(1914) Un fantôme de nuées « Un fantôme de nuées »
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(1914) Un fantôme de nuées « Un fantôme de nuées »

Un fantôme de nuées

 

Comme c’était la veille du quatorze Juillet
Vers les quatre heures de l’après-midi
Je descendis dans la rue pour aller voir les saltimbanques
Ces gens qui font des tours en plein air
Commencent à être rares à Paris
Dans ma jeunesse on en voyait beaucoup plus qu’aujourd’hui
Ils s’en sont allés presque tous en province
Je pris le boulevard Saint-Germain
Et sur une petite place située entre Saint-Germain-des-Prés et la statue de Danton
Je rencontrai les saltimbanques
La foule les entourait muette et résignée à attendre
Je me fis une place dans ce cercle afin de tout voir
Poids formidables
Villes de Belgique soulevées à bras tendus par un ouvrier russe de Longwy
Haltères noirs et creuses qui ont pour tige un fleuve figé
Doigts roulants une cigarette amère et délicieuse comme ta vie
De nombreux tapis usés couvraient le sol
Tapis qui ont des plis qu’on ne défera pas
Tapis qui sont presque entièrement couleur de la poussière
Et où quelques taches jaunes ou vertes ont persisté
Comme un air de musique qui vous poursuit
Vois-tu le personnage maigre et sauvage
La cendre de ses frères lui sortait en barbe grisonnante
Il portait ainsi toute son hérédité au visage
Il semblait rêver à l’avenir
En tournant machinalement un orgue de Barbarie
Dont la lente voix se lamentait merveilleusement
Les glouglous les couacs et les sourds gémissements
Les saltimbanques ne bougeaient pas
Le plus vieux avait un maillot de ce rose violâtre qu’ont aux joues certaines jeunes filles actives mais près de la mort
Ce rose là se niche surtout dans les plis qu’entourent souvent leur bouche
Ou près des narines
C’est un rose plein de traitrise
Cet homme portait-il ainsi sur le dos
La teinte ignoble de ses poumons
Les bras, les bras partout montaient la garde
Le second saltimbanque
N’était vêtu que de son ombre
Je le regardai longtemps
Son visage m’échappe entièrement
C’est un homme sans tête
Un autre enfin avait l’air d’un voyou
D’un apache bon et crapule à la fois

 

 

Avec son pantalon bouffant et les accroche-chaussettes
N’aurait-il pas eu l’apparence d’un maquereau à sa toilette
La musique se tut et ce furent des pourparlers avec le public
Qui sou à sou jeta sur le tapis la somme de deux francs cinquante
Au lieu des trois francs que le vieux avait fixé comme prix des tours
Mais quand il fut clair que personne ne donnerait plus rien
On se décida à commencer la séance
De dessous de l’orgue sortit un tout petit saltimbanque habillé de rose pulmonaire
Avec de la fourrure aux poignets et aux chevilles
Il poussait des cris brefs
Et saluait en écartant gentiment les avant-bras
Mains ouvertes
Une jambe en arrière prête à la génuflexion
Il salua ainsi aux quatre points cardinaux
Et quand il marcha sur une boule
Son corps mince devint une musique si délicate que nul parmi les spectateurs n’y fut insensible
Cher petit esprit sans aucune humanité
Pensa chacun
Et cette musique des formes
Détruisit celle de l’orgue mécanique
Que moulait l’homme au visage couvert d’ancêtres
Le petit saltimbanque fit la roue
Avec tant d’audacieuse harmonie
Que l’orgue cessa de jouer
Et que l’organiste se cacha le visage dans les mains
Aux doigts semblables aux descendants de son destin
Fœtus minuscules qui lui sortaient de la barbe
Nouveau cri de Peau-Rouge
Musique angélique des arbres
Disparition de l’enfant
Les saltimbanques soulevèrent les grosses haltères à bout de bras
Ils jonglèrent avec les poids
Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux
Siècle ô siècle des nuages

 

 

Guillaume Apollinaire.