Élégie du voyageur aux pieds blessés
Marche le gars ! Marche en gaîté,
Ce calme jour d’un calme été,
Où, sauf la source, tout se tait.
Va parmi les grandes fougères,
Les myrtilles et les bruyères
Où tant d’abeilles butinèrent.
La source est là comme un œil clos,
Pleurant avec de frais sanglots
La naissance triste de l’eau.
L’eau pure deviendra l’eau sale,
La source enfante et pleure ou râle,
Déplorée par les saules pâles.
Roule de vulgaires pensées,
Vieilles et saines et sensées,
Le gars ! ô l’homme aux pieds blessés !
Au bois tu n’as point vu de faunes ;
Des nymphes tu n’eus pas l’aumône
D’un iris bleu, d’un iris jaune.
Tu foules les dieux sous tes pas
Au vert bâton que tu coupas
Un dieu meurt — tu ne le sais pas ! —
Ah ! marche l’homme sans déesses
Ni tutélaires ni traîtresses,
Marche et tue les dieux quand ils naissent.
Tue les dieux nés de nos clairs yeux
Et dans nos âmes ; le sang pieux
De tes pieds console les dieux.
Les faunes roux et les satyres
En te voyant feignent de rire
Et troublent l’eau quand tu t’y mires.
Tu marches saluant les croix,
Du bord des routes qui poudroient.
Tout rouges de ton sang et froids,
Les dieux narquois partout se meurent
Et s’émeuvent les enchanteurs,
Les fleurs se fanent, les fées pleurent.
Guillaume Apollinaire