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2. (1914) Le son du Cor « Le son du Cor »

O toi géhenn e sombre ô toi nuit sans étoile L’amour a incanté mes yeux tristes et las Et tout est irréel comme embrumé de voiles Peut-être es-tu très pure immaculée ô toi Qu’à travers ma folie jadis j’ai crue impure J’ai les yeux de l’Amour qui sont troubles d’émoi De veilles et de pleurs et des maux qu’il endure.

3. (1902) La Loreley « La Loreley »

D’avance il l’absolvit à cause de sa beauté : — O belle Loreley, aux yeux pleins de pierreries De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie ? — — Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits Ceux qui m’ont regardé, évêque en ont péri. Mes yeux ce sont des flammes, et non des pierreries Jetez, jetez aux flammes cette sorcellerie. […] Va-t’en, Lore en folie, va Lore aux yeux tremblants Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc. […] Pour avoir vu dans l’eau, la belle Loreley, Ses yeux couleur du Rhin, ses cheveux, de soleil.

4. (1902) Les Colchiques « Les Colchiques »

Tes yeux sont comme cette fleur-là, Violâtres comme leur cerne et comme cet automne Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne.

5. (1916) Poème (incipit : « Deux lacs nègres ») - section II

Poème (incipit : « Deux lacs nègres ») II Bouche ouverte sur une harmonium C’était une voix faite d’yeux Tandis qu’il traîne de petites gens

6. (1916) Poème (incipit : « Deux lignes nègres ») - section II

Poème (incipit : « Deux lignes nègres ») II Bouche ouverte sur un harmonium C’était une voix faite d’yeux Tandis qu’il est de petites gens

7. (1912) Les Colchiques « Les Colchiques »

Tes yeux sont comme cette fleur-là, Violâtres comme leur cerne et comme cet automne, Et ma vie pour tes yeux lentement s’empoisonne.

8. (1917) Chef de section « Chef de section »

Chef de section Ma bouche aura des ardeurs de géhenne Ma bouche te sera un enfer de douceur et de séduction Les anges de ma bouche trôneront dans ton cœur Les soldats de ma bouche te prendront d’assaut Les prêtres de ma bouche encenseront ta beauté Ton âme s’agitera comme une région pendant un tremblement de terre Tes yeux seront alors chargés de tout l’amour qui s’est amassé dans les regards de l’humanité depuis qu’elle existe Ma bouche sera une armée contre toi une armée pleine de disparates Variée comme un enchanteur qui sait varier ses métamorphoses L’orchestre et les chœurs de ma bouche te diront mon amour Elle te le murmure de loin Tandis que les yeux fixés sur la montre j’attends la minute prescrite pour l’assaut Mars 1916 Guillaume Apollinaire.

9. (1914) Le Teint « Le Teint »

Le Teint Comme le soufre qui noircit L’argent et casse l’or l’amour Ternit mes yeux brisa aussi            Ce cœur Une créole à la Havane            Le teint blanc Sauvée par Dieu l’amour la damne

10. (1908) La Marchande (incipit : « Regardez cette troupe infecte ») « La Marchande (incipit : « Regardez cette troupe infecte ») »

La Marchande (incipit : « Regardez cette troupe infecte ») Regardez cette troupe infecte Aux mille pattes, aux cent yeux : Rotifères, cirons, insectes Et microbes plus merveilleux Que les sept merveilles du monde Et le palais de Rosemonde.

11. (1917) Reconnaissance « Reconnaissance »

Reconnaissance Un seul bouleau crépusculaire Pâlit au seuil de l’horizon Où fuit la mesure angulaire Du cœur à l’âme et la raison Le galop bleu des souvenances Traverse les lilas des yeux Et les canons des indolences Tirent mes songes vers les cieux Avril 1915

12. (1916) Tourbillon de mouches « Tourbillon de mouches »

Tourbillon de mouches Un cavalier va dans la plaine La jeune fille pense à lui Et cette flotte à Mytilène Le fil de fer est là qui luit Comme ils cueillaient la rose ardente Leurs yeux tout à coup ont fleuri Et quel soleil la bouche errante A qui la bouche avait souri

13. (1916) Voyage (incipit : « Du joli bateau de Port-Vendres ») « Voyage (incipit : « Du joli bateau de Port-Vendres ») »

Du joli bateau de Port-Vendres Tes yeux étaient les matelots Et comme les flots étaient tendres Dans les parages de Palos Que de sous-marins dans mon âme Naviguent et vont l’attendant Le superbe navire où clame Le chœur de ton regard ardent Guillaume Apollinaire

14. (1914) Anvers « Anvers »

Anvers Anvers on bâtit une tour Ville trompée un prince arrive Dix fois de toi fera le tour Toutes tes mains à la dérive Maigre comme un cou de vautour Maisons deviennent des lumières Des corps marchent sans intellect On dira beaucoup de prières Pour l’œil un volatile infect Naît soudain œufs tricentenaires Des noms le mien et celui qui A la saveur du laurier femme

15. (1914) La Phoque [Le Phoque] « La Phoque [Le Phoque] »

La Phoque [Le Phoque] J’ai les yeux d’un vrai veau marin Et de Madame Ygrec l’allure On me voit dans tous nos meetings Je fais de la littérature Je suis phoque de mon état Et comme il faut qu’on se marie Un beau jour j’épouserai Lota Du matin au soir l’Otarie                Papa Mamman Pipe et tabac crachoir caf’ conc’                Laï Tou

16. (1915) Reconnaissance « Reconnaissance »

Reconnaissance à Mlle Pagès Un seul Bouleau crépusculaire Pâlit au seuil de l’horizon Où fuit la mesure angulaire Du cœur à l’âme et la raison Le galop bleu des souvenances Traverse les lilas des Yeux Et les canons des indolences Tirent mes songes vers                       les                          Cieux                                     — ———                                   — • • — • •                                      — •• — •                                   — • • • — •                                     — • — —                                  — — — —

17. (1909) Le Départ « Le Départ ») »

Laissez-moi seule, triste et noire, dans la gare Attendre, les yeux secs, l’heure de mon départ, Puisque, vous le savez, je ne vous aime pas. […] Et cette lyre accorde et mon cœur et ses yeux ; Lyre, trop vieille image, mot délicieux.

18. (1915) La Nuit d'Avril 1915 « La Nuit d’Avril 1915 »

Comme un astre éperdu qui cherche ses saisons Cœur obus éclaté tu sifflais ta romance Et tes mille soleils ont vidé les caissons Que les dieux de mes yeux remplissent en silence          Nous vous aimons                O Vie et nous vous agaçons Les obus miaulaient un amour à mourir    Un amour qui se meurt est plus doux que les autres Mon souffle nage au fleuve où le sang va tarir Les obus miaulaient. Entends chanter les nôtres Pourpre amour salué par ceux qui vont périr Le printemps tout mouillé la veilleuse l’attaque Il pleut mon âme il pleut mais il pleut des yeux morts — Ulysse !

19. (1915) La Nuit d'Avril 1915 « La Nuit d’Avril 1915 »

* *   * Comme un astre éperdu qui cherche ses saisons Cœur obus éclaté tu sifflais ta romance Et tes mille soleils ont vidé les caissons Que les dieux de mes yeux remplissent en silence          Nous vous aimons                O Vie et nous vous agaçons * *   * Les obus miaulaient un amour à mourir    Un amour qui se meurt est plus doux que les autres Mon souffle nage au fleuve où le sang va tarir Les obus miaulaient. Entends chanter les nôtres Pourpre amour salué par ceux qui vont périr * *   * Le printemps tout mouillé la veilleuse l’attaque Il pleut mon âme il pleut mais il pleut des yeux morts — Ulysse !

20. (1916) La Nuit d'Avril 1915 « La Nuit d’Avril 1915 »

La Nuit d’Avril 1915 A L de S S Le ciel est étoilé par les obus des Boches La forêt merveilleuse où je vis donne un bal La mitrailleuse joue un air à triples croches Mais avez-vous le mot eh oui le mot fatal Aux créneaux aux créneaux laissez-là les pioches * *   * Comme un astre éperdu qui cherche ses saisons Cœur obus éclaté tu sifflais ta romance Et tes mille soleils ont vidé les caissons Que les dieux de mes yeux remplissent en silence Nous nous aimons ô Vie et nous nous agaçons * *   * Les obus miaulaient un amour à mourir Un amour qui se meurt est plus doux que les autres Mon souffle nage au fleuve où le sang va tarir Les obus miaulaient entends chanter les nôtres Pourpre Amour salué par ceux qui vont périr * *   * Le printemps tout mouillé la veilleuse l’attaque Il pleut mon âme il pleut mais il pleut des yeux morts —   Ulysse que de jours pour rentrer dans Ithaque   — Couche-toi sur la paille et songe un beau remords Qui par effet de l’art soit aphrodisiaque * *   * Mais O rgues aux fétus de la paille où tu dors L’hymne de l’avenir est paradisiaque

21. (1914) Texte sans titre (incipit : « Il me paraît fort étrange ») « Texte sans titre (incipit : « Il me paraît fort étrange ») »

mon Dieu que de choses étranges dans les boîtes et les yeux voyons mon cher enfant en vos mains on ne pourra redire.

22. (1915) Reconnaissance « Reconnaissance »

Reconnaissance à Mlle Pagès Un seul Bouleau crépusculaire Pâlit au seuil de l’horizon Où fuit la mesure angulaire Du cœur à l’âme et la raison Le galop bleu des souvenances Traverse les lilas des Yeux Et les canons des indolences Tirent mes songes vers                       les                          Cieux                                     — ———                                   — • • — • •                                      — •• — •                                   — • • • — •                                     — • — —                                  — — — — [signal optique d’artillerie] 7

23. (1914) Plongeon « Plongeon »

Plongeon Pique une tête pour pêcher les perles du fleuve Dit vert, qui est bleu et jaunit qu’il neige ou pleuve Dans l’eau d’acier ton ombre te précèdera Les vents chantent Jouhé les cors cornent Trara Tête en bas les yeux ouverts pêche la perle Chois tout nu jambes ouvertes y grec ou pairle Et des vapeurs pleins de mouchoirs descendent le Rhin Sur l’autre rive et en rampant s’enfuit un train.

24. (1917) Le Dépôt « Le Dépôt »

Le Dépôt Je me suis engagé sous le plus beau des cieux Dans Nice la Marine au nom victorieux Perdu parmi 900 conducteurs anonymes Je suis un charretier du neuf charroi de Nîmes L’Amour dit Reste ici mais là-bas les obus Epousent ardemment et sans cesse les buts J’attends que le printemps commande que s’en aille Vers le nord glorieux l’intrépide bleusaille Les 3 servants assis dodelinent leurs fronts Où brillent leurs yeux clairs comme mes éperons Un bel après-midi de garde à l’écurie J’entends sonner les trompettes d’artillerie J’admire la gaîté de ce détachement Qui va rejoindre au front notre beau régiment Le territorial se mange une salade A l’anchois en parlant de sa femme malade 4 pointeurs fixaient les bulles des niveaux Qui remuaient ainsi que les yeux des chevaux Le bon chanteur Girault nous chante après 9 heures Un grand air d’opéra toi l’écoutant tu pleures Je flatte de la main le petit canon gris Gris comme l’eau de Seine et je songe à Paris Mais ce pâle blessé m’a dit à la cantine Des obus dans la nuit la splendeur argentine Je mâche lentement ma portion de bœuf Je me promène seul le soir de 5 à 9 Je selle mon cheval nous battons la campagne Je te salue au loin belle rose ô tour Magne Décembre 1914

25. (1909) Enfance « Enfance »

Enfance Au jardin des cyprès, je filais en rêvant, Suivant longtemps des yeux les flocons que le vent Prenait à ma quenouille, ou bien par les allées Jusqu’au bassin mourant que pleurent les saulaies Je marchais à pas lents, m’arrêtant aux jasmins, Me grisant du parfum des lys, tendant les mains Vers les iris fées gardés par les grenouilles.

26. (1914) « Tè »

— Goûtant un citron j’eus comme un goût d’huile de ricin pris avec du citron et du café sans sucre Nyctor a écarté toute préoccupation amoureuse il satisfait un rut qui le pousse et respecte la liberté d’amour de la femme — Fumer comme un condamné à mort — Le cyclope aveugle à qui on a crevé son œil dit Je suis borgne

27. (1915) S-P « S-P- »

S-P- au maréchal des logis André Berthier Qu’est-ce qu’on y met dans la case d’armons espèce de poilu de mon Cœur   Pan pan pan perruque perruque Pan pan pan Perruque à canon   pour lutter contre les vapeurs les lunettes pour protéger les yeux au moyen d’un masque nocivité gaz un tissu trempé mouchoir des NEZ   dans la solution de bicarbonate de sodium   les masques seront simplement mouillés des larmes de rire de rire   [signal optique d’artillerie] 6

28. (1902) Élégie du voyageur aux pieds blessés « Élégie du voyageur aux pieds blessés »

La source est là comme un œil clos, Pleurant avec de frais sanglots La naissance triste de l’eau. […] Tue les dieux nés de nos clairs yeux Et dans nos âmes ; le sang pieux De tes pieds console les dieux.

29. (1912) Marie-Sybille « Marie-Sibylle »

Je connais gens de toutes sortes, Ils n’égalent pas leurs destins, Indécis comme feuilles mortes Leurs yeux sont des feux mal éteints, Leurs cœurs bougent comme leurs portes.

30. (1915) S-P « S-P- »

S-P- au maréchal des logis André Berthier Qu’est-ce qu’on y met dans la case d’armons espèce de poilu de mon Cœur   Pan pan pan perruque perruque Pan pan pan Perruque à canon   pour lutter contre les vapeurs les lunettes pour protéger les yeux au moyen d’un masque nocivité gaz un tissu trempé mouchoir des NEZ asphy   dans la solution de bicarbonate de sodium   les masques seront simplement mouillés des larmes de rire de rire   [signal optique d’artillerie] 6

31. (1907) Lul de Faltenin « Lul de Faltenin »

* Leurs yeux, étoiles bestiales, Eclairent ma compassion ; Qu’importe, ma sagesse égale Celle des constellations, Car, c’est moi seul, nuit, qui t’étoile. […] J’aime Vos yeux.

32. (1907) Fragment « Fragment »

Leurs yeux, étoiles bestiales, Eclairent ma compassion ; Qu’importe, ma sagesse égale Celle des constellations, Car c’est moi seul, nuit, qui t’étoile. […] J’aime Vos yeux.

33. (1914) La Cravate et la montre « La Cravate et la montre »

La Cravate et la montre   A Edouard Férat [cravate] la cravate douloureuse que tu portes et qui t’orne ô civilisé ôte-la si tu veux bien respirer [montre, remontoir] comme l’on s’amuse bien [bord droit de la montre] la beauté de la vie passe la douleur de mourir [heures] Mon cœur les yeux l’enfant Agla la main Tircis semaine l’infini redressé par un fous de philosophe les Muses aux portes de ton corps le bel inconnu et le vers dantesque luisant et cadavérique les heures [aiguilles] Il est — 5 enfin Et tout sera fini

34. (1905) Dans le palais de Rosemonde « Dans le Palais de Rosemonde »

Ses petits yeux tout ronds, pareils aux yeux des Huns.

35. (1918) Océan de terre « Océan de terre »

Océan de terre A G. de Chirico J’ai bâti une maison au milieu de l’océan Ses fenêtres sont les fleuves qui s’écoulent de mes yeux Des poulpes grouillent partout où se tiennent les murailles Entendez battre leur triple cœur et leur bec cogner aux vitres                         Maison humide                         Maison ardente                         Saison rapide                         Saison qui chante                 Les avions pondent des œufs                 Attention on va jeter l’ancre Attention à l’encre que l’on jette Il serait bon que vous vinssiez du ciel Le chèvrefeuille du ciel grimpe Les poulpes terrestres palpitent Et puis nous sommes tant et tant à être nos propres fossoyeurs Pâles poulpes des vagues crayeuses O poulpes aux becs pâles Autour de la maison il y a cet océan que tu connais        Et qui ne se repose jamais Décembre 1915 GUILLAUME APOLLINAIRE

36. (1902) La Fuite « La Fuite »

La chanson des rameurs sur les vagues se traîne, La reine et son amant l’écoutent les yeux clos, Sans crainte d’un récif ni d’un chant de sirène Qui s’incantent peut-être au chœur des matelots.

37. (1903) Avenir « Avenir »

Nous marcherons très lentement, les yeux ravis, Foulant aux pieds sous les gibets les mandragores Sans songer aux blessés, sans regretter les vies. […] Nous chanterons le feu, la noblesse des forges, La force des grands gars, les gestes des larrons, Et la mort des héros et la gloire des torches Qui font une auréole autour de chaque front, La beauté des printemps et les amours fécondes, La douceur des yeux bleus que le sang assouvit, Et l’aube qui va poindre et la fraîcheur des ondes, Le bonheur des enfants et l’éternelle vie.

38. (1911) Dans le palais de Rosemonde « Dans le palais de Rosemonde »

Dans le palais de Rosemonde Vers le palais de Rosemonde au fond du Rêve Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée Le palais don du roi comme un roi nu s’élève Des chairs fouettées des roses de la roseraie On voit venir au fond du jardin mes pensées Qui sourient du concert joué par les grenouilles Elles ont envie des cyprès grandes quenouilles Et le soleil miroir des roses s’est brisé Le stigmate sanglant des mains contre les vitres Quel archer mal blessé du couchant le troua La résine qui rend amer le vin de Chypre Ma bouche aux agapes d’agneau blanc l’éprouva Sur les genoux pointus du monarque adultère Sur le mai de son âge et sur son trente et un Madame Rosemonde roule avec mystère Ses petits yeux tout ronds pareils aux yeux des Huns Dame de mes pensées au cul de perle fine Dont ni perle ni cul n’égale l’Orient Qui donc attendez-vous Mes plus belles voisines De rêveuses pensées en marche à l’Orient Toc toc Entrez dans l’antichambre Le jour baisse La veilleuse dans l’ombre est un bijou d’or cuit Pendez vos têtes aux patères par les tresses Le ciel presque nocturne a des lueurs d’aiguilles On entra dans la salle à manger les narines Reniflaient une odeur de graisse et de graillon On eut vingt potages dont trois couleur d’urine Et le roi prit deux œufs pochés dans du bouillon Puis les marmitons apportèrent les viandes Des rôtis de pensées mortes dans mon cerveau Mes beaux rêves mort-nés en tranches bien saignantes Et mes souvenirs faisandés en godiveaux Or ces pensées mortes depuis des millénaires Avaient le fade goût des grands mammouths gelés Les os ou songe-creux venaient des ossuaires En danse macabre aux plis de mon cervelet Et tous ces mets criaient des choses non pareilles                               Mais nom de Dieu                         Ventre affamé n’a pas d’oreilles Et les convives mastiquaient à qui mieux mieux Ah nom de Dieu qu’ont donc crié ces entrecôtes Ces grands pâtés os à la moelle et mirotons Langues de feu où sont-elles mes pentecôtes Pour mes pensées de tous pays de tous les temps

39. (1913) Montparnasse (incipit : « O porte de l’hôtel avec deux plantes vertes ») « Montparnasse (incipit : « O porte de l’hôtel avec deux plantes vertes ») »

Montparnasse (incipit : « O porte de l’hôtel avec deux plantes vertes ») O porte de l’hôtel avec deux plantes vertes Vertes qui jamais Ne porteront de fleurs Où sont mes fruits Où me planté-je O porte de l’hôtel un ange est devant toi Distribuant des prospectus On n’a jamais si bien défendu la vertu Donnez-moi pour toujours une chambre à la semaine Ange barbu vous êtes en réalité Un poète lyrique d’Allemagne Qui voulez connaître Paris Vous connaissez de son pavé Ces raies sur lesquelles il ne faut pas que l’on marche                    Et vous rêvez D’aller passer votre Dimanche à Garches Il fait un peu lourd et vos cheveux sont longs O bon petit poète un peu bête et trop blond Vos yeux ressemblent tant à ces deux grands ballons Qui s’en vont dans l’air pur A l’aventure

40. (1917) Lou « Lou »

Lou Il est des loups de toute sorte Je connais le plus inhumain Et mon cœur le diable l’emporte Et qu’il le dépose à sa porte N’est plus qu’un jouet dans sa main Les loups jadis étaient fidèles Comme sont les petits toutous Et les soldats amants des belles Galamment en souvenir d’elles Ainsi que les loups étaient doux Mais aujourd’hui les temps sont pires Les loups sont tigres devenus Et les Soldats et les Empires Les Césars devenus Vampires Sont aussi cruels que Vénus J’en ai pris mon parti Rouveyre Et monté sur un grand cheval Je vais bientôt partir en guerre Sans pitié chaste et l’œil sévère Comme ces guerriers qu’Epinal Vendait Images populaires Que Georgin gravait dans le bois Où sont-ils ces beaux militaires Neiges d’antan Où sont les guerres Où sont les guerres d’autrefois 8 Février 1915

41. (1909) La Vierge à la fleur de haricot à Cologne « La Vierge à la fleur de haricot à Cologne »

La Vierge à la fleur de haricot à Cologne La Vierge au brin fleuri est une Vierge blonde Et son petit Jésus est blond comme elle l’est ; Ses yeux sont bleus et purs comme le ciel ou l’onde Et l’on conçoit qu’elle ait conçu du Paraclet.

42. (1910) Sonnet « Sonnet »

tes fesses ont vaincu De tous les fruits pulpeux le savoureux mystère, L’humble rotondité sans sexe de la terre, La lune, chaque mois, si vaine de son cul, Et de tes yeux jaillit, même quand tu les voiles, Cette obscure clarté qui tombe les étoiles2.

43. (1910) Sonnet « Sonnet »

tes fesses ont vaincu De tous les fruits pulpeux le savoureux mystère, L’humble rotondité sans sexe de la terre, La lune, chaque mois, si vaine de son cul, Et de tes yeux jaillit, même quand tu les voiles, Cette obscure clarté qui tombe les étoiles2.

44. (1911) Cortège « Cortège »

Et moi aussi de près, je suis sombre et terne, Une brume qui vient d’obscurcir les lanternes, Une main qui tout à coup, se pose devant les yeux, Une voûte entre vous et toutes les lumières Et je m’éloignerai, m’illuminant au milieu d’ombres Et d’alignements d’yeux des astres bien-aimés. […] Temps passés, trépassés, les dieux qui me formâtes Je ne vis que passant ainsi que vous passâtes Et détournant mes yeux de ce vide avenir En moi-même je vois tout le Passé grandir.

45. (1917) Pablo Picasso « Pablo Picasso »

  fais onduler les remords   Nouveau monde très matinal   montant de l’énorme mer   L’aventure de ce vieux cheval   en Amérique   Au soir de la pêche merveilleuse   l’œil du masque   Air de petits violons au fond des   anges rangés Dans le couchant puis au bout de     l’an des dieux Regarde la tête géante et immense   la main verte L’argent sera vite remplacé par   tout notre or Morte pendue à l’hameçon… c’est   la danse bleue L’humide voix des acrobates   des maisons Grimace parmi les assauts du vent   qui s’assoupit Ouis les vagues et le fracas d’une   femme bleue Enfin la grotte à l’atmosphère dorée   par la vertu Ce saphir veiné   il faut rire ! […]   Prends les araignées roses   à la nage   Regrets d’invisibles pièges   l’air Paisible se souleva mais sur le clavier   musiques Guitare-tempête   ô gai trémolo O gai trémolo   ô gai trémolo Il ne rit pas   l’artiste-peintre Ton pauvre   étincellement pâle L’ombre agile   d’un soir d’été qui meurt Immense désir   et l’aube émerge des eaux si lumineuses Je vis nos yeux   diamants enfermer le reflet du ciel vert et J’entendis sa voix   qui dorait les forêts tandis que vous pleuriez L’acrobate à cheval le poète à moustaches un oiseau mort et tant d’enfants sans larmes Choses cassées des livres déchirés des couches de poussière et des aurores déferlant !

46. (1905) Le Mendiant « Le Mendiant »

Nous pleurâmes ; c’était quand nous venions de naître Et les yeux secs j’attends.

47. (1914) Mille regrets « Mille regrets »

Du dicke Du L’amour revient en boumerang L’amour revient à en vomir le revenant Ils ont demandé tant de ces bouteilles longues Comme les longs cyprès d’un grand jardin rhénan Un phonographe énamouré pour dix pfenings Chanta l’amour à quatre voix de chanteurs morts Des châtrés enrhumés en métal ces ténors Qui n’ont jamais connu la vie ce féminin La noce de la ville en face à l’autre rive Et les cigares à deux gros et blonds wie du La mienne aussi mon vieux était blonde aux yeux doux Mais pas d’ici Seigneur que votre règne arrive Mangez les tartines comme du pain béni Que la mariée soit soûle comme une grive Je me souviens Amour que votre règne arrive On ne respire plus Bonsoir la compagnie Bonsoir la compagnie j’entends un bruit de rames Dans la nuit sur le Rhin et le coucou chanter Puis j’ai jasé d’amour de l’amour regretté Avec tous les sapins changés en bonnes femmes.

48. (1916) Fusée « Fusée »

Fusée La boucle des cheveux noirs de ta nuque est mon trésor Ma pensée te rejoint et la tienne la croise * *   * Tes seins sont les seuls obus que j’aime Ton souvenir est la lanterne de repérage qui nous sert à pointer la nuit * *   * En voyant la large croupe de mon cheval j’ai pensé à tes hanches * *   * Voici les fantassins qui s’en vont à l’arrière en lisant un journal * *   * Le chien du brancardier revient avec une pipe dans sa gueule * *   * Un chat-huant aile fauve yeux ternes gueule de petit chat et pattes de chat * *   * Une souris verte file parmi la mousse * *   * Notre amour est un sous les étoiles * *   * Le riz a brûlé dans la marmite du campement Ça signifie qu’il faut prendre garde à bien des choses * *   * Le mégaphone crie « allongez le tir » * *   * Allongez le tir amour de vos batteries * *   * Balance des batteries lourdes cymbales qu’agitent les chérubins fous d’amour En l’honneur du Dieu des armées * *   * Un arbre dépouillé sur une butte * *   * Le bruit des tracteurs qui grimpent dans la vallée * *   * O vieux monde du XIX e  siècle plein de hautes cheminées si belles et si pures * *   * Virilités du siècle où nous sommes O canons * *   * Douilles éclatantes des obus de 75 carillonnez pieusement Guillaume Apollinaire

49. (1909) [« Beaucoup de ces dieux ont péri »] « [« Beaucoup de ces dieux ont péri »] »

Ses regards laissaient une traîne D’étoiles dans les soirs tremblants ; Dans ses yeux nageaient les sirènes, Et nos baisers mordus, sanglants, Faisaient pleurer nos fées marraines. […] Malheur, dieu pâle aux yeux d’ivoire, Tes prêtres fous t’ont-ils paré ? […] La neige aux boucliers d’argent Fuit les dendrophores livides Du printemps cher aux pauvres gens Qui resourient les yeux humides.

50. (1909) [« Un soir de demi-brume, à Londres »] « [« Un soir de demi-brume, à Londres »] »

[« Un soir de demi-brume, à Londres »] Un soir de demi-brume, à Londres, Un voyou, qui ressemblait à Mon amour, vint à ma rencontre, Et le regard qu’il me jeta Me fit baisser les yeux de honte. […] L’époux royal de Sacontale, Las de vaincre, se réjouit Lorsqu’il la retrouva plus pâle, D’attente et d’amour yeux pâlis, Caressant sa gazelle mâle.

51. (1909) Élégie « Élégie »

Un train passait, les yeux ouverts sur l’autre bord… Nous regardions longtemps les villes riveraines.

52. (1913) Les Fenêtres « Les Fenêtres »

Les Fenêtres Du rouge au vert tout le jaune se meurt Quand chantent les aras dans les forêts natales Abatis de pihis Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile Nous l’enverrons en message téléphonique Traumatisme géant Il fait couler les yeux Voilà une jolie jeune feuille parmi les jeunes Turinaises Le pauvre jeune homme se mouchait dans sa cravate blanche Tu soulèveras le rideau Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre Araignées quand les mains tissaient la lumière Beauté, pâleur, insondables violets Nous tenterons en vain de prendre du repos On commencera à minuit Quand on a le temps on a la liberté Bigorneaux bottes multiples soleils et l’oursin du couchant, Une vieille paire de chaussures jaunes devant la fenêtre Tours Les Tours ce sont les rues Puits Puits ce sont les places Puits Arbres creux qui abritent les Câpresses vagabondes Les Chabins chantent des airs à mourir Aux Chabines marronnes Et l’oie Oua-oua trompette au Nord Où les chasseurs de ratons Raclent les pelleteries Étincelant diamant Vancouver Où le train blanc de neige et de feux nocturnes fuit l’hiver O Paris Du rouge au vert tout le jaune se meurt Paris, Vancouver, Hyère, Maintenon, New-York et les Antilles La fenêtre s’ouvre comme une orange Le beau fruit de la lumière

53. (1913) Les Fenêtres « Les Fenêtres »

Les Fenêtres A Robert Delaunay Du rouge au vert tout le jaune se meurt Quand chantent les aras dans les forêts natales Abatis de pi-his Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile Nous l’enverrons en message téléphonique Traumatisme géant Il fait couler les yeux Voilà une jolie jeune fille parmi les jeunes Turinaises Le pauvre jeune homme se mouchait dans sa cravate blanche Tu soulèveras le rideau Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre Araignées quand les mains tissaient la lumière Beauté Pâleur d’insondables violets Nous tenterons en vain de prendre du repos On commencera à minuit Quand on a le temps on a la liberté Bigorneaux Lottes Multiples Soleils et l’Oursin du Couchant Une vieille paire de chaussures jaunes devant la fenêtre Tours Les tours ce sont les rues Puits Puits Ce sont les places Puits Arbres creux qui enlacent les Capresses vagabondes Les Chabins chantent des airs à mourir Aux Chabines marronnes Et l’oie Oua-Oua trompette au nord Où les chasseurs de ratons Raclent les pelleteries Étincelant diamant Vancouver Où le train blanc de neige et de feux nocturnes fuit l’hiver O Paris Du rouge au vert tout le jaune se meurt Paris Vancouver Lyon Maintenon New-York et les Antilles La fenêtre s’ouvre comme une orange Le beau fruit de la lumière Guillaume APOLLINAIRE

54. (1916) La Nuit d'Avril 1915 « Nuit d’avril : 1915 »

Il pleut, mon âme, il pleut, mais il pleut des yeux morts.

55. (1908) Fiançailles « Fiançailles »

Un Icare tente de s’élever jusqu’à chacun de mes yeux, Et porteur de soleils, je brûle au centre de deux nébuleuses. […] D’autres jours ont pleuré avant de mourir dans des tavernes, Où d’ardents bouquets rouaient, Aux yeux d’une mûlatresse qui inventait la poésie, Et les roses de l’électricité s’ouvrent encore Dans le jardin de ma mémoire. […] Je ne sais plus rien et j’aime uniquement ; Mais les fleurs, à mes yeux, redeviennent des flammes. […] Le toucher monstrueux m’a pénétré, m’empoisonne, Mes yeux nagent loin de moi, Et les astres intacts sont mes maîtres sans épreuve.

56. (1911) Le Larron « Le Larron »

Le Larron Maraudeur étranger malheureux malhabile Voleur voleur que ne demandais-tu ces fruits Mais puisque tu as faim que tu es en exil Il pleure il est barbare et bon pardonnez-lui Je confesse le vol des fruits doux des fruits mûrs Mais ce n’est pas l’exil que je viens simuler Et sachez que j’attends de moyennes tortures Injustes si je rends tout ce que j’ai volé Issu de l’écume des mers comme Aphrodite Sois docile puisque tu es beau naufragé Vois les sages te font des gestes socratiques Vous parlerez d’amour quand il aura mangé Maraudeur étranger malhabile et malade Ton père fut un sphinx et ta mère une nuit Qui charma de lueurs Zacinthe et les Cyclades As-tu feint d’avoir faim quand tu volas les fruits Possesseurs de fruits mûrs que dirai-je aux insultes Ouïr ta voix ligure en nénie ô maman Puisqu’ils n’eurent enfin la pubère et l’adulte De prétexte sinon que s’aimer nuitamment Il y avait des fruits tout ronds comme des âmes Et des amandes de pomme de pin jonchaient Votre jardin marin où j’ai laissé mes rames Et mon couteau punique au pied de ce pêcher Les citrons couleur d’huile et à saveur d’eau froide Pendaient parmi les fleurs des citronniers tordus Les oiseaux de leur bec ont blessé vos grenades Et presque toutes les figues étaient fendues Il entra dans la salle aux fresques qui figurent L’inceste solaire et nocturne dans les nues Assieds-toi là pour mieux ouïr les voix ligures Au son des cinyres des Lydiennes nues Or les hommes ayant des masques de théâtre Et les femmes ayant des colliers où pendait La pierre prise au foie d’un vieux coq de Tanagre Parlaient entre eux le langage de la Chaldée Les autans langoureux dehors feignaient l’automne Les convives c’étaient tant de couples d’amants Qui dirent tour à tour Voleur je te pardonne Reçois d’abord le sel puis le pain de froment Le brouet qui froidit sera fade à tes lèvres Mais l’outre en peau de bouc maintient frais le vin blanc Par ironie veux-tu qu’on serve un plat de fèves Ou des beignets de fleurs trempés dans du miel blond Une femme lui dit Tu n’invoques personne Crois-tu donc au hasard qui coule au sablier Voleur connais-tu mieux les lois malgré les hommes Veux-tu le talisman heureux de mon collier Larron des fruits tourne vers moi tes yeux lyriques Emplissez de noix la besace du héros Il est plus noble que le paon pythagorique Le dauphin la vipère mâle ou le taureau * *   * Qui donc es-tu toi qui nous vins grâce au vent scythe Il en est tant venu par la route ou la mer Conquérants égarés qui s’éloignent trop vite Et des bandes souvent qui fuyaient aux éclairs Un homme bègue ayant au front deux jets de flammes Passa menant un peuple infime pour l’orgueil De manger chaque jour les cailles et la manne Et d’avoir vu la mer ouverte comme un œil Les puiseurs d’eau barbus coiffés de bandelettes Noires et blanches contre les maux et les sorts Revenaient de l’Euphrate et les yeux des chouettes Attiraient quelquefois les chercheurs de trésors Cet insecte jaseur ô poète barbare Regagnait chastement à l’heure d’y mourir La forêt précieuse aux oiseaux gemmipares Aux crapauds que l’azur et les sources mûrirent Un triomphe passait gémir sous l’arc-en-ciel Avec de blêmes laurés debout dans les chars Les statues suant les scurriles les agnelles Et l’angoisse rauque des paonnes et des jars Les veuves précédaient en égrenant des grappes Les évêques noirs révérant sans le savoir Au triangle isocèle ouvert au mors des chapes Pallas et chantaient l’hymne à la belle mais noire Les chevaucheurs nous jetèrent dans l’avenir Les alcancies pleines de cendre ou bien de fleurs Nous aurons des baisers florentins sans le dire Mais au jardin ce soir tu vins sage et voleur * *   * Ceux de ta secte adorent-ils un signe obscène Belphégor le soleil le silence ou le chien Cette furtive ardeur des serpents qui s’entr’aiment Et le larron des fruits cria Je suis chrétien Ah Ah les colliers tinteront cherront les masques Va-t’en va-t’en contre le feu l’ombre prévaut Ah Ah le larron de gauche dans la bourrasque Rira de toi comme hennissent les chevaux Larron des fruits tourne vers moi tes yeux lyriques Emplissez de noix la besace du héros Il est plus noble que le paon pythagorique Le dauphin la vipère mâle ou le taureau Ah Ah nous secouerons toute la nuit les sistres La voix ligure était-ce donc un talisman Et si tu n’es pas ne droite tu es sinistre Comme une tache grise ou le pressentiment Puisque l’absolu choit la chute est une preuve Qui double devient triple avant d’avoir été Nous avouons que les grossesses nous émeuvent Les ventres pourront seuls nier l’aséité Vois les vases sont pleins d’humides fleurs morales Va-t’en mais dénudé puisque tout est à nous Ouïs du chœur des vents les cadences plagales Et prends l’arc pour tuer l’unicorne ou le gnou L’ombre équivoque et tendre est le deuil de ta chair Et sombre elle est humaine et puis la nôtre aussi Va-t’en le crépuscule a des lueurs légères Et puis aucun de nous ne croirait tes récits Il brillait et attirait comme la pantaure Que n’avait-il la voix et les jupes d’Orphée Et les femmes la nuit feignant d’être des taures L’eussent aimé comme on l’aima puisqu’en effet Il était pâle il était beau comme un roi ladre Que n’avait-il la voix et les jupes d’Orphée La pierre prise au foie d’un vieux coq de Tanagre Au lieu du roseau triste et du funèbre faix Que n’alla-t-il vivre à la cour du roi d’Edesse Maigre et magique il eût scruté le firmament Pâle et magique il eût aimé des poétesses Juste et magique il eût épargné les démons Va-t’en errer crédule et roux avec ton ombre Soit la triade est mâle et tu es vierge et froid Le tact est relatif mais la vue est oblongue Tu n’as de signe que le signe de la croix Vouons le vol à Sparte et l’inceste à Ninive Nous rentrerons demain à l’école d’Elée Qu’on souffle les flambeaux à cause des convives Qui se fiant au Bègue ont peur d’être brûlés

57. (1914) Rotsoge « Rotsoge »

D… 90 ou 324 un homme en l’air un veau qui regarde à travers le ventre de sa mère J’ai cherché longtemps sur les routes Tant d’yeux sont clos au bord des routes Le vent fait pleurer les saussaies Ouvre ouvre ouvre ouvre ouvre Regarde mais regarde donc Le vieux se lave les pieds dans la cuvette Una volta ho inteso dire Ach du lieber Gott Je me mis à pleurer en me souvenant de vos enfances Et toi tu me montres un violet épouvantable Ce petit tableau où il y a une voiture m’a rappelé le jour Un jour fait de morceaux mauves jaunes bleus verts et rouges Où je m’en allais à la campagne avec une charmante cheminée tenant sa chienne en laisse Il n’y en a plus tu n’as plus ton petit mirliton La cheminée fume loin de moi des cigarettes russes La chienne aboie contre les lilas Et la veilleuse consumée Sur la robe ont chu des pétales Deux anneaux d’or près des sandales Au soleil se sont allumés Mais tes cheveux sont le trolley A travers l’Europe vêtue de petits feux multicolores.

58. (1914) Rotsoge « Rotsoge »

90 ou 324 un homme en l’air un veau qui regarde à travers le ventre de sa mère J’ai cherché longtemps sur les routes Tant d’yeux sont clos au bord des routes Le vent fait pleurer les saussaies Ouvre ouvre ouvre ouvre ouvre Regarde mais regarde donc Le vieux se lave les pieds dans la cuvette Una volta ho inteso dire Ach du lieber Jott Et je me pris à pleurer en me souvenant de nos enfances Et toi tu me montres un violet épouvantable Ce petit tableau où il y a une voiture m’a rappelé le jour Un jour fait de morceaux mauves jaunes bleus verts et rouges Où je m’en allais à la campagne avec une charmante cheminée tenant sa chienne en laisse J’avais un mirliton que je n’aurais pas échangé contre un bâton de maréchal de France Il n’y en a plus je n’ai plus mon petit mirliton La cheminée fume loin de moi des cigarettes russes La chienne aboie contre les lilas Et la veilleuse consumée Sur la robe ont chu des pétales Deux anneaux d’or près des sandales Au soleil se sont allumés Tandis que tes cheveux sont comme le trolley A travers l’Europe vêtue de petits feux multicolores Guillaume Apollinaire

59. (1903) Le Larron « Le Larron »

Larron des fruits tourne vers moi tes yeux lyriques. […] Un homme bègue ayant au front deux jets de flammes Passa, menant un peuple infime pour l’orgueil De manger chaque jour les cailles et la manne Et d’avoir vu la mer ouverte comme un œil. Les puiseurs d’eau barbus, coiffés de bandelettes Noires et blanches contre les maux et les sorts Revenaient de l’Euphrate et les yeux des chouettes Attiraient quelquefois les chercheurs de trésors. […] le larron de gauche dans la bourrasque Rira de toi comme hennissent les chevaux. » — « Larron des fruits tourne vers moi tes yeux lyriques.

60. (1915) Table « Table »

Je vais casser une pipe de terre qui est vraiment mauvaise il faut aussi que je jette quelques pipes en bois qui petent vraiment trop puis en pensant à plusieurs choses à la fois, ayant mal à la nuque, les yeux fixes je vais m’arracher des peaux autour des doigts et si je saigne je me sucerai le doigt jusqu’à ce que l’obscurité étant complète je me léverai pour allumer ma lampe.

61. (1917) Chevaux de frise « Chevaux de frise »

Chevaux de frise Pendant le blanc et nocturne novembre Alors que les arbres déchiquetés par l’artillerie Vieillissaient encore sous la neige Et semblaient à peine des chevaux de frise Entourés de vagues de fils de fer Mon cœur renaissait comme un arbre au printemps Un arbre fruitier sur lequel s’épanouissent                         Les fleurs de l’amour Pendant le blanc et nocturne novembre Tandis que chantaient épouvantablement les obus Et que les fleurs mortes de la terre exhalaient                         Leurs mortelles odeurs Moi je décrivais tous les jours mon amour à Madeleine La neige met de pâles fleurs sur les arbres            Et toisonne d’hermine les chevaux de frise                  Que l’on voit partout                         Abandonnés et sinistres                                Chevaux muets            Non chevaux barbes mais barbelés                  Et je les anime tout soudain            En troupeau de jolis chevaux pies Qui vont vers toi comme de blanches vagues                         Sur la Méditerranée                  Et t’apportent mon amour Rose lys ô panthère ô colombes étoile bleue                                      ô Madeleine Je t’aime avec délices Si je songe à tes yeux je songe aux sources fraîches Si je pense à ta bouche les roses m’apparaissent Si je songe à tes seins le Paraclet descend                  O double colombe de ta poitrine Et vient délier ma langue de poète                  Pour te redire je t’aime Ton visage est un bouquet de fleurs            Aujourd’hui je te vois non Panthère                                    mais Toutefleur Et je te respire ô ma Toutefleur Tous les lys montent en toi comme des cantiques d’amour et d’allégresse Et ces chants qui s’envolent vers toi                                M’emportent à ton côté                         Dans ton bel Orient où les lys Se changent en palmiers qui de leurs belles mains Me font signe de venir La fusée s’épanouit fleur nocturne                                Quand il fait noir Et elle retombe comme une pluie de larmes amoureuses De larmes heureuses que la joie fait couler                      Et je t’aime comme tu m’aimes                                     Madeleine Novembre 1915

62. (1914) Le Musicien de Saint-Merry « Le Musicien de Saint-Merry »

Le Musicien de Saint-Merry J’ai enfin le droit de saluer des êtres que je ne connais pas Ils passent devant moi et s’accumulent au loin Tandis que tout ce que j’en vois m’est inconnu Et leur espoir n’est pas moins fort que le mien Je ne chante pas ce monde ni les autres astres Je chante toutes les possibilités de moi-même hors de ce monde et des astres Je chante la joie d’errer et le plaisir d’en mourir Le 21 du mois de mai 1913 Passeur des morts et les mordonnantes mériennes Des millions de mouches éventaient une splendeur Quand un homme sans yeux sans nez et sans oreilles Quittant le Sébasto entra dans la rue Aubry-le-Boucher Jeune l’homme était brun et ce couleur de fraise sur les joues Homme Ah! Ariane Il jouait de la flûte et la musique dirigeait ses pas Il s’arrêta au coin de la rue Saint-Martin Jouant l’air que je chante et que j’ai inventé Les femmes qui passaient s’arrêtaient près de lui Il en venait de toutes parts Lorsque tout à coup les cloches de Saint-Merry se mirent à sonner Le musicien cessa de jouer et but à la fontaine Qui se trouve au coin de la rue Simon-le-Franc Puis saint-Merry se tut et l’inconnu reprenant son air de flûte Revint sur ses pas marcha jusqu’à la rue de la Verrerie Où il entra suivi par la troupe des femmes Qui sortaient des maisons Qui venaient par les rues traversières les yeux fous Les mains tendues vers le mélodieux ravisseur Il s’en allait indifférent jouant son air Il s’en allait terriblement Puis ailleurs A quelle heure un train partira-t-il pour Paris A ce moment Ces pigeons des Moluques fientaient des noix muscades En même temps Mission catholique de Bôma qu’as-tu fait du sculpteur Ailleurs Elle traverse le pont qui relie Bonn à Beuel et disparait à travers Pützchen Au même instant Une jeune fille amoureuse du maire Dans un autre quartier Rivalise donc poète avec les étiquettes des parfumeurs En somme rieurs vous n’avez pas tiré grand chose des hommes Et à peine avez-vous extrait un peu de graisse de leur misère Mais nous qui mourons de vivre loin l’un de l’autre Tendons nos bras et sur ces rails roule un long train de marchandises Tu pleurais assise près de moi au fond d’un fiacre Et maintenant Tu me ressembles tu me ressembles malheureusement Nous nous ressemblons comme dans l’architecture du siècle dernier Ces hautes cheminées pareilles à des tours Nous allons plus haut maintenant et ne touchons plus le sol Et tandis que le monde vivait et variait Le cortège des femmes long comme un jour sans pain Suivait dans la rue de la Verrerie l’heureux musicien Cortèges ô cortèges C’est quand jadis le roi s’en allait à Vincennes Quand les ambassadeurs arrivaient à Paris Quand le maigre Suger se hâtait vers la Seine Quand l’émeute mourait autour de Saint-Merry Cortèges ô cortèges Les femmes débordaient tant leur nombre était grand Dans toutes les rues avoisinantes Et se hâtaient raides comme balle Afin de suivre le musicien Ah!

63. (1912) Vendémiaire « Vendémiaire »

Vendémiaire Hommes de l’avenir souvenez-vous de moi Je vivais à l’époque où finissaient les rois Tour à tour ils mouraient silencieux et tristes Et trois fois courageux devenaient trismégistes Que Paris était beau à la fin de septembre Chaque nuit devenait une vigne où les pampres Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux De ma gloire attendaient la vendange de l’aube Un soir passant le long des quais déserts et sombres En rentrant à Auteuil j’entendis une voix Qui chantait gravement se taisant quelquefois Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine La plainte d’autres voix limpides et lointaines Et j’écoutai longtemps tous ces chants et ces cris Qu’éveillait dans la nuit la chanson de Paris J’ai soif villes de France et d’Europe et du monde Venez toutes couler dans ma gorge profonde Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris Vendangeait le raisin le plus doux de la terre Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent Et Rennes répondit avec Quimper et Vannes Nous voici ô Paris nos maisons nos habitants Ces grappes de nos sens qu’enfanta le soleil Se sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille Nous t’apportons tous les cerveaux les cimetières les murailles Ces berceaux pleins de cris que tu n’entendras pas Et d’amont en aval nos pensées ô rivières Les oreilles des écoles et nos mains rapprochées Aux doigts allongés nos mains les clochers Et nous t’apportons aussi cette souple raison Que le mystère clot comme une porte la maison Ce mystère courtois de la galanterie Ce mystère fatal fatal d’une autre vie Double raison qui est au delà de la beauté Et que la Grèce n’a pas connue ni l’Orient Double raison de la Bretagne où lame à lame L’océan châtre peu à peu l’ancien continent Et les villes du Nord répondirent gaiement O Paris nous voici boissons vivantes Les viriles cités où dégoisent et chantent Les métalliques saints de nos saintes usines Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées Comme fit autrefois l’Ixion mécanique Et nos mains innombrables Usines manufactures fabriques mains Oui mains où les ouvriers nus semblables à nos doigts Fabriquent du réel à tant par heure Nous te donnons tout cela Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières Tissaient un ciel nouveau avec la soie des prières Désaltère-toi Paris avec les divines paroles Que mes lèvres le Rhône et la Saône murmurent Toujours le même culte de sa mort renaissant Divise ici les saints et fait pleuvoir le sang Heureuse pluie ô gouttes tièdes ô douleur Un enfant regarde les fenêtres s’ouvrir Et des grappes de têtes à d’ivres oiseaux s’offrir Les villes du Midi répondirent alors Noble Paris seule raison qui vis encore Qui fixes notre humeur selon ta destinée Et toi qui te retires Méditerranée Partagez-vous nos corps comme on rompt les hosties Ces très-hautes amours et leur danse orpheline Deviendront à Paris le vin pur que tu aimes Et un râle infini qui venait de Sicile Signifiait en battement d’ailes ces paroles Les raisins de nos vignes on les a vendangés Et ces grappes de morts dont les grains allongés Ont la saveur du sang de la terre et du sel Les voici pour ta soif ô Paris sous le ciel Obscurci de nuées faméliques Que caresse Ixion le créateur oblique Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d’Afrique O raisins et ces yeux ternes et en famille L’avenir et la vie dans ces treilles s’ennuyent Mais où est le regard lumineux des sirènes Il trompa les marins qu’aimaient ces oiseaux-là Il ne tournera plus sur l’écueil de Scylla Où chantaient les trois voix suaves et sereines Le détroit tout-à-coup avait changé de face Visages de la chair de l’onde de tout Ce que l’on peut imaginer Vous n’êtes que des masques sur des faces masquées Il souriait jeune nageur entre les rives Et les noyés flottant sur son onde nouvelle Fuyaient en le suivant les chanteuses plaintives Elles dirent adieu au gouffre et à l’écueil A leurs pâles époux couchés sur les terrasses Puis ayant pris leur vol vers le brûlant soleil Les suivirent dans l’onde où s’enfoncent les astres Lorsque la nuit revint couverte d’yeux ouverts Errer au site où l’hydre a sifflé et hiver Et j’entendis soudain ta voix impérieuse O Rome Maudire d’un seul coup mes anciennes pensées Et ce ciel où l’amour guide les destinées Les feuillards repoussés sur l’arbre de la croix Et même la fleur de lys qui meurt au Vatican Macèrent dans le vin que je t’offre et qui a La saveur du sang pur de celui qui connaît Une autre liberté végétale dont tu Ne sais pas que c’est elle la suprême vertu Une couronne du trirègne est tombée sur les dalles Les hiérarques la foulent sous leurs sandales O splendeur démocratique qui pâlit Vienne la nuit royale où l’on tuera les bêtes La louve avec l’agneau l’aigle avec la colombe Une foule de rois ennemis et cruels Ayant soif comme toi dans la vigne éternelle Sortiront de la terre et viendront dans les airs Pour boire de mon vin par deux fois millénaire La Moselle et le Rhin se joignent en silence C’est l’Europe qui prie nuit et jour à Coblence Et moi qui m’attardais sur le quai à Auteuil Quand les heures tombaient parfois comme les feuilles Du cep lorsqu’il fut temps j’entendis la prière Qui joignait la limpidité de ces rivières Le vin de ton pays est meilleur que celui Qui pousse sur nos bords mais aux pampres du Nord Tous les grains ont mûri pour cette soif terrible Mes grappes d’hommes forts saignent dans le pressoir Tu boiras à longs traits tout le sang de l’Europe Parce que tu es beau et que seul tu es noble Parce que c’est dans toi que Dieu peut devenir Et tous mes vignerons dans ces belles maisons Qui reflètent le soir leurs feux dans nos deux eaux Dans ces belles maisons nettement blanches et noires Sans savoir que tu es la réalité chantent ta gloire Mais nous liquides mains jointes pour la prière Nous menons vers le sel les eaux aventurières Et la ville entre nous comme entre des ciseaux Ne reflète en dormant nul feu dans ses deux eaux Dont quelque sifflement lointain parfois s’élance Troublant dans leur sommeil les filles de Coblence Les villes répondaient maintenant par centaines Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines Et Trèves la ville ancienne A leur voix mêlait la sienne L’univers tout entier concentré dans ce vin Qui contenait les mers les animaux les plantes Les cités les destins et les astres qui chantent Les hommes à genoux sur la rive du ciel Et le docile fer notre bon compagnon Le feu qu’il faut aimer comme on s’aime soi-même Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front L’éclair qui luit ainsi qu’une pensée naissante Tous les noms six par six les nombres un à un Des kilos de papier tordus comme des flammes Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements Les bons vers immortels qui s’ennuient patiemment Des armées rangées en bataille Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres Au bord des yeux de celle que j’aime tant Les fleurs qui s’écrient hors de bouches Et tout ce que je ne sais pas dire Tout ce que je ne connaitrai jamais Tout cela tout cela changé en ce vin pur Dont Paris avait soif Me fut alors présenté Actions belles journées sommeils terribles Végétation accouplements musiques éternelles Mouvements adorations douleur divine Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez Je vous ai bu et ne fus pas désaltéré Mais je connus dès lors quelle saveur a l’univers Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers Sur le quai d’où je voyais l’onde couler et dormir les bélandres Ecoutez mes chants d’universelle ivrognerie Et la nuit de septembre s’achevait lentement Les feux rouges des ponts s’éteignaient dans la Seine Les étoiles mouraient le jour naissait à peine GUILLAUME APOLLINAIRE

64. (1905) L’Émigrant de Landor Road « L’Émigrant de Landor Road »

Les yeux des squales Jusqu’à l’aube ont guetté, de loin, avidement, Des cadavres de jours rongés par les étoiles, Parmi le bruit des flots et les derniers serments.

65. (1912) Le Voyageur « Le Voyageur »

Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres ; J’écoutais cette nuit, au déclin de l’été, Un oiseau langoureux et toujours irrité Et le bruit éternel d’un fleuve large et sombre Mais tandis que, mourants, roulaient vers l’estuaire Tous les regards, tous les regards de tous les yeux Les bords étaient déserts, herbus, silencieux Et la montagne à l’autre rive était très claire.

66. (1912) L’Émigrant de Landor Road « L’Émigrant de Landor Road »

Les yeux des squales Jusqu’à l’aube ont guetté, de loin, avidement, Des cadavres de jours rongés par les étoiles, Parmi le bruit des flots et des derniers serments.

67. (1917) Merveille de la guerre « Merveille de la guerre »

Merveille de la guerre Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et cœurs J’ai reconnu ton sourire et ta vivacité C’est aussi l’apothéose quotidienne de toutes mes Bérénices dont les chevelures sont devenues des comètes Ces danseuses surdorées appartiennent à tous les temps et à toutes les races Elles accouchent brusquement d’enfants qui n’ont que le temps de mourir Comme c’est beau toutes ces fusées Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore S’il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif comme les lettres d’un livre Pourtant c’est aussi beau que si la vie même sortait des mourants Mais ce serait plus beau encore s’il y en avait plus encore Cependant je les regarde comme une beauté qui s’offre et s’évanouit aussitôt Il me semble assister à un grand festin éclairé à giorno C’est un banquet que s’offre la terre Elle a faim et ouvre de longues bouches pâles La terre a faim et voici son festin de Balthasar cannibale Qui aurait dit qu’on pût être à ce point anthropophage Et qu’il fallût tant de feu pour rôtir le corps humain C’est pourquoi l’air a un petit goût empyreumatique qui n’est ma foi pas désagréable Mais le festin serait plus beau encore si le ciel y mangeait avec la terre Il n’avale que des âmes Ce qui est une façon de ne pas se nourrir Et se contente de jongler avec des feux versicolores Mais j’ai coulé dans la douceur de cette guerre avec toute ma compagnie au long des longs boyaux Quelques cris de flamme annoncent sans cesse ma présence J’ai creusé le lit où je coule en me ramifiant en mille petits fleuves qui vont partout Je suis dans la tranchée de première ligne et cependant je suis partout je commence à être partout C’est moi qui commence cette chose des siècles à venir Ce sera plus long à réaliser que non la fable d’Icare volant Je lègue à l’avenir l’histoire de Guillaume Apollinaire Qui fut à la guerre et sut être partout Dans les villes heureuses de l’arrière Dans ceux qui meurent en piétinant dans le barbelé Dans les femmes dans les canons dans les chevaux Au Zenith au Nadir aux 4 points cardinaux Et dans l’unique ardeur de cette veillée d’armes Et ce serait sans doute bien plus beau Si je pouvais supposer que toutes ces choses dans lesquelles je suis partout Pouvaient m’occuper aussi Mais dans ce sens il n’y a rien de fait Car si je suis partout à cette heure il n’y a cependant que moi qui suis en moi Décembre 1915

68. (1902) L'Ermite « L’Ermite »

Et je marche, je fuis, ô nuit, Lilith ulule Et clame vainement et je vois de grands yeux S’ouvrir tragiquement. […] Et je ne veux plus rien, sinon laisser se clore Mes yeux, couple lassé, au verger pantelant Plein du râle pompeux des groseillers sanglants Et de la sainte cruauté des passiflores. » Guillaume Apollinaire

69. (1916) Chant de l'horizon en Champagne « Chant de l’horizon en Champagne »

Chant de l’horizon en Champagne à Monsieur le substitut Granié Voici le tétin rose de l’euphorbe verruquée Voici les nez des soldats invisibles Horizon invisible je chante Que les civils et les femmes écoutent les chansons Et voici d’abord la cantilène du brancardier blessé              Le sol est blanc la nuit l’azure              Saigne la crucifixion              Tandis que saigne la blessure              Du soldat de Promission              Un chien jappait l’obus miaule              La lueur muette a jailli              A savoir si la guerre est drôle              Les masques n’ont pas tressailli              Mais quel fou rire sous le masque              Blancheur éternelle d’ici              Où la colombe porte un casque              Et l’acier s’envole aussi Je suis seul sur le chant de bataille Tranchée blanche bois vert et roux L’obus miaule                Je te tuerai Animez vos fantassins à passepoil jaune Les grands artilleurs roux comme des taupes Bleu de roi comme les golfes méditerranéens Veloutés de toutes les nuances du velours Ou mauves encore ou bleu comme les autres Ou déteints Venez le pot en tête Debout fusée éclairante Danse grenadier en agitant tes pommes de pin Alidades des triangles de visée pointez-vous sur les lueurs Creusez des trous enfants de 20 ans creusez des trous Sculptez les profondeurs Envolez-vous essaims des avions blonds ainsi que les avettes Moi l’horizon je fais la roue comme un grand paon Ecoutez renaître les oracles qui avaient cessé Le grand Pan est ressuscité Champagne viril qui émoustille la Champagne Hommes faits jeunes-gens Caméléons des autos-canons Et vous classe 15 Craquements des arrivées ou bien flottaison blanche dans les cieux J’étais content pourtant ça brûlait la paupière Les officiers captifs voulaient cacher leurs noms Œil du Breton blessé couché sur la civière Et qui criait aux morts aux sapins aux canons Priez pour moi Bon Dieu !

70. (1911) Poème lu au mariage d’André Salmon « Poème lu au mariage d’André Salmon »

Réjouissons-nous non pas parce que notre amitié a été le fleuve qui nous a fertilisés, Terrains riverains dont l’abondance est la nourriture que tous espèrent, Ni : parce que nos verres nous jettent encore une fois le regard d’Orphée mourant, Ni : parce que nous avons tant grandi que beaucoup pourraient confondre nos yeux et les étoiles, Ni : parce que les drapeaux claquent aux fenêtres des citoyens qui sont contents depuis cent ans d’avoir la vie et de menues choses à défendre, Ni : parce que fondés en poésie nous avons des droits sur les paroles qui forment et défont l’univers, Ni : parce que nous pouvons pleurer sans ridicule et que nous savons rire, Ni : parce que nous fumons et buvons comme autrefois.

71. (1909) L'Obituaire « L’Obituaire »

Soudain, Rapide comme ma mémoire, Les yeux se rallumèrent De cellule vitrée en cellule vitrée, Le ciel se peupla d’une apocalypse Vivace Et la terre, plate à l’infini Comme avant Galilée, Se couvrit de mille mythologies immobiles. […] Ils étaient quarante-neuf hommes, Femmes et enfants Qui embellissaient à vue d’œil Et me regardaient maintenant Avec tant de cordialité, Tant de tendresse même, Que les prenant en amitié Tout à coup, Je les invitai à une promenade Loin de l’obituaire.

72. (1912) La Maison des morts « La Maison des Morts »

Les yeux se rallumèrent De cellule vitrée en cellule vitrée, Le ciel se peupla d’une apocalypse Vivace Et la terre, plate à l’infini Comme avant Galilée, Se couvrit de mille mythologies immobiles. […] Femmes et enfants Qui embellissaient à vue d’œil Et me regardaient maintenant Avec tant de cordialité, Tant de tendresse même, Que les prenant en amitié Tout à coup, Je les invitai à une promenade Loin des arcades de leur Maison.

73. (1917) Le palais du tonnerre « Le palais du tonnerre »

Le palais du tonnerre Par l’issue ouverte sur le boyau dans la craie En regardant la paroi adverse qui semble en nougat On voit à gauche et à droite fuir l’humide couloir désert Où meurt étendue une pelle à la face effrayante à deux yeux réglementaires qui servent à l’attacher sous les caissons Un rat y recule en hâte et j’avance en hâte Et le boyau s’en va couronné de craie semée de branches Comme un fantôme creux qui met du vide où il passe blanchâtre Et là-haut le toit est bleu et couvre bien le regard fermé par quelques lignes droites Mais en deçà de l’issue c’est le palais bien nouveau et qui paraît ancien Le plafond est fait de traverses de chemin de fer Entre lesquelles il y a des morceaux de craie et des touffes d’aiguilles de sapin Et de temps en temps des débris de craie tombent comme des morceaux de vieillesse A côté de l’issue que ferme un tissu lâche qui sert généralement aux emballages Il y a un trou qui sert d’âtre et ce qui y brûle est un feu semblable à l’âme Tant il tourbillonne et tant il est inséparable de ce qu’il dévore et fugitif Les fils de fer se tendent partout servant de sommier supportant des planches Ils forment aussi des crochets et l’on y suspend mille choses Comme on fait à la mémoire Des musettes bleues des casaques bleues des cravates bleues des vareuses bleues Morceaux du ciel tissus des souvenirs les plus purs Et il flotte parfois en l’air de vagues nuages de craie Sur la planche brillent des fusées détonateurs joyaux dorés à tête émaillée Funambules qui attendent leur tour de passer sur les trajectoires Et font un ornement mince et élégant à cette demeure souterraine Ornée de six lits placés en fer à cheval Six lits couverts de riches manteaux bleus Sur le palais il y a un haut tumulus de craie Et des plaques de tôle ondulée Fleuve figé de ce domaine idéal Mais privé d’eau car ici il ne roule que le feu jailli de la mélinite Le parc aux fleurs de fulminate jaillit des trous penchés Tas de cloches aux doux sons des douilles rutilantes Sapins élégants et petits comme en un paysage japonais Le palais s’éclaire parfois d’une bougie à la flamme aussi petite qu’une souris O palais minuscule comme si on te regardait par le gros bout d’une lunette Petit palais où tout s’assourdit Petit palais où tout est neuf rien rien d’ancien Et où tout est précieux où tout le monde est vêtu comme un roi Une selle est dans un coin à cheval sur une caisse Un journal du jour traîne par terre Et cependant tout paraît vieux dans cette neuve demeure Si bien qu’on comprend que l’amour de l’antique Le goût de l’anticaille Soit venu aux hommes dès le temps des cavernes Tout y était si précieux et si neuf Tout y est si précieux et si neuf Qu’une chose plus ancienne ou qui a déjà servi apparaît                                          Plus précieuse Que ce qu’on a sous la main Dans ce palais souterrain creusé dans la craie si blanche et si neuve Et deux marches neuves                           Elles n’ont pas deux semaines Sont si vieilles dans ce palais qui semble antique sans imiter l’antique Qu’on voit que ce qu’il y a de plus simple de plus neuf est Ce qui est le plus près de ce que l’on appelle la beauté antique Et ce qui est surchargé d’ornements Ce qui a des ornements qui ne sont pas nécessaires A besoin de vieillir pour avoir la beauté qu’on appelle antique Et qui est la noblesse la force l’ardeur l’âme l’usure De ce qui est neuf et qui sert Surtout si cela est simple simple Aussi simple que le petit palais du tonnerre Août 1915

74. (1912) Zône « Zône »

Zône A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La Religion seule est restée toute neuve la Religion Est restée simple comme les hangars de Port Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est toi pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières O portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les Directeurs les Ouvriers et les belles sténo-dactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Et dans l’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ C’est le beau lys que malgré tout nous tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité c’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux qui transporte la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie L’avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles A tire d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri Et d’Amérique vient le petit colibri De Chine sont venus les pi-his longs et souples Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples Puis s’en vient la colombe esprit immaculé Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirènes laissant les périlleux détroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigle phénix et pi-his de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier Comme si tu ne devais jamais plus être aimé Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère Et vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de toi et comme le feu de l’enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C’est un tableau pendu dans un sombre musée Et quelquefois tu vas le regarder de près Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse L’image qui te possède te fait sourire dans l’insomnie et dans l’angoisse Et c’est toujours près de toi la métive qui passe Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année Avec tes amis tu te promènes en barque L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose La cétoine qui dort dans le cœur de la rose Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en écoutant Dans les tavernes chanter des chansons tchèques Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du Mensonge et de l’Age Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder la croix et à tous moments tu voudrais sangloter Sur moi sur celle que j’aime sur tout ce qui m’a épouvanté Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme les rois mages Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune Des familles transportent un édredon rouge comme vous transportez votre cœur Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels Beaucoup de ces émigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges Je les ai vu souvent le soir ils prennent l’air dans la rue Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant On chante on danse on boit du champagne Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu Adieu Soleil levant cou tranché GUILLAUME APOLLINAIRE.

75. (1913) Zône « Zône »

Zône A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La Religion seule est restée toute neuve la Religion Est restée simple comme les hangars de Port Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est toi pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières O portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les Directeurs les Ouvriers et les belles sténodactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Eglise Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Et dans l’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ C’est le beau lys que malgré tout nous tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est larbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité c’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux qui transporte la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie L’avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles A tire d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri Et d’Amérique vient le petit colibri De Chine sont venus les pi-his longs et souples Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples Puis s’en vient la colombe esprit immaculé Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirènes laissant les périlleux détroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigles phénix et pi-his de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier Comme si tu ne devais jamais plus être aimé Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère Et vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de toi et comme le feu de l’enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C’est un tableau pendu dans un sombre musée Et quelquefois tu vas le regarder de près Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse L’image qui te possède te fait sourire dans l’insomnie et dans l’angoisse Et c’est toujours près de toi la métive qui passe Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année Avec tes amis tu te promènes en barque L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose La cétoine qui dort dans le cœur de la rose Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en écoutant Dans les tavernes chanter des chansons tchèques Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du Mensonge et de l’Age Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder la croix et à tous moments tu voudrais sangloter Sur moi sur celle que j’aime sur tout ce qui m’a épouvanté Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme les rois mages Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune Des familles transportent un édredon rouge comme vous transportez votre cœur Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels Beaucoup de ces émigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges Je les ai vu souvent le soir ils prennent l’air dans la rue Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant On chante on danse on boit du champagne Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu adieu Soleil levant cou tranché Guillaume Apollinaire

76. (1915) A l’Italie (incipit : « L’amour a remué ma vie ») « A l’Italie (incipit : « L’amour a remué ma vie ») »

A l’Italie (incipit : « L’amour a remué ma vie ») L’amour a remué ma vie comme on remue la terre dans la zône des armées J’atteignais l’âge mûr quand la guerre arriva Et dans ce jour d’août 1915 le plus chaud de l’année Bien abrité dans l’hypogée que j’ai creusé moi-même C’est à toi que je songe ITALIE mère de mes pensées Et dejà quand von Kluck marchait sur Paris avant la Marne J’évoquais le sac de Rome par les Allemands Le sac de Rome qu’ont décrit Un Bonaparte le vicaire espagnol Delicado et l’Arétin Je me disais Est-il possible que la nation Qui est la mère de la civilisation Regarde sans la défendre les efforts qu’on fait pour la détruire Puis les temps sont venus les tombes se sont ouvertes Les fantômes des Esclaves toujours frémissants Se sont dressés en criant                                           SUS AUX TUDESQUES Nous l’armée invisible aux cris éblouissants Plus doux que n’est le miel et plus simples qu’un peu de terre Nous te tournons bénignement le dos ITALIE Mais ne t’en fais pas nous t’aimons bien ITALIE f mère qui es aussi notre fille Nous sommes là tranquillement et sans tristesse Et si malgré les masques les sacs de sable les rondins nous tombions Nous savons qu’un autre prendrait notre place Et que LES ARMEES ne périront jamais Les mois ne sont pas longs ni les jours ni les nuits C’est la guerre qui est longue ITALIE Toi notre mère et notre fille quelque chose comme une sœur J’ai comme toi pour me réconforter le quart de pinard Qui met tant de différence entre nous et les Boches J’ai aussi comme toi l’envol des compagnies de perdreaux des 75 Comme toi je n’ai pas cet orgueil sans joie des Boches et je sais rigoler Je ne suis pas sentimental à l’excès comme le sont ces gens sans mesure que leurs actions dépassent sans qu’il sachent s’amuser Notre civilisation a plus de finesse que les choses qu’ils emploient Elle est au delà de la vie confortable Et de ce qui est l’extérieur dans l’art et l’industrie Les fleurs sont nos enfants et non les leurs Même la fleur de lys qui meurt au Vatican La plaine est infinie et les tranchées sont blanches Les avions bourdonnent ainsi que des abeilles Sur les roses momentanées des éclatements Et les nuits sont parées de guirlandes d’éblouissements De bulles de globules aux couleurs insoupçonnées Nous jouissons de tout même de nos souffrances Notre humeur est charmante l’ardeur vient quand il faut Nous sommes narquois car nous savons faire la part des choses Et il n’y a pas plus de folie chez celui qui jette les grenades que chez celui qui plume les patates Tu aimes un peu plus que nous les gestes et les mots sonores Tu as à ta disposition les sortilèges étrusques le sens de la majesté héroïque et le courageux honneur individuel Nous avons le sourire nous devinons ce qu’on ne nous dit pas nous sommes démerdards et même ceux qui se dégonflent sauraient à l’occasion faire preuve de l’esprit de sacrifice qu’on appelle la bravoure Et nous fumons du gros avec volupté C’est la nuit je suis dans mon blockaus éclairé par l’électricité en bâton Je pense à toi pays des 2 volcans Je salue le souvenir des sirènes et des scylles mortes au moment de Messine Je salue le Colleoni équestre de Venise Je salue la chemise rouge Je t’envoie mes amitiés ITALIE et m’apprête à applaudir aux hauts faits de ta bleusaille Non parce que j’imagine qu’il y aura jamais plus de bonheur ou de malheur en ce monde Mais parce que comme toi j’aime à penser seul et que les Boches m’en empêcheraient Mais parce que le goût naturel de la perfection que nous avons l’un et l’autre si on les laissait faire serait vite remplacé par je ne sais quelles commodités dont je n’ai que faire Et surtout parce que comme toi je sais je veux choisir et qu’eux voudraient nous forcer à ne plus choisir Une même destinée nous lie en cette occase Ce n’est pas pour l’ensemble que je le dis Mais pour chacun de tei ITALIE Ne te borne point à prendre les terres irrédentes Mets ton destin dans la balance où est le nôtre Les réflecteurs dardent leurs lueurs comme des yeux d’escargots Et les obus en tombant sont des chiens qui jettent de la terre avec leurs pattes après avoir fait leurs besoins Notre armée invisible est une belle nuit constellée Et chacun de nos hommes est un astre merveilleux               O nuit, o nuit éblouissante Les morts sont avec nos soldats Les morts sont debout dans les tranchées Ou se glissent souterrainement vers les Bien-Aimees O Lille Saint-Quentin Laon Maubeuge Vouziers Nous jetons nos villes comme des grenades Nos fleuves sont brandis comme des sabres Nos montagnes chargent comme cavalerie Nous reprendrons les villes les fleuves et les collines De la frontière helvétique aux frontières bataves               Entre toi et nous ITALIE Il y a des patelins pleins de femmes Et près de toi m’attend celle que j’adore                                O FRERES D’ITALIE Ondes nuages délétères Metalliques débris qui vous rouillez partout O frères d’ITALIE vos plumes sur la tête                                          ITALIE Entends crier Louvain vois Reims tordre ses bras Et ce soldat blessé toujours debout Arras               Et maintenant chantons ceux qui sont morts               Ceux qui vivent les officiers et les soldats               Les flingots Rosalie le canon la fusée l’hélice la pelle les chevaux Chantons les bagues pâles les casques                 Chantons ceux qui sont morts                 Chantons la terre qui bâille d’ennui                 Chantons et rigolons                 Durant des années                                                   ITALIE Entends braire l’âne boche Faisons la guerre à coups de fouets Faits avec les rayons du soleil                                                   ITALIE Chantons et rigolons                 Durant des années Guillaume Apollinaire.

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