(1917) La Victoire « La Victoire »
/ 14
(1917) La Victoire « La Victoire »

La Victoire

Un coq chante je rêve et les feuillards agitent
Leurs feuilles qui ressemblent à de pauvres marins
Ailés et tournoyants comme Icare le faux
Des aveugles gesticulant comme des fourmis
Se miraient sous la pluie aux reflets du trottoir
Leurs rires amassés en grappes de raisin
Ne sors plus de chez moi diamant qui parlais
Dors doucement tu es chez toi tout t’appartient
Mon lit ma lampe et mon casque troué
Regards précieux saphirs taillés aux environs de Saint-Claude
              Tes joues étaient une pure émeraude
Je me souviens de toi ville des météores
Ils fleurissaient en l’air pendant ces nuits où rien ne dort
Jardins de la lumière où j’ai cueilli des bouquets
Tu dois en avoir assez de faire peur à ce ciel
                                                                     Qu’il garde son hoquet
On imagine difficilement
A quel point le succès rend les gens stupides et tranquilles
         A l’Institut des jeunes aveugles on a demandé
N’avez-vous point ici de jeune aveugle ailé
O Bouches l’homme est à la recherche d’un nouveau langage
Auquel le grammairien d’aucune langue n’aura rien à dire
Et ces vieilles langues sont tellement près de mourir
Que c’est vraiment par habitude et manque d’audace
Qu’on les fait encore servir à la poésie
                    Mais entêtons-nous à parler
                             Remuons la langue
                             Lançons des postillons
On veut de nouveaux sons
                       de nouveaux sons
                             de nouveaux sons
On veut des consonnes sans voyelles
Des consonnes qui pètent sourdement
                  Imitez le son de la toupie
        Laissez petiller un son nasal et continu
      Faites claquer votre langue
Servez-vous du bruit sourd de celui qui mange sans civilité
Le raclement aspiré du crachement ferait aussi une belle consonne
Les divers pets labiaux rendraient aussi vos discours claironnants
Habituez-vous à roter à volonté
Et quelle lettre grave comme un son de cloche
                     A travers nos mémoires
Nous n’aimons pas assez la joie
De voir de belles choses neuves
          O mon amie hâte-toi,
          Crains qu’un jour un train ne t’émeuve
                         Plus
Regarde-le vite pour toi
Ces chemins de fer qui circulent
Sortiront bientôt de la vie
Ils seront beaux et ridicules
Deux lampes brûlent devant moi
Comme deux femmes qui rient
Je courbe tristement la tête
Devant l’ardente moquerie
           Ce rire se répand
                    Partout
Parlez avec les mains faites claquer vos doigts
Tapez-vous sur la joue comme sur un tambour
                           O paroles
          Elles suivent dans la myrtaie
          L’Eros et l’Antéros en larmes
Je suis le ciel de la cité
                      Ecoutez la mer
La mer peiner au loin et crier toute seule
             Ma voix fidèle comme l’ombre
             Veut être enfin l’ombre de la vie
Veut être ô mer vivante infidèle comme toi
La mer qui a trahi des matelots sans nombre
Engloutit mes grands cris comme des dieux noyés
Et la mer au soleil ne supporte que l’ombre
Que jettent des oiseaux les ailes éployées
La parole est soudaine et c’est un dieu qui tremble
Avance et soutiens-moi je regrette les mains
De ceux qui les tendaient et m’adoraient ensemble
Quelle oasis de bras m’accueillera demain
Connais-tu cette joie de voir des choses neuves
               O Voix, je parle le langage de la mer
Et dans le port la nuit les dernières tavernes
Moi qui suis plus têtu que non l’hydre de Lerne
               La rue où nagent mes deux mains
               Aux doigts subtils fouillant la ville
               S’en va
                            Mais qui sait si demain
               La rue devenait immobile
               Qui sait où serait mon chemin
               Songe que les chemins de fer
             Seront démodés et abandonnés dans peu de temps
                Regarde
               La victoire avant tout sera
              De bien voir au loin
               Et de tout voir
               De près
              Et que tout
              Ait un nom nouveau
Guillaume APOLLINAIRE.