Fragment
par Guillaume Apollinaire
Sirènes, j’ai rampé vers vos
Grottes, tiriez aux mers la langue
En dansant devant leurs chevaux ;
Puis, battiez de vos ailes d’anges,
Et j’écoutai ces chœurs rivaux.
Une arme, ô ma tête inquiète !
J’agite un feuillard défleuri
Pour écarter l’haleine tiède
Qu’exhalent contre mes grands cris
Vos terribles bouches muettes.
Il y a là-bas la merveille.
Au prix d’elle, que valez-vous ?
Le sang jaillit de mes otelles
A mon aspect, et, je l’avoue,
Le meurtre de mon double orgueil.
Si les bateliers ont ramé
Loin des lèvres à fleur de l’onde,
Mille et mille animaux charmés
Flairent la route à la rencontre
De mes blessures bien-aimées.
Leurs yeux, étoiles bestiales,
Eclairent ma compassion ;
Qu’importe, ma sagesse égale
Celle des constellations,
Car c’est moi seul, nuit, qui t’étoile.
Sirènes, enfin, je descends
Dans une grotte avide. J’aime
Vos yeux. Les degrés sont glissants.
Au loin, que vous devenez naines,
N’attirez plus aucun passant.
Dans l’attentive et bien-apprise
J’ai vu feuilloler nos forêts.
Mer, le soleil se gargarise
Où les matelots désiraient
Que vergues et mâts reverdissent.
Je descends, et le firmament
S’est changé très vite en méduse
Puisque je flambe atrocement,
Que mes bras seuls sont les excuses
Et les torches de mon tourment.
Oiseaux, tiriez aux mers la langue.
Le soleil d’hier m’a rejoint.
Les otelles nous ensanglantent
Dans les nids des Sirènes, loin
Du troupeau d’étoiles oblongues.