A l’Italie (incipit : « L’amour a remué ma vie »)
L’amour a remué ma vie comme on remue la terre dans la zône des armées
J’atteignais l’âge mûr quand la guerre arriva
Bien abrité dans l’hypogée que j’ai creusé moi-même
Et dejà quand von Kluck marchait sur Paris avant la Marne
Un Bonaparte le vicaire espagnol Delicado et l’Arétin
Je me disais
Est-il possible que la nation
Regarde sans la défendre les efforts qu’on fait pour la détruire
Puis les temps sont venus les tombes se sont ouvertes
Les fantômes des Esclaves toujours frémissants
Se sont dressés en criant
SUS AUX TUDESQUES
Nous l’armée invisible aux cris éblouissants
Plus doux que n’est le miel et plus simples qu’un peu de terre
Nous te tournons bénignement le dos ITALIE
Mais ne t’en fais pas nous t’aimons bien
ITALIE
f
mère qui es aussi notre fille
Nous sommes là tranquillement et sans tristesse
Nous savons qu’un autre prendrait notre place
Et que LES ARMEES ne périront jamais
Les mois ne sont pas longs ni les jours ni les nuits
C’est la guerre qui est longue
ITALIE
Toi notre mère et notre fille quelque chose comme une sœur
Qui met tant de différence entre nous et les Boches
Comme toi je n’ai pas cet orgueil sans joie des Boches et je sais
rigoler
Je ne suis pas sentimental à l’excès comme le sont ces gens sans mesure que
leurs actions dépassent sans qu’il sachent s’amuser
Les fleurs sont nos enfants et non les leurs
La plaine est infinie et les tranchées sont blanches
Les avions bourdonnent ainsi que des abeilles
Sur les roses momentanées des éclatements
Notre humeur est charmante l’ardeur vient quand il faut
Nous sommes narquois car nous savons faire la part des choses
Et il n’y a pas plus ◀de▶ folie chez celui qui jette les grenades que chez
celui qui plume les patates
Tu aimes un peu plus que nous les gestes et les mots sonores
Tu as à ta disposition les sortilèges étrusques le sens ◀de▶ la majesté
héroïque et le courageux honneur individuel
Nous avons le sourire nous devinons ce qu’on ne nous dit pas nous sommes
démerdards et même ceux qui se dégonflent sauraient à l’occasion faire preuve ◀de▶
l’esprit ◀de▶ sacrifice qu’on appelle la bravoure
Et nous fumons du gros avec volupté
C’est la nuit je suis dans mon blockaus éclairé par l’électricité en
bâton
Je pense à toi pays des 2 volcans
Je salue le souvenir des sirènes et des scylles mortes au moment de
Messine
Je salue la chemise rouge
Mais parce que comme toi j’aime à penser seul et que les Boches m’en
empêcheraient
Mais parce que le goût naturel ◀de▶ la perfection que nous avons l’un et
l’autre si on les laissait faire serait vite remplacé par je ne sais quelles
commodités dont je n’ai que faire
Et surtout parce que comme toi je sais je veux choisir et qu’eux voudraient
nous forcer à ne plus choisir
Une même destinée nous lie en cette occase
Ce n’est pas pour l’ensemble que je le dis
Ne te borne point à prendre les terres irrédentes
Mets ton destin dans la balance où est le nôtre
Notre armée invisible est une belle nuit constellée
O nuit, o nuit éblouissante
Les morts sont avec nos soldats
Les morts sont debout dans les tranchées
Ou se glissent souterrainement vers les Bien-Aimees
O Lille Saint-Quentin Laon Maubeuge Vouziers
Nous jetons nos villes comme des grenades
Nos fleuves sont brandis comme des sabres
Nos montagnes chargent comme cavalerie
Nous reprendrons les villes les fleuves et les collines
Et près de toi m’attend celle que j’adore
O FRERES D’ITALIE
Ondes nuages délétères
Metalliques débris qui vous rouillez partout
ITALIE
Entends crier Louvain vois Reims tordre ses bras
Et ce soldat blessé toujours debout Arras
Et maintenant chantons ceux qui sont morts
Ceux qui vivent les officiers et les soldats
Les flingots Rosalie le canon la fusée l’hélice la pelle les
chevaux
Chantons les bagues pâles les casques
Chantons ceux qui sont morts
Chantons et rigolons
Durant des années
ITALIE
Entends braire l’âne boche
Faisons la guerre à coups ◀de fouets
Faits avec les rayons du soleil
ITALIE
Chantons et rigolons
Durant des années
Guillaume Apollinaire.
18 Août 1915.