Cortège
Oiseau tranquille au vol inverse, oiseau
Qui nidifie en l’air,
A la limite où notre sol brille déjà,
Baisse ta deuxième paupière, la terre t’éblouit
Quand tu lèves la tête.
Et moi aussi de▶ près, je suis sombre et terne,
Une main qui tout à coup, se pose devant les yeux,
Une voûte entre vous et toutes les lumières
Et je m’éloignerai, m’illuminant au milieu d’ombres
Oiseau tranquille, au vol inverse, oiseau
Qui nidifie en l’air,
A la limite où brille déjà ma mémoire,
Baisse ta deuxième paupière
Ni à cause du soleil, ni à cause de la terre,
Mais pour ce feu oblong dont l’intensité ira s’augmentant
Au point qu’il deviendra un jour l’unique lumière.
Un jour,
Un jour je m’attendais moi-même,
Je me disais, Guillaume, il est temps que tu viennes
Pour que je sache enfin celui-là que je suis,
Moi qui connais les autres.
Je les connais par les cinq sens et quelques autres.
La monnaie des aveugles, les mains des muets,
Ou bien encore, à cause du vocabulaire et non à cause de l’écriture,
Une lettre écrite par ceux qui ont vingt ans et au-dessus.
L’odeur des fleuves dans leurs villes,
Le parfum des fleurs dans les jardins publics,
Leurs rois-mages et la ribambelle ursuline
Qui t’inspirait l’erreur touchant toutes les femmes.
Pour que j’aime ou que je baffoue,
Pour ne pas douter si l’on est frileux ou non
O gens que je connais,
Pour pouvoir indiquer à jamais la direction qu’ils ont prise.
Je me disais, Guillaume, il est temps que tu viennes,
Parmi lesquels je n’étais pas.
Sous-marines où les tours seules étaient des îles.
Puis, sur terre il venait mille peuplades blanches
Dont chaque homme tenait une rose à la main
Et le langage qu’ils inventaient en chemin
Le cortège passait et j’y cherchais mon corps,
Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas moi-même,
On me bâtit peu à peu comme on élève une tour,
Les peuples s’entassaient, puis je parus moi-même
Qu’ont formé tous les corps et les choses humaines.
Temps passés, trépassés, les dieux qui me formâtes
Je ne vis que passant ainsi que vous passâtes
Et détournant mes yeux ◀de ce vide avenir
En moi-même je vois tout le Passé grandir.
Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore
Près du passé luisant demain est incolore,
Il est informe aussi près de ce qui parfait
Présente tout ensemble et l’effort et l’effet.
GUILLAUME APOLLINAIRE