Le Voyageur
Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant !
La vie est variable aussi bien que l’Euripe.
Tu regardais le banc des nuages descendre
Avec le paquebot orphelin vers les fièvres futures,
Te souviens-tu ?
Vagues, poissons arqués, fleurs surmarines !
Une nuit, c’était la mer
Et les fleuves s’y répandaient.
Je m’en souviens, je m’en souviens encore.
Un soir je descendis dans une auberge triste
Auprès de Luxembourg :
Quelqu’un avait un furet,
Un autre un hérisson,
L’on jouait aux cartes,
Et toi, tu m’avais oublié.
Te souviens-tu du long orphelinat des gares ?
Nous trouvâmes des villes qui tout le jour tournaient
Et vomissaient la nuit le soleil des journées.
O matelots, ô femmes sombres, et vous, mes compagnons
Souvenez-vous-en.
Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés,
Deux matelots qui ne s’étaient jamais parlé,
Le plus jeune en mourant tomba sur le côté.
Chers compagnons :
Sonneries électriques des gares, chant des moissonneurs
Les villes que j’ai vues vivaient comme des folles
Te souviens-tu des banlieues et du troupeau plaintif des paysages ?
Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres ;
Un oiseau langoureux et toujours irrité
Mais tandis que, mourants, roulaient vers l’estuaire
Les bords étaient déserts, herbus, silencieux
Et la montagne à l’autre rive était très claire.
Contre le mont passèrent des ombres vivaces,
Les ombres, contre le mont perpendiculaire,
Grandissaient ou parfois s’abaissaient brusquement,
Et ces ombres barbues pleuraient humainement
En glissant pas à pas sur la montagne claire.
Qui donc reconnais-tu sur ces vieilles photographies ?
Te souviens-tu du jour où une abeille tomba dans le feu ?
Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés :
L’aîné portait au cou une chaîne ◀de fer,
Le plus jeune mettait ses cheveux blonds en tresse.
Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant !
La vie est variable aussi bien que l’Euripe.