquais le sac de Rome par les Allemands Le sac de Rome qu’ont décrit Un Bonaparte le vicaire espagnol Delicado et l’Arétin Je me disais Est-il possible que la nation Qui est la mère de la civilisation Regarde sans la défendre les efforts qu’on fait pour la détruire Puis les temps sont venus les tombes se sont ouvertes Les fantômes des Esclaves toujours frémissants Se sont dressés en criant                                           SUS AUX TUDESQUES Nous l’armée invisible aux cris éblouissants Plus doux que n’est le miel et plus simples qu’un peu de terre Nous te tournons bénignement le dos ITALIE Mais ne t’en fais pas nous t’aimons bien ITALIE f mère qui es aussi notre fille Nous sommes là tranquillement et sans tristesse Et si malgré les masques les sacs de sable les rondins nous tombions Nous savons qu’un autre prendrait notre place Et que LES ARMEES ne périront jamais Les mois ne sont pas longs ni les jours ni les nuits C’est la guerre qui est longue ITALIE Toi notre mère et notre fille quelque chose comme une sœur J’ai comme toi pour me réconforter le quart de pinard Qui met tant de différence entre nous et les Boches J’ai aussi comme toi l’envol des compagnies de perdreaux des 75 Comme toi je n’ai pas cet orgueil sans joie des Boches et je sais rigoler Je ne suis pas sentimental à l’excès comme le sont ces gens sans mesure que leurs actions dépassent sans qu’il sachent s’amuser Notre civilisation a plus de finesse que les choses qu’ils emploient Elle est au delà de la vie confortable Et de ce qui est l’extérieur dans l’art et l’industrie Les fleurs sont nos enfants et non les leurs Même la fleur de lys qui meurt au Vatican La plaine est infinie et les tranchées sont blanches Les avions bourdonnent ainsi que des abeilles Sur les roses momentanées des éclatements Et les nuits sont parées de guirlandes d’éblouissements De bulles de globules aux couleurs insoupçonnées Nous jouissons de tout même de nos souffrances Notre humeur est charmante l’ardeur vient quand il faut Nous sommes narquois car nous savons faire la part des choses Et il n’y a pas plus de folie chez celui qui jette les grenades que chez celui qui plume les patates Tu aimes un peu plus que nous les gestes et les mots sonores Tu as à ta disposition les sortilèges étrusques le sens de la majesté héroïque et le courageux honneur individuel Nous avons le sourire nous devinons ce qu’on ne nous dit pas nous sommes démerdards et même ceux qui se dégonflent sauraient à l’occasion faire preuve de l’esprit de sacrifice qu’on appelle la bravoure Et nous fumons du gros avec volupté C’est la nuit je suis dans mon blockaus éclairé par l’électricité en bâton Je pense à toi pays des 2 volcans Je salue le souvenir des sirènes et des scylles mortes au moment de Messine Je salue le Colleoni équestre de Venise Je salue la chemise rouge Je t’envoie mes amitiés ITALIE et m’apprête à applaudir aux hauts faits de ta bleusaille Non parce que j’imagine qu’il y aura jamais plus de bonheur ou de malheur en ce monde Mais parce que comme toi j’aime à penser seul et que les Boches m’en empêcheraient Mais parce que le goût naturel de la perfection que nous avons l’un et l’autre si on les laissait faire serait vite remplacé par je ne sais quelles commodités dont je n’ai que faire Et surtout parce que comme toi je sais je veux choisir et qu’eux voudraient nous forcer à ne plus choisir Une même destinée nous lie en cette occase Ce n’est pas pour l’ensemble que je le dis Mais pour chacun de tei ITALIE Ne te borne point à prendre les terres irrédentes Mets ton destin dans la balance où est le nôtre Les réflecteurs dardent leurs lueurs comme des yeux d’escargots Et les obus en tombant sont des chiens qui jettent de la terre avec leurs pattes après avoir fait leurs besoins Notre armée invisible est une belle nuit constellée Et chacun de nos hommes est un astre merveilleux               O nuit, o nuit éblouissante Les morts sont avec nos soldats Les morts sont debout dans les tranchées Ou se glissent souterrainement vers les Bien-Aimees O Lille Saint-Quentin Laon Maubeuge Vouziers Nous jetons nos villes comme des grenades Nos fleuves sont brandis comme des sabres Nos montagnes chargent comme cavalerie Nous reprendrons les villes les fleuves et les collines De la frontière helvétique aux frontières bataves               Entre toi et nous ITALIE Il y a des patelins pleins de femmes Et près de toi m’attend celle que j’adore                                O FRERES D’ITALIE Ondes nuages délétères Metalliques débris qui vous rouillez partout O frères d’ITALIE vos plumes sur la tête                                          ITALIE Entends crier Louvain vois Reims tordre ses bras Et ce soldat blessé toujours debout Arras               Et maintenant chantons ceux qui sont morts               Ceux qui vivent les officiers et les soldats               Les flingots Rosalie le canon la fusée l’hélice la pelle les chevaux Chantons les bagues pâles les casques                 Chantons ceux qui sont morts                 Chantons la terre qui bâille d’ennui                 Chantons et rigolons                 Durant des années                                                   ITALIE Entends braire l’âne boche Faisons la guerre à coups de fouets Faits avec les rayons du soleil                                                   ITALIE Chantons et rigolons                 Durant des années Guillaume Apollinaire.

8. (1912) Zône « Zône »

Zône A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La Religion seule est restée toute neuve la Religion Est restée simple comme les hangars de Port Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est toi pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières O portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les Directeurs les Ouvriers et les belles sténo-dactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Et dans l’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ C’est le beau lys que malgré tout nous tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité c’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux qui transporte la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie L’avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles A tire d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri Et d’Amérique vient le petit colibri De Chine sont venus les pi-his longs et souples Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples Puis s’en vient la colombe esprit immaculé Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirènes laissant les périlleux détroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigle phénix et pi-his de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier Comme si tu ne devais jamais plus être aimé Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère Et vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de toi et comme le feu de l’enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C’est un tableau pendu dans un sombre musée Et quelquefois tu vas le regarder de près Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse L’image qui te possède te fait sourire dans l’insomnie et dans l’angoisse Et c’est toujours près de toi la métive qui passe Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année Avec tes amis tu te promènes en barque L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose La cétoine qui dort dans le cœur de la rose Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en écoutant Dans les tavernes chanter des chansons tchèques Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du Mensonge et de l’Age Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder la croix et à tous moments tu voudrais sangloter Sur moi sur celle que j’aime sur tout ce qui m’a épouvanté Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme les rois mages Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune Des familles transportent un édredon rouge comme vous transportez votre cœur Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels Beaucoup de ces émigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges Je les ai vu souvent le soir ils prennent l’air dans la rue Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant On chante on danse on boit du champagne Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu Adieu Soleil levant cou tranché GUILLAUME APOLLINAIRE.

9. (1913) Zône « Zône »

Zône A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La Religion seule est restée toute neuve la Religion Est restée simple comme les hangars de Port Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est toi pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières O portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les Directeurs les Ouvriers et les belles sténodactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Eglise Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Et dans l’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ C’est le beau lys que malgré tout nous tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est larbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité c’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux qui transporte la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie L’avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles A tire d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri Et d’Amérique vient le petit colibri De Chine sont venus les pi-his longs et souples Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples Puis s’en vient la colombe esprit immaculé Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirènes laissant les périlleux détroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigles phénix et pi-his de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier Comme si tu ne devais jamais plus être aimé Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère Et vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de toi et comme le feu de l’enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C’est un tableau pendu dans un sombre musée Et quelquefois tu vas le regarder de près Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse L’image qui te possède te fait sourire dans l’insomnie et dans l’angoisse Et c’est toujours près de toi la métive qui passe Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année Avec tes amis tu te promènes en barque L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose La cétoine qui dort dans le cœur de la rose Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en écoutant Dans les tavernes chanter des chansons tchèques Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du Mensonge et de l’Age Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder la croix et à tous moments tu voudrais sangloter Sur moi sur celle que j’aime sur tout ce qui m’a épouvanté Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme les rois mages Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune Des familles transportent un édredon rouge comme vous transportez votre cœur Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels Beaucoup de ces émigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges Je les ai vu souvent le soir ils prennent l’air dans la rue Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant On chante on danse on boit du champagne Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu adieu Soleil levant cou tranché Guillaume Apollinaire

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