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2. (1916) Tourbillon de mouches « Tourbillon de mouches »

Tourbillon de mouches Un cavalier va dans la plaine La jeune fille pense à lui Et cette flotte à Mytilène Le fil de fer est là qui luit Comme ils cueillaient la rose ardente Leurs yeux tout à coup ont fleuri Et quel soleil la bouche errante A qui la bouche avait souri

3. (1916) Poème (incipit : « Deux lacs nègres ») - section II

Poème (incipit : « Deux lacs nègres ») II Bouche ouverte sur une harmonium C’était une voix faite d’yeux Tandis qu’il traîne de petites gens

4. (1916) Poème (incipit : « Deux lignes nègres ») - section II

Poème (incipit : « Deux lignes nègres ») II Bouche ouverte sur un harmonium C’était une voix faite d’yeux Tandis qu’il est de petites gens

5. (1912) Rosemonde « Rosemonde »

Je la surnommai Rosemonde Voulant pouvoir me rappeler Sa bouche fleurie en Hollande Puis lentement je m’en allai Pour quêter la Rose du Monde.

6. (1909) Aubade chantée à Lætare un an passé « Aubade chantée à Lætare un an passé »

Mars et Vénus sont revenus ; Ils s’embrassent à bouches folles Devant des sites ingénus Où sous les roses qui feuillolent De beaux dieux roses dansent nus.

7. (1917) Allons plus vite « Allons plus vite »

Allons plus vite              Et le soir vient et les lys meurent                      Regarde ma douleur beau ciel qui me l’envoyes                                      une nuit de mélancolie                                                              Enfant souris ô sœur écoute Pauvres marchez sur la grand route                                      O menteuse forêt qui surgis à ma voix                                                       Les flammes qui brûlent les âmes                                     Sur le Boulevard de Grenelle                 Les ouvriers et les patrons                                             Arbres de mai cette dentelle                                             ne fais donc pas le fanfaron                             Allons plus vite nom de Dieu                                             Allons plus vite               Tous les poteaux télégraphiques               Viennent là-bas le long du quai               Sur son sein notre République               A mis ce bouquet de muguet               qui poussait drû le long du quai                               Allons plus vite nom de Dieu                                                 Allons plus vite                      La bouche en cœur Pauline honteuse                                                                  Les ouvriers et les patrons                      Oui-dà oui-dà belle endormeuse                       Ton frère                               Allons plus vite nom de Dieu                                                 Allons plus vite GUILLAUME APOLLINAIRE

8. (1910) Sonnet « Sonnet »

Ma bouche à tes seins blancs comme des petits suisses Fera l’honneur abject des suçons sans venin.

9. (1910) Sonnet « Sonnet »

Ma bouche à tes seins blancs comme de petits suisses Fera l’honneur abject des suçons sans venin.

10. (1917) Le Vigneron champenois « Le Vigneron champenois »

Le Vigneron champenois Le régiment arrive Le village est presque endormi dans la lumière parfumée Un prêtre a le casque en tête La bouteille champenoise est-elle ou non une artillerie Les ceps de vigne comme l’hermine sur un écu Bonjour soldats Je les ai vus passer et repasser en courant Bonjour soldats bouteilles champenoises où le sang fermente Vous resterez quelques jours et puis remonterez en ligne Echelonnés ainsi que sont les ceps de vigne J’envoie mes bouteilles partout comme les obus d’une charmante artillerie La nuit est blonde ô vin blond Un vigneron chantait courbé dans sa vigne Un vigneron sans bouche au fond de l’horizon Un vigneron qui était lui-même la bouteille vivante Un vigneron qui sait ce qu’est la guerre Un vigneron champenois qui est un artilleur C’est maintenant le soir et l’on joue à la mouche Puis les soldats s’en iront là-haut Où l’Artillerie débouche ses bouteilles crèmantes Allons Adieu messieurs tâchez de revenir Mais nul ne sait ce qui peut advenir GUILLAUME APOLLINAIRE

11. (1913) Dans le jardin d’Anna « Dans le jardin d’Anna »

Dans le jardin d’Anna Certes si nous avions vécu en l’an dix-sept cent soixante Est-ce bien la date que vous déchiffrez Anna sur ce banc de pierre Et que par malheur j’eusse été allemand Mais que par bonheur j’eusse été près de vous Nous aurions parlé d’amour de façon imprécise Presque toujours en français Et pendue éperdument à mon bras Vous m’auriez écouté vous parler de Pythagoras En pensant aussi au café qu’on prendrait Dans une demi-heure Et l’automne eût été pareil à cet automne Que l’épine-vinette et les pampres couronnent Et brusquement parfois j’eusse salué très bas De nobles dames grasses et langoureuses J’aurais dégusté lentement et tout seul Pendant de longues soirées Le tokay épais ou la malvoisie J’aurais mis mon habit espagnol Pour aller sur la route par laquelle Arrive dans son vieux carrosse Ma grand’mère qui se refuse à comprendre l’allemand J’aurais écrit des vers pleins de mythologie Sur vos seins la vie champêtre et sur les dames Des alentours J’aurais souvent cassé ma canne Sur le dos d’un paysan J’aurais aimé entendre de la musique en mangeant Du jambon J’aurais juré en allemand je vous le jure Lorsque vous m’auriez surpris embrassant à pleine bouche Cette servante rousse Vous m’auriez pardonné dans le bois aux myrtilles J’aurais fredonné un moment Puis nous aurions écouté longtemps les bruits du crépuscule

12. (1907) Lul de Faltenin « Lul de Faltenin »

J’agite un feuillard défleuri Pour écarter l’haleine tiède Qu’exhalent contre mes grands cris Vos terribles bouches muettes.

13. (1907) Fragment « Fragment »

J’agite un feuillard défleuri Pour écarter l’haleine tiède Qu’exhalent contre mes grands cris Vos terribles bouches muettes.

14. (1915) 2e canonnier conducteur « 2e canonnier conducteur »

2e canonnier conducteur Me voici libre et fier parmi mes compagnons Le Réveil a sonné et dans le petit jour je salue La fameuse Nancéenne que je n’ai pas connue   [trompette] As-tu connu la putain de Nancy qui a foutu la vxxxxx à toute l’artillerie l’artillerie ne s’est pas aperçu qu’elle avait mal au [cul] Les 3 serveants bras dessus bras dessous se sont endormis sur l’avant-train Et conducteur par mont par val sur le porteur Au pas au trot et parfois au galop je conduis le canon                                           Le bras de l’officier est mon étoile polaire Il pleut mon manteau est trempé et je m’essuie parfois, la figure Avec la serviette-torchon qui est dans la sacoche du sous-verge Voici des fantassnis aux pas pesants aux pieds boueux La pluie les pique de ses aiguilles le sac les suit Fantassins marchantes mottes de terre Vous êtes la puissance Du sol qui vous a faits Et c’est le sol qui va Lors que vous avancer   [botte] sacré nom de Dieu quelle allure nom de Dieu quelle allure cependant que la nuit descend [Notre-Dame] souvenirs de Paris avant la guerre ils seront bien plus doux après la victoire [Tour Eiffel] salut monde dont je suis la langue éloquente que sa bouche ô Paris tire et tirera toujours aux Allemands Un officier passe au galop Comme un ange bleu dans la plue grise Un blessé chemine en fumant une pipe Le lièvre détale et voici un russieau que j’aime Et cette jeune femme nous salue charretiers                                            La Victoire se tient après nos jugulaires                Et calcule pour nos canons les mesures angulaires                                     Nos salves nos rafales sont ses cris de joie                                     Ses fleurs sont nos obus aux gerbes merveilleuses                                     Sa pensée se recueille aux trauchées glorieuses   [obus] j’entends chanter l’oiseau le bel oiseau rapace Guillaume Apollinaire.

15. (1917) Chevaux de frise « Chevaux de frise »

Chevaux de frise Pendant le blanc et nocturne novembre Alors que les arbres déchiquetés par l’artillerie Vieillissaient encore sous la neige Et semblaient à peine des chevaux de frise Entourés de vagues de fils de fer Mon cœur renaissait comme un arbre au printemps Un arbre fruitier sur lequel s’épanouissent                         Les fleurs de l’amour Pendant le blanc et nocturne novembre Tandis que chantaient épouvantablement les obus Et que les fleurs mortes de la terre exhalaient                         Leurs mortelles odeurs Moi je décrivais tous les jours mon amour à Madeleine La neige met de pâles fleurs sur les arbres            Et toisonne d’hermine les chevaux de frise                  Que l’on voit partout                         Abandonnés et sinistres                                Chevaux muets            Non chevaux barbes mais barbelés                  Et je les anime tout soudain            En troupeau de jolis chevaux pies Qui vont vers toi comme de blanches vagues                         Sur la Méditerranée                  Et t’apportent mon amour Rose lys ô panthère ô colombes étoile bleue                                      ô Madeleine Je t’aime avec délices Si je songe à tes yeux je songe aux sources fraîches Si je pense à ta bouche les roses m’apparaissent Si je songe à tes seins le Paraclet descend                  O double colombe de ta poitrine Et vient délier ma langue de poète                  Pour te redire je t’aime Ton visage est un bouquet de fleurs            Aujourd’hui je te vois non Panthère                                    mais Toutefleur Et je te respire ô ma Toutefleur Tous les lys montent en toi comme des cantiques d’amour et d’allégresse Et ces chants qui s’envolent vers toi                                M’emportent à ton côté                         Dans ton bel Orient où les lys Se changent en palmiers qui de leurs belles mains Me font signe de venir La fusée s’épanouit fleur nocturne                                Quand il fait noir Et elle retombe comme une pluie de larmes amoureuses De larmes heureuses que la joie fait couler                      Et je t’aime comme tu m’aimes                                     Madeleine Novembre 1915

16. (1911) Dans le palais de Rosemonde « Dans le palais de Rosemonde »

Dans le palais de Rosemonde Vers le palais de Rosemonde au fond du Rêve Mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée Le palais don du roi comme un roi nu s’élève Des chairs fouettées des roses de la roseraie On voit venir au fond du jardin mes pensées Qui sourient du concert joué par les grenouilles Elles ont envie des cyprès grandes quenouilles Et le soleil miroir des roses s’est brisé Le stigmate sanglant des mains contre les vitres Quel archer mal blessé du couchant le troua La résine qui rend amer le vin de Chypre Ma bouche aux agapes d’agneau blanc l’éprouva Sur les genoux pointus du monarque adultère Sur le mai de son âge et sur son trente et un Madame Rosemonde roule avec mystère Ses petits yeux tout ronds pareils aux yeux des Huns Dame de mes pensées au cul de perle fine Dont ni perle ni cul n’égale l’Orient Qui donc attendez-vous Mes plus belles voisines De rêveuses pensées en marche à l’Orient Toc toc Entrez dans l’antichambre Le jour baisse La veilleuse dans l’ombre est un bijou d’or cuit Pendez vos têtes aux patères par les tresses Le ciel presque nocturne a des lueurs d’aiguilles On entra dans la salle à manger les narines Reniflaient une odeur de graisse et de graillon On eut vingt potages dont trois couleur d’urine Et le roi prit deux œufs pochés dans du bouillon Puis les marmitons apportèrent les viandes Des rôtis de pensées mortes dans mon cerveau Mes beaux rêves mort-nés en tranches bien saignantes Et mes souvenirs faisandés en godiveaux Or ces pensées mortes depuis des millénaires Avaient le fade goût des grands mammouths gelés Les os ou songe-creux venaient des ossuaires En danse macabre aux plis de mon cervelet Et tous ces mets criaient des choses non pareilles                               Mais nom de Dieu                         Ventre affamé n’a pas d’oreilles Et les convives mastiquaient à qui mieux mieux Ah nom de Dieu qu’ont donc crié ces entrecôtes Ces grands pâtés os à la moelle et mirotons Langues de feu où sont-elles mes pentecôtes Pour mes pensées de tous pays de tous les temps

17. (1909) [« Voie lactée, ô sœur lumineuse »] « [« Voie lactée, ô sœur lumineuse »] »

Un jour, le roi, dans l’eau d’argent, Se noya, puis, la bouche ouverte, Il s’en revint en surnageant Sur la rive dormir inerte, Face tournée au ciel changeant… … Juin, ton soleil, ardente lyre, Brûle mes doigts endoloris.

18. (1918) La Jolie Rousse « La Jolie Rousse »

La Jolie Rousse Me voici devant tous un homme plein de sens Connaissant de la vie et de la mort ce qu’un vivant peut connaître Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l’amour Ayant su quelquefois imposer ses idées Connaissant plusieurs langages Ayant pas mal voyagé Ayant vu la guerre dans l’Artillerie et l’Infanterie Blessé à la tête trépané sous le chloroforme Ayant perdu ses meilleurs amis dans l’effroyable lutte Je sais d’ancien et de nouveau autant qu’un homme seul pourrait des deux savoir Et sans m’inquiéter aujourd’hui de cette guerre Entre nous et pour vous amis Je juge cette longue querelle de la tradition et de l’invention                     De l’Ordre et de l’Aventure Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu Bouche qui est l’ordre même Soyez indulgents quand vous nous comparez A ceux qui furent la perfection de l’ordre Nous qui quêtons partout l’aventure Nous ne sommes pas vos ennemis Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines Où le mystère en fleur s’offre à qui veut le cueillir Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues Mille phantasmes impondérables Auxquels il faut donner de la réalité Nous voulons explorer la Bonté contrée énorme où tout se tait Il y a aussi le temps qu’on peut chasser ou faire revenir Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières De l’illimité et de l’avenir Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés Voici que vient l’été la saison violente Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps O Soleil c’est le temps de la Raison ardente                      Et j’attends Pour la suivre toujours la forme noble et douce Qu’elle prend afin que je l’aime seulement Elle vient et m’attire ainsi qu’un fer l’aimant                    Elle a l’aspect charmant                    D’une adorable rousse Ses cheveux sont d’or on dirait Un bel éclair qui durerait Ou ces flammes qui se pavanent Dans les roses-thé qui se fanent Mais riez riez de moi Hommes de partout et surtout gens d’ici Car il y a tant de choses que je n’ose vous dire Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire Ayez pitié de moi Guillaume Apollinaire

19. (1917) Merveille de la guerre « Merveille de la guerre »

Merveille de la guerre Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et cœurs J’ai reconnu ton sourire et ta vivacité C’est aussi l’apothéose quotidienne de toutes mes Bérénices dont les chevelures sont devenues des comètes Ces danseuses surdorées appartiennent à tous les temps et à toutes les races Elles accouchent brusquement d’enfants qui n’ont que le temps de mourir Comme c’est beau toutes ces fusées Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore S’il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif comme les lettres d’un livre Pourtant c’est aussi beau que si la vie même sortait des mourants Mais ce serait plus beau encore s’il y en avait plus encore Cependant je les regarde comme une beauté qui s’offre et s’évanouit aussitôt Il me semble assister à un grand festin éclairé à giorno C’est un banquet que s’offre la terre Elle a faim et ouvre de longues bouches pâles La terre a faim et voici son festin de Balthasar cannibale Qui aurait dit qu’on pût être à ce point anthropophage Et qu’il fallût tant de feu pour rôtir le corps humain C’est pourquoi l’air a un petit goût empyreumatique qui n’est ma foi pas désagréable Mais le festin serait plus beau encore si le ciel y mangeait avec la terre Il n’avale que des âmes Ce qui est une façon de ne pas se nourrir Et se contente de jongler avec des feux versicolores Mais j’ai coulé dans la douceur de cette guerre avec toute ma compagnie au long des longs boyaux Quelques cris de flamme annoncent sans cesse ma présence J’ai creusé le lit où je coule en me ramifiant en mille petits fleuves qui vont partout Je suis dans la tranchée de première ligne et cependant je suis partout je commence à être partout C’est moi qui commence cette chose des siècles à venir Ce sera plus long à réaliser que non la fable d’Icare volant Je lègue à l’avenir l’histoire de Guillaume Apollinaire Qui fut à la guerre et sut être partout Dans les villes heureuses de l’arrière Dans ceux qui meurent en piétinant dans le barbelé Dans les femmes dans les canons dans les chevaux Au Zenith au Nadir aux 4 points cardinaux Et dans l’unique ardeur de cette veillée d’armes Et ce serait sans doute bien plus beau Si je pouvais supposer que toutes ces choses dans lesquelles je suis partout Pouvaient m’occuper aussi Mais dans ce sens il n’y a rien de fait Car si je suis partout à cette heure il n’y a cependant que moi qui suis en moi Décembre 1915

20. (1914) Un fantôme de nuées « Un fantôme de nuées »

Un fantôme de nuées   Comme c’était la veille du quatorze Juillet Vers les quatre heures de l’après-midi Je descendis dans la rue pour aller voir les saltimbanques Ces gens qui font des tours en plein air Commencent à être rares à Paris Dans ma jeunesse on en voyait beaucoup plus qu’aujourd’hui Ils s’en sont allés presque tous en province Je pris le boulevard Saint-Germain Et sur une petite place située entre Saint-Germain-des-Prés et la statue de Danton Je rencontrai les saltimbanques La foule les entourait muette et résignée à attendre Je me fis une place dans ce cercle afin de tout voir Poids formidables Villes de Belgique soulevées à bras tendus par un ouvrier russe de Longwy Haltères noirs et creuses qui ont pour tige un fleuve figé Doigts roulants une cigarette amère et délicieuse comme ta vie De nombreux tapis usés couvraient le sol Tapis qui ont des plis qu’on ne défera pas Tapis qui sont presque entièrement couleur de la poussière Et où quelques taches jaunes ou vertes ont persisté Comme un air de musique qui vous poursuit Vois-tu le personnage maigre et sauvage La cendre de ses frères lui sortait en barbe grisonnante Il portait ainsi toute son hérédité au visage Il semblait rêver à l’avenir En tournant machinalement un orgue de Barbarie Dont la lente voix se lamentait merveilleusement Les glouglous les couacs et les sourds gémissements Les saltimbanques ne bougeaient pas Le plus vieux avait un maillot de ce rose violâtre qu’ont aux joues certaines jeunes filles actives mais près de la mort Ce rose là se niche surtout dans les plis qu’entourent souvent leur bouche Ou près des narines C’est un rose plein de traitrise Cet homme portait-il ainsi sur le dos La teinte ignoble de ses poumons Les bras, les bras partout montaient la garde Le second saltimbanque N’était vêtu que de son ombre Je le regardai longtemps Son visage m’échappe entièrement C’est un homme sans tête Un autre enfin avait l’air d’un voyou D’un apache bon et crapule à la fois     Avec son pantalon bouffant et les accroche-chaussettes N’aurait-il pas eu l’apparence d’un maquereau à sa toilette La musique se tut et ce furent des pourparlers avec le public Qui sou à sou jeta sur le tapis la somme de deux francs cinquante Au lieu des trois francs que le vieux avait fixé comme prix des tours Mais quand il fut clair que personne ne donnerait plus rien On se décida à commencer la séance De dessous de l’orgue sortit un tout petit saltimbanque habillé de rose pulmonaire Avec de la fourrure aux poignets et aux chevilles Il poussait des cris brefs Et saluait en écartant gentiment les avant-bras Mains ouvertes Une jambe en arrière prête à la génuflexion Il salua ainsi aux quatre points cardinaux Et quand il marcha sur une boule Son corps mince devint une musique si délicate que nul parmi les spectateurs n’y fut insensible Cher petit esprit sans aucune humanité Pensa chacun Et cette musique des formes Détruisit celle de l’orgue mécanique Que moulait l’homme au visage couvert d’ancêtres Le petit saltimbanque fit la roue Avec tant d’audacieuse harmonie Que l’orgue cessa de jouer Et que l’organiste se cacha le visage dans les mains Aux doigts semblables aux descendants de son destin Fœtus minuscules qui lui sortaient de la barbe Nouveau cri de Peau-Rouge Musique angélique des arbres Disparition de l’enfant Les saltimbanques soulevèrent les grosses haltères à bout de bras Ils jonglèrent avec les poids Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux Siècle ô siècle des nuages     Guillaume Apollinaire.

21. (1911) Cortège « Cortège »

Puis, sur terre il venait mille peuplades blanches Dont chaque homme tenait une rose à la main Et le langage qu’ils inventaient en chemin Je l’appris de leur bouche et je le parle encore.

22. (1913) Un fantôme de nuées « Un fantôme de nuées »

Ce rose-là se niche surtout dans les plis qui entourent souvent leur bouche, Ou près des narines.

23. (1909) L'Obituaire « L’Obituaire »

Les amoureux s’entr’aimaient, Et par couples aux belles bouches, Marchaient à distances inégales.

24. (1912) La Maison des morts « La Maison des Morts »

Les amoureux s’entr’aimaient, Et par couples aux belles bouches, Marchaient à distances inégales.

25. (1912) Vendémiaire « Vendémiaire »

Vendémiaire Hommes de l’avenir souvenez-vous de moi Je vivais à l’époque où finissaient les rois Tour à tour ils mouraient silencieux et tristes Et trois fois courageux devenaient trismégistes Que Paris était beau à la fin de septembre Chaque nuit devenait une vigne où les pampres Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux De ma gloire attendaient la vendange de l’aube Un soir passant le long des quais déserts et sombres En rentrant à Auteuil j’entendis une voix Qui chantait gravement se taisant quelquefois Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine La plainte d’autres voix limpides et lointaines Et j’écoutai longtemps tous ces chants et ces cris Qu’éveillait dans la nuit la chanson de Paris J’ai soif villes de France et d’Europe et du monde Venez toutes couler dans ma gorge profonde Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris Vendangeait le raisin le plus doux de la terre Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent Et Rennes répondit avec Quimper et Vannes Nous voici ô Paris nos maisons nos habitants Ces grappes de nos sens qu’enfanta le soleil Se sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille Nous t’apportons tous les cerveaux les cimetières les murailles Ces berceaux pleins de cris que tu n’entendras pas Et d’amont en aval nos pensées ô rivières Les oreilles des écoles et nos mains rapprochées Aux doigts allongés nos mains les clochers Et nous t’apportons aussi cette souple raison Que le mystère clot comme une porte la maison Ce mystère courtois de la galanterie Ce mystère fatal fatal d’une autre vie Double raison qui est au delà de la beauté Et que la Grèce n’a pas connue ni l’Orient Double raison de la Bretagne où lame à lame L’océan châtre peu à peu l’ancien continent Et les villes du Nord répondirent gaiement O Paris nous voici boissons vivantes Les viriles cités où dégoisent et chantent Les métalliques saints de nos saintes usines Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées Comme fit autrefois l’Ixion mécanique Et nos mains innombrables Usines manufactures fabriques mains Oui mains où les ouvriers nus semblables à nos doigts Fabriquent du réel à tant par heure Nous te donnons tout cela Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières Tissaient un ciel nouveau avec la soie des prières Désaltère-toi Paris avec les divines paroles Que mes lèvres le Rhône et la Saône murmurent Toujours le même culte de sa mort renaissant Divise ici les saints et fait pleuvoir le sang Heureuse pluie ô gouttes tièdes ô douleur Un enfant regarde les fenêtres s’ouvrir Et des grappes de têtes à d’ivres oiseaux s’offrir Les villes du Midi répondirent alors Noble Paris seule raison qui vis encore Qui fixes notre humeur selon ta destinée Et toi qui te retires Méditerranée Partagez-vous nos corps comme on rompt les hosties Ces très-hautes amours et leur danse orpheline Deviendront à Paris le vin pur que tu aimes Et un râle infini qui venait de Sicile Signifiait en battement d’ailes ces paroles Les raisins de nos vignes on les a vendangés Et ces grappes de morts dont les grains allongés Ont la saveur du sang de la terre et du sel Les voici pour ta soif ô Paris sous le ciel Obscurci de nuées faméliques Que caresse Ixion le créateur oblique Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d’Afrique O raisins et ces yeux ternes et en famille L’avenir et la vie dans ces treilles s’ennuyent Mais où est le regard lumineux des sirènes Il trompa les marins qu’aimaient ces oiseaux-là Il ne tournera plus sur l’écueil de Scylla Où chantaient les trois voix suaves et sereines Le détroit tout-à-coup avait changé de face Visages de la chair de l’onde de tout Ce que l’on peut imaginer Vous n’êtes que des masques sur des faces masquées Il souriait jeune nageur entre les rives Et les noyés flottant sur son onde nouvelle Fuyaient en le suivant les chanteuses plaintives Elles dirent adieu au gouffre et à l’écueil A leurs pâles époux couchés sur les terrasses Puis ayant pris leur vol vers le brûlant soleil Les suivirent dans l’onde où s’enfoncent les astres Lorsque la nuit revint couverte d’yeux ouverts Errer au site où l’hydre a sifflé et hiver Et j’entendis soudain ta voix impérieuse O Rome Maudire d’un seul coup mes anciennes pensées Et ce ciel où l’amour guide les destinées Les feuillards repoussés sur l’arbre de la croix Et même la fleur de lys qui meurt au Vatican Macèrent dans le vin que je t’offre et qui a La saveur du sang pur de celui qui connaît Une autre liberté végétale dont tu Ne sais pas que c’est elle la suprême vertu Une couronne du trirègne est tombée sur les dalles Les hiérarques la foulent sous leurs sandales O splendeur démocratique qui pâlit Vienne la nuit royale où l’on tuera les bêtes La louve avec l’agneau l’aigle avec la colombe Une foule de rois ennemis et cruels Ayant soif comme toi dans la vigne éternelle Sortiront de la terre et viendront dans les airs Pour boire de mon vin par deux fois millénaire La Moselle et le Rhin se joignent en silence C’est l’Europe qui prie nuit et jour à Coblence Et moi qui m’attardais sur le quai à Auteuil Quand les heures tombaient parfois comme les feuilles Du cep lorsqu’il fut temps j’entendis la prière Qui joignait la limpidité de ces rivières Le vin de ton pays est meilleur que celui Qui pousse sur nos bords mais aux pampres du Nord Tous les grains ont mûri pour cette soif terrible Mes grappes d’hommes forts saignent dans le pressoir Tu boiras à longs traits tout le sang de l’Europe Parce que tu es beau et que seul tu es noble Parce que c’est dans toi que Dieu peut devenir Et tous mes vignerons dans ces belles maisons Qui reflètent le soir leurs feux dans nos deux eaux Dans ces belles maisons nettement blanches et noires Sans savoir que tu es la réalité chantent ta gloire Mais nous liquides mains jointes pour la prière Nous menons vers le sel les eaux aventurières Et la ville entre nous comme entre des ciseaux Ne reflète en dormant nul feu dans ses deux eaux Dont quelque sifflement lointain parfois s’élance Troublant dans leur sommeil les filles de Coblence Les villes répondaient maintenant par centaines Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines Et Trèves la ville ancienne A leur voix mêlait la sienne L’univers tout entier concentré dans ce vin Qui contenait les mers les animaux les plantes Les cités les destins et les astres qui chantent Les hommes à genoux sur la rive du ciel Et le docile fer notre bon compagnon Le feu qu’il faut aimer comme on s’aime soi-même Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front L’éclair qui luit ainsi qu’une pensée naissante Tous les noms six par six les nombres un à un Des kilos de papier tordus comme des flammes Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements Les bons vers immortels qui s’ennuient patiemment Des armées rangées en bataille Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres Au bord des yeux de celle que j’aime tant Les fleurs qui s’écrient hors de bouches Et tout ce que je ne sais pas dire Tout ce que je ne connaitrai jamais Tout cela tout cela changé en ce vin pur Dont Paris avait soif Me fut alors présenté Actions belles journées sommeils terribles Végétation accouplements musiques éternelles Mouvements adorations douleur divine Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez Je vous ai bu et ne fus pas désaltéré Mais je connus dès lors quelle saveur a l’univers Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers Sur le quai d’où je voyais l’onde couler et dormir les bélandres Ecoutez mes chants d’universelle ivrognerie Et la nuit de septembre s’achevait lentement Les feux rouges des ponts s’éteignaient dans la Seine Les étoiles mouraient le jour naissait à peine GUILLAUME APOLLINAIRE

26. (1912) Zône « Zône »

Zône A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La Religion seule est restée toute neuve la Religion Est restée simple comme les hangars de Port Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est toi pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières O portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les Directeurs les Ouvriers et les belles sténo-dactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Et dans l’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ C’est le beau lys que malgré tout nous tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité c’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux qui transporte la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie L’avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles A tire d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri Et d’Amérique vient le petit colibri De Chine sont venus les pi-his longs et souples Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples Puis s’en vient la colombe esprit immaculé Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirènes laissant les périlleux détroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigle phénix et pi-his de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier Comme si tu ne devais jamais plus être aimé Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère Et vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de toi et comme le feu de l’enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C’est un tableau pendu dans un sombre musée Et quelquefois tu vas le regarder de près Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse L’image qui te possède te fait sourire dans l’insomnie et dans l’angoisse Et c’est toujours près de toi la métive qui passe Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année Avec tes amis tu te promènes en barque L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose La cétoine qui dort dans le cœur de la rose Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en écoutant Dans les tavernes chanter des chansons tchèques Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du Mensonge et de l’Age Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder la croix et à tous moments tu voudrais sangloter Sur moi sur celle que j’aime sur tout ce qui m’a épouvanté Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme les rois mages Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune Des familles transportent un édredon rouge comme vous transportez votre cœur Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels Beaucoup de ces émigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges Je les ai vu souvent le soir ils prennent l’air dans la rue Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant On chante on danse on boit du champagne Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu Adieu Soleil levant cou tranché GUILLAUME APOLLINAIRE.

27. (1913) Zône « Zône »

Zône A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La Religion seule est restée toute neuve la Religion Est restée simple comme les hangars de Port Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est toi pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières O portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les Directeurs les Ouvriers et les belles sténodactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Eglise Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Et dans l’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ C’est le beau lys que malgré tout nous tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est larbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité c’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux qui transporte la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie L’avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles A tire d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri Et d’Amérique vient le petit colibri De Chine sont venus les pi-his longs et souples Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples Puis s’en vient la colombe esprit immaculé Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirènes laissant les périlleux détroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigles phénix et pi-his de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier Comme si tu ne devais jamais plus être aimé Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère Et vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de toi et comme le feu de l’enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C’est un tableau pendu dans un sombre musée Et quelquefois tu vas le regarder de près Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse L’image qui te possède te fait sourire dans l’insomnie et dans l’angoisse Et c’est toujours près de toi la métive qui passe Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année Avec tes amis tu te promènes en barque L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose La cétoine qui dort dans le cœur de la rose Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en écoutant Dans les tavernes chanter des chansons tchèques Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du Mensonge et de l’Age Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder la croix et à tous moments tu voudrais sangloter Sur moi sur celle que j’aime sur tout ce qui m’a épouvanté Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme les rois mages Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune Des familles transportent un édredon rouge comme vous transportez votre cœur Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels Beaucoup de ces émigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges Je les ai vu souvent le soir ils prennent l’air dans la rue Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant On chante on danse on boit du champagne Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu adieu Soleil levant cou tranché Guillaume Apollinaire

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