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2. (1909) Le Départ « Le Départ ») »

O douce Vie, ô doux Amour que je rebute Tendresse du Printemps qui me fait défaillir, Un vol d’oiseaux divins monte comme un soupir Dans le firmament clair de mes pures disputes.

3. (1918) Souvenir des Flandres « Souvenir des Flandres »

O Flandres, je revois Vos chefs-d’œuvre debout, et d’eux monte une voix Qui dit : Nous renaîtrons, nous les pierres brisées.

4. (1912) Merlin et la vieille femme « Merlin et la vieille femme »

Puis, Merlin s’en alla vers l’est, disant : « Qu’il monte « Le fils de la Mémoire, égale de l’amour. « Qu’il monte de la fange ou soit une ombre d’homme « Il sera bien mon fils, mon ouvrage immortel « Le front nimbé de feu, sur le chemin de Rome « Il marchera tout seul en regardant le ciel.

5. (1915) Table « Table »

Les machins où l’on adapte du papier buvard sont des trucs idiots, il vaut mieux sécher ce qu’on écrit avec des papiers buvards non montés, c’est ce qu’il y a de mieux.

6. (1913) Lundi rue Christine « Lundi rue Christine »

Lundi rue Christine La mère de la concierge et la concierge laisseront tout passer Si tu es un homme tu m’accompagneras ce soir Il suffirait qu’un type maintint la porte cochère Pendant que l’autre monterait Trois becs de gaz allumés La patronne est poitrinaire Quand tu auras fini nous jouerons une partie de jacquet Un chef d’orchestre qui a mal à la gorge Quand tu viendras à Tunis je te ferai fumer du Kief Ça a l’air de rimer Des piles de soucoupes des fleurs un calendrier Pim pam pim Je dois fiche près de 300 francs à ma probloque Je préférerais me couper le parfaitement que de les lui donner Je partirai à 20 h. 27 Six glaces s’y dévisagent toujours Je crois que nous allons nous embrouiller encore davantage Cher monsieur Vous êtes un mec à la mie de pain Cette dame a le nez comme un ver solitaire Louise a oublié sa fourrure Moi je n’ai pas de fourrure et je n’ai pas froid Le Danois fume sa cigarette en consultant l’horaire Le chat noir traverse la brasserie Ces crêpes étaient exquises La fontaine coule Robe noire comme ses ongles C’est complètement impossible Voici monsieur La bague en malachite Le sol est semé de sciure Alors c’est vrai La serveuse rousse a été enlevée par un libraire Un journaliste que je connais d’ailleurs très vaguement Ecoute Jacques c’est très sérieux ce que je vais te dire Compagnie de Navigation mixte Il me dit monsieur voulez-vous voir ce que je peux faire d’eaux fortes et de tableaux Je n’ai qu’une petite bonne Après déjeuner café du Luxembourg Une fois là il me présente un gros bonhomme Qui me dit écoutez c’est charmant A Smyrne à Naples en Tunisie Mais nom de Dieu où est-ce La dernière fois que j’ai été en Chine C’est il y a huit ou neuf ans L’Honneur tient souvent à l’heure que marque la pendule La quinte major Guillaume Apollinaire

7. (1917) Chevaux de frise « Chevaux de frise »

Chevaux de frise Pendant le blanc et nocturne novembre Alors que les arbres déchiquetés par l’artillerie Vieillissaient encore sous la neige Et semblaient à peine des chevaux de frise Entourés de vagues de fils de fer Mon cœur renaissait comme un arbre au printemps Un arbre fruitier sur lequel s’épanouissent                         Les fleurs de l’amour Pendant le blanc et nocturne novembre Tandis que chantaient épouvantablement les obus Et que les fleurs mortes de la terre exhalaient                         Leurs mortelles odeurs Moi je décrivais tous les jours mon amour à Madeleine La neige met de pâles fleurs sur les arbres            Et toisonne d’hermine les chevaux de frise                  Que l’on voit partout                         Abandonnés et sinistres                                Chevaux muets            Non chevaux barbes mais barbelés                  Et je les anime tout soudain            En troupeau de jolis chevaux pies Qui vont vers toi comme de blanches vagues                         Sur la Méditerranée                  Et t’apportent mon amour Rose lys ô panthère ô colombes étoile bleue                                      ô Madeleine Je t’aime avec délices Si je songe à tes yeux je songe aux sources fraîches Si je pense à ta bouche les roses m’apparaissent Si je songe à tes seins le Paraclet descend                  O double colombe de ta poitrine Et vient délier ma langue de poète                  Pour te redire je t’aime Ton visage est un bouquet de fleurs            Aujourd’hui je te vois non Panthère                                    mais Toutefleur Et je te respire ô ma Toutefleur Tous les lys montent en toi comme des cantiques d’amour et d’allégresse Et ces chants qui s’envolent vers toi                                M’emportent à ton côté                         Dans ton bel Orient où les lys Se changent en palmiers qui de leurs belles mains Me font signe de venir La fusée s’épanouit fleur nocturne                                Quand il fait noir Et elle retombe comme une pluie de larmes amoureuses De larmes heureuses que la joie fait couler                      Et je t’aime comme tu m’aimes                                     Madeleine Novembre 1915

8. (1913) Arbre « Arbre »

Arbre Tu chantes avec les autres tandis que les phonographes galopent Où sont les aveugles où s’en sont-ils allés La seule feuille que j’aie cueillie s’est changée en plusieurs mirages Ne m’abandonnez pas parmi cette foule de femmes au marché Ispahan s’est fait un ciel de carreaux émaillés de bleu Et je remonte avec vous une route aux environs de Lyon Je n’ai pas oublié le son de la clochette d’un marchand de coco d’autrefois J’entends déjà le son aigre de cette voix à venir Du camarade qui se promènera avec toi en Europe tout en restant En Amérique Un enfant Un veau dépouillé pendu à l’étal Un enfant Et cette banlieue de sable autour d’une pauvre ville au fond de l’Est Un douanier se tenait là comme un ange A la porte d’un misérable paradis Et ce voyageur épileptique écumait dans la salle d’attente des premières Engoulevent Grondin Blaireau Et la Taupe-Ariane Nous avions loué deux coupés dans le transsibérien Tour à tour nous dormions le voyageur en bijouterie et moi Mais celui qui veillait ne cachait point un revolver aimé Tu t’es promené à Leipzig avec une femme mince déguisée en homme Intelligence car voilà ce que c’est qu’une femme intelligente Et il ne faudrait pas oublier les légendes Dame-Aboude dans un tramway la nuit au fond d’un quartier désert Je voyais une chasse tandis que je montais Et l’ascenseur s’arrêtait à chaque étage Entre les pierres Entre les vêtements multicolores de la vitrine Entre les charbons ardents du marchand de marrons Entre deux vaisseaux norvégiens amarrés à Rouen Il y a ton image Elle pousse entre les bouleaux de la Finlande Ce beau nègre en acier La plus grande tristesse C’est quand tu reçus une carte postale de La Corogne Le vent vient du couchant Le métal des caroubiers Tout est plus triste qu’autrefois Tous les dieux terrestres vieillissent L’univers se plaint par ta voix Et des êtres nouveaux surgissent Trois par trois GUILLAUME APOLLINAIRE.

9. (1916) Arbre « Arbre »

Arbre Tu chantes avec les autres tandis que les phonographes galopent Où sont les aveugles où s’en sont-ils allés La seule feuille que j’aie cueillie s’est changée en plusieurs mirages Ne m’abandonnez pas parmi cette foule de femmes au marché Ispahan s’est fait un ciel de carreaux émaillés de bleu Et je remonte avec vous une route aux environs de Lyon Je n’ai pas oublié le son d’une clochette d’un marchand de coco autrefois J’entends déjà le son aigre de cette voix à venir Du camarade qui se promènera avec toi en Europe tout en restant En Amérique Un enfant Un veau dépouillé pendu à l’étal Un enfant Et cette banlieue de sable autour d’une pauvre ville au fond de l’Est Un douanier se tenait là comme un ange A la porte d’un misérable paradis Et ce voyageur épileptique écumait dans la salle d’attente des premières Engoulevent Grondin Blaireau Et la Taupe-Ariane Nous avions loué deux coupés dans le transsibérien Tour à tour nous dormions le voyageur en bijouterie et moi Mais celui qui veillait ne cachait point un revolver aimé Tu t’es promené à Leipzig avec une femme mince déguisée en homme Intelligence car voilà ce que c’est qu’une femme intelligente Et il ne faudrait pas oublier les légendes Dame-Aboude dans un tramway ln nuit au fond d’un quartier désert Je voyais une chasse tandis que je montais Et l’ascenseur s’arrêtait à chaque étage Entre les pierres Entre les vêtements multicolores de la vitrine Entre les charbons ardents du marchand de marrons Entre deux vaisseaux norvégiens amarrés à Rouen Il y a ton image Elle pousse entre les bouleaux de la Finlande Ce beau nègre en acier La plus grande tristesse C’est quand tu reçus une carte postale de La Corogne Le vent vient du couchant Le métal des caroubiers Tout est plus triste qu’autrefois Tous les dieux terrestres vieillissent L’univers se plaint par ta voix Et des êtres nouveaux surgissent Trois par trois GUILLAUME APOLLINAIRE

10. (1917) Arbre « Arbre »

Arbre Poème inédit par GUILLAUME APPOLLINAIRE PARIS Tu chantes avec les autres tandis que les phonographes galopent Où sont les aveugles où s’en sont-ils allés La seule feuille que j’aie cueillie s’est changée en plusieurs mirages Ne m’abandonnez pas parmi cette foule de femmes au marché Ispahan s’est fait au ciel de carreaux émaillés de bleu Et je remont avec vous une route aux environs de Lyon Je n’ai pas oublié le son d’une clochette d’un marchant de coco Autrefois J’entends déjà le son aigre de cette voix à venir Du camarade qui se promène avec toi en Europe tout en restant En Amérique Un enfant Un veau dépouillé pendu à l’étal Un enfant Et cette banlieue de sable autour d’une petite ville Au fond de l’Est Un douanier se tenait là comme un ange a la porte d’un misérable paradis Et le voyageur épileptique écumait dans la salle d’attente des premiéres Engoulevent Grondin Blaireau Et la taupe Ariane Nous avons loué deux coupés dans le Transsibérien Tour à tour nous dormions le voyageur en bijouterie et moi Mais celui qui veillait ne cachait point un réwolver armé Tu t’es promené à Leipzig avec une femme mince déguisée en homme Intélligence car voilà ce qui est qu’une femme intelligente Et il ne faudrait pas oublier les légendes Dame il bonde dans une tramway la nuit au fond d’un quartier désert Je voyais une chasse tandis que je montais Et l’ascenseur s’arretait à chaque étage Entre les pierres Entre les vétements multicolors de la vitrine Entre les charbons ardents du marchant de marrons Entre deux vaisseaux norvégiens amarrés à Rouen Il y a ton image Elle pousse entre les tombaux de la Finlande Le beau nègre en acier La plus grande tristesse C’est quand tu reçue une carte postale de la Corogne Le vent vient du couchant Le métal des caronhers Tout est plus triste qu’autrefois Tous les dieux terrestres vieillissent L’Univers se plaint part ta voix Et des êtres nouveaux surgissent Trois par trois GUILLAUME APPOLLINAIRE.

11. (1902) La Loreley « La Loreley »

— Chevaliers, laissez-moi monter sur ce rocher si haut, Pour voir une fois encore mon beau château, Pour me mirer une fois encore dans le fleuve.

12. (1912) Zône « Zône »

Zône A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La Religion seule est restée toute neuve la Religion Est restée simple comme les hangars de Port Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est toi pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières O portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les Directeurs les Ouvriers et les belles sténo-dactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Et dans l’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ C’est le beau lys que malgré tout nous tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité c’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux qui transporte la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie L’avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles A tire d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri Et d’Amérique vient le petit colibri De Chine sont venus les pi-his longs et souples Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples Puis s’en vient la colombe esprit immaculé Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirènes laissant les périlleux détroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigle phénix et pi-his de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier Comme si tu ne devais jamais plus être aimé Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère Et vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de toi et comme le feu de l’enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C’est un tableau pendu dans un sombre musée Et quelquefois tu vas le regarder de près Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse L’image qui te possède te fait sourire dans l’insomnie et dans l’angoisse Et c’est toujours près de toi la métive qui passe Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année Avec tes amis tu te promènes en barque L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose La cétoine qui dort dans le cœur de la rose Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en écoutant Dans les tavernes chanter des chansons tchèques Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du Mensonge et de l’Age Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder la croix et à tous moments tu voudrais sangloter Sur moi sur celle que j’aime sur tout ce qui m’a épouvanté Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme les rois mages Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune Des familles transportent un édredon rouge comme vous transportez votre cœur Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels Beaucoup de ces émigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges Je les ai vu souvent le soir ils prennent l’air dans la rue Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant On chante on danse on boit du champagne Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu Adieu Soleil levant cou tranché GUILLAUME APOLLINAIRE.

13. (1913) Zône « Zône »

Zône A la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes La Religion seule est restée toute neuve la Religion Est restée simple comme les hangars de Port Aviation Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme L’Européen le plus moderne c’est toi pape Pie X Et toi que les fenêtres observent la honte te retient D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières O portraits des grands hommes et mille titres divers J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom Neuve et propre du soleil elle était le clairon Les Directeurs les Ouvriers et les belles sténodactylographes Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent Le matin par trois fois la sirène y gémit Une cloche rageuse y aboie vers midi Les inscriptions des enseignes et des murailles Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent J’aime la grâce de cette rue industrielle Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Eglise Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège Et dans l’éternelle et adorable profondeur améthyste Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ C’est le beau lys que malgré tout nous tous nous cultivons C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère C’est larbre toujours touffu de toutes les prières C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité c’est l’étoile à six branches C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur Pupille Christ de l’œil Vingtième pupille des siècles il sait y faire Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur Les anges voltigent autour du joli voltigeur Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane Flottent autour du premier aéroplane Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux qui transporte la Sainte-Eucharistie Ces prêtres qui montent éternellement en élevant l’hostie L’avion se pose enfin sans refermer les ailes Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles A tire d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri Et d’Amérique vient le petit colibri De Chine sont venus les pi-his longs et souples Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couples Puis s’en vient la colombe esprit immaculé Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre Un instant voile tout de son ardente cendre Les sirènes laissant les périlleux détroits Arrivent en chantant bellement toutes trois Et tous aigles phénix et pi-his de la Chine Fraternisent avec la volante machine Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent L’angoisse de l’amour te serre le gosier Comme si tu ne devais jamais plus être aimé Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère Et vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière Tu te moques de toi et comme le feu de l’enfer ton rire pétille Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie C’est un tableau pendu dans un sombre musée Et quelquefois tu vas le regarder de près Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres Le sang de votre Sacré-Cœur m’a inondé à Montmartre Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses L’amour dont je souffre est une maladie honteuse L’image qui te possède te fait sourire dans l’insomnie et dans l’angoisse Et c’est toujours près de toi la métive qui passe Maintenant tu es au bord de la Méditerranée Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année Avec tes amis tu te promènes en barque L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague Tu te sens tout heureux une rose est sur la table Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose La cétoine qui dort dans le cœur de la rose Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis Tu ressembles au Lazare affolé par le jour Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours Et tu recules aussi dans ta vie lentement En montant au Hradchin et le soir en écoutant Dans les tavernes chanter des chansons tchèques Te voici à Marseille au milieu des pastèques Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde On y loue des chambres en latin Cubicula locanda Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda Tu es à Paris chez le juge d’instruction Comme un criminel on te met en état d’arrestation Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages Avant de t’apercevoir du Mensonge et de l’Age Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps Tu n’oses plus regarder la croix et à tous moments tu voudrais sangloter Sur moi sur celle que j’aime sur tout ce qui m’a épouvanté Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare Ils ont foi dans leur étoile comme les rois mages Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune Des familles transportent un édredon rouge comme vous transportez votre cœur Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels Beaucoup de ces émigrants restent ici et se logent Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges Je les ai vu souvent le soir ils prennent l’air dans la rue Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs Il y a surtout des juifs leurs femmes portent perruque Elles restent assises exsangues au fond des boutiques Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux Tu es la nuit dans un grand restaurant On chante on danse on boit du champagne Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle métive C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances Adieu adieu Soleil levant cou tranché Guillaume Apollinaire

14. (1917) Merveille de la guerre « Merveille de la guerre »

Merveille de la guerre Que c’est beau ces fusées qui illuminent la nuit Elles montent sur leur propre cime et se penchent pour regarder Ce sont des dames qui dansent avec leurs regards pour yeux bras et cœurs J’ai reconnu ton sourire et ta vivacité C’est aussi l’apothéose quotidienne de toutes mes Bérénices dont les chevelures sont devenues des comètes Ces danseuses surdorées appartiennent à tous les temps et à toutes les races Elles accouchent brusquement d’enfants qui n’ont que le temps de mourir Comme c’est beau toutes ces fusées Mais ce serait bien plus beau s’il y en avait plus encore S’il y en avait des millions qui auraient un sens complet et relatif comme les lettres d’un livre Pourtant c’est aussi beau que si la vie même sortait des mourants Mais ce serait plus beau encore s’il y en avait plus encore Cependant je les regarde comme une beauté qui s’offre et s’évanouit aussitôt Il me semble assister à un grand festin éclairé à giorno C’est un banquet que s’offre la terre Elle a faim et ouvre de longues bouches pâles La terre a faim et voici son festin de Balthasar cannibale Qui aurait dit qu’on pût être à ce point anthropophage Et qu’il fallût tant de feu pour rôtir le corps humain C’est pourquoi l’air a un petit goût empyreumatique qui n’est ma foi pas désagréable Mais le festin serait plus beau encore si le ciel y mangeait avec la terre Il n’avale que des âmes Ce qui est une façon de ne pas se nourrir Et se contente de jongler avec des feux versicolores Mais j’ai coulé dans la douceur de cette guerre avec toute ma compagnie au long des longs boyaux Quelques cris de flamme annoncent sans cesse ma présence J’ai creusé le lit où je coule en me ramifiant en mille petits fleuves qui vont partout Je suis dans la tranchée de première ligne et cependant je suis partout je commence à être partout C’est moi qui commence cette chose des siècles à venir Ce sera plus long à réaliser que non la fable d’Icare volant Je lègue à l’avenir l’histoire de Guillaume Apollinaire Qui fut à la guerre et sut être partout Dans les villes heureuses de l’arrière Dans ceux qui meurent en piétinant dans le barbelé Dans les femmes dans les canons dans les chevaux Au Zenith au Nadir aux 4 points cardinaux Et dans l’unique ardeur de cette veillée d’armes Et ce serait sans doute bien plus beau Si je pouvais supposer que toutes ces choses dans lesquelles je suis partout Pouvaient m’occuper aussi Mais dans ce sens il n’y a rien de fait Car si je suis partout à cette heure il n’y a cependant que moi qui suis en moi Décembre 1915

15. (1914) Un fantôme de nuées « Un fantôme de nuées »

Un fantôme de nuées   Comme c’était la veille du quatorze Juillet Vers les quatre heures de l’après-midi Je descendis dans la rue pour aller voir les saltimbanques Ces gens qui font des tours en plein air Commencent à être rares à Paris Dans ma jeunesse on en voyait beaucoup plus qu’aujourd’hui Ils s’en sont allés presque tous en province Je pris le boulevard Saint-Germain Et sur une petite place située entre Saint-Germain-des-Prés et la statue de Danton Je rencontrai les saltimbanques La foule les entourait muette et résignée à attendre Je me fis une place dans ce cercle afin de tout voir Poids formidables Villes de Belgique soulevées à bras tendus par un ouvrier russe de Longwy Haltères noirs et creuses qui ont pour tige un fleuve figé Doigts roulants une cigarette amère et délicieuse comme ta vie De nombreux tapis usés couvraient le sol Tapis qui ont des plis qu’on ne défera pas Tapis qui sont presque entièrement couleur de la poussière Et où quelques taches jaunes ou vertes ont persisté Comme un air de musique qui vous poursuit Vois-tu le personnage maigre et sauvage La cendre de ses frères lui sortait en barbe grisonnante Il portait ainsi toute son hérédité au visage Il semblait rêver à l’avenir En tournant machinalement un orgue de Barbarie Dont la lente voix se lamentait merveilleusement Les glouglous les couacs et les sourds gémissements Les saltimbanques ne bougeaient pas Le plus vieux avait un maillot de ce rose violâtre qu’ont aux joues certaines jeunes filles actives mais près de la mort Ce rose là se niche surtout dans les plis qu’entourent souvent leur bouche Ou près des narines C’est un rose plein de traitrise Cet homme portait-il ainsi sur le dos La teinte ignoble de ses poumons Les bras, les bras partout montaient la garde Le second saltimbanque N’était vêtu que de son ombre Je le regardai longtemps Son visage m’échappe entièrement C’est un homme sans tête Un autre enfin avait l’air d’un voyou D’un apache bon et crapule à la fois     Avec son pantalon bouffant et les accroche-chaussettes N’aurait-il pas eu l’apparence d’un maquereau à sa toilette La musique se tut et ce furent des pourparlers avec le public Qui sou à sou jeta sur le tapis la somme de deux francs cinquante Au lieu des trois francs que le vieux avait fixé comme prix des tours Mais quand il fut clair que personne ne donnerait plus rien On se décida à commencer la séance De dessous de l’orgue sortit un tout petit saltimbanque habillé de rose pulmonaire Avec de la fourrure aux poignets et aux chevilles Il poussait des cris brefs Et saluait en écartant gentiment les avant-bras Mains ouvertes Une jambe en arrière prête à la génuflexion Il salua ainsi aux quatre points cardinaux Et quand il marcha sur une boule Son corps mince devint une musique si délicate que nul parmi les spectateurs n’y fut insensible Cher petit esprit sans aucune humanité Pensa chacun Et cette musique des formes Détruisit celle de l’orgue mécanique Que moulait l’homme au visage couvert d’ancêtres Le petit saltimbanque fit la roue Avec tant d’audacieuse harmonie Que l’orgue cessa de jouer Et que l’organiste se cacha le visage dans les mains Aux doigts semblables aux descendants de son destin Fœtus minuscules qui lui sortaient de la barbe Nouveau cri de Peau-Rouge Musique angélique des arbres Disparition de l’enfant Les saltimbanques soulevèrent les grosses haltères à bout de bras Ils jonglèrent avec les poids Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux Siècle ô siècle des nuages     Guillaume Apollinaire.

16. (1913) Un fantôme de nuées « Un fantôme de nuées »

Les bras, les bras, partout montaient la garde.

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