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2. (1914) Le los du Douanier « Le los du Douanier »

Le los du Douanier              Un tout petit oiseau              Sur l’épaule d’un ange              Ils chantent la louange              Du gentil Rousseau              Les mouvements du monde              Les souvenirs s’en vont              Comme un bateau sur l’onde              Et les regrets au fond                       Gentil Rousseau                       Tu es cet ange                       Et cet oiseau                       De ta louange Ils se donnaient la main et s’attristaient ensemble Sur leurs tombeaux ce sont les mêmes fleurs qui tremblent Tu as raison elle est belle Mais je n’ai pas le droit de l’aimer Il faut que je reste ici Où l’on fait de si jolies couronnes mortuaires en perles Il faudra que je te montra ça              La belle Américaine              Qui rend les hommes fous              Dans deux ou trois semaines              Partira pour Corfou                       Je tourne vire                       Phare affolé                       Mon beau navire                       S’est en allé Des plaies sur les jambes Tu m’as montré ces trous sanglants Quand nous prenions un quinquina Au bar des Iles Marquises rue de la Gaîté Un matin doux de verduresse              Les matelots l’attendent              Et fixent l’horizon              Où mi-corps hors de l’onde              Bayent tous les poissons                       Je tourne vire                       Phare affolé                       Mon beau navire                       S’est en allé Les tessons de ta voix que l’amour a brisée Nègres mélodieux Et je t’avais grisée              La belle Américaine              Qui rend les hommes fous              Dans deux ou trois semaines              Partira pour Corfou Tu traverses Paris à pied très lentement La brise au voile mauve Etes-vous la maman                       Je tourne vire                       Phare affolé                       Mon beau navire                       S’est en allé              On dit qu’elle était belle              Près du Mississipi              Mais que la rend plus belle              La mode de Paris                       Je tourne vire                       Phare affolé                       Mon beau navire                       S’est en allé Il grava sur un banc près la porte Dauphine Les deux noms adorés Clémence et Joséphine Et deux rosiers grimpaient le long de son âme Un merveilleux trio Il sourit sur le pavé des gardes à la jument pisseuse Il dirige un orchestre d’enfants Mademoiselle Madeleine Ah !

3. (1909) La Vierge à la fleur de haricot à Cologne « La Vierge à la fleur de haricot à Cologne »

La Vierge à la fleur de haricot à Cologne La Vierge au brin fleuri est une Vierge blonde Et son petit Jésus est blond comme elle l’est ; Ses yeux sont bleus et purs comme le ciel ou l’onde Et l’on conçoit qu’elle ait conçu du Paraclet.

4. (1912) Le pont Mirabeau « Le Pont Mirabeau »

Les mains dans les mains, restons face à face Tandis que sous le pont de nos bras passe Des éternels regards l’onde si lasse.

5. (1909) [« Un soir de demi-brume, à Londres »] « [« Un soir de demi-brume, à Londres »] »

Je suivis ce mauvais garçon Qui sifflotait, mains dans les poches ; Nous semblions, entre les maisons, Onde ouverte de la mer rouge, Lui, les Hébreux, moi, Pharaon. […] Revienne le soleil de Pâques Pour chauffer un cœur plus glacé Que les quarante de Sébaste Moins que ma vie, martyrisés… Mon beau navire, ô ma mémoire, Avons-nous assez navigué Dans une onde mauvaise à boire ?

6. (1907) Lul de Faltenin « Lul de Faltenin »

* Si les bateliers ont ramé Loin des lèvres à fleur de l’onde.

7. (1907) Fragment « Fragment »

Si les bateliers ont ramé Loin des lèvres à fleur de l’onde, Mille et mille animaux charmés Flairent la route à la rencontre De mes blessures bien-aimées.

8. (1912) Vendémiaire « Vendémiaire »

Vendémiaire Hommes de l’avenir souvenez-vous de moi Je vivais à l’époque où finissaient les rois Tour à tour ils mouraient silencieux et tristes Et trois fois courageux devenaient trismégistes Que Paris était beau à la fin de septembre Chaque nuit devenait une vigne où les pampres Répandaient leur clarté sur la ville et là-haut Astres mûrs becquetés par les ivres oiseaux De ma gloire attendaient la vendange de l’aube Un soir passant le long des quais déserts et sombres En rentrant à Auteuil j’entendis une voix Qui chantait gravement se taisant quelquefois Pour que parvînt aussi sur les bords de la Seine La plainte d’autres voix limpides et lointaines Et j’écoutai longtemps tous ces chants et ces cris Qu’éveillait dans la nuit la chanson de Paris J’ai soif villes de France et d’Europe et du monde Venez toutes couler dans ma gorge profonde Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris Vendangeait le raisin le plus doux de la terre Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent Et Rennes répondit avec Quimper et Vannes Nous voici ô Paris nos maisons nos habitants Ces grappes de nos sens qu’enfanta le soleil Se sacrifient pour te désaltérer trop avide merveille Nous t’apportons tous les cerveaux les cimetières les murailles Ces berceaux pleins de cris que tu n’entendras pas Et d’amont en aval nos pensées ô rivières Les oreilles des écoles et nos mains rapprochées Aux doigts allongés nos mains les clochers Et nous t’apportons aussi cette souple raison Que le mystère clot comme une porte la maison Ce mystère courtois de la galanterie Ce mystère fatal fatal d’une autre vie Double raison qui est au delà de la beauté Et que la Grèce n’a pas connue ni l’Orient Double raison de la Bretagne où lame à lame L’océan châtre peu à peu l’ancien continent Et les villes du Nord répondirent gaiement O Paris nous voici boissons vivantes Les viriles cités où dégoisent et chantent Les métalliques saints de nos saintes usines Nos cheminées à ciel ouvert engrossent les nuées Comme fit autrefois l’Ixion mécanique Et nos mains innombrables Usines manufactures fabriques mains Oui mains où les ouvriers nus semblables à nos doigts Fabriquent du réel à tant par heure Nous te donnons tout cela Et Lyon répondit tandis que les anges de Fourvières Tissaient un ciel nouveau avec la soie des prières Désaltère-toi Paris avec les divines paroles Que mes lèvres le Rhône et la Saône murmurent Toujours le même culte de sa mort renaissant Divise ici les saints et fait pleuvoir le sang Heureuse pluie ô gouttes tièdes ô douleur Un enfant regarde les fenêtres s’ouvrir Et des grappes de têtes à d’ivres oiseaux s’offrir Les villes du Midi répondirent alors Noble Paris seule raison qui vis encore Qui fixes notre humeur selon ta destinée Et toi qui te retires Méditerranée Partagez-vous nos corps comme on rompt les hosties Ces très-hautes amours et leur danse orpheline Deviendront à Paris le vin pur que tu aimes Et un râle infini qui venait de Sicile Signifiait en battement d’ailes ces paroles Les raisins de nos vignes on les a vendangés Et ces grappes de morts dont les grains allongés Ont la saveur du sang de la terre et du sel Les voici pour ta soif ô Paris sous le ciel Obscurci de nuées faméliques Que caresse Ixion le créateur oblique Et où naissent sur la mer tous les corbeaux d’Afrique O raisins et ces yeux ternes et en famille L’avenir et la vie dans ces treilles s’ennuyent Mais où est le regard lumineux des sirènes Il trompa les marins qu’aimaient ces oiseaux-là Il ne tournera plus sur l’écueil de Scylla Où chantaient les trois voix suaves et sereines Le détroit tout-à-coup avait changé de face Visages de la chair de l’onde de tout Ce que l’on peut imaginer Vous n’êtes que des masques sur des faces masquées Il souriait jeune nageur entre les rives Et les noyés flottant sur son onde nouvelle Fuyaient en le suivant les chanteuses plaintives Elles dirent adieu au gouffre et à l’écueil A leurs pâles époux couchés sur les terrasses Puis ayant pris leur vol vers le brûlant soleil Les suivirent dans l’onde où s’enfoncent les astres Lorsque la nuit revint couverte d’yeux ouverts Errer au site où l’hydre a sifflé et hiver Et j’entendis soudain ta voix impérieuse O Rome Maudire d’un seul coup mes anciennes pensées Et ce ciel où l’amour guide les destinées Les feuillards repoussés sur l’arbre de la croix Et même la fleur de lys qui meurt au Vatican Macèrent dans le vin que je t’offre et qui a La saveur du sang pur de celui qui connaît Une autre liberté végétale dont tu Ne sais pas que c’est elle la suprême vertu Une couronne du trirègne est tombée sur les dalles Les hiérarques la foulent sous leurs sandales O splendeur démocratique qui pâlit Vienne la nuit royale où l’on tuera les bêtes La louve avec l’agneau l’aigle avec la colombe Une foule de rois ennemis et cruels Ayant soif comme toi dans la vigne éternelle Sortiront de la terre et viendront dans les airs Pour boire de mon vin par deux fois millénaire La Moselle et le Rhin se joignent en silence C’est l’Europe qui prie nuit et jour à Coblence Et moi qui m’attardais sur le quai à Auteuil Quand les heures tombaient parfois comme les feuilles Du cep lorsqu’il fut temps j’entendis la prière Qui joignait la limpidité de ces rivières Le vin de ton pays est meilleur que celui Qui pousse sur nos bords mais aux pampres du Nord Tous les grains ont mûri pour cette soif terrible Mes grappes d’hommes forts saignent dans le pressoir Tu boiras à longs traits tout le sang de l’Europe Parce que tu es beau et que seul tu es noble Parce que c’est dans toi que Dieu peut devenir Et tous mes vignerons dans ces belles maisons Qui reflètent le soir leurs feux dans nos deux eaux Dans ces belles maisons nettement blanches et noires Sans savoir que tu es la réalité chantent ta gloire Mais nous liquides mains jointes pour la prière Nous menons vers le sel les eaux aventurières Et la ville entre nous comme entre des ciseaux Ne reflète en dormant nul feu dans ses deux eaux Dont quelque sifflement lointain parfois s’élance Troublant dans leur sommeil les filles de Coblence Les villes répondaient maintenant par centaines Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines Et Trèves la ville ancienne A leur voix mêlait la sienne L’univers tout entier concentré dans ce vin Qui contenait les mers les animaux les plantes Les cités les destins et les astres qui chantent Les hommes à genoux sur la rive du ciel Et le docile fer notre bon compagnon Le feu qu’il faut aimer comme on s’aime soi-même Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front L’éclair qui luit ainsi qu’une pensée naissante Tous les noms six par six les nombres un à un Des kilos de papier tordus comme des flammes Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements Les bons vers immortels qui s’ennuient patiemment Des armées rangées en bataille Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres Au bord des yeux de celle que j’aime tant Les fleurs qui s’écrient hors de bouches Et tout ce que je ne sais pas dire Tout ce que je ne connaitrai jamais Tout cela tout cela changé en ce vin pur Dont Paris avait soif Me fut alors présenté Actions belles journées sommeils terribles Végétation accouplements musiques éternelles Mouvements adorations douleur divine Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez Je vous ai bu et ne fus pas désaltéré Mais je connus dès lors quelle saveur a l’univers Je suis ivre d’avoir bu tout l’univers Sur le quai d’où je voyais l’onde couler et dormir les bélandres Ecoutez mes chants d’universelle ivrognerie Et la nuit de septembre s’achevait lentement Les feux rouges des ponts s’éteignaient dans la Seine Les étoiles mouraient le jour naissait à peine GUILLAUME APOLLINAIRE

9. (1903) Avenir « Avenir »

Nous chanterons le feu, la noblesse des forges, La force des grands gars, les gestes des larrons, Et la mort des héros et la gloire des torches Qui font une auréole autour de chaque front, La beauté des printemps et les amours fécondes, La douceur des yeux bleus que le sang assouvit, Et l’aube qui va poindre et la fraîcheur des ondes, Le bonheur des enfants et l’éternelle vie.

10. (1917) Pablo Picasso « Pablo Picasso »

Bleu   flamme légère   argent des ondes   bleues après le grand cri Tout   en restant   elles touchent   cette sirène violon Faons   lourdes ailes   l’incandesce   quelques brasses encore Bourdons   femmes striées   éclat de   plongeon-diamant Arlequins   semblables à Dieu   en variété   Aussi distingués qu’un lac Fleurs   brillant comme deux   perles   monstres qui palpitent Lys   cerclés d’or,   je n’étais pas seul !

11. (1916) Chant de l'horizon en Champagne « Chant de l’horizon en Champagne »

je suis le pauvre Pierre                Boyaux et rumeur du canon                Sur cette mer aux blanches vagues                Fou stoïque comme Zénon                Pilote du cœur tu zigzagues                Petites forêts de sapins                La nichée attend la becquée                Pointe-t-il des nez de lapins                Comme l’euphorbe verruquée                Ainsi que l’euphorbe d’ici                Le soleil à peine boutonne                Je l’adore comme un Parsi                Ce tout petit soleil d’automne                Un fantassin presque un enfant                Pur comme le jour qui s’écoule                Pur comme mon cœur triomphant                Disait en mettant sa cagoule                Tandis que nous n’y sommes pas                Que de filles deviennent belles                Voici l’hiver et pas à pas                Leur beauté s’éloignera d’elles                O lueurs soudaines des tirs                Cette beauté que j’imagine                Faute d’avoir des souvenirs                Tire de vous son origine                Car elle n’est rien que l’ardeur                De la bataille violente                Et de la terrible lueur                Il se fait une muse ardente Il regarde longtemps l’horizon Couteaux tonneaux d’eaux Des lanternes allumées se sont croisées Moi l’horizon je combattrai pour la victoire Je suis l’invisible qui ne peut disparaître Je suis comme l’onde Allons ouvrez les écluses que je me précipite et renverse tout Guillaume Apollinaire.

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