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2. (1915) Les Saisons « Les Saisons »

Les Saisons C’était un temps béni nous étions sur les plages Va-t’en de bon matin pieds nus et sans chapeau Et vite comme va la langue d’un crapaud Se décollaient soudain et collaient les collages                As-tu connu Guy au galop           Du temps qu’il était militaire               As-tu connu Guy au galop           Du temps qu’il était artiflot                         A la guerre C’était un temps béni. Les temps du vaguemestre On est bien plus serré que dans les autobus Et des astres passaient que singeaient les obus Quand dans la nuit survint la batterie équestre                As-tu connu Guy au galop           Du temps qu’il était militaire                As-tu connu Guy au galop           Du temps qu’il était artiflot                         A la guerre C’était un temps béni. Jours vagues et nuits vagues Les marmites donnaient aux rondins des cagnats Quelque aluminium où tu t’ingénias A limer jusqu’au soir d’invraisemblables bagues                As-tu connu Guy au galop           Du temps qu’il était militaire                As-tu connu Guy au galop           Du temps qu’il était artiflot                         A la guerre C’était un temps béni. La guerre continue Les Servants ont limé, limé pendant des mois Le Conducteur entend bien caché dans les bois La chanson que chantait cette étoile inconnue                As-tu connu Guy au galop           Du temps qu’il était militaire                As-tu connu Guy au galop                    Du temps qu’il était artiflot                         A la guerre

3. (1917) Les Saisons « Les Saisons »

Les Saisons C’était un temps béni nous étions sur les plages Va-t-en de bon matin pieds nus et sans chapeau Et vite comme va la langue d’un crapaud L’amour blessait au cœur les fous comme les sages                      As-tu connu Guy au galop                    Du temps qu’il était militaire                      As-tu connu Guy au galop                      Du temps qu’il était artiflot                                  A la guerre C’était un temps béni Le temps du vaguemestre On était plus serrés que dans les autobus Et des astres passaient que singeaient les obus Quand dans la nuit survint la batterie équestre                      As-tu connu Guy au galop                    Du temps qu’il était militaire                      As-tu connu Guy au galop                      Du temps qu’il était artiflot                                  A la guerre C’était un temps béni Jours vagues et nuits vagues Les marmites donnaient aux rondins des cagnats Quelque aluminium où tu t’ingénias A limer jusqu’au soir d’invraisemblables bagues                      As-tu connu Guy au galop                    Du temps qu’il était militaire                      As-tu connu Guy au galop                      Du temps qu’il était artiflot                                  A la guerre C’était un temps béni La guerre continue Les Servants ont limé la bague au long des mois Le Conducteur écoute abrité dans les bois La chanson que répète une étoile inconnue                      As-tu connu Guy au galop                    Du temps qu’il était militaire                      As-tu connu Guy au galop                      Du temps qu’il était artiflot                                  A la guerre Avril 1915

4. (1917) [Calligramme (pont)] « [Calligramme (pont)] »

[Calligramme (pont)] [pont] ce peintre est le fils de cette guerre calme et touffue son œuvre est un pont entre ce que fut l’art avant la guerre et l’essor magnifique qui emportera les nouveaux peintres mais il vaut mieux ne pas figurer cette idée-là

5. (1918) Poème sans titre (incipit : « Vous me parlez d’un ministère ») « Poème sans titre (incipit : « Vous me parlez d’un ministère ») »

Poème sans titre (incipit : « Vous me parlez d’un ministère ») Vous me parlez d’un ministère Et des Lettres et des Beaux-Arts Je vous réponds que c’est la guerre La guerre avec tous ses hasards Que pensez-vous donc cher confrère De celui-ci qu’il faudrait faire Et qui serait le ministère Des Embusqués et des Froussards Signé : Guillaume Apollinaire

6. (1917) Orphée « Orphée »

Orphée A Pierre VARENNE                Des cloches sonnent dans Paris                Il me semble que c’était avant la guerre                        Le vieux monde pleure encore             Il était si doux si joli             Que de choses bonnes pour les antiquaires                         Depuis                                     depuis la guerre             Maintenant tout est énorme                  Et il me semble que la paix                  Sera aussi monstrueuse que la guerre                              O temps de la tyrannie                                     Démocratique Beau temps où il faudra s’aimer les uns les autres                            Et n’être aimé de personne                            Ne rien laisser derrière soi                  Et préparer le plaisir de tout le monde                          Ni trop sublime ni trop infime [à gauche, horizontalement] Voici venir les bannières Démocratiques ô Cortèges ô fanfares ô tumultes [à gauche, verticalement de droite à gauche] J’entends encore le son des cloches [à droite, verticalement de droite à gauche] Le tic tac de mon réveille-matin Guillaume APOLLINAIRE.

7. (1917) Lou « Lou »

Lou Il est des loups de toute sorte Je connais le plus inhumain Et mon cœur le diable l’emporte Et qu’il le dépose à sa porte N’est plus qu’un jouet dans sa main Les loups jadis étaient fidèles Comme sont les petits toutous Et les soldats amants des belles Galamment en souvenir d’elles Ainsi que les loups étaient doux Mais aujourd’hui les temps sont pires Les loups sont tigres devenus Et les Soldats et les Empires Les Césars devenus Vampires Sont aussi cruels que Vénus J’en ai pris mon parti Rouveyre Et monté sur un grand cheval Je vais bientôt partir en guerre Sans pitié chaste et l’œil sévère Comme ces guerriers qu’Epinal Vendait Images populaires Que Georgin gravait dans le bois Où sont-ils ces beaux militaires Neiges d’antan Où sont les guerres Où sont les guerres d’autrefois 8 Février 1915

8. (1917) Poèmes de guerre et d'amour « Poèmes de guerre et d’amour »

Poèmes de guerre et d’amour

9. (1915) Guerre « Guerre »

Guerre    Rameau central de combat          Contact par l’écoute On fore dans la direction « des bruits entendus »         Les jeunes de la classe 1915 Et ces fils de fer électrisés Ne pleurez donc pas sur les horreurs de la guerre Avant elle nous n’avions que la surface De la terre et des mers après elle nous les abîmes Le sous-sol et l’espace aviatique   Maîtres du timon Après, après Nous prendrons toutes les joies Des vainqueurs qui se délassent Femmes Jeux Usines Commerce Industrie Agriculture Métal Feu Cristal Vitesse Voix Regard Tact à part Et ensemble dans le tact venu de loin et plus encore au delà de cette terre

10. (1915) Guerre « Guerre »

Guerre      Rameau central de combat                   Contact par l’écoute On fore dans la direction « des bruits entendus »           Les jeunes de la classe 1915 Et ces fils de fer électrisés Ne pleurez donc pas sur les horreurs de la guerre Avant elle nous n’avions que la surface De la terre et des mers après elle nous aurons les abîmes Le sous-sol et l’espace aviatique    Maîtres du timon Après, après Nous prendrons toutes les joies Des vainqueurs qui se délassent Femmes Jeux Usines Commerce Industrie Agriculture Métal Feu Cristal Vitesse Voix Regard Tact à part Et ensemble dans le tact venu de loin et plus encore au delà de cette terre

11. (1916) Guerre « Guerre »

Guerre par GUILLAUME APOLLINAIRE officier d’infanterie en campagne            Rameau central de combat,                           [obus]              Contact, par l’écoute, On fore dans la direction des bruits « entendus »…       Les jeunes de la classe 1915,                             [étoile]       & ces fils de fer électrisés ? Ne pleurez donc pas sur les horreurs de la guerre !

12. (1916) L'Adieu du cavalier « L’Adieu du cavalier »

que la guerre est jolie Avec ses chants ses longs loisirs Cette bague je l’ai polie Le vent se mêle à vos soupirs Adieu !

13. (1915) Oracles « Oracles »

Oracles     Je porte votre bague Elle est très finement ciselée Le sifflet me fait plus plaisir qu’un palais égyptien [cercle prolongé par un fil] Mesure du doigt      Le Sifflet des tranchées                Tu sais      Tout au plus si je n’arrête pas      Les métros et les taxis avec         Ô Guerre          multiplication de l’amour Petit sifflet à 2 trous

14. (1915) Oracles « Oracles »

Oracles      Je porte votre bague Elle est très finement ciselée Le sifflet me fait plus plaisir qu’un palais égyptien [cercle prolongé par un fil] Mesure du doigt      Le Sifflet des tranchées                    Tu sais      Tout au plus si je n’arrête pas      Les métros et les taxis avec          Ô Guerre            multiplication de l’amour Petit sifflet à 2 trous

15. (1914) Texte sans titre (incipit : « Il me paraît fort étrange ») « Texte sans titre (incipit : « Il me paraît fort étrange ») »

Texte sans titre (incipit : « Il me paraît fort étrange ») Il me paraît fort étrange de ne voir que la guerre et son cortège lugubre oh !

16. (1917) A l’Italie (incipit : « Italie des temps passés de tous les temps ») « A l’Italie (incipit : « Italie des temps passés de tous les temps ») »

A l’Italie (incipit : « Italie des temps passés de tous les temps ») Italie des temps passés de tous les temps                      Je t’aime Autant que tu aimas la beauté des tous les temps Mais je t’aime davantage encore Italie qui fais la guerre                      Moderne Italie                      O Electrique                      O Montagnarde Toi qui glisses en ski sur les pontes blanches                      Italie Dont les jeunes gens grandissent dans l’ascèse                      Italie Dont les vieillards s’en vont majestueusement                      Tu t’envoles                      Tu étincelles                     Tu te sublime                     Italie  o divine o française GUILLAUME APOLLINAIRE

17. (1917) [Calligramme (oiseau)] « [Calligramme (oiseau)] »

[Calligramme (oiseau)] [oiseau] Retenez son nom elle porte en elle des millions d’oiseaux qui donnent une couleur inconnue au ciel de la région où vivent ses personnages familiers, une mouche sur un morceau de sucre, un bouledogue blanc, un oiseau dans une cage une écuyère dans un cirque ouvert à tous les vents, une amazone, un concombre des grappes de raisin, un profil d’homme à la tête bandée une femme nue qui rêve des chevaux à l’écurie et des cavaliers à la guerre

18. (1915) Visée « Visée »

Visée À MlleCarrubba [signal optique d’artillerie] 8 Chevaux couleur cerise limite de Zélande Des mitrailleuses d’or coassent les légendes Je t’aime liberté, qui veilles dans les hypogées Harpe aux cordes d’argent, ô pluie, ô ma musique L’invisible ennemi plaie d’argent au soleil Et l’avenir secret que la fusée élucide Entends nager le Mot, poisson subtil Les villes tour à tour deviennent des clefs Le masque bleu comme met Dieu, son Ciel Guerre paisible ascèse solitude métaphysique Enfant aux mains coupées parmi les roses oriflammes

19. (1915) Visée « Visée »

Visée À Mlle Carrubba [signal optique d’artillerie] 8 Chevaux couleur cerise limite de Zélande Des mitrailleuses d’or coassent les légendes Je t’aime liberté, qui veilles dans les hypogées Harpe aux cordes d’argent, ô pluie, ô ma musique L’invisible ennemi plaie d’argent au soleil Et l’avenir secret que la fusée élucide Entends nager le Mot, poisson subtil Les villes tour à tour deviennent des clefs Le masque bleu comme met Dieu, son Ciel Guerre paisible ascèse solitude métaphysique Enfant aux mains coupées parmi les roses oriflammes

20. (1917) Merveille de la guerre « Merveille de la guerre »

Merveille de la guerre Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et cœurs J’ai reconnu ton sourire et ta vivacité C’est aussi l’apothéose quotidienne de toutes mes Bérénices dont les chevelures sont devenues des comètes Ces danseuses surdorées appartiennent à tous les temps et à toutes les races Elles accouchent brusquement d’enfants qui n’ont que le temps de mourir Comme c’est beau toutes ces fusées Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore S’il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif comme les lettres d’un livre Pourtant c’est aussi beau que si la vie même sortait des mourants Mais ce serait plus beau encore s’il y en avait plus encore Cependant je les regarde comme une beauté qui s’offre et s’évanouit aussitôt Il me semble assister à un grand festin éclairé à giorno C’est un banquet que s’offre la terre Elle a faim et ouvre de longues bouches pâles La terre a faim et voici son festin de Balthasar cannibale Qui aurait dit qu’on pût être à ce point anthropophage Et qu’il fallût tant de feu pour rôtir le corps humain C’est pourquoi l’air a un petit goût empyreumatique qui n’est ma foi pas désagréable Mais le festin serait plus beau encore si le ciel y mangeait avec la terre Il n’avale que des âmes Ce qui est une façon de ne pas se nourrir Et se contente de jongler avec des feux versicolores Mais j’ai coulé dans la douceur de cette guerre avec toute ma compagnie au long des longs boyaux Quelques cris de flamme annoncent sans cesse ma présence J’ai creusé le lit où je coule en me ramifiant en mille petits fleuves qui vont partout Je suis dans la tranchée de première ligne et cependant je suis partout je commence à être partout C’est moi qui commence cette chose des siècles à venir Ce sera plus long à réaliser que non la fable d’Icare volant Je lègue à l’avenir l’histoire de Guillaume Apollinaire Qui fut à la guerre et sut être partout Dans les villes heureuses de l’arrière Dans ceux qui meurent en piétinant dans le barbelé Dans les femmes dans les canons dans les chevaux Au Zenith au Nadir aux 4 points cardinaux Et dans l’unique ardeur de cette veillée d’armes Et ce serait sans doute bien plus beau Si je pouvais supposer que toutes ces choses dans lesquelles je suis partout Pouvaient m’occuper aussi Mais dans ce sens il n’y a rien de fait Car si je suis partout à cette heure il n’y a cependant que moi qui suis en moi Décembre 1915

21. (1917) [Page 1] « [Page 1] »

Et au moment de la déclaration de guerre allait se manifester au public grâce au Ciné, ce formidable moyen de propagande. La guerre interrompit ces projets qui seront repris et nul doute que les « Concerts lumineux » ne séduisent un jour les dilettantes autant que la musique des sons.

22. (1915) Poème sans titre (« J’ai tant aimé les arts que je suis artilleur ») « Poème sans titre (« J’ai tant aimé les arts que je suis artilleur ») »

Voilà tout le secret de la guerre où nous sommes.

23. (1917) Ombre « Ombre »

Ombre Vous voilà de nouveau près de moi Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre L’olive du temps Souvenirs qui n’en faites plus qu’un Comme cent fourrures ne font qu’un manteau Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal Apparence impalpable et sombre qui avez pris La forme changeante de mon ombre Un indien à l’affût pendant l’éternité Ombre vous rampez près de moi Mais vous ne m’entendez plus Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante Tandis que moi je vous entends je vous vois encore Destinées Ombre multiple que le soleil vous garde Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter Et qui dansez au soleil sans faire de poussière Ombre encre du soleil Ecriture de ma lumière Caisson de regrets Un dieu qui s’humilie GUILLAUME APOLLINAIRE

24. (1918) La Jolie Rousse « La Jolie Rousse »

La Jolie Rousse Me voici devant tous un homme plein de sens Connaissant de la vie et de la mort ce qu’un vivant peut connaître Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l’amour Ayant su quelquefois imposer ses idées Connaissant plusieurs langages Ayant pas mal voyagé Ayant vu la guerre dans l’Artillerie et l’Infanterie Blessé à la tête trépané sous le chloroforme Ayant perdu ses meilleurs amis dans l’effroyable lutte Je sais d’ancien et de nouveau autant qu’un homme seul pourrait des deux savoir Et sans m’inquiéter aujourd’hui de cette guerre Entre nous et pour vous amis Je juge cette longue querelle de la tradition et de l’invention                     De l’Ordre et de l’Aventure Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu Bouche qui est l’ordre même Soyez indulgents quand vous nous comparez A ceux qui furent la perfection de l’ordre Nous qui quêtons partout l’aventure Nous ne sommes pas vos ennemis Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines Où le mystère en fleur s’offre à qui veut le cueillir Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues Mille phantasmes impondérables Auxquels il faut donner de la réalité Nous voulons explorer la Bonté contrée énorme où tout se tait Il y a aussi le temps qu’on peut chasser ou faire revenir Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières De l’illimité et de l’avenir Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés Voici que vient l’été la saison violente Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps O Soleil c’est le temps de la Raison ardente                      Et j’attends Pour la suivre toujours la forme noble et douce Qu’elle prend afin que je l’aime seulement Elle vient et m’attire ainsi qu’un fer l’aimant                    Elle a l’aspect charmant                    D’une adorable rousse Ses cheveux sont d’or on dirait Un bel éclair qui durerait Ou ces flammes qui se pavanent Dans les roses-thé qui se fanent Mais riez riez de moi Hommes de partout et surtout gens d’ici Car il y a tant de choses que je n’ose vous dire Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire Ayez pitié de moi Guillaume Apollinaire

25. (1917) Le Vigneron champenois « Le Vigneron champenois »

Le Vigneron champenois Le régiment arrive Le village est presque endormi dans la lumière parfumée Un prêtre a le casque en tête La bouteille champenoise est-elle ou non une artillerie Les ceps de vigne comme l’hermine sur un écu Bonjour soldats Je les ai vus passer et repasser en courant Bonjour soldats bouteilles champenoises où le sang fermente Vous resterez quelques jours et puis remonterez en ligne Echelonnés ainsi que sont les ceps de vigne J’envoie mes bouteilles partout comme les obus d’une charmante artillerie La nuit est blonde ô vin blond Un vigneron chantait courbé dans sa vigne Un vigneron sans bouche au fond de l’horizon Un vigneron qui était lui-même la bouteille vivante Un vigneron qui sait ce qu’est la guerre Un vigneron champenois qui est un artilleur C’est maintenant le soir et l’on joue à la mouche Puis les soldats s’en iront là-haut Où l’Artillerie débouche ses bouteilles crèmantes Allons Adieu messieurs tâchez de revenir Mais nul ne sait ce qui peut advenir GUILLAUME APOLLINAIRE

26. (1915) A l’Italie (incipit : « L’amour a remué ma vie ») « A l’Italie (incipit : « L’amour a remué ma vie ») »

A l’Italie (incipit : « L’amour a remué ma vie ») L’amour a remué ma vie comme on remue la terre dans la zône des armées J’atteignais l’âge mûr quand la guerre arriva Et dans ce jour d’août 1915 le plus chaud de l’année Bien abrité dans l’hypogée que j’ai creusé moi-même C’est à toi que je songe ITALIE mère de mes pensées Et dejà quand von Kluck marchait sur Paris avant la Marne J’évoquais le sac de Rome par les Allemands Le sac de Rome qu’ont décrit Un Bonaparte le vicaire espagnol Delicado et l’Arétin Je me disais Est-il possible que la nation Qui est la mère de la civilisation Regarde sans la défendre les efforts qu’on fait pour la détruire Puis les temps sont venus les tombes se sont ouvertes Les fantômes des Esclaves toujours frémissants Se sont dressés en criant                                           SUS AUX TUDESQUES Nous l’armée invisible aux cris éblouissants Plus doux que n’est le miel et plus simples qu’un peu de terre Nous te tournons bénignement le dos ITALIE Mais ne t’en fais pas nous t’aimons bien ITALIE f mère qui es aussi notre fille Nous sommes là tranquillement et sans tristesse Et si malgré les masques les sacs de sable les rondins nous tombions Nous savons qu’un autre prendrait notre place Et que LES ARMEES ne périront jamais Les mois ne sont pas longs ni les jours ni les nuits C’est la guerre qui est longue ITALIE Toi notre mère et notre fille quelque chose comme une sœur J’ai comme toi pour me réconforter le quart de pinard Qui met tant de différence entre nous et les Boches J’ai aussi comme toi l’envol des compagnies de perdreaux des 75 Comme toi je n’ai pas cet orgueil sans joie des Boches et je sais rigoler Je ne suis pas sentimental à l’excès comme le sont ces gens sans mesure que leurs actions dépassent sans qu’il sachent s’amuser Notre civilisation a plus de finesse que les choses qu’ils emploient Elle est au delà de la vie confortable Et de ce qui est l’extérieur dans l’art et l’industrie Les fleurs sont nos enfants et non les leurs Même la fleur de lys qui meurt au Vatican La plaine est infinie et les tranchées sont blanches Les avions bourdonnent ainsi que des abeilles Sur les roses momentanées des éclatements Et les nuits sont parées de guirlandes d’éblouissements De bulles de globules aux couleurs insoupçonnées Nous jouissons de tout même de nos souffrances Notre humeur est charmante l’ardeur vient quand il faut Nous sommes narquois car nous savons faire la part des choses Et il n’y a pas plus de folie chez celui qui jette les grenades que chez celui qui plume les patates Tu aimes un peu plus que nous les gestes et les mots sonores Tu as à ta disposition les sortilèges étrusques le sens de la majesté héroïque et le courageux honneur individuel Nous avons le sourire nous devinons ce qu’on ne nous dit pas nous sommes démerdards et même ceux qui se dégonflent sauraient à l’occasion faire preuve de l’esprit de sacrifice qu’on appelle la bravoure Et nous fumons du gros avec volupté C’est la nuit je suis dans mon blockaus éclairé par l’électricité en bâton Je pense à toi pays des 2 volcans Je salue le souvenir des sirènes et des scylles mortes au moment de Messine Je salue le Colleoni équestre de Venise Je salue la chemise rouge Je t’envoie mes amitiés ITALIE et m’apprête à applaudir aux hauts faits de ta bleusaille Non parce que j’imagine qu’il y aura jamais plus de bonheur ou de malheur en ce monde Mais parce que comme toi j’aime à penser seul et que les Boches m’en empêcheraient Mais parce que le goût naturel de la perfection que nous avons l’un et l’autre si on les laissait faire serait vite remplacé par je ne sais quelles commodités dont je n’ai que faire Et surtout parce que comme toi je sais je veux choisir et qu’eux voudraient nous forcer à ne plus choisir Une même destinée nous lie en cette occase Ce n’est pas pour l’ensemble que je le dis Mais pour chacun de tei ITALIE Ne te borne point à prendre les terres irrédentes Mets ton destin dans la balance où est le nôtre Les réflecteurs dardent leurs lueurs comme des yeux d’escargots Et les obus en tombant sont des chiens qui jettent de la terre avec leurs pattes après avoir fait leurs besoins Notre armée invisible est une belle nuit constellée Et chacun de nos hommes est un astre merveilleux               O nuit, o nuit éblouissante Les morts sont avec nos soldats Les morts sont debout dans les tranchées Ou se glissent souterrainement vers les Bien-Aimees O Lille Saint-Quentin Laon Maubeuge Vouziers Nous jetons nos villes comme des grenades Nos fleuves sont brandis comme des sabres Nos montagnes chargent comme cavalerie Nous reprendrons les villes les fleuves et les collines De la frontière helvétique aux frontières bataves               Entre toi et nous ITALIE Il y a des patelins pleins de femmes Et près de toi m’attend celle que j’adore                                O FRERES D’ITALIE Ondes nuages délétères Metalliques débris qui vous rouillez partout O frères d’ITALIE vos plumes sur la tête                                          ITALIE Entends crier Louvain vois Reims tordre ses bras Et ce soldat blessé toujours debout Arras               Et maintenant chantons ceux qui sont morts               Ceux qui vivent les officiers et les soldats               Les flingots Rosalie le canon la fusée l’hélice la pelle les chevaux Chantons les bagues pâles les casques                 Chantons ceux qui sont morts                 Chantons la terre qui bâille d’ennui                 Chantons et rigolons                 Durant des années                                                   ITALIE Entends braire l’âne boche Faisons la guerre à coups de fouets Faits avec les rayons du soleil                                                   ITALIE Chantons et rigolons                 Durant des années Guillaume Apollinaire.

27. (1915) 2e canonnier conducteur « 2e canonnier conducteur »

2e canonnier conducteur Me voici libre et fier parmi mes compagnons Le Réveil a sonné et dans le petit jour je salue La fameuse Nancéenne que je n’ai pas connue   [trompette] As-tu connu la putain de Nancy qui a foutu la vxxxxx à toute l’artillerie l’artillerie ne s’est pas aperçu qu’elle avait mal au [cul] Les 3 serveants bras dessus bras dessous se sont endormis sur l’avant-train Et conducteur par mont par val sur le porteur Au pas au trot et parfois au galop je conduis le canon                                           Le bras de l’officier est mon étoile polaire Il pleut mon manteau est trempé et je m’essuie parfois, la figure Avec la serviette-torchon qui est dans la sacoche du sous-verge Voici des fantassnis aux pas pesants aux pieds boueux La pluie les pique de ses aiguilles le sac les suit Fantassins marchantes mottes de terre Vous êtes la puissance Du sol qui vous a faits Et c’est le sol qui va Lors que vous avancer   [botte] sacré nom de Dieu quelle allure nom de Dieu quelle allure cependant que la nuit descend [Notre-Dame] souvenirs de Paris avant la guerre ils seront bien plus doux après la victoire [Tour Eiffel] salut monde dont je suis la langue éloquente que sa bouche ô Paris tire et tirera toujours aux Allemands Un officier passe au galop Comme un ange bleu dans la plue grise Un blessé chemine en fumant une pipe Le lièvre détale et voici un russieau que j’aime Et cette jeune femme nous salue charretiers                                            La Victoire se tient après nos jugulaires                Et calcule pour nos canons les mesures angulaires                                     Nos salves nos rafales sont ses cris de joie                                     Ses fleurs sont nos obus aux gerbes merveilleuses                                     Sa pensée se recueille aux trauchées glorieuses   [obus] j’entends chanter l’oiseau le bel oiseau rapace Guillaume Apollinaire.

28. (1909) Le jour des morts « Le jour des morts »

que vous êtes bien dans le beau cimetière Vous, mendiants morts saouls de bière, Vous, les aveugles comme le destin Vous, les beaux gars morts à la guerre Et vous, petits enfants, morts en prière.

29. (1916) Chant de l'horizon en Champagne « Chant de l’horizon en Champagne »

Chant de l’horizon en Champagne à Monsieur le substitut Granié Voici le tétin rose de l’euphorbe verruquée Voici les nez des soldats invisibles Horizon invisible je chante Que les civils et les femmes écoutent les chansons Et voici d’abord la cantilène du brancardier blessé              Le sol est blanc la nuit l’azure              Saigne la crucifixion              Tandis que saigne la blessure              Du soldat de Promission              Un chien jappait l’obus miaule              La lueur muette a jailli              A savoir si la guerre est drôle              Les masques n’ont pas tressailli              Mais quel fou rire sous le masque              Blancheur éternelle d’ici              Où la colombe porte un casque              Et l’acier s’envole aussi Je suis seul sur le chant de bataille Tranchée blanche bois vert et roux L’obus miaule                Je te tuerai Animez vos fantassins à passepoil jaune Les grands artilleurs roux comme des taupes Bleu de roi comme les golfes méditerranéens Veloutés de toutes les nuances du velours Ou mauves encore ou bleu comme les autres Ou déteints Venez le pot en tête Debout fusée éclairante Danse grenadier en agitant tes pommes de pin Alidades des triangles de visée pointez-vous sur les lueurs Creusez des trous enfants de 20 ans creusez des trous Sculptez les profondeurs Envolez-vous essaims des avions blonds ainsi que les avettes Moi l’horizon je fais la roue comme un grand paon Ecoutez renaître les oracles qui avaient cessé Le grand Pan est ressuscité Champagne viril qui émoustille la Champagne Hommes faits jeunes-gens Caméléons des autos-canons Et vous classe 15 Craquements des arrivées ou bien flottaison blanche dans les cieux J’étais content pourtant ça brûlait la paupière Les officiers captifs voulaient cacher leurs noms Œil du Breton blessé couché sur la civière Et qui criait aux morts aux sapins aux canons Priez pour moi Bon Dieu !

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