Un fantôme de▶ nuées

Comme c’était la veille du quatorze Juillet
Je descendis dans la rue pour aller voir les saltimbanques
Ces gens qui font des tours en plein air
Commencent à être rares à Paris
Dans ma jeunesse on en voyait beaucoup plus qu’aujourd’hui
Ils s’en sont allés presque tous en province
Je pris le boulevard Saint-Germain
Je rencontrai les saltimbanques
La foule les entourait muette et résignée à attendre
Je me fis une place dans ce cercle afin de tout voir
Poids formidables
Haltères noirs et creuses qui ont pour tige un fleuve figé
Doigts roulants une cigarette amère et délicieuse comme ta vie
Tapis qui ont des plis qu’on ne défera pas
Et où quelques taches jaunes ou vertes ont persisté
Vois-tu le personnage maigre et sauvage
Il portait ainsi toute son hérédité au visage
Il semblait rêver à l’avenir
Dont la lente voix se lamentait merveilleusement
Les glouglous les couacs et les sourds gémissements
Les saltimbanques ne bougeaient pas
Ce rose là se niche surtout dans les plis qu’entourent souvent leur bouche
Ou près des narines
Cet homme portait-il ainsi sur le dos
Les bras, les bras partout montaient la garde
Le second saltimbanque
Je le regardai longtemps
Son visage m’échappe entièrement
C’est un homme sans tête

Avec son pantalon bouffant et les accroche-chaussettes
La musique se tut et ce furent des pourparlers avec le public
Au lieu des trois francs que le vieux avait fixé comme prix des tours
Mais quand il fut clair que personne ne donnerait plus rien
On se décida à commencer la séance
Il poussait des cris brefs
Et saluait en écartant gentiment les avant-bras
Mains ouvertes
Une jambe en arrière prête à la génuflexion
Il salua ainsi aux quatre points cardinaux
Et quand il marcha sur une boule
Son corps mince devint une musique si délicate que nul parmi les spectateurs
n’y fut insensible
Cher petit esprit sans aucune humanité
Pensa chacun
Et cette musique des formes
Le petit saltimbanque fit la roue
Et que l’organiste se cacha le visage dans les mains
Musique angélique des arbres
Disparition ◀de l’enfant
Les saltimbanques soulevèrent les grosses haltères à bout de bras
Ils jonglèrent avec les poids
Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux
Siècle ô siècle des nuages

Guillaume Apollinaire.