(1907) Le Pyrée « Le Pyrée »
/ 18
(1907) Le Pyrée « Le Pyrée »

Le Pyrée

I

J’ai jeté dans le noble feu
Que je transporte et que j’adore
De vives mains et même feu
Ce passé, ces têtes de morts.
Flamme, je fais ce que tu veux.
Le galop soudain des étoiles
N’étant que ce qui deviendra.
Se mêle au hennissement mâle
Des centaures dans leurs haras
Et des grand plaintes végétales.
Où sont ces têtes que j’avais ?
Où est le Dieu de ma jeunesse ?
L’amour est devenu mauvais.
Qu’au pyrée les flammes renaissent !
Mon âme au soleil se dévêt.
Dans la plaine ont poussé des flammes,
Nos cœurs pendent aux citronniers,
Les têtes coupées qui m’acclament
Et les astres qui ont saigné
Ne sont que des têtes de femmes.
Le fleuve épinglé sur la ville
T’y fixe comme un vêtement
Partant, à l’amphion, docile,
Tu subis tous les tons charmants
Qui rendent les pierres agiles.

II

Je flambe dans le pyrée à l’ardeur adorable
Et les mains des croyants m’y rejettent multiple, innombrablement
Les membres des intercis flambent auprès de moi
Eloignez du pyrée les ossements
Je suffis pour l’éternité à entretenir le feu de mes délices
Et des oiseaux protègent de leurs ailes ma face et le soleil.
O mémoire, combien de races qui forlignent
Des Tyndarides aux vipères ardentes de mon bonheur
Et les serpents ne sont-ils que les cous des cygnes
Qui étaient immortels et n’étaient pas chanteurs
Voici ma vie renouvelée
De grands vaisseaux passent et repassent
Je trempe une fois encore mes mains dans l’Océan
Voici le paquebot et ma vie renouvelée
Ses flammes sont immenses.
Il n’y a plus rien de commun entre moi
Et ceux qui craîgnent les brûlures.

III

Descendant des hauteurs où pense la lumière
Jardins rouant plus haut que tous les ciels mobiles
L’avenir masqué flambe en traversant les cieux.
Nous attendons ton bon plaisir, ô mon amie.
J’ose à peine regarder la divine mascarade
— Quand bleuira sur l’horizon la Désirade ? —
Au delà de notre atmosphère s’élève un théâtre
Que construisit le ver Zamir sans instrument,
Puis le soleil revint ensoleiller les places
D’une ville marine apparue contremont
Sur les toits se reposaient les colombes lasses.
Et le troupeau de sphinx regagne la sphingerie
A petits pas. Il orra le chant du pâtre toute la vie,
Là haut, le théâtre est bâti avec le feu solide
Comme les astres dont se nourrit le vide.
Et voici le spectacle
Et pour toujours je suis assis dans un fauteuil
Ma tête, mes genoux, mes coudes, vain pentacle
Les flammes ont poussé sur moi comme des feuilles.
Des acteurs inhumains, claires bêtes nouvelles,
Donnent des ordres aux hommes apprivoisés
O Déchirée que les fleuves ont reprisée.
J’aimerais mieux nuit et jour dans les sphingeries
Vouloir savoir pour qu’enfin on m’y dévorât.
Guillaume Apollinaire.