La Marchande (incipit : « Regardez cette troupe infecte ») Regardez cette troupe infecte Aux mille pattes, aux cent yeux : Rotifères, cirons, insectes Et microbes plus merveilleux Que les sept merveilles du monde Et le palais de Rosemonde.
4 Si modeste qu’il a si longtemps gardé l’anonymat Il est orgueilleux à l’extrême Pour ceux qu’il affectionne pour ce qu’il aime Non pour lui-même Et avant toute chose cela seul prouve qu’il y a ainsi en lui cet esprit moderne qui est ce qu’il y a au monde de plus éloigné de tout égoïsme
Le Dromadaire Avec ces quatre dromadaires, Don Pédro d’Alfaroubeira1 Courut le monde et l’admira.
Faure-Favier Toujours Nous irons plus loin sans avancer jamais Et de planète en planète De nouvelle en nouvelle Le don Juan des mille et trois comètes Et même sans bouger de la terre Cherche les forces neuves Et prend au serieux les fantômes Et tant d’univers s’oublient Quels sont les grands oublieurs Qui donc saura nous faire oublier telle ou telle partie du monde Où est le Christophe Colomb à qui l’on devra l’oubli d’un continent Perdre Mais perdre vraiment Pour laisser place à la trouvaille
Qui donc saura nous faire oublier telle ou telle partie du monde ?
Et pour moi les cyprès n’étaient que des quenouilles, Et mon jardin, un monde où je vivais exprès Pour y filer un jour les éternels cyprès.
Toujours A Madame Faure-Favier Toujours Nous irons plus loin sans avancer jamais Et de planète en planète De nébuleuse en nébuleuse Le don Juan des mille et trois comètes Même sans bouger de la terre Cherche les forces neuves Et prend au sérieux les fantômes Et tant d’univers s’oublient Quels sont les grands oublieurs Qui donc saura nous faire oublier telle ou telle partie du monde Où est le Christophe Colomb à qui l’on devra l’oubli d’un continent Perdre Mais perdre vraiment Pour laisser place à la trouvaille Perdre La vie pour trouver la Victoire Mai 1915
Kiosque remuant qui portiez les nouvelles Vous étiez un cerveau pour toutes les cervelles Des pauvres spectateurs qui ne le savaient pas Qu’il leur faut des enfants ou passer au trépas Vous fûtes par deux fois la presse qui féconde Le sens et la mémoire en l’un et l’autre monde Déjà l’écho répète à l’envi vos échos Merci chère Daesslé les petits moricauds Qui pullulaient au 2e acte de mon drame Grâce à vous deviendront de bons petits français Blancs et roses ainsi que vous êtes Madame Ce sera là notre succès
Orphée A Pierre VARENNE Des cloches sonnent dans Paris Il me semble que c’était avant la guerre Le vieux monde pleure encore Il était si doux si joli Que de choses bonnes pour les antiquaires Depuis depuis la guerre Maintenant tout est énorme Et il me semble que la paix Sera aussi monstrueuse que la guerre O temps de la tyrannie Démocratique Beau temps où il faudra s’aimer les uns les autres Et n’être aimé de personne Ne rien laisser derrière soi Et préparer le plaisir de tout le monde Ni trop sublime ni trop infime [à gauche, horizontalement] Voici venir les bannières Démocratiques ô Cortèges ô fanfares ô tumultes [à gauche, verticalement de droite à gauche] J’entends encore le son des cloches [à droite, verticalement de droite à gauche] Le tic tac de mon réveille-matin Guillaume APOLLINAIRE.
Chant d’amour Voici de quoi est fait le chant symphonique de l’amour Il y a le chant de l’amour de jadis Le bruit des baisers éperdus des amants illustres Les cris d’amour des mortelles violées par les dieux Les virilités des héros fabuleux érigées comme des pièces contre avions le hurlement précieux de Jason Le chant mortel du cygne Et l’hymne victorieux que les premiers rayons du soleil ont fait chanter à Memnon l’immobile Il y a le cri des Sabines au moment de l’enlèvement Il y a aussi les cris d’amour des félins dans les jongles La rumeur sourde des sèves montant dans les plantes tropicales Le tonnerre des artilleries qui accomplissent le terrible amour des peuples Les vagues de la mer où naît la vie et la beauté Il y a là le chant de tout l’amour du monde GUILLAUME APOLLINAIRE
Le Voyage du Kabyle Belle couleur du Pobiron [à droite, verticalement de gauche à droite] il n’écoute pas il marche vite et chacun danse à sa manière lorsque la journée est belle [à droite, verticalement de droite à gauche] Ordres de Bourse Dans l’Ombre ou bien dans la lumière Jusqu’au faux pas pis qu’au trépas Des doigts d’ivoire mourir sur des tombes jaunies il est des jours où j’aime où j’aime il est des jours où je désaime Dans la fumée d’un cigare j’ai vu des mondes des moustres des spirales La boite d’allumettes Et vous monsieur Bichon Les râles des mourants Mourant dans leurs maisons En automne avec les feuilles immences du silence Demain douteux demain [à gauche, verticalement de droite à gauche] quelques oranges [à droite, verticalement de droite à gauche] DANS LE JARDIN Et nous n’avons rien dit extase d’anges claquants des dents De loin un doigt levé Jamais Dormons Dormez Guillaume Apollinaire
Fusée La boucle des cheveux noirs de ta nuque est mon trésor Ma pensée te rejoint et la tienne la croise * * * Tes seins sont les seuls obus que j’aime Ton souvenir est la lanterne de repérage qui nous sert à pointer la nuit * * * En voyant la large croupe de mon cheval j’ai pensé à tes hanches * * * Voici les fantassins qui s’en vont à l’arrière en lisant un journal * * * Le chien du brancardier revient avec une pipe dans sa gueule * * * Un chat-huant aile fauve yeux ternes gueule de petit chat et pattes de chat * * * Une souris verte file parmi la mousse * * * Notre amour est un sous les étoiles * * * Le riz a brûlé dans la marmite du campement Ça signifie qu’il faut prendre garde à bien des choses * * * Le mégaphone crie « allongez le tir » * * * Allongez le tir amour de vos batteries * * * Balance des batteries lourdes cymbales qu’agitent les chérubins fous d’amour En l’honneur du Dieu des armées * * * Un arbre dépouillé sur une butte * * * Le bruit des tracteurs qui grimpent dans la vallée * * * O vieux monde du XIX e siècle plein de hautes cheminées si belles et si pures * * * Virilités du siècle où nous sommes O canons * * * Douilles éclatantes des obus de 75 carillonnez pieusement Guillaume Apollinaire
Le Musicien de Saint-Merry J’ai enfin le droit de saluer des êtres que je ne connais pas Ils passent devant moi et s’accumulent au loin Tandis que tout ce que j’en vois m’est inconnu Et leur espoir n’est pas moins fort que le mien Je ne chante pas ce monde ni les autres astres Je chante toutes les possibilités de moi-même hors de ce monde et des astres Je chante la joie d’errer et le plaisir d’en mourir Le 21 du mois de mai 1913 Passeur des morts et les mordonnantes mériennes Des millions de mouches éventaient une splendeur Quand un homme sans yeux sans nez et sans oreilles Quittant le Sébasto entra dans la rue Aubry-le-Boucher Jeune l’homme était brun et ce couleur de fraise sur les joues Homme Ah! Ariane Il jouait de la flûte et la musique dirigeait ses pas Il s’arrêta au coin de la rue Saint-Martin Jouant l’air que je chante et que j’ai inventé Les femmes qui passaient s’arrêtaient près de lui Il en venait de toutes parts Lorsque tout à coup les cloches de Saint-Merry se mirent à sonner Le musicien cessa de jouer et but à la fontaine Qui se trouve au coin de la rue Simon-le-Franc Puis saint-Merry se tut et l’inconnu reprenant son air de flûte Revint sur ses pas marcha jusqu’à la rue de la Verrerie Où il entra suivi par la troupe des femmes Qui sortaient des maisons Qui venaient par les rues traversières les yeux fous Les mains tendues vers le mélodieux ravisseur Il s’en allait indifférent jouant son air Il s’en allait terriblement Puis ailleurs A quelle heure un train partira-t-il pour Paris A ce moment Ces pigeons des Moluques fientaient des noix muscades En même temps Mission catholique de Bôma qu’as-tu fait du sculpteur Ailleurs Elle traverse le pont qui relie Bonn à Beuel et disparait à travers Pützchen Au même instant Une jeune fille amoureuse du maire Dans un autre quartier Rivalise donc poète avec les étiquettes des parfumeurs En somme rieurs vous n’avez pas tiré grand chose des hommes Et à peine avez-vous extrait un peu de graisse de leur misère Mais nous qui mourons de vivre loin l’un de l’autre Tendons nos bras et sur ces rails roule un long train de marchandises Tu pleurais assise près de moi au fond d’un fiacre Et maintenant Tu me ressembles tu me ressembles malheureusement Nous nous ressemblons comme dans l’architecture du siècle dernier Ces hautes cheminées pareilles à des tours Nous allons plus haut maintenant et ne touchons plus le sol Et tandis que le monde vivait et variait Le cortège des femmes long comme un jour sans pain Suivait dans la rue de la Verrerie l’heureux musicien Cortèges ô cortèges C’est quand jadis le roi s’en allait à Vincennes Quand les ambassadeurs arrivaient à Paris Quand le maigre Suger se hâtait vers la Seine Quand l’émeute mourait autour de Saint-Merry Cortèges ô cortèges Les femmes débordaient tant leur nombre était grand Dans toutes les rues avoisinantes Et se hâtaient raides comme balle Afin de suivre le musicien Ah!
2e canonnier conducteur Me voici libre et fier parmi mes compagnons Le Réveil a sonné et dans le petit jour je salue La fameuse Nancéenne que je n’ai pas connue [trompette] As-tu connu la putain de Nancy qui a foutu la vxxxxx à toute l’artillerie l’artillerie ne s’est pas aperçu qu’elle avait mal au [cul] Les 3 serveants bras dessus bras dessous se sont endormis sur l’avant-train Et conducteur par mont par val sur le porteur Au pas au trot et parfois au galop je conduis le canon Le bras de l’officier est mon étoile polaire Il pleut mon manteau est trempé et je m’essuie parfois, la figure Avec la serviette-torchon qui est dans la sacoche du sous-verge Voici des fantassnis aux pas pesants aux pieds boueux La pluie les pique de ses aiguilles le sac les suit Fantassins marchantes mottes de terre Vous êtes la puissance Du sol qui vous a faits Et c’est le sol qui va Lors que vous avancer [botte] sacré nom de Dieu quelle allure nom de Dieu quelle allure cependant que la nuit descend [Notre-Dame] souvenirs de Paris avant la guerre ils seront bien plus doux après la victoire [Tour Eiffel] salut monde dont je suis la langue éloquente que sa bouche ô Paris tire et tirera toujours aux Allemands Un officier passe au galop Comme un ange bleu dans la plue grise Un blessé chemine en fumant une pipe Le lièvre détale et voici un russieau que j’aime Et cette jeune femme nous salue charretiers La Victoire se tient après nos jugulaires Et calcule pour nos canons les mesures angulaires Nos salves nos rafales sont ses cris de joie Ses fleurs sont nos obus aux gerbes merveilleuses Sa pensée se recueille aux trauchées glorieuses [obus] j’entends chanter l’oiseau le bel oiseau rapace Guillaume Apollinaire.
Souvenir du Douanier Un tout petit oiseau Sur l’épaule d’un ange Ils chantent la louange Du gentil Rousseau Les mouvements du monde Les souvenirs s’en vont Comme un bateau sur l’onde Et les regrets au fond Gentil Rousseau Tu es cet ange Et cet oiseau De ta louange Ils se donnaient la main et s’attristaient ensemble Sur leurs tombeaux ce sont les mêmes fleurs qui tremblent Tu as raison elle est belle Mais je n’ai pas le droit de l’aimer Il faut que je reste ici Où l’on fait de si jolies couronnes mortuaires en perles Il faudra que je te montra ça La belle Américaine Qui rend les hommes fous Dans deux ou trois semaines Partira pour Corfou Je tourne vire Phare affolé Mon beau navire S’est en allé Des plaies sur les jambes Tu m’as montré ces trous sanglants Quand nous prenions un quinquina Au bar des Iles Marquises rue de la Gaîté Un matin doux de verduresse Les matelots l’attendent Et fixent l’horizon Où mi-corps hors de l’onde Bayent tous les poissons Je tourne vire Phare affolé Mon beau navire S’est en allé Les tessons de ta voix que l’amour a brisée Nègres mélodieux Et je t’avais grisée La belle Américaine Qui rend les hommes fous Dans deux ou trois semaines Partira pour Corfou Tu traverses Paris à pied très lentement La brise au voile mauve Etes-vous la maman Je tourne vire Phare affolé Mon beau navire S’est en allé On dit qu’elle était belle Près du Mississipi Mais que la rend plus belle La mode de Paris Je tourne vire Phare affolé Mon beau navire S’est en allé Il grava sur un banc près la porte Dauphine Les deux noms adorés Clémence et Joséphine Et deux rosiers grimpaient le long de son âme Un merveilleux trio Il sourit sur le Pavé des Gardes à la jument pisseuse Il dirige un orchestre d’enfants Mademoiselle Madeleine Ah !
Le los du Douanier Un tout petit oiseau Sur l’épaule d’un ange Ils chantent la louange Du gentil Rousseau Les mouvements du monde Les souvenirs s’en vont Comme un bateau sur l’onde Et les regrets au fond Gentil Rousseau Tu es cet ange Et cet oiseau De ta louange Ils se donnaient la main et s’attristaient ensemble Sur leurs tombeaux ce sont les mêmes fleurs qui tremblent Tu as raison elle est belle Mais je n’ai pas le droit de l’aimer Il faut que je reste ici Où l’on fait de si jolies couronnes mortuaires en perles Il faudra que je te montra ça La belle Américaine Qui rend les hommes fous Dans deux ou trois semaines Partira pour Corfou Je tourne vire Phare affolé Mon beau navire S’est en allé Des plaies sur les jambes Tu m’as montré ces trous sanglants Quand nous prenions un quinquina Au bar des Iles Marquises rue de la Gaîté Un matin doux de verduresse Les matelots l’attendent Et fixent l’horizon Où mi-corps hors de l’onde Bayent tous les poissons Je tourne vire Phare affolé Mon beau navire S’est en allé Les tessons de ta voix que l’amour a brisée Nègres mélodieux Et je t’avais grisée La belle Américaine Qui rend les hommes fous Dans deux ou trois semaines Partira pour Corfou Tu traverses Paris à pied très lentement La brise au voile mauve Etes-vous la maman Je tourne vire Phare affolé Mon beau navire S’est en allé On dit qu’elle était belle Près du Mississipi Mais que la rend plus belle La mode de Paris Je tourne vire Phare affolé Mon beau navire S’est en allé Il grava sur un banc près la porte Dauphine Les deux noms adorés Clémence et Joséphine Et deux rosiers grimpaient le long de son âme Un merveilleux trio Il sourit sur le pavé des gardes à la jument pisseuse Il dirige un orchestre d’enfants Mademoiselle Madeleine Ah !
fais onduler les remords Nouveau monde très matinal montant de l’énorme mer L’aventure de ce vieux cheval en Amérique Au soir de la pêche merveilleuse l’œil du masque Air de petits violons au fond des anges rangés Dans le couchant puis au bout de l’an des dieux Regarde la tête géante et immense la main verte L’argent sera vite remplacé par tout notre or Morte pendue à l’hameçon… c’est la danse bleue L’humide voix des acrobates des maisons Grimace parmi les assauts du vent qui s’assoupit Ouis les vagues et le fracas d’une femme bleue Enfin la grotte à l’atmosphère dorée par la vertu Ce saphir veiné il faut rire !
Pour son baiser les rois du monde Seraient morts ; des pauvres fameux Pour elle eussent vendu leur ombre.
Ni : les maisons flambent, parce qu’on partira pour ne plus revenir ; Ni : ces mains agitées travailleront demain pour nous tous ; Ni même : on a pendu ceux qui ne savaient pas profiter de la vie ; Ni même : on renouvelle le monde en reprenant la Bastille.
Un ange en diamant brisa toutes les vitrines Et les morts m’accostèrent Avec des mines de l’autre monde. […] Des enfants De ce monde ou bien de l’autre Chantaient de ces rondes Aux paroles absurdes et lyriques Qui, sans doute, sont les restes Des plus anciens monuments Poétiques De l’humanité.
Un ange en diamant brisa toutes les vitrines Et les morts m’accostèrent Avec des mines de l’autre monde. […] Des enfants De ce monde ou bien de l’autre Chantaient de ces rondes Aux paroles absurdes et lyriques Qui, sans doute, sont les restes Des plus anciens monuments Poétiques De l’humanité.
Vendémiaire Hommes de l’avenir souvenez-vous de moi Je vivais à l’époque où finissaient les rois Tour à tour ils mouraient silencieux et tristes Et trois fois courageux devenaient trismégistes Que Paris était beau à la fin de septembre Chaque nuit devenait une vigne où les pampres Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux De ma gloire attendaient la vendange de l’aube Un soir passant le long des quais déserts et sombres En rentrant à Auteuil j’entendis une voix Qui chantait gravement se taisant quelquefois Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine La plainte d’autres voix limpides et lointaines Et j’écoutai longtemps tous ces chants et ces cris Qu’éveillait dans la nuit la chanson de Paris J’ai soif villes de France et d’Europe et du monde Venez toutes couler dans ma gorge profonde Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris Vendangeait le raisin le plus doux de la terre Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent Et Rennes répondit avec Quimper et Vannes Nous voici ô Paris nos maisons nos habitants Ces grappes de nos sens qu’enfanta le soleil Se sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille Nous t’apportons tous les cerveaux les cimetières les murailles Ces berceaux pleins de cris que tu n’entendras pas Et d’amont en aval nos pensées ô rivières Les oreilles des écoles et nos mains rapprochées Aux doigts allongés nos mains les clochers Et nous t’apportons aussi cette souple raison Que le mystère clot comme une porte la maison Ce mystère courtois de la galanterie Ce mystère fatal fatal d’une autre vie Double raison qui est au delà de la beauté Et que la Grèce n’a pas connue ni l’Orient Double raison de la Bretagne où lame à lame L’océan châtre peu à peu l’ancien continent Et les villes du Nord répondirent gaiement O Paris nous voici boissons vivantes Les viriles cités où dégoisent et chantent Les métalliques saints de nos saintes usines Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées Comme fit autrefois l’Ixion mécanique Et nos mains innombrables Usines manufactures fabriques mains Oui mains où les ouvriers nus semblables à nos doigts Fabriquent du réel à tant par heure Nous te donnons tout cela Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières Tissaient un ciel nouveau avec la soie des prières Désaltère-toi Paris avec les divines paroles Que mes lèvres le Rhône et la Saône murmurent Toujours le même culte de sa mort renaissant Divise ici les saints et fait pleuvoir le sang Heureuse pluie ô gouttes tièdes ô douleur Un enfant regarde les fenêtres s’ouvrir Et des grappes de têtes à d’ivres oiseaux s’offrir Les villes du Midi répondirent alors Noble Paris seule raison qui vis encore Qui fixes notre humeur selon ta destinée Et toi qui te retires Méditerranée Partagez-vous nos corps comme on rompt les hosties Ces très-hautes amours et leur danse orpheline Deviendront à Paris le vin pur que tu aimes Et un râle infini qui venait de Sicile Signifiait en battement d’ailes ces paroles Les raisins de nos vignes on les a vendangés Et ces grappes de morts dont les grains allongés Ont la saveur du sang de la terre et du sel Les voici pour ta soif ô Paris sous le ciel Obscurci de nuées faméliques Que caresse Ixion le créateur oblique Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d’Afrique O raisins et ces yeux ternes et en famille L’avenir et la vie dans ces treilles s’ennuyent Mais où est le regard lumineux des sirènes Il trompa les marins qu’aimaient ces oiseaux-là Il ne tournera plus sur l’écueil de Scylla Où chantaient les trois voix suaves et sereines Le détroit tout-à-coup avait changé de face Visages de la chair de l’onde de tout Ce que l’on peut imaginer Vous n’êtes que des masques sur des faces masquées Il souriait jeune nageur entre les rives Et les noyés flottant sur son onde nouvelle Fuyaient en le suivant les chanteuses plaintives Elles dirent adieu au gouffre et à l’écueil A leurs pâles époux couchés sur les terrasses Puis ayant pris leur vol vers le brûlant soleil Les suivirent dans l’onde où s’enfoncent les astres Lorsque la nuit revint couverte d’yeux ouverts Errer au site où l’hydre a sifflé et hiver Et j’entendis soudain ta voix impérieuse O Rome Maudire d’un seul coup mes anciennes pensées Et ce ciel où l’amour guide les destinées Les feuillards repoussés sur l’arbre de la croix Et même la fleur de lys qui meurt au Vatican Macèrent dans le vin que je t’offre et qui a La saveur du sang pur de celui qui connaît Une autre liberté végétale dont tu Ne sais pas que c’est elle la suprême vertu Une couronne du trirègne est tombée sur les dalles Les hiérarques la foulent sous leurs sandales O splendeur démocratique qui pâlit Vienne la nuit royale où l’on tuera les bêtes La louve avec l’agneau l’aigle avec la colombe Une foule de rois ennemis et cruels Ayant soif comme toi dans la vigne éternelle Sortiront de la terre et viendront dans les airs Pour boire de mon vin par deux fois millénaire La Moselle et le Rhin se joignent en silence C’est l’Europe qui prie nuit et jour à Coblence Et moi qui m’attardais sur le quai à Auteuil Quand les heures tombaient parfois comme les feuilles Du cep lorsqu’il fut temps j’entendis la prière Qui joignait la limpidité de ces rivières Le vin de ton pays est meilleur que celui Qui pousse sur nos bords mais aux pampres du Nord Tous les grains ont mûri pour cette soif terrible Mes grappes d’hommes forts saignent dans le pressoir Tu boiras à longs traits tout le sang de l’Europe Parce que tu es beau et que seul tu es noble Parce que c’est dans toi que Dieu peut devenir Et tous mes vignerons dans ces belles maisons Qui reflètent le soir leurs feux dans nos deux eaux Dans ces belles maisons nettement blanches et noires Sans savoir que tu es la réalité chantent ta gloire Mais nous liquides mains jointes pour la prière Nous menons vers le sel les eaux aventurières Et la ville entre nous comme entre des ciseaux Ne reflète en dormant nul feu dans ses deux eaux Dont quelque sifflement lointain parfois s’élance Troublant dans leur sommeil les filles de Coblence Les villes répondaient maintenant par centaines Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines Et Trèves la ville ancienne A leur voix mêlait la sienne L’univers tout entier concentré dans ce vin Qui contenait les mers les animaux les plantes Les cités les destins et les astres qui chantent Les hommes à genoux sur la rive du ciel Et le docile fer notre bon compagnon Le feu qu’il faut aimer comme on s’aime soi-même Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front L’éclair qui luit ainsi qu’une pensée naissante Tous les noms six par six les nombres un à un Des kilos de papier tordus comme des flammes Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements Les bons vers immortels qui s’ennuient patiemment Des armées rangées en bataille Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres Au bord des yeux de celle que j’aime tant Les fleurs qui s’écrient hors de bouches Et tout ce que je ne sais pas dire Tout ce que je ne connaitrai jamais Tout cela tout cela changé en ce vin pur Dont Paris avait soif Me fut alors présenté Actions belles journées sommeils terribles Végétation accouplements musiques éternelles Mouvements adorations douleur divine Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez Je vous ai bu et ne fus pas désaltéré Mais je connus dès lors quelle saveur a l’univers Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers Sur le quai d’où je voyais l’onde couler et dormir les bélandres Ecoutez mes chants d’universelle ivrognerie Et la nuit de septembre s’achevait lentement Les feux rouges des ponts s’éteignaient dans la Seine Les étoiles mouraient le jour naissait à peine GUILLAUME APOLLINAIRE
Zône A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La Religion seule est restée toute neuve la Religion Est restée simple comme les hangars de Port Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est toi pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières O portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les Directeurs les Ouvriers et les belles sténo-dactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Et dans l’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ C’est le beau lys que malgré tout nous tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité c’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux qui transporte la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie L’avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles A tire d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri Et d’Amérique vient le petit colibri De Chine sont venus les pi-his longs et souples Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples Puis s’en vient la colombe esprit immaculé Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirènes laissant les périlleux détroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigle phénix et pi-his de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier Comme si tu ne devais jamais plus être aimé Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère Et vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de toi et comme le feu de l’enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C’est un tableau pendu dans un sombre musée Et quelquefois tu vas le regarder de près Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse L’image qui te possède te fait sourire dans l’insomnie et dans l’angoisse Et c’est toujours près de toi la métive qui passe Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année Avec tes amis tu te promènes en barque L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose La cétoine qui dort dans le cœur de la rose Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en écoutant Dans les tavernes chanter des chansons tchèques Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du Mensonge et de l’Age Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder la croix et à tous moments tu voudrais sangloter Sur moi sur celle que j’aime sur tout ce qui m’a épouvanté Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme les rois mages Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune Des familles transportent un édredon rouge comme vous transportez votre cœur Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels Beaucoup de ces émigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges Je les ai vu souvent le soir ils prennent l’air dans la rue Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant On chante on danse on boit du champagne Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu Adieu Soleil levant cou tranché GUILLAUME APOLLINAIRE.
Zône A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La Religion seule est restée toute neuve la Religion Est restée simple comme les hangars de Port Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est toi pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières O portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les Directeurs les Ouvriers et les belles sténodactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Eglise Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Et dans l’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ C’est le beau lys que malgré tout nous tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est larbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité c’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux qui transporte la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie L’avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles A tire d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri Et d’Amérique vient le petit colibri De Chine sont venus les pi-his longs et souples Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples Puis s’en vient la colombe esprit immaculé Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirènes laissant les périlleux détroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigles phénix et pi-his de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier Comme si tu ne devais jamais plus être aimé Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère Et vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de toi et comme le feu de l’enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C’est un tableau pendu dans un sombre musée Et quelquefois tu vas le regarder de près Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse L’image qui te possède te fait sourire dans l’insomnie et dans l’angoisse Et c’est toujours près de toi la métive qui passe Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année Avec tes amis tu te promènes en barque L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose La cétoine qui dort dans le cœur de la rose Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en écoutant Dans les tavernes chanter des chansons tchèques Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du Mensonge et de l’Age Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder la croix et à tous moments tu voudrais sangloter Sur moi sur celle que j’aime sur tout ce qui m’a épouvanté Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme les rois mages Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune Des familles transportent un édredon rouge comme vous transportez votre cœur Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels Beaucoup de ces émigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges Je les ai vu souvent le soir ils prennent l’air dans la rue Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant On chante on danse on boit du champagne Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu adieu Soleil levant cou tranché Guillaume Apollinaire
A l’Italie (incipit : « L’amour a remué ma vie ») L’amour a remué ma vie comme on remue la terre dans la zône des armées J’atteignais l’âge mûr quand la guerre arriva Et dans ce jour d’août 1915 le plus chaud de l’année Bien abrité dans l’hypogée que j’ai creusé moi-même C’est à toi que je songe ITALIE mère de mes pensées Et dejà quand von Kluck marchait sur Paris avant la Marne J’évoquais le sac de Rome par les Allemands Le sac de Rome qu’ont décrit Un Bonaparte le vicaire espagnol Delicado et l’Arétin Je me disais Est-il possible que la nation Qui est la mère de la civilisation Regarde sans la défendre les efforts qu’on fait pour la détruire Puis les temps sont venus les tombes se sont ouvertes Les fantômes des Esclaves toujours frémissants Se sont dressés en criant SUS AUX TUDESQUES Nous l’armée invisible aux cris éblouissants Plus doux que n’est le miel et plus simples qu’un peu de terre Nous te tournons bénignement le dos ITALIE Mais ne t’en fais pas nous t’aimons bien ITALIE f mère qui es aussi notre fille Nous sommes là tranquillement et sans tristesse Et si malgré les masques les sacs de sable les rondins nous tombions Nous savons qu’un autre prendrait notre place Et que LES ARMEES ne périront jamais Les mois ne sont pas longs ni les jours ni les nuits C’est la guerre qui est longue ITALIE Toi notre mère et notre fille quelque chose comme une sœur J’ai comme toi pour me réconforter le quart de pinard Qui met tant de différence entre nous et les Boches J’ai aussi comme toi l’envol des compagnies de perdreaux des 75 Comme toi je n’ai pas cet orgueil sans joie des Boches et je sais rigoler Je ne suis pas sentimental à l’excès comme le sont ces gens sans mesure que leurs actions dépassent sans qu’il sachent s’amuser Notre civilisation a plus de finesse que les choses qu’ils emploient Elle est au delà de la vie confortable Et de ce qui est l’extérieur dans l’art et l’industrie Les fleurs sont nos enfants et non les leurs Même la fleur de lys qui meurt au Vatican La plaine est infinie et les tranchées sont blanches Les avions bourdonnent ainsi que des abeilles Sur les roses momentanées des éclatements Et les nuits sont parées de guirlandes d’éblouissements De bulles de globules aux couleurs insoupçonnées Nous jouissons de tout même de nos souffrances Notre humeur est charmante l’ardeur vient quand il faut Nous sommes narquois car nous savons faire la part des choses Et il n’y a pas plus de folie chez celui qui jette les grenades que chez celui qui plume les patates Tu aimes un peu plus que nous les gestes et les mots sonores Tu as à ta disposition les sortilèges étrusques le sens de la majesté héroïque et le courageux honneur individuel Nous avons le sourire nous devinons ce qu’on ne nous dit pas nous sommes démerdards et même ceux qui se dégonflent sauraient à l’occasion faire preuve de l’esprit de sacrifice qu’on appelle la bravoure Et nous fumons du gros avec volupté C’est la nuit je suis dans mon blockaus éclairé par l’électricité en bâton Je pense à toi pays des 2 volcans Je salue le souvenir des sirènes et des scylles mortes au moment de Messine Je salue le Colleoni équestre de Venise Je salue la chemise rouge Je t’envoie mes amitiés ITALIE et m’apprête à applaudir aux hauts faits de ta bleusaille Non parce que j’imagine qu’il y aura jamais plus de bonheur ou de malheur en ce monde Mais parce que comme toi j’aime à penser seul et que les Boches m’en empêcheraient Mais parce que le goût naturel de la perfection que nous avons l’un et l’autre si on les laissait faire serait vite remplacé par je ne sais quelles commodités dont je n’ai que faire Et surtout parce que comme toi je sais je veux choisir et qu’eux voudraient nous forcer à ne plus choisir Une même destinée nous lie en cette occase Ce n’est pas pour l’ensemble que je le dis Mais pour chacun de tei ITALIE Ne te borne point à prendre les terres irrédentes Mets ton destin dans la balance où est le nôtre Les réflecteurs dardent leurs lueurs comme des yeux d’escargots Et les obus en tombant sont des chiens qui jettent de la terre avec leurs pattes après avoir fait leurs besoins Notre armée invisible est une belle nuit constellée Et chacun de nos hommes est un astre merveilleux O nuit, o nuit éblouissante Les morts sont avec nos soldats Les morts sont debout dans les tranchées Ou se glissent souterrainement vers les Bien-Aimees O Lille Saint-Quentin Laon Maubeuge Vouziers Nous jetons nos villes comme des grenades Nos fleuves sont brandis comme des sabres Nos montagnes chargent comme cavalerie Nous reprendrons les villes les fleuves et les collines De la frontière helvétique aux frontières bataves Entre toi et nous ITALIE Il y a des patelins pleins de femmes Et près de toi m’attend celle que j’adore O FRERES D’ITALIE Ondes nuages délétères Metalliques débris qui vous rouillez partout O frères d’ITALIE vos plumes sur la tête ITALIE Entends crier Louvain vois Reims tordre ses bras Et ce soldat blessé toujours debout Arras Et maintenant chantons ceux qui sont morts Ceux qui vivent les officiers et les soldats Les flingots Rosalie le canon la fusée l’hélice la pelle les chevaux Chantons les bagues pâles les casques Chantons ceux qui sont morts Chantons la terre qui bâille d’ennui Chantons et rigolons Durant des années ITALIE Entends braire l’âne boche Faisons la guerre à coups de fouets Faits avec les rayons du soleil ITALIE Chantons et rigolons Durant des années Guillaume Apollinaire.
Jadis, les morts sont revenus pour m’adorer, Et j’espérais la fin du monde, Mais la mienne arrive en sifflant comme un ouragan.