(1903) Le Larron « Le Larron »
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(1903) Le Larron « Le Larron »

Le Larron

« Maraudeur étranger, malheureux, malhabile,
Voleur, voleur, que ne demandais-tu ces fruits ?
Mais puisque tu as faim que tu es en exil,
Il pleure, il est barbare et bon, pardonnez-lui ! »
— « Je confesse le vol des fruits doux, des fruits mûrs,
Mais ce n’est pas l’exil que je viens simuler
Et sachez que j’attends de moyennes tortures,
Injustes si je rends tout ce que j’ai volé. »
— « Issu de l’écume des mers comme Aphrodite,
Sois docile, puisque tu es beau, naufragé !
Vois, les sages te font des gestes socratiques.
Vous parlerez d’amour quand il aura mangé.
Maraudeur étranger, malhabile et malade,
Ton père fut un sphinx et ta mère une nuit
Qui charma de lueurs Zacinthe et les Cyclades,
As-tu feint d’avoir faim quand tu volas les fruits ? »
— « Possesseurs de fruits mûrs, que dirai-je aux insultes ?
Ouir ta voix ligure en nénie, ô maman !
Puisqu’ils n’eurent enfin, la pubère et l’adulte,
De prétexte sinon de s’aimer nuitamment.
Il y avait des fruits tout ronds comme des âmes
Et des amandes de pomme de pin jonchaient
Votre jardin marin où j’ai laissé mes rames
Et mon couteau punique au pied de ce pêcher.
Les citrons couleur d’huile et à saveur d’eau froide
Pendaient parmi les fleurs des citronniers tordus,
Les oiseaux de leur bec ont blessé vos grenades
Et presque toutes les figues étaient fendues. »
Il entra dans la salle aux fresques qui figurent
L’inceste solaire et nocturne dans les nues :
« Assieds-toi là, pour mieux ouïr les voix ligures
Au son des cinyres des Lydiennes nues. »
Or, les hommes ayant des masques de théâtre
Et les femmes ayant des colliers où pendait
La pierre prise au foie d’un vieux coq de Tanagre
Parlaient entre eux le langage de la Chaldée.
Les autans langoureux dehors feignaient l’automne,
Les convives c’étaient tant de couples d’amants
Qui dirent tour à tour : « Voleur, je te pardonne.
Reçois d’abord le sel puis le pain de froment.
Le brouet qui froidit sera fade à tes lèvres,
Mais l’outre en peau de bouc maintient frais le vin blanc.
Par ironie, veux-tu qu’on serve un plat de fèves
Ou des beignets de fleurs trempés dans du miel blond ? »
Une femme lui dit : « Tu n’invoques personne,
Crois-tu donc au hasard qui coule au sablier ?
Voleur, connais-tu mieux les lois malgré les hommes ?
Veux-tu le talisman heureux de mon collier ?
Larron des fruits tourne vers moi tes yeux lyriques.
Emplissez de noix la besace du héros.
Il est plus noble que le paon pythagorique,
Le dauphin, la vipère mâle ou le taureau.
*
*    *
Qui donc es-tu, toi qui nous vins grâce au vent scythe ?
Il en est tant venu par la route ou la mer,
Des conquérants fictifs rués pour la vindicte
Et des bandes souvent qui fuyaient aux éclairs.
Un homme bègue ayant au front deux jets de flammes
Passa, menant un peuple infime pour l’orgueil
De manger chaque jour les cailles et la manne
Et d’avoir vu la mer ouverte comme un œil.
Les puiseurs d’eau barbus, coiffés de bandelettes
Noires et blanches contre les maux et les sorts
Revenaient de l’Euphrate et les yeux des chouettes
Attiraient quelquefois les chercheurs de trésors.
Effrayants et fardés, les poètes barbares,
Troupe lâche, cherchaient, pour y chastes mourir,
La forêt précieuse aux oiseaux gemmipares
Où des fruits doux et vénéneux pour eux mûrirent.
Un triomphe passait gémir sous l’arc-en-ciel
Avec de blêmes laurés debout dans les chars,
Les statues suant, les scurriles, les agnelles
Et l’angoisse rauque des paonnes et des jars.
Les veuves précédaient en égrenant des grappes
Les évêques noirs révérant sans le savoir,
Au triangle isocèle ouvert au mors des chapes,
Pallas, et chantaient l’hymne à la belle, mais noire.
Les chevaucheurs nous jetèrent dans l’avenir
Les alcancies pleines de cendre ou bien de fleurs,
Nous aurons des baisers florentins sans le dire,
Mais au jardin, ce soir, tu vins, sage et voleur.
*
*    *
Ceux de ta secte adorent-ils la vie obscène :
Belphégor, le soleil, le silence ou le chien,
Parce qu’il est bien d’êre obscènes quand on s’aime ? »
Et le larron des fruits cria : « Je suis chrétien ! »
— « Ah ! Ah ! les colliers tinteront, cherront les masques.
Va-t’en, va-t’en, contre le feu l’ombre prévaut.
Ah ! Ah ! le larron de gauche dans la bourrasque
Rira de toi comme hennissent les chevaux. »
— « Larron des fruits tourne vers moi tes yeux lyriques.
Emplissez de noix la besace du héros,
Il est plus noble que le paon pythagorique,
Le dauphin, la vipère mâle ou le taureau. »
— « Ah ! Ah ! nous secouerons toute la nuit les sistres,
La voix ligure était-ce donc un talisman.
Et si tu n’es pas ne droite tu es sinistre
Comme une tache grise ou le pressentiment.
Puisque l’absolu choit, la chûte est une preuve
Qui double devient triple avant d’avoir été.
Nous avouons que les grossesses nous émeuvent ;
Les ventres pourront seuls nier l’aséité.
Vois, les vases sont pleins d’humides fleurs morales.
Va-t’en mais dénudé, puisque tout est à nous.
Ouïs du chœur des vents les cadences plagales
Et prends l’arc pour tuer l’unicorne ou le gnou.
L’ombre équivoque et tendre est le deuil de ta chair,
Et sombre, elle est humaine et puis la nôtre aussi.
Va-t’en, le crépuscule a des lueurs légères
Et puis aucun de nous ne croirait tes récits.
Il brillait et attirait comme la pantaure.
Que n’avait-il la voix et les jupes d’Orphée
Et les femmes, la nuit, feignant d’être des taures
L’eussent aimé comme on l’aima, puisqu’en effet
Il était pâle, il était beau comme un roi ladre.
Que n’avait-il la voix et les jupes d’Orphée,
La pierre prise au foie d’un vieux coq de Tanagre
Au lieu du roseau triste et du funèbre faix.
Que n’alla-t-il vivre à la cour du roi d’Edesse ?
Maigre et magique, il eût scruté le firmament,
Pâle et magique, il eût aimé des poétesses,
Juste et magique, il eût épargné les démons.
Va-t’en errer crédule et roux avec ton ombre.
Soit ! la triade est mâle et tu es vierge et froid.
Le tact est relatif mais la vue est oblongue.
Tu n’as de signe que le signe de la croix.
Vouons le vol à Sparte et l’inceste à Ninive.
Nous rentrerons demain à l’école d’Elée.
Qu’on souffle les flambeaux à cause des convives
Qui se fiant au Bègue ont peur d’être brûlés. »
Guillaume Apollinaire.