(1672) Entretiens II
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(1672) Entretiens II

Je ne vous dirai rien d’un autre peintre que l'on nommait Raphaelino del Garbo*1, qui vivait en ce temps-là. Je veux à présent vous entretenir du grand Raphael, et vous parler de cet homme célèbre, qui a surpassé tous ceux qui l’ont précédé, et qui n'a point eu d'égal parmi ceux qui l’ont suivi. 2 De la manière, dit Pymandre, qu'on parle de lui, je ne doute pas qu’il n’ait été le plus grand de tous les peintres. Cariani. (Bellini) - Portrait de deux jeunes gentilshommes Fra Bartolommeo - Portrait de Savonarole Pinturicchio. Pie II part à Ancône pour les Croisades Raphaël. Attila rencontre Léon II Raphaël. L'incendie du Bourg Cependant j'ai souvent ouï dire à plusieurs personnes, et à vous-même, que Michel-Ange a été le plus savant dessinateur qui ait jamais été ; qu'il n'y a point de coloris pareil à celui du Titien ; et que personne n'a si bien peint que le Corrège. Ainsi Raphaël n’a donc pas possédé ces autres parties aussi excellemment, que les peintres que je viens de nommer. Il me semble, répondis-je, que quand je vous ai parlé d'Appelle qui a passé pour le premier peintre de l'Antiquité, je vous ai fait remarquer qu’il cédait à Asclepiodore dans les proportions, et qu'Amphion le surpassait dans l’ordonnance. Toutefois Apelle était encore dans une autre considération que ces savants hommes, par une infinité d'autres parties qu’il possédait, ne se trouvant personne qui l’égalt dans ce grand savoir et cette haute suffisance, qui le rendaient incomparable. De même l’on ne peut pas dire que Michel-Ange n’ait été un excellent dessinateur, que le Titien et le Corrège ne fussent admirables dans l'entente des couleurs, et dans la beauté du pinceau; mais Raphaël s'est tellement élevé au-dessus de tous par la force de son génie, qu'encore que les couleurs ne soient pas traitées dans ses tableaux avec une beauté aussi exquise, que dans ceux de Titien, et qu’il n'ait pas eu un pinceau aussi charmant que celui du Corrège, toutefois il y a tant d'autres parties qui rendent ses ouvrages recommandables, que sans avoir égard à tout ce que les autres peintres ont fait de mieux, il faut confesser qu’il n’y en a point eu de comparable à lui. Car si quelques-uns ont excellé en une partie de la peinture, ils n'ont su les autres que fort médiocrement, et l'on peut dire que Raphaël a été admirable en toutes. Pour ce qui est de Michel-Ange, bien que je ne sois pas de ceux qui ont une aversion si forte contre lui, qu’ils ne le croient pas mériter le nom de peintre, mais qu'au contraire je l'estime un des grands hommes qui aient été, il faut avouer néanmoins que quelque grandeur et quelque sévérité qu’il y ait dans son dessin, il n’est point si excellent que celui de Raphael, qui exprimait toutes choses avec une douceur et une grâce merveilleuse. Il ne lui échappait jamais rien de ce qui pouvait servir à l’embellissement et à la perfection de ses peintures. Il savait si bien mettre ses figures en leur place, que dans la composition de ses tableaux on y voit une beauté d’ordonnance qui ne se rencontre point ailleurs. Il peut bien être qu’il n’ait point dessiné un nu plus doctement que Michel-Ange ; mais son goût de dessiner est bien meilleur, et plus pur. Je sais bien encore, comme je viens de vous dire, que sa manière de peindre n’est pas si excellente ni si grande que celle du Corrège ; et quoi qu’il ait fort bien entendu la force des lumières et la beauté de couleurs, il n’a point eu un contraste de clair et d'obscur, ni un choix de teintes aussi fier et aussi net que le Titien. Mais si Raphaël ne possédait pas ces parties aussi parfaitement que ces peintres, il en avait tant d'autres rares et admirables, que le défaut de celles-là ne paraît point parmi un si grand nombre de beautés qui brillent dans ses ouvrages. Il savait faire choix de ce qu’il y a de plus parfait dans les corps pour en former ses figures ; et quoiqu'il ne recherchât pas tant à y faire paraître de la fierté et de la force, que de la grâce et de la douceur, il observait néanmoins certaines choses, qui les rendaient grandes et nobles. En sorte que dans ce qui regarde le choix des sujets, la composition des ordonnances, la disposition des attitudes, les airs de tête, les accommodements des draperies, et tous les ornements qui peuvent enrichir un ouvrage, il y apportait tant de soin et y travaillait avec tant d'art et de jugement, que c’est par là qu'il a surpassé tous les autres peintres. Comme il y a des beautés qui ne consistent pas seulement dans la proportion des parties, mais aussi dans la variété et dans le contraste de ces parties, les unes auprès des autres, c'est de cette variété agréable et de contraste si élégant, que les tableaux de Raphaël reçoivent un éclat merveilleux. Mais outre ces belles qualités qu’on y remarque, on y voit encore une expression qu’on ne peut assez admirer. Comme cette partie est composée du geste et de l’action de tous les membres du corps, et particulièrement des passions qui paraissent sur le visage, on voit dans toutes ses figures les actions du corps et les mouvements de l’âme si bien exprimés, qu’il n’y a personne qui ne connaisse d’abord tout ce qu’elles veulent représenter. Et ce qui est tout particulier à cet excellent homme, c’est qu'on ne voit rien de lui où l’on ne puisse remarquer une sage conduite, une force de jugement, une beauté, et une grâce admirable, de sorte que non seulement tout y paraît naturel, mais dans un beau naturel. Je trouve que celui qui a dit que les hommes se peignent eux-mêmes dans leurs ouvrages, a parfaitement bien rencontré à l’égard de Raphaëel. Car on rapporte de lui qu’il semblait qu’à sa naissance les Grâces fussent descendues du ciel pour le suivre partout et lui servir de fidèles compagnes pendant sa vie, ayant toujours paru gracieux dans ses actions et dans ses mœurs, aussi bien que dans ses tableaux ; de sorte que la douceur, la politesse et la civilité, ne rendaient pas sa personne moins chère à tout le monde, que ses peintures rendaient son nom célèbre par toute la terre. Comme je n’ai pas entrepris de faire exactement la vie de tous ces grands peintres, mais de remarquer seulement la suite et le progrès de la peinture, je ne m'étendrai pas à parler de Raphaël, autant qu'un si beau sujet semble le désirer. Je vous dirai sa naissance, quelque chose de ses ouvrages, et enfin sa mort précipitée. Raphaël était originaire de la ville d'Urbin, où il vint au monde le jour du Vendredi Saint, de l’année 1483. Il eut pour père Jean de Santi, peintre de profession, mais qui jugeant bien n'être pas assez capable pour instruire son fils, dont la beauté de l'esprit parut dès ses premières années, le mit avec Pietre Pérugin qui était alors en grande estime. Ce nouveau disciple ne fut pas longtemps avec son maître, que non seulement il l’égala dans la science de son art, mais qu’il le surpassa de beaucoup. Il commençait de donner des marques de la grandeur de son génie, lorsque le Pinturicchio, qui était son ami, le mena à Sienne, où il travaillait dans la librairie dont je vous ai parlé. Néanmoins Raphaël n’y demeura guère, et ne fit pas les cartons de tous les tableaux, comme le Pinturicchio eût bien désiré, parce qu'il s'en alla à Florence pour voir ce que Michel-Ange et Léonard de Vinci y faisaient alors. Comme le séjour de Florence ne lui parut pas moins agréable, que les dessins de ces deux grands hommes lui semblèrent excellents, il résolut d’y demeurer quelque temps, pendant lequel il fit plusieurs tableaux. Ensuite il retourna à Urbin, et de là passa à Pérouse où il fit quantité d’ouvrages, et puis revint encore à Florence. Ce fut alors qu’il commença à changer de manière en voyant les peintures de Michel-Ange et de Léonard. Je ne doute pas, interrompit Pymandre, que Raphaël ayant l’esprit aussi beau que vous le dites, ne profitât beaucoup des exemples de tant d'excellents peintres qui étaient alors à Florence ; et que ces deux grands hommes qui travaillaient à l'envi l'un de l’autre, ne lui servissent d’un puissant aiguillon pour l’exciter à bien faire. Il est vrai aussi, poursuivis-je, qu’il ne perdit point de temps, et que de jour en jour il s'avança de telle sorte, que quittant tout à fait sa première manière il fit des tableaux d’un goût beaucoup meilleur que ses premiers. Aussi à mesure qu’il excellait dans son art, sa réputation augmentait par toute l'Italie. Pendant qu’il peignait tantôt à Pérouse, tantôt à Florence, Bramante son parent, et l’un des fameux architectes de ce temps-là, était employé à Rome par Jules II. Ce pape faisant travailler plusieurs peintres, Bramante lui proposa Raphaël pour peindre au Vatican; ce que le pape ayant agréé, Bramante en écrivit à Raphaël qui partit aussitôt pour se rendre à la cour du pape, où il fut reçu avec beaucoup de caresses. Il trouva quantité d’ouvrages commencés dans le palais, où plusieurs peintres*3 travaillaient alors. Il se mit à peindre comme eux, et le premier tableau qu’il fit fut celui qu'on appelle l’Ecole d'Athènes, qui est dans la chambre de la Signature. Ensuite il en peignit un autre dans le même lieu, où l'on voit Jésus-Christ, la Vierge, et plusieurs saints assis sur des nuages, et au-dessous des docteurs et des évêques qui sont à l'entour d’un autel sur lequel le Saint-Sacrement est exposé. 4 D'un autre côté il représenta l'empereur Justinien qui donne les lois à des docteurs pour les examiner. Et dans un autre tableau, il a peint le pape Grégoire IX qui donne les Décrétales. C'est dans ce tableau qu’il a représenté au naturel Jules II, le cardinal Jean de Médicis, qui fut le pape Léon X et plusieurs autres personnes qui vivaient alors. Je ne vous décrirai point plus particulièrement toutes ces peintures, je me souviens du plaisir que vous prenez autrefois à les voir, lorsque nous passions si agréablement des heures entières dans ces salles du Vatican. Je vous avoue, dit Pymandre, que la pensée m'en est encore tout à fait douce, et à présent que vous m'en parlez, il me semble que je vois devant moi ces beaux ouvrages, où tout ignorant que je suis, je trouvais tant de charmes que bien souvent je vous y arrêtais, peut-être plus longtemps que vous n'eussiez voulu. Tant s'en faut, repartis-je, je ne les voyais qu’à demi, et il me reste un secret déplaisir de ne les avoir pas encore assez bien considérés. Cependant, continua Pymandre, quoique je les aie encore comme devant les yeux, je n’ai pas assez de lumière pour y découvrir toutes les choses que vous m'y faisies remarquer. J'attends donc que vous recommenciez tout de nouveau, et comme si nous étions encore assis sur les bancs qui entourent ces salles, que vous en observiez toutes les beautés. Notre entretien serait trop long, repris-je, s'il fallait m'arrêter comme nous faisions en ce temps-là, sur toutes les diverses choses que nous regardions. Quel soin ne prenez-vous point à considérer jusqu'aux lambris et aux fenêtres de ces chambres ? J'avoue, dit Pymandre, que j'admirais cette menuiserie, non seulement parce qu’elle est de marqueterie et faite de pièces de rapport, mais à cause que dans tous les panneaux, il y a des perspectives et une infinité de choses que vous-même estimiez assez. Il est vrai aussi, poursuivis-je, que cet ouvrage est fort bien travaillé car le pape qui voulait que la beauté de la menuiserie répondit à l'excellence des peintures, fit pour cela venir de Vérone un religieux nommé frère Jean, qui pour lors n’avait point de pareil à bien couper le bois. C'était dans cette même chambre dont je viens de parler, que vous regardiez un jour si attentivement les portraits des anciens poètes qui sont dans un tableau où le Parnasse est représenté ; et qu’en considérant particulièrement Homère, Virgile, le Dante, Pétrarque, et quelques autres, vous nous fites un savant discours sur la différente manière d’écrire de ces grands personnages. Après que Raphaël eut achevé cette chambre, il travailla à d’autres ouvrages pour quelques particuliers. Il fit cette célèbre Galatée pour un marchand de Sienne nommé Augustin Ghisi, à qui appartenait le lieu où elle est encore à présents. Il travailla à ce Prophète qui est dans l’église des Augustins ; et ce même Ghisi lui fit faire ces belles peintures qui sont à Notre-Dame de la Paix. Ne sont- ce pas, dit Pymandre, ces Prophètes et ces Sybilles que l'on voit à main droite en entrant dans l’église, et qu'on dit que Raphaël avait faites ou imitées d'après Michel-Ange ? C'est de ces mêmes figures dont je parle, répondis-je ; et il est vrai qu'en ce temps-là les ennemis de Raphaël publièrent partout qu'il ne les avait peintes qu'après avoir vu ce que Michel-Ange avait fait au Vatican. Car on savait bien que Michel- Ange s'étant retiré à Florence, pour les raisons que je vous dirai en parlant de lui, Bramante qui favorisait Raphaël en toutes choses, lui donna la clef de la chapelle Sixte, pour voir ce que Michel-Ange avait commencé d’y peindre ; ce qui donna lieu de dire qu’il en avait tiré beaucoup d'instruction, parce qu’en effet il changea tout d'un coup de manière, et donna à ses figures plus de force et plus de grandeur qu'auparavant. Et Michel-Ange ayant su que c’était par le moyen de Bramante que Raphael avait vu et examiné ses peintures, il en fut fâché contre lui, croyant qu'il l'avait fait pour lui nuire. Mais quoiqu'il en soit, il est vrai que les figures qui sont à Notre-Dame de la Paix, sont des plus belles que Raphaël ait peintes. M'étant un peu arrêté, Pymandre me dit : pour moi je trouve Raphaël bien louable de s’être si heureusement servi des choses qu’il avait vues ; et quand même il aurait dérobé la science de Michel- Ange, c’est une espèce de larcin, qui bien loin d’être puni, méritait une récompense. Car quoiqu'on laisse à cette heure toutes les chambres du Vatican ouvertes, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de voleurs assez habiles, pour faire à l’endroit de Raphaël, ce dont on l’accusait à l’égard de Michel-Ange, et qui au sortir de ces lieux aillent faire ailleurs des tableaux qui surpassent en beauté ceux qui ornent ces grandes salles. Les amis de Michel-Ange diront ce qu'il leur plaira au désavantage de Raphaël ; mais pour moi je le tiens en cela un homme merveilleux, s'il est vrai que pour avoir regardé en passant les ouvrages de son compétiteur, il en ait si bien profité, qu'aussitôt il en a fait d’autres encore plus excellents. Non, non, on peut dire dans une telle rencontre, que l'imitateur est plus à priser que celui qu'on imite. Hé quoi ! Michel- Ange avait peut-être travaillé cinquante ans après l’antique et le naturel, et s’était rendu un excellent homme : cela est digne d’une grande louange, je l'avoue. Mais Raphaël n'a fait que découvrir la toile qui cachait les ouvrages de Michel-Ange, et à l’heure même en le voulant imiter il l'a surpassé de beaucoup ; c'est ce qui est digne d'admiration et quasi incroyable. Et pour moi je trouve que la plainte de Michel- Ange était un éloge pour Raphaël, qui faisait paraître par là l'excellence de son jugement, et la force de son esprit. Comme Pymandre eut fini ce discours qu’il poussait avec chaleur, je me mis à sourire, et lui dis : je vois bien que vous prenez le parti de celui dont je parle présentement, et que vous donneriez volontiers un arrêt décisif contre Michel-Ange, si l'on vous prenait pour juge de ces deux peintres. Mais quand je vous dirai une autre fois les excellentes parties de celui-ci, ne serez-vous point alors pour lui contre Raphaël ? Je serai, répliqua-t-il, pour celui qu'il vous plaira, car j'aurai toujours de l'estime pour tous ceux dont vous direz du bien, et ainsi vous porterez mon esprit de quel côté vous voudrez. Il faut donc, repartis-je, vous laisser maintenant bien persuadé du mérite de Raphaël, qui en effet était alors l'admiration de tout le monde. Car ce fut en ce temps-là que s’élevant encore plus haut qu’il n’avait fait, il acheva cette chambre qui est la seconde après la grande salle. Il y fit l’histoire miraculeuse du Saint- Sacrement d'Orviette, le tableau où saint Pierre est représenté lorsque l’ange le délivre des prisons ; cette autre grande histoire d'Héliodore, qui pilla le temple de Jérusalem par le commandement d'Antiochus ; et les autres tableaux qui sont dans la voûte de cette chambre. Il semblait que la mort de Jules II*5 qui arriva, dût interrompre le cours de ces beaux ouvrages. Mais Léon X, qui lui succéda, n'ayant pas moins d'amour pour les arts que son prédécesseur, obligea Raphaël de continuer son travail. Ce fut au commencement de son pontificat qu’il se mit à peindre ce beau tableau qui est dans la chambre qui suit celle dont nous avons parlé, ou il a représenté l’histoire d'Attila. Cet ouvrage passe pour être tout peint de la main de Raphaël, et un des plus beaux qu’il ait faits dans le Vatican. En effet, non seulement l’ordonnance en est admirable, mais toutes les parties de cette composition sont si convenables au sujet, et l’expriment si dignement, qu’il n’y a rien qui ne serve à le perfectionner. La situation du lieu, la cour du pape, celle qui accompagne Attila, leurs habits, leurs chevaux, et généralement tout ce qui paraît dans ce tableau est exécuté avec un soin et une conduite merveilleuse. Je crois que vous vous souvenez bien encore de ces deux figures qui sont en l'air, avec l'épée à la main. Ce sont celles, me dit Pymandre, qui représentent comme saint Pierre et saint Paul s'opposent à Attila, et dont le peintre a enrichi son ouvrage par une licence qu’il a cru lui être permise. 6 Quant ce serait, poursuivis-je, une liberté qu’il aurait prise, je ne crois pas que personne y pût trouver à redire, puisqu'elle est très conforme à son sujet, et de celles qui donnent de l’ornement et de la grâce à de semblables ouvrages. Mais ce n'est pas une chose que Raphaël ait inventée, puisqu’il y a des historiens qui l’autorisent. Car ils rapportent qu'Attila ayant traversé les Alpes, descendit en Italie avec une armée si furieuse, que comme un torrent elle ravageait tous les lieux par où elle passait. Il n’y avait que quarante ans qu'Alaric avait saccagé Rome, lorsque ce fléau de Dieu se disposait à faire la même chose, sans que l'empereur Valentinien qui régnait alors, pût résister à un si puissant ennemi. Mais Dieu qui par des moyens secrets et invisibles prend plaisir à renverser les puissances qui paraissent les plus formidables, se servit alors de ce qui semblait le plus faible et le moins propre pour arrêter les progrès d’un conquérant si redoutable. Les prières et les soumissions de saint Léon furent les seules armes qui abattirent l'orgueil d'Attila, et qui vainquirent cet ennemi qui se croyait invincible. Car Dieu ayant fait connaître en songe à l'empereur, que le salut de Rome était réservé au pape Léon, qui seul pouvait s'opposer à la fureur de ce cruel tyran, Valentinien alla trouver ce saint pontife, qui se disposa aussitôt d'obéir aux volontés divines. Il sort de la ville sans penser au péril où il s'exposait, et accompagné d'un petit nombre d'ecclésiastiques et de citoyens romains, s'achemina vers l'armée d’Attila. Ce pape vénérable par sa vieillesse et par la sainteté de sa vie, s'étant présenté devant ce roi, se jeta à ses pieds, et les larmes aux yeux et les sanglots à la bouche, le supplia avec tant d'instance de ne passer pas plus outre, que ce prince, qui un peu devant portait la terreur de toutes parts, demeura lui-même tout épouvanté, se sentant touché intérieurement par une puissance secrète. Il s'adoucit de telle sorte à la voix de ce grand saint, qu’il arrêta son armée, et content d’un petit tribut qui lui fut accordé, retourna sur ses pas, comme si les larmes de Léon eussent formé devant lui une mer capable d’empêcher son passage. Un changement si prompt surprit tous ceux de sa suite, qui ne pouvaient comprendre comment ce prince s'arrêtait de la sorte à la prière d'un prêtre, après avoir surmonté tant d'obstacles, et dans le temps où ils croyaient tous aller jouir dans Rome de la gloire et des trésors qu’ils avaient recherchés, et comme acquis par tant de sanglantes victoires. Et parce qu’ils ne purent s'empêcher de lui témoigner leur étonnement, il leur dit qu’il avait vu à côté du pape deux vaillants chevaliers, dont la voix et les regards n’avaient rien d’un homme mortel, lesquels tenant chacun une épée nue à la main, l'avaient menacé de le faire périr, si résistant davantage aux prières de Léon, il prétendait passer outre. Ce fut ce qui fit croire aux chrétiens que ces deux généreux combattants étaient saint Pierre et saint Paul, qui parurent alors pour la défense de l’Eglise, et de la ville de Rome. Cependant admirez, je vous prie, quel était l’endurcissement de ce prince. Cette vision l’épouvante et l'arrête, et néanmoins elle ne touche point son âme et ne change point sa mauvaise vie. Au contraire, lorsqu’il s'en retournait, et que les principaux de sa cour lui reprochaient, comme une action honteuse, la paix qu’il avait accordée au pape, il leur répondit, se moquant de lui, qu’ils ne devaient pas s'étonner s’il avait déféré quelque chose au roi des bêtes, pour qui tous les autres animaux, parlant des catholiques, avaient de la crainte et de la vénération. Mais cette raillerie pleine d’impiété, et tant de sang qu’il avait si cruellement répandu, ne demeurèrent pas longtemps impunis ; car aussitôt qu’il fut de retour en Hongrie, il épousa une fort belle dame nommée Hildide ; et dès la première nuit de ses noces, comme il s’était rempli de viande et de vin, il lui prit un saignement de nez qui le suffoqua. Or pour revenir à la peinture que Raphaël a faite sur le sujet d'Attila, on y voit saint Pierre et saint Paul soutenus en l'air, et l’or remarque sur le visage de ces apôtres une certaine fierté et une hardiesse que le zèle de la gloire de Dieu répand d'ordinaire sur le front de ceux qui sont émus d’une sainte colère. Pour Attila, on le voit tout surpris et tout épouvant, ayant devant lui des ennemis si redoutables. Il les regarde avec un visage effrayé, et se détournant le corps en levant en même temps les mains en haut, il semble qu’il veuille fuir et parer leurs coups. Il ne paraît pas moins d’effroi dans l’action que fait son cheval. Raphaël a pris plaisir de bien peindre ce cheval, et quelques autres qui sont dans ce tableau. Il y en a un isabelle et blanc qui semble s’emporter. On voit comme le cavalier qui est dessus s'efforce de le retenir. Ce cavalier est vêtu de ces sortes d’habits faits en forme d’écailles, et tels qu’il y en a dans la colonne Trajane : car ce savant peintre ne manquait jamais de faire servir les choses qu l'Antiquité lui fournissait, quand il trouvait occasion de les placer à propos et qu’elles convenaient bien à son sujet. La plus grande liberté que Raphaël a prise, est de n'avoir pas peint dans ce tableau l’humilité avec laquelle saint Léon alla trouver Attila ; car il est bien vrai qu’il n’avait pas un appareil aussi pompeux qu’il le représente. Il était vêtu de ses habits pontificaux ; il avait sa mitre sur sa tête, et faisait porter devant lui une croix d’argent ; mais ces grands manteaux, cette pourpre, et cette suite d'estafiers n’était point alors en usage. Bien que dès le temps du pape Pontien* 7, il y eût trente-six prêtres dans Rome que l’on nommait cardinaux, toutefois le titre de cardinal n’était pas une qualité éminente comme elle est aujourd’hui. Ce ne fut que sous Sergius IV que les cardinaux commencèrent à recevoir de plus grands honneurs, encore n'ont-ils été distingués dans l'Eglise par ces titres et ces marques extraordinaires, que du temps d’Innocent IV*8, qui ordonna que dans les cérémonies ils iraient à cheval, et porteraient des chapeaux rouges pour signifier qu’ils étaient prêts de répandre leur sang pour la défense de l'Eglise Mais Paul II,* 9 qui a surpassé tous ses prédécesseurs en magnificence dans son train, dans ses habits et dans sa tiare enrichie de perles, de diamants, et d’autres pierreries d’un prix inestimable, voulant aussi augmenter la pompe des cardinaux leur fit porter la robe rouge avec cette sorte de cape qu’ils mettent par dessous leurs chapeaux dans les cavalcades. Comme Raphaël pour représenter saint Léon a peint Léon X et plusieurs cardinaux qui vivaient alors, il a voulu les faire paraître avec leur éclat et leur magnificence ordinaire, et non pas dans cette première simplicité chrétienne où était le pape saint Léon et les prêtres qui l’accompagnaient. 10 11 12 C’était en ce temps-là que Raphaël fit cette Vierge que vous avez vue dans le palais Farnèse, ce beau portrait de Léon X accompagné du cardinal Jules de Médicis, et du cardinal de Rossi, et une infinité d'autres tableaux que l’on transportait en plusieurs lieux d'Italie ; et comme ses biens augmentaient de même que sa réputation, il fit bâtir sa maison qu'on voit in borgo. Mais le mérite de cet excellent homme n’était pas renfermé seulement dans l'Italie ; le bruit de son nom avait passé les Alpes et s'était répandu en France, en Flandre, et en Allemagne. Ce fut ce qui porta Albert Dure, très excellent peintre allemand, à rechercher son amitié, et pour gage de la sienne lui envoya son portrait avec toutes les pièces qu’il avait gravées. Raphaël ayant vu les estampes d'Albert résolut de faire aussi graver quelques-uns de ses dessins, connaissant bien qu’il n’y a rien de plus avantageux, pour montrer à tout le monde ce qu'un savant homme peut produire, et même pour multiplier se ouvrages presque à l’infini. Il fit donc apprendre à graver à Marc-Antoine de Boulogne, qui sous sa conduite mit au jour le martyre des Innocents, un Neptune, une Cène, et plusieurs autre pièces. On vit ensuite un autre Marc de Ravenne, et Augustin Vénitien, qui gravèrent aussi d’après Raphaël. Et Ugo da Carpi homme ingénieux et plein de belles inventions s'étant mis à graver sur le bois trouva le secret de fair paraître dans les estampes, les demi-teintes, les ombres et la lumière, comme dans les dessins qui sont lavés de clair et d'obscure. Nous sommes redevables à ces premiers inventeurs de la gravure de tant de choses que l’on a mises au jour depuis ce temps-là, et que nous n'aurions jamais eues puisque dans ce beau recueil d'estampes que M. de Marolles abbé de Villeloin, a pris soin de faire avec une dépense considérable, il en compte jusqu'à sept cent quarante qui ont été gravées seulement après les tableaux ou les dessins de Raphaël. Il peignit encore alors un Christ portant sa croix, qui fut envoyé en Sicile ; et quoiqu'il s'occupât à divers tableaux particuliers, cela ne l’empêchait pas de continuer les ouvrages du Vatican, où il travaillait à la chambre qu’on nomme de Torre Borgia. Comme dans l'autre chambre dont je vous ai parlé, il avait représenté le grand saint Léon, dans celle-ci il peignit Léon IV, qui fut un pape très illustre en sainteté, et que ses vertus*13 élevèrent à cette dignité souveraine après la mort de Sergius II. Son pontificat fut recommandable par ses belles actions et par les miracles que Dieu lui fit opérer. Il y en eut deux entre autres très considérables, et par lesquels il ne sauva pas la vie à une seule personne, mais à une infinité de peuples. 14 Il y avait dans la voûte de l’église de Sainte Luce une espèce de basilic, dont l’haleine répandait un venin si subtil qu’elle infectait tous les lieux circonvoisins, et portait la mort dans le cœur de tout le monde. Comme l’on ne trouvait point de remède à un mal si funeste, saint Léon implora le secours du ciel, et s’étant mis en prière chassa ce serpent et délivra le peuple de Rome des maux qu’il souffrait tous les jours de ce dangereux animal. L'on connut encore quelle était la vertu de ce grand saint, lorsqu'un furieux incendie arriva dans un quartier de Rome appelé borgo vecchio. Le feu avait déjà réduit en cendre plusieurs maisons, et menaçait l’église de Saint-Pierre, sans qu'on pût s’opposer à un incendie si horrible. C'est ce dernier miracle que Raphaël a représenté dans l’un des côtés de cette chambre, où saint Léon est aux loges de son palais qui éteint le feu en donnant sa bénédiction. Avec combien de plaisir considérions-nous autrefois les belles expressions qui sont dans ce tableau ? On y voit un jeune homme qui porte un vieillard sur ses épaules, qui paraît tel que Virgile décrit Anchise, lorsqu’Enée le sauva de la fureur des Grecs. Le corps de ce vieillard est une des parties les plus considérables de ce tableau, car tous les nerfs et les muscles y sont exprimés avec une science et une force de dessin si admirable, que cette seule figure peut faire connaître combien Raphaël était savant dans l’anatomie. Vasari et ceux de l'école de Florence ne veulent pas avouer qu’elle soit dessinée avec autant de force que celles de Michel-Ange ; mais je ne ferai pas difficulté de dire qu’il y a bien un autre art dans les figures de Raphaël, que dans celles qu'ils vantent si fort ; et cet art est d'autant plus merveilleux, qu’il est plus caché que celui d tous les autres peintres. On voit dans la même chambre le port d'Ostie assiégé par les Sarrazins. Léon IV s'occupait dans Rome aux soins dignes d’un véritable chef de l’Eglise, quand il apprit que ces infidèles étaient en mer avec une puissante armée, à dessein de descendre en Italie et de venir saccager Rome. Il partit aussitôt pour se rendre à Ostie, où il les attendit en résolution de les combattre. Ce qu’il fit, en effet, avec le peu de gens qu’il avait conduits, et le secours des Napolitains et des peuples voisins, qui n'était pas fort considérable. Mais il est vrai que la seule présence de ce grand saint valait beaucoup mieux que des légions de soldats, puisqu’il avait de son côté l'assistance du Dieu des batailles, dont le bras est invincible. Lorqu’on vit paraître les voiles de ces peuples barbares, le pape se mit à la tête de toutes ses troupes ; et par un discours plein d'éloquence et de piété anima leurs courages et remplit leurs cœurs d’une vaillance toute chrétienne. Ensuite il leur distribua le pain des forts, en leur faisant recevoir le corps d Jésus-Christ. Après avoir fait sa prière à Dieu il donna la bénédiction à toute l'armée ; et le signe qu’il fit de la sainte Croix fut le signal du combat et l'heureux présage de la victoire qu’il remporta. On vit donc aussitôt les chrétiens se joindre et s'attacher aux infidèles ; et c’est cette sanglante bataille que Raphaël a représentée dans ce tableau, où l'on peut remarquer les vaisseaux des deux armées qui se font une cruelle guerre. Je ne m'arrêterai pas à vous faire une description exacte de cette peinture ; mais je vous dirai qu'en pensant à cet ouvrage, je ne puis assez admirer combien Raphaël était habile à représenter toutes sortes de sujets. Dans ceux où il ne faut que de la grâce et de la douceur, il surpasse tous les autres peintres ; et quand il traite des compositions d'histoires qui demandent des actions plus fortes et plus fières, personne ne l'égale. Car si d'un côté l'on considère dans le tableau dont je parle, avec quelle valeur les chrétiens attaquent les infidèles, si l’on observe les diverses postures des soldats qui traînent des prisonniers, leurs mines, et leurs habits différents de ceux des matelots ; et que de l’autre on regarde comme il a bien représenté la crainte, la douleur, et la mort même sur le visage des vaincus, on avouera que l’art ne peut aller plus loin qu’il l’a porté. Raphaël s’est servi du portrait de Léon X pour représenter Léon IV, comme il avait fait dans le tableau d'Attila pour peindre Léon 1er. Il y a encore dans ce même lieu deux tableaux. Dans l’un on voit comme Léon X sacre le roi François ler et dans l'autre comme il le couronne. Le pape, le roi, les cardinaux, les ambassadeurs, et plusieurs seigneurs et officiers y sont peints au naturel, et vêtus à la mode de ce temps-là. Je ne vois pas, interrompit Pymandre, pourquoi Raphaël a traité ces deux sujets : car je n’ai pas remarqué que ces cérémonies, aient été observées à Boulogne, lorsque Léon X et François ler s'y rencontrèrent en 1515. Bien que Vasari, poursuivis-je, parle de ces tableaux comme s'ils avaient été faits pour représenter en effet le sacre et le couronnement de François ler, je ne doute pas néanmoins qu’il ne se soit trompé en cela, ainsi qu’il a fait en beaucoup d’autres choses. L'on peut plutôt présumer que comme Raphaël a représenté le pape Léon X dans les autres histoires que je vous ai rapportées, il le peignit encore ici et fit le portrait de François ler qui vivait alors, pour faire voir, non pas le sacre de ce roi, mais ce qui se passa autrefois dan l’abbaye de Saint- Denis, lorsque le pape Etienne II, ayant été contraint de venir en France implorer le secours de Pépin contre Astulphe roi des Lombards, qui le persécutait, il le sacra de nouveau roi de France*15, et dispensa les Français du serment de fidélité qu'ils devaient à Childéric, auquel il fit en même temps faire les vœux pour être moine. Dans la peinture qui est de l’autre côté, il a peut-être voulu peindre la cérémonie faite à Rome le jour de Noël, quand le pape Léon III couronna Charlemagne et le déclara empereur des Romains*16. Car comme l’Eglise de Rome et les papes en particulier ont reçu des rois de France, non seulement la plus grande partie des biens qu’ils possèdent, mais encore toute leur autorité temporelle, et leurs plus beaux privilèges, Léon X fut bien aise de faire peindre ces deux actions si célèbres et si glorieuses à ses prédécesseurs, dans un temps où un grand roi de France*17 venait encore de donner à l'Eglise des marques de sa piété et de son obéissance, et où le peintre trouvai occasion de le représenter aussi lui-même en la personne d’un saint pape, dont il portait le nom. 18 19 20 La voûte de cette chambre est de la main de Pietre Pérugin. Raphaël ne voulut jamais y toucher, croyant être obligé de la conserver par l’amour et la reconnaissance qu’il devait à son maître. Mais quoiqu'il fût alors dans une haute fortune et dans une réputation qui surpassait celle de tous les peintres qui avaient été avant lui, toutefois il ne bornait pas ses pensées à l’état présent des biens et de l’estime qu’il possédait ; et se contentait encore moins des connaissances qu’il avait acquises dans son art. Au contraire comme il savait que dans le chemin de la vertu celui-là recule qui n’avance pas, il s'efforçait d'y faire tous les jours de nouveaux progrès. Il employait pour cela les biens qu’il avait gagnés par son travail, et les lumières qu’il avait acquises par ses études. Ne pouvant lui seul recueillir, comme il eût bien voulu, tout ce qu’il y a de plus admirable dans les productions de la nature et dans les ouvrages de l'art, dont la spéculation est la principale nourriture de l'esprit, et dont l’étude est si nécessaire à un peintre, il occupait diverses personnes à dessiner ce qu’il y avait de plus beau en Italie, soit dans les différentes vues des paysages, et des lieux les plus agréables, soit dans les temples et dans les palais, soit dans les peintures anciennes, soit dans les bas-reliefs et les statues antiques. Car alors on voyait encore, non seulement dans Rome, mais dans les ruines de la ville Adriane proche de Tivoli, à Pouzzole au royaume de Naples, et en plusieurs autres endroits, quantité de choses antiques, tant de peinture que de sculpture, qui ne se trouvent plus, et qui étaient d’une beauté excellente. L'on a même accusé Raphaël et d'autres peintres de ce temps-là, d’avoir brisé beaucoup de bas-reliefs qui étaient dans les loges du Colisée et dans les anciens palais, après en avoir fait des copies, afin d’être les seuls possesseurs de ces richesses qui étaient comme enterrées sous les ruines de ces anciens monuments. On dit même que Raphaël envoyait jusques dans la Grèce dessiner ce qui restait encore de beau et de considérable, ne voulant pas perdre la moindre des choses qu’il croyait pouvoir contribuer à le rendre plus savant. Il avait auprès de lui Jean da Udine, qui pour bien représenter les animaux était le plus excellent de tous ses élèves ; il l’employait à peindre des oiseaux fort rares, et d’autres bêtes sauvages que le pape faisait nourrir. Aussi quand Raphaël eut fait le dessin des loges du Vatican, et qu’il eut fait achever ce que Bramant avait commencé, et qui était demeuré imparfait par sa mort, ce fut Jean da Udine qui entreprit tous les ornements et les grotesques qui embellissent ces loges, dont la diversité ne fait pas une des moindres beautés de tout ce grand ouvrage. Les tableaux, comme vous savez, sont du dessin de Raphaël, et si dignement exécutés par ses élèves*21, qu’il n’y a rien qui ne concoure à une même perfection.