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2. (1914) La Cravate et la montre « La Cravate et la montre »

La Cravate et la montre   A Edouard Férat [cravate] la cravate douloureuse que tu portes et qui t’orne ô civilisé ôte-la si tu veux bien respirer [montre, remontoir] comme l’on s’amuse bien [bord droit de la montre] la beauté de la vie passe la douleur de mourir [heures] Mon cœur les yeux l’enfant Agla la main Tircis semaine l’infini redressé par un fous de philosophe les Muses aux portes de ton corps le bel inconnu et le vers dantesque luisant et cadavérique les heures [aiguilles] Il est — 5 enfin Et tout sera fini

3. (1914) Souvenir du Douanier « Souvenir du Douanier »

Souvenir du Douanier                     Un tout petit oiseau                     Sur l’épaule d’un ange                     Ils chantent la louange                     Du gentil Rousseau                     Les mouvements du monde                     Les souvenirs s’en vont                     Comme un bateau sur l’onde                     Et les regrets au fond                           Gentil Rousseau                           Tu es cet ange                           Et cet oiseau                           De ta louange Ils se donnaient la main et s’attristaient ensemble Sur leurs tombeaux ce sont les mêmes fleurs qui tremblent Tu as raison elle est belle Mais je n’ai pas le droit de l’aimer Il faut que je reste ici Où l’on fait de si jolies couronnes mortuaires en perles Il faudra que je te montra ça                    La belle Américaine                    Qui rend les hommes fous                    Dans deux ou trois semaines                    Partira pour Corfou                          Je tourne vire                          Phare affolé                          Mon beau navire                          S’est en allé Des plaies sur les jambes Tu m’as montré ces trous sanglants Quand nous prenions un quinquina Au bar des Iles Marquises rue de la Gaîté Un matin doux de verduresse                    Les matelots l’attendent                    Et fixent l’horizon                    Où mi-corps hors de l’onde                    Bayent tous les poissons                          Je tourne vire                          Phare affolé                          Mon beau navire                          S’est en allé Les tessons de ta voix que l’amour a brisée Nègres mélodieux Et je t’avais grisée                    La belle Américaine                    Qui rend les hommes fous                    Dans deux ou trois semaines                    Partira pour Corfou Tu traverses Paris à pied très lentement La brise au voile mauve Etes-vous la maman                          Je tourne vire                          Phare affolé                          Mon beau navire                          S’est en allé                    On dit qu’elle était belle                    Près du Mississipi                    Mais que la rend plus belle                    La mode de Paris                          Je tourne vire                          Phare affolé                          Mon beau navire                          S’est en allé Il grava sur un banc près la porte Dauphine Les deux noms adorés Clémence et Joséphine Et deux rosiers grimpaient le long de son âme Un merveilleux trio Il sourit sur le Pavé des Gardes à la jument pisseuse Il dirige un orchestre d’enfants Mademoiselle Madeleine Ah !

4. (1914) Le los du Douanier « Le los du Douanier »

Le los du Douanier              Un tout petit oiseau              Sur l’épaule d’un ange              Ils chantent la louange              Du gentil Rousseau              Les mouvements du monde              Les souvenirs s’en vont              Comme un bateau sur l’onde              Et les regrets au fond                       Gentil Rousseau                       Tu es cet ange                       Et cet oiseau                       De ta louange Ils se donnaient la main et s’attristaient ensemble Sur leurs tombeaux ce sont les mêmes fleurs qui tremblent Tu as raison elle est belle Mais je n’ai pas le droit de l’aimer Il faut que je reste ici Où l’on fait de si jolies couronnes mortuaires en perles Il faudra que je te montra ça              La belle Américaine              Qui rend les hommes fous              Dans deux ou trois semaines              Partira pour Corfou                       Je tourne vire                       Phare affolé                       Mon beau navire                       S’est en allé Des plaies sur les jambes Tu m’as montré ces trous sanglants Quand nous prenions un quinquina Au bar des Iles Marquises rue de la Gaîté Un matin doux de verduresse              Les matelots l’attendent              Et fixent l’horizon              Où mi-corps hors de l’onde              Bayent tous les poissons                       Je tourne vire                       Phare affolé                       Mon beau navire                       S’est en allé Les tessons de ta voix que l’amour a brisée Nègres mélodieux Et je t’avais grisée              La belle Américaine              Qui rend les hommes fous              Dans deux ou trois semaines              Partira pour Corfou Tu traverses Paris à pied très lentement La brise au voile mauve Etes-vous la maman                       Je tourne vire                       Phare affolé                       Mon beau navire                       S’est en allé              On dit qu’elle était belle              Près du Mississipi              Mais que la rend plus belle              La mode de Paris                       Je tourne vire                       Phare affolé                       Mon beau navire                       S’est en allé Il grava sur un banc près la porte Dauphine Les deux noms adorés Clémence et Joséphine Et deux rosiers grimpaient le long de son âme Un merveilleux trio Il sourit sur le pavé des gardes à la jument pisseuse Il dirige un orchestre d’enfants Mademoiselle Madeleine Ah !

5. (1913) Montparnasse (incipit : « O porte de l’hôtel avec deux plantes vertes ») « Montparnasse (incipit : « O porte de l’hôtel avec deux plantes vertes ») »

Montparnasse (incipit : « O porte de l’hôtel avec deux plantes vertes ») O porte de l’hôtel avec deux plantes vertes Vertes qui jamais Ne porteront de fleurs Où sont mes fruits Où me planté-je O porte de l’hôtel un ange est devant toi Distribuant des prospectus On n’a jamais si bien défendu la vertu Donnez-moi pour toujours une chambre à la semaine Ange barbu vous êtes en réalité Un poète lyrique d’Allemagne Qui voulez connaître Paris Vous connaissez de son pavé Ces raies sur lesquelles il ne faut pas que l’on marche                    Et vous rêvez D’aller passer votre Dimanche à Garches Il fait un peu lourd et vos cheveux sont longs O bon petit poète un peu bête et trop blond Vos yeux ressemblent tant à ces deux grands ballons Qui s’en vont dans l’air pur A l’aventure

6. (1911) Marie « Marie »

Marie                    Vous y dansiez petite fille                    Y danserez-vous mère grand                    C’est la Marlotte qui sautille                    Toutes les cloches sonneront                    Quand donc reviendrez-vous Marie                    Les masques sont silencieux                    Et la musique est si lointaine                    Qu’elle semble venir des cieux Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine                    Et mon mal est délicieux                    Les brebis s’en vont dans la neige                    Flocons de laine et ceux d’argent                    Des soldats passent et que n’ai-je                    Un cœur à moi ce cœur changeant                    Changeant et puis encor que sais-je                    Sais-je où s’en iront tes cheveux                    Crêpus comme mer qui moutonne                    Sais-je où s’en iront tes cheveux                    Et tes mains feuilles de l’automne                    Que jonchent aussi nos aveux                    Je passais au bord de la Seine                    Un livre ancien sous le bras                    Le fleuve est pareil à ma peine                    Il s’écoule et ne tarit pas                    Quand donc finira la semaine

7. (1912) Le pont Mirabeau « Le Pont Mirabeau »

Passent les jours et passent les semaines, Ni temps passé, ni les amours reviennent ; Sous le pont Mirabeau coule la Seine.

8. (1912) Marie « Marie »

              Le fleuve est pareil à ma peine,               Il s’écoule et ne tarit pas               Quand donc finira la semaine !

9. (1915) Le Servant des Dakar [Le Servant de Dakar] « Le Servant des Dakar [Le Servant de Dakar] »

Le Servant des Dakar [Le Servant de Dakar]       C’est dans la cagnat en rondins voilés d’osier Auprès des canons gris voilés tournés vers le nord Que je songe au village africain   Où l’on dansait où l’on chantait       Où l’on faisait l’amour           Et de longs discours              Nobles et joyeux Je revois mon père qui se battit  Contre les Achantis au service des Anglais    Caresser les seins durs comme des obus        De ma sœur au rire en folie             Et je revois    Ma mère la sorcière qui seule du village         Méprisait le sel    Piler le millet dans un mortier    En regardant mon frère bercer         Sa superbe virilité    Qui semblait un petit enfant Je me souviens du si délicat si inquiétant    Fétiche dans l’arbre Et du double fétiche de la fécondité    Plus tard une tête coupée    Au bord d’un marécage    O pâleur de mon ennemi    C’était une tête d’argent      Et dans le marais    C’était la lune qui luisait    C’était donc une tête d’argent    Là-haut c’était la lune qui dansait      C’était donc une tête d’argent    Et moi dans l’ombre j’étais invisible      C’était donc une tête de nègre dans la nuit profonde    Similitudes pâleurs Et ma sœur plus tard    Suivit un tirailleur         Mort à Arras    Si je voulais savoir mon âge Il faudrait le demander à l’évêque    Si doux si doux avec ma mère    De beurre de beurre avec ma sœur      C’était dans une petite cabane          Moins sauvage que notre Cagnat de Canonniers servants          J’ai connu l’affût au bord des marécages          Où la girafe boit les jambes écartées             J’ai connu l’horreur de l’ennemi qui dévaste             Le Village                     Viole les femmes                              Emmène les filles Et les garçons dont la croupe dure sursaute        J’ai porté l’administrateur des semaines      De village en village                      En chantonnant Et je fus domestique à Paris    Je ne sais pas mon âge       Mais au recrutement       On m’a donné vingt ans    Je suis soldat français on m’a blanchi du coup Secteur 59 je ne peux pas dire où   Pourquoi donc être blanc est-ce mieux qu’être noir     Pourquoi ne pas danser et discourir         Manger et puis dormir Et nous tirons sur les ravitaillements boches Ou sur les fils de fer devant les bobosses     Sous la tempête de feux métalliques           Je me souviens d’un lac affreux               Une nuit folle           Une nuit de sorcellerie Et de couples enchaînés par un atroce amour

10. (1915) Le Servant des Dakar [Le Servant de Dakar] « Le Servant des Dakar [Le Servant de Dakar] »

Le Servant des Dakar [Le Servant de Dakar]       C’est dans la cagnat en rondins voilés d’osier Auprès des canons gris voilés tournés vers le nord Que je songe au village africain   Où l’on dansait où l’on chantait       Où l’on faisait l’amour           Et de longs discours              Nobles et joyeux Je revois mon père qui se battit  Contre les Achantis au service des Anglais    Caresser les seins durs comme des obus        De ma sœur au rire en folie             Et je revois    Ma mère la sorcière qui seule du village         Méprisait le sel    Piler le millet dans un mortier    En regardant mon frère bercer         Sa superbe virilité    Qui semblait un petit enfant Je me souviens du si délicat si inquiétant    Fétiche dans l’arbre Et du double fétiche de la fécondité    Plus tard une tête coupée    Au bord d’un marécage    O pâleur de mon ennemi    C’était une tête d’argent      Et dans le marais    C’était la lune qui luisait    C’était donc une tête d’argent    Là-haut c’était la lune qui dansait      C’était donc une tête d’argent    Et moi dans l’ombre j’étais invisible      C’était donc une tête de nègre dans la nuit profonde    Similitudes pâleurs Et ma sœur plus tard    Suivit un tirailleur         Mort à Arras    Si je voulais savoir mon âge Il faudrait le demander à l’évêque    Si doux si doux avec ma mère    De beurre de beurre avec ma sœur      C’était dans une petite cabane          Moins sauvage que notre Cagnat de Canonniers servants          J’ai connu l’affût au bord des marécages          Où la girafe boit les jambes écartées             J’ai connu l’horreur de l’ennemi qui dévaste             Le Village                     Viole les femmes                              Emmène les filles Et les garçons dont la croupe dure sursaute        J’ai porté l’administrateur des semaines      De village en village                      En chantonnant Et je fus domestique à Paris    Je ne sais pas mon âge       Mais au recrutement       On m’a donné vingt ans    Je suis soldat français on m’a blanchi du coup Secteur 59 je ne peux pas dire où   Pourquoi donc être blanc est-ce mieux qu’être noir     Pourquoi ne pas danser et discourir         Manger et puis dormir Et nous tirons sur les ravitaillements boches Ou sur les fils de fer devant les bobosses     Sous la tempête de feux métalliques           Je me souviens d’un lac affreux               Une nuit folle           Une nuit de sorcellerie Et de couples enchaînés par un atroce amour

11. (1917) Le palais du tonnerre « Le palais du tonnerre »

Le palais du tonnerre Par l’issue ouverte sur le boyau dans la craie En regardant la paroi adverse qui semble en nougat On voit à gauche et à droite fuir l’humide couloir désert Où meurt étendue une pelle à la face effrayante à deux yeux réglementaires qui servent à l’attacher sous les caissons Un rat y recule en hâte et j’avance en hâte Et le boyau s’en va couronné de craie semée de branches Comme un fantôme creux qui met du vide où il passe blanchâtre Et là-haut le toit est bleu et couvre bien le regard fermé par quelques lignes droites Mais en deçà de l’issue c’est le palais bien nouveau et qui paraît ancien Le plafond est fait de traverses de chemin de fer Entre lesquelles il y a des morceaux de craie et des touffes d’aiguilles de sapin Et de temps en temps des débris de craie tombent comme des morceaux de vieillesse A côté de l’issue que ferme un tissu lâche qui sert généralement aux emballages Il y a un trou qui sert d’âtre et ce qui y brûle est un feu semblable à l’âme Tant il tourbillonne et tant il est inséparable de ce qu’il dévore et fugitif Les fils de fer se tendent partout servant de sommier supportant des planches Ils forment aussi des crochets et l’on y suspend mille choses Comme on fait à la mémoire Des musettes bleues des casaques bleues des cravates bleues des vareuses bleues Morceaux du ciel tissus des souvenirs les plus purs Et il flotte parfois en l’air de vagues nuages de craie Sur la planche brillent des fusées détonateurs joyaux dorés à tête émaillée Funambules qui attendent leur tour de passer sur les trajectoires Et font un ornement mince et élégant à cette demeure souterraine Ornée de six lits placés en fer à cheval Six lits couverts de riches manteaux bleus Sur le palais il y a un haut tumulus de craie Et des plaques de tôle ondulée Fleuve figé de ce domaine idéal Mais privé d’eau car ici il ne roule que le feu jailli de la mélinite Le parc aux fleurs de fulminate jaillit des trous penchés Tas de cloches aux doux sons des douilles rutilantes Sapins élégants et petits comme en un paysage japonais Le palais s’éclaire parfois d’une bougie à la flamme aussi petite qu’une souris O palais minuscule comme si on te regardait par le gros bout d’une lunette Petit palais où tout s’assourdit Petit palais où tout est neuf rien rien d’ancien Et où tout est précieux où tout le monde est vêtu comme un roi Une selle est dans un coin à cheval sur une caisse Un journal du jour traîne par terre Et cependant tout paraît vieux dans cette neuve demeure Si bien qu’on comprend que l’amour de l’antique Le goût de l’anticaille Soit venu aux hommes dès le temps des cavernes Tout y était si précieux et si neuf Tout y est si précieux et si neuf Qu’une chose plus ancienne ou qui a déjà servi apparaît                                          Plus précieuse Que ce qu’on a sous la main Dans ce palais souterrain creusé dans la craie si blanche et si neuve Et deux marches neuves                           Elles n’ont pas deux semaines Sont si vieilles dans ce palais qui semble antique sans imiter l’antique Qu’on voit que ce qu’il y a de plus simple de plus neuf est Ce qui est le plus près de ce que l’on appelle la beauté antique Et ce qui est surchargé d’ornements Ce qui a des ornements qui ne sont pas nécessaires A besoin de vieillir pour avoir la beauté qu’on appelle antique Et qui est la noblesse la force l’ardeur l’âme l’usure De ce qui est neuf et qui sert Surtout si cela est simple simple Aussi simple que le petit palais du tonnerre Août 1915

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