La Comédie française a fêté l’anniversaire de Corneille en nous donnant le
              Cid, c’est-à-dire le plus jeune et, tout le monde le sent, quoique tout le monde
            ne l’avoue pas, le plus beau de ses drames ; j’ajoute bravement : le seul que j’aime
            sans réserve et de tout mon cœur.
                     La représentation a été, dans son ensemble, brillante et chaleureuse. Les comédiens
            semblaient soulevés d’un vent d’enthousiasme ; les grands vers et les beaux vers
            héroïques et amoureux sonnaient avec allégresse. Le beau chevalier protégé de Dieu et
            adoré des femmes, qui porte en lui la patrie et traîne après lui tous les cœurs ; la
            belle fille aux longs voiles noirs, si forte et si faible, si courageuse et si tendre ;
            le grand vieillard majestueux et familier, le seigneur rude et chenu à l’âme droite et
            pure comme un lys, en qui vit l’antique honneur et toute la gloire des siècles passés ;
            le roi débonnaire, naïf et malicieux comme un bon roi de légende ; la douce petite
            infante romanesque aux soliloques alambiqués et précieux, toute nourrie de gongorisme et
            d’histoires de chevalerie… ah ! quel monde charmant ! quelle délicieuse vision ! Quelles
            belles et bonnes âmes, ingénues, passionnées, sublimes ! Ce n’est qu’amour, fierté,
            dignité, courage, dévouement, sacrifice. Pas un mauvais sentiment, sauf la jalousie du
            comte, lequel disparaît dès le premier acte. On est transporté dans un monde candide,
            énergique et croyant, où la vie morale est cent fois plus intense que chez nous, et où
            la vie extérieure est aussi plus active, plus colorée, plus divertissante aux yeux. Ces
            grands coups d’épée, ces braves Maures si lestement battus par une poignée d’hommes ;
            ces duels, ces jugements de Dieu, ces belles assises de la justice royale, cet appareil
            éclatant de vie guerrière et galante, cette image d’une société reposant sur la foi
            jurée et sur la fidélité personnelle, d’une société de grands enfants très bons et très
            forts, — tout cela délecte et repose un moment nos âmes de citoyens émancipés par la
            Révolution et régis par des Constitutions fondées essentiellement sur la défiance. Le
            décor, Séville la nuit, ou la salle du trône dans un palais mauresque, complète
            merveilleusement le drame. Cela est singulier, magnifique et lointain. Il reste
            d’ailleurs dans le Cid ou, si vous voulez, nous y découvrons, dans
            certaines rimes, dans des coins de vers, au détour d’un hémistiche, plus de moyen âge,
            de chevalerie et de poésie pittoresque que Corneille n’avait eu dessein d’en mettre. On
            peut bien dire que, même après le théâtre de Victor Hugo, — surtout après, — la
            « tragi-comédie » du Cid est le plus beau de nos drames
            romantiques.
                     M. Maubant est à peu près parfait dans le rôle de don Diègue. Il est impossible de
            mieux ressembler à un très vieux et très vénérable portrait de famille. Il donne cette
            sensation, que je ne sais combien de siècles « vibrent » par sa bouche. Même la manie
            qu’il a d’éviter toutes les sonorités pleines, d’éteindre les a et de
            fermer les e ouverts, ajoute à cet air d’antiquité. — M. Mounet-Sully
            est un Rodrigue idéal. Non seulement il a su exprimer avec puissance les divers
            sentiments de son personnage : tendresse, colère, douleurs, enthousiasme, mais il a
            répandu sur tout le rôle une grâce exquise, la grâce d’une âme naturellement héroïque,
            qui n’a point à faire effort pour être grande et belle, qui ne se roidit point dans sa
            gloire (car elle s’y trouve du premier coup comme chez elle), et qui, portée si haut par
            l’amour et l’admiration d’un peuple, heureuse d’être tant fêtée, n’est que douceur et
            gentillesse. Le grand récit de la bataille contre les Maures a été un enchantement.
            Outre qu’il a su colorer par sa diction la sobriété un peu grise de certains détails,
            M. Mounet-Sully a dit tout ce morceau avec une simplicité et une espèce de joie ingénue
            qui m’ont ravi. Je me rappelais les Olivier, les Renaud, les Aymerillot, les héros tout
            jeunes, presque enfantins, semblables à des jeunes filles, des antiques chansons de
            Gestes. Et, dans les deux entrevues avec Chimène, comme il a été doux, caressant,
            enveloppant ! Comme on sentait bien qu’en lui offrant sa tête il était sûr de la
            réponse ! M. Mounet-Sully a rendu, avec une poésie qui ne peut guère être dépassée, la
            figure du héros adolescent, d’essence supérieure et quasi divine. Il l’a même, à mon
            avis, quelque peu féminisé, et je trouve qu’il a bien fait.
                     Pour en revenir au Cid, ce n’est pas seulement la plus jeune, la plus
            vivante des pièces de Corneille : il se pourrait qu’elle fût, dans son théâtre, une
            exception unique, non précisément par la forme, mais par l’esprit. D’ordinaire,
            lorsqu’on pense à Corneille, ces formules vous montent à la mémoire : « Poète du
            devoir…, triomphe du devoir sur la passion…, les hommes tels qu’ils devraient être…, le
            plus moral des poètes… » Et en effet ces formules s’appliquent assez bien à plusieurs de
            ses tragédies. Conviennent-elles au Cid ? J’ai des doutes là-dessus.
            Le Cid est d’une autre espèce : le Cid est à part.
            Et justement ce que lui reprochait surtout l’Académie, c’est de heurter la pudeur, de
            glorifier des faiblesses indignes et des actions manifestement contraires à la décence
            et même à la vertu. Chimène est, contre la bienséance, « amante trop sensible et fille
            trop dénaturée ». Les deux entrevues de Rodrigue et de Chimène sont « inconvenantes »,
            et il y a de la « lâcheté » dans la conduite de Rodrigue. Voilà ce qu’on disait. Le
            succès du Cid fut en partie un succès de scandale. Le Cid parut à beaucoup d’honnêtes gens immoral, comme de nos jours l’Ami des Femmes ou la Visite de noces, — pour des raisons
            toutes différentes, cela va sans dire. Car M. Alexandre Dumas fils lui-même partage, sur
            la tragédie de Corneille, le sentiment de l’Académie et de Chapelain, et, comme de
            raison, l’exagère encore.
                     Voici ce qu’on lit dans la préface de la Femme de Claude :
                     « Chimène a vu son père tué par Rodrigue, il y a deux heures. Vous croyez que cette
            jeune fille va maudire le meurtrier de son père, le tuer peut-être, en tout cas le
            chasser à tout jamais de sa présence ? Pas le moins du monde. Don Gomez n’est pas encore
            enterré que sa fille déclare qu’elle ne peut pas résister davantage à son amour pour
            Rodrigue, et le roi est forcé de lui dire que le mariage n’aura lieu qu’un an plus tard
            pour ne pas trop blesser les convenances. Charmante fille vraiment ! Si vous avez une
            fille, monsieur, j’espère pour vous qu’elle n’est pas faite de cette sorte. Quant à moi,
            je recommande bien ici aux miennes de ne pas imiter Chimène le cas échéant. Rodrigue est
            le seul espoir de son pays ; l’Espagne a les yeux fixés sur ce jeune capitaine. Des
            millions d’existences, des millions d’âmes sont suspendues à son bras. Vous croyez que
            c’est pour lui d’un intérêt suffisant ? Pas le moins du monde. Il vient trouver Chimène
            et lui déclare que, si elle ne lui pardonne pas, si elle ne l’aime pas, si elle ne
            l’épouse pas, il se fait tuer par don Sanche et laisse son pays se tirer d’affaire comme
            il pourra. Pour Chimène il n’y a plus de famille ; pour le Cid il n’y a plus de patrie.
            Qu’est-ce qu’il y a donc pour eux au-dessus de cela ? Il y a l’A-a-mour, comme dirait
            Bridoison. Aussi les femmes, le lendemain de la première représentation de cette pièce
            où elles avaient vu immoler à l’amour les plus saintes traditions de leur sexe et les
            plus grands devoirs du nôtre, ont-elles énoncé cet axiome : “Beau comme le Cid ! ” »
                     Je ne relèverai pas les inexactitudes volontaires de cette page de haut goût. J’y
            trouve quand même un fond de vérité. Ce n’est nullement le triomphe du devoir sur
            l’amour que nous présente le Cid, mais tout au plus la conciliation
            tardive de l’un et de l’autre. Regardez-y d’un peu près. Il est très certain que, d’un
            bout à l’autre du drame et même tout de suite après la mort du comte, Chimène aime mieux
            son amant que son père (ce qui, au reste, ne dépend point d’elle), mais que, de plus,
            elle confesse cet amour, y consent, s’y abandonne, quoiqu’elle fasse extérieurement son devoir. Chimène est la plus faible des héroïnes de Corneille.
            Et Rodrigue est le plus tendre de ses héros et le moins scrupuleux. Il exploite cette
            grande faiblesse qu’il sent chez son amoureuse ; il lui demande la mort tout en sachant
            fort bien qu’elle ne la lui donnera pas. Supprimez ce que les deux amants disent en
            public et pour le public, les vers sur l’honneur, sur le devoir : le fait est qu’ils ne
            cessent de s’aimer éperdument, et que la mort du comte n’entame pas un instant cet
            amour.
                     Est-ce à dire que la pièce soit réellement « immorale », comme le veulent l’auteur de
            la Pucelle et l’auteur de Denise ? M. Dumas tout le
            premier, si dur pour Rodrigue et Chimène dans une de ses préfaces, les absout dans une
            autre sans y prendre garde :
                     « … Je ne nie pas non plus, écrit-il dans la préface de la Dame aux
              Camélias, qu’il n’y ait (en dehors du mariage) de ces passions irrésistibles,
            fatales, qu’aucune loi ne peut combattre, qu’aucun raisonnement ne peut vaincre, qui
            emportent ceux et celles qui les subissent, non seulement au-delà des règles du monde,
            mais au-delà même des bornes de la terre. Ces passions-là portent avec elles leur
            pardon. Elles prennent toute la vie de leurs victimes. C’est Héloïse et Abeilard dans la
            réalité, Roméo et Juliette dans la fiction. Mais ces légendes d’amour sont rares… Ces
            femmes-là connaissent et connaîtront des émotions contre lesquelles nos arguments et
            tous ceux de la philosophie ont la valeur et la résistance d’un fétu de paille. Je les
            honore d’ailleurs et suis prêt à les chanter. L’amour à cette puissance est presque
            l’état de la vertu. »
                     Rodrigue et Chimène peuvent d’autant mieux bénéficier de l’exception qu’ils s’aiment,
            eux, pour le bon motif et que non seulement chez eux l’amour est « à une telle
            puissance » qu’il peut se dire « presque l’égal de la vertu », mais que, dans l’étrange
            situation où le poète les a placés, leur amour s’accroît par l’effort même de la vertu
            qui le combat. Plus ils se font du mal, plus ils s’admirent d’en avoir le courage et
            plus ils s’aiment. Il est horrible, dites-vous, qu’une fille consente à épouser le
            meurtrier de son père ? Il est horrible qu’un amant, après avoir tué le père, continue à
            poursuivre la fille de ses assiduités ? Mais s’en doute-t-on un instant, que cela soit
            horrible ? Dès lors la question est tranchée. Au reste, tout conspire pour décharger
            Chimène du plus inhumain des devoirs ; les conseils de l’infante, la gloire de Rodrigue,
            la sagesse et la bonté du roi :
                     
                        
                     
                     Et ce « crime », ne l’oubliez pas, si Rodrigue ne l’eût pas commis, il eût été indigne
            de Chimène. Et le comte, s’en souvient-on ? s’intéresse-t-on à sa mémoire ? Il n’a fait
            que paraître au début, et sous un jour déplaisant. Nous ne cessons pas un moment d’être
            pour les deux amoureux, de souhaiter ardemment qu’ils soient réunis. Ayons le courage de
            le dire : nous trouvons naturel, nous ne jugeons point monstrueux qu’une fille épouse
            par amour l’homme qui, par devoir, lui a tué son père. Ce qu’il y a au fond du Cid, c’est la proclamation des droits imprescriptibles de l’amour
            — entendez l’amour comme le définissait tout à l’heure M. Dumas — sur un devoir tout
            littéral et qui peut prendre, en certains cas, le caractère d’une obligation
            pharisaïque. Le Cid est, en un sens, une œuvre insurrectionnelle. Le
              Cid célèbre le triomphe de la nature sur une convention sociale ou,
            si vous voulez, la revanche de l’esprit contre la lettre de la loi. Il viole en
            apparence la morale usuelle pour résoudre un cas que cette morale n’a point prévu. Comme
            le sang du comte n’a point été versé par la haine, nous ne voulons point qu’il engendre
            la haine ni qu’il sépare à jamais les deux amoureux. Le dénouement du Cid implique, chez le poète et chez les personnages de son drame, cette
            conviction que le comte lui-même, s’il pouvait parler, consentirait au mariage de sa
            fille avec Rodrigue, ou que, s’il n’y consentait pas, il aurait tort.
            La légende primitive, qui exprime le sentiment populaire, n’y va pas par quatre chemins.
            Le roi du Romancero tranche la question avec une simplicité et une
            rapidité admirables. Chimène lui demandant la tête de Rodrigue : « Tu l’aimes, ma fille,
            répond-il tranquillement : épouse-le. » Et elle l’épouse. Rodrigue et Chimène ont les
            mêmes droits que Roméo et Juliette et ne sont pas plus criminels. Seulement Juliette et
            Roméo ne parlent point du devoir : ils ne savent même pas ce que c’est. Chimène et
            Rodrigue en parlent tout le temps, — pour l’oublier, et ils ont raison. C’est le cas ou
            jamais de citer le mot de La Bruyère : — « Un ouvrage vous élève-t-il l’âme ? N’y
            cherchez point d’autre signe : il est bon. » Le Cid nous hausse le
            cœur et nous remplit de l’émotion la plus pure et la plus généreuse : comment serait-il
            ce que disent Chapelain et Dumas fils ?
                     Mais enfin, faites-y attention, nulle autre tragédie de Corneille ne ressemble à
            celle-là. Dans nulle autre vous ne reverrez le triomphe de l’amour ; et, lorsque vingt
            ans plus tard, Corneille expliquera dans ses trois Discours, ses idées
            sur le théâtre, vous reconnaîtrez que le Cid y contredit en plein.
            Rappelez-vous seulement cette déclaration du vieux poète : « La dignité de la tragédie
            demande quelque grand intérêt d’État ou quelque passion plus noble et plus mâle que
            l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des
            malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse. Il est à propos d’y mêler l’amour,
            parce qu’il a toujours beaucoup d’agrément et peut servir de fondement à ces intérêts et
            à ces autres passions dont je parle : mais il faut qu’il se contente du second rang dans
            le poème et leur laisse le premier. » Et Corneille n’a que trop appliqué sa théorie. Le
              Cid est un poème d’amour, et de grand amour : mais croyez que
            Corneille s’est repenti du Cid et qu’il l’aurait conçu autrement vingt
            ans plus tard. Tout de suite après le Cid, il nous montre la victoire
            d’un devoir incontestable (Horace), puis d’un devoir plus douteux (Polyeucte) sur la passion. Mais bientôt cela même ne lui suffit plus.
            Corneille, le poète du devoir ? Non pas, mais de la volonté. Ce qu’il exalte dans quinze
            ou vingt drames, c’est le triomphe de la volonté toute seule, ou tout au plus de la
            volonté appliquée à quelque devoir , inquiétant, atroce, et dans la
            conception duquel se retrouvent, avec la naïve et excessive estime des « grandeurs de
            chair » (pour parler comme Pascal), les idées de l’Astrée et de la Clélie sur la femme et les doctrines du xvie
                         siècle, sur sa séparation de la morale politique et de l’autre morale.
            Rodelinde dans Pertharite, Dircé dans Œdipe,
            Sophonisbe, Pulchérie, Bérénice, Camille dans Othon, Eurydice dans Suréna, qu’aiment-elles et quelle gloire leur faut-il, sinon de prouver
            la force immense de leur volonté par quelque sacrifice absurde et qui ne paraît point
            leur coûter, tant elles en sont payées par leur orgueil ? Et cette conception bizarre et
            fausse de l’héroïsme était si naturelle à Corneille qu’on la pressent déjà dans ses
            premières comédies. La plupart des héros et surtout des héroïnes de son théâtre tragique
            sont de la même famille que ce surprenant Alidor de la Place Royale
            quittant sa maîtresse qu’il aime, sans but, sans raison, pour le plaisir d’éprouver sa
            propre volonté et de se sentir fort.
                     L’esprit du Cid est tout différent, et presque contraire. D’où vient
            cela ? Est-ce dans le Cid qu’est le vrai Corneille ? et, s’il a donné
            ensuite dans de tout autres imaginations, est-ce, comme on l’a dit, sous l’influence des
            critiques que son poème d’amour avait soulevées ? Je ne crois pas, car il apparaît, en
            maint endroit de ses Préfaces et de ses Examens, que
            Corneille aimait assez à étonner, à surprendre, même à scandaliser, et qu’au fond il a
            toujours fait ce qu’il voulait. Si ce n’est pas le Cid, qui est un
            accident dans sa carrière poétique, ce seront donc ses vingt autres tragédies ? À ce
            compte, l’accident aurait longtemps duré. Mais, maintenant, si l’on admet ce caractère
            singulier, exceptionnel, de la tragi-comédie du Cid, comment
            l’expliquer ? Il se pourrait, après tout, que Guilhem de Castro y fût pour quelque
            chose. Relisez la pièce espagnole, elle est fort belle.
                  
                  
                     
                     La Comédie française a rouvert ses portes lundi dernier. Rideau de fer ; lumière
            électrique au foyer et dans les couloirs ; les strapontins supprimés à l’orchestre ; un
            passage au milieu du balcon, et, je crois, quelques issues de plus pour les artistes :
            voilà les améliorations apportées à l’aménagement de la maison de Molière. Je pense que
            le Théâtre-Français est présentement un des endroits du monde où les hommes sont le
            mieux protégés contre la mort, et que ceux qui ne s’y sentiront pas en sûreté seront des
            gens bien difficiles.
                     Pourtant la lenteur avec laquelle le rideau de fer se lève ou se baisse m’a fait
            réfléchir. En cas d’incendie sur la scène, le feu ne sera nullement gêné de gagner la
            salle pendant la majestueuse descente de cette énorme plaque métallique. Et même, à
            mesure que ce rideau descendra, il créera entre la salle et la scène un courant d’air de
            plus en plus violent, l’ouverture étant de plus en plus étroite. Le seul espoir du
            public, c’est que ce rideau ne marche pas, ou qu’on oublie de le mettre en mouvement. Et
            c’est ce qui arrivera, tranquillisez-vous ; jamais ces machines-là ne vont, ou, quand
            elles vont, on ne songe pas à presser le bouton. Donc, la sécurité reste, après le
            rideau de fer, égale à ce qu’elle était auparavant ; rien de plus, rien de moins : c’est
            dire qu’elle est encore très grande.
                     Tandis que le rideau métallique montait comme il pouvait, en nous donnant la peur
            continuelle qu’il n’accrochât en chemin, quelques spectateurs ont applaudi. À quoi
            applaudissaient-ils ? Est-ce au zèle inepte et farouche de la fameuse commission qui a
            forcé les directeurs de théâtre à bouleverser leurs salles, à dépenser inutilement des
            sommes considérables et à hausser le prix des places ; privé Paris de spectacles pendant
            deux ou trois mois, et tout fait pour hâter le déclin de l’art dramatique en France ?
            — Ou bien est-ce la peinture dont le rideau de fer est orné qui provoquait ces
            applaudissements ? À vrai dire, cette composition est des plus froides (sans doute par
            un surcroît de précaution contre l’incendie). Elle représente un portique derrière
            lequel s’ouvre la place du Palais-Royal. On voit s’allonger une des interminables
            rangées de maisons qui forment les côtés de la place. Sous le portique, cinq ou six
            bustes, assez peu ressemblants : Corneille, Molière et Racine, sans doute ; Regnard,
            peut-être, et Beaumarchais, apparemment. Au premier plan, sur un escalier, une Renommée
            se retourne en tendant des palmes. Cette figure, peinte par Mathey, est élégante ; elle
            ne marche, ni ne vole, et ses pieds allongés, dont la pointe effleure à peine la pierre,
            sont semblables, dirait Armand Silvestre, à des lis renversés. Mais enfin l’ensemble est
            un peu indigent. On a probablement voulu aller à l’économie ; et cela se comprend, mais
            c’est dommage !
                     Il y avait, pour ce rideau, tant de sujets de décoration plus intéressants ! On pouvait
            nous montrer, dans les Champs-Élysées de M. Renan, les poètes dramatiques errant parmi
            les myrtes ou les lauriers-roses, assis sur des bancs de pierre, ou couchés sur la rive
            d’une fontaine, devisant entre eux avec sérénité, ou rêvant et contemplant le noble
            paysage. On eût semé parmi leurs groupes quelques belles personnes, déesses ou
            mortelles, muses, princesses ou simples bergères, et quelques jolis enfants de la
            famille du petit Génie Camillus. Et l’on eût isolé aux deux bouts Molière, attendu qu’il
            fut « le contemplateur », et Corneille, parce qu’il manquait, comme on sait, de
            conversation.
                     Si ce sujet ne vous plaît pas, en voici un autre. Savez-vous où s’en vont, après leur
            mort, après le coup de poignard du cinquième acte, les héros de tragédie et les amantes
            désespérées ? Virgile nous le dit au sixième livre de l’Énéide. « …
            Non loin, s’étendent les champs des pleurs. Là, se cachent dans les sentiers secrets
            d’une forêt de myrtes ceux que l’amour a consumés de son poison. Ils ont emporté dans
            l’autre monde leur tristesse et leur blessure. Phèdre est là, et Procris, Ériphyle,
            Évadné, Pasiphaé, Laodamie, et Cénis, jeune homme autrefois, femme aujourd’hui… Au
            milieu d’elles, Didon, sa plaie récente au flanc, errait dans le grand bois. Lorsque
            Énée l’aperçut dans le sentier obscur, vague et pareille à la lune nouvelle qu’on devine
            plus qu’on ne la voit à travers la fuite des nuages, il lui parla doucement… Mais elle,
            se détournant de lui, fichait ses yeux en terre et demeurait immobile comme un roc
            marpésien. Enfin d’un mouvement brusque, et sans le regarder, elle s’enfonça dans le
            taillis impénétrable… » Et près des grandes amoureuses Virgile place les suicidés,
            « ceux qui, ayant détesté la lumière, ont rejeté la vie ». « Ah ! qu’ils voudraient bien
            aujourd’hui, là-haut, sous le soleil, endurer la pauvreté et toutes les pires
            souffrances !… Mais le Destin s’y oppose, et l’eau pâle du Styx les emprisonne de ses
            neuf replis. » Imaginez ce que ferait de cela le pinceau de M. Puvis de Chavannes. On
            aurait ainsi sous les yeux, après le baisser du rideau, le sixième acte de toutes les
            tragédies.
                     Préférez-vous un sujet moins sombre ? On pouvait jeter sur le rideau de fer, dans un
            carrefour de Bologne ou de Séville, ou parmi les enchantements d’un paysage à la
            Watteau, les personnages de l’ancienne comédie italienne ou espagnole, les Arlequins et
            les Pierrots, les Colombines et les Isabelles, les Pantalons et les Cassandres, les
            Matamores et les Scapamontes, les Mascarilles et les Scapins, les duègnes, les nourrices
            et les soubrettes. Et qui eût empêché d’y mêler, pour varier les couleurs et les lignes,
            les personnages de la comédie antique avec leurs tuniques, leurs chlamydes et leurs
            voiles : l’esclave rusé, le parasite jovial, le leno, le miles gloriosus et les belles esclaves grecques aimées des fils de famille ?
            Ainsi le rideau nous eût raconté, pendant les entr’actes, les origines de la comédie de
            Molière.
                     Ou bien, plus simplement, j’aurais consenti qu’on nous peignît sur cette toile
            quelqu’une des scènes du maître de la maison, et, par exemple, celle du deuxième acte du
              Misanthrope, la « scène des portraits » : un salon Louis XIV, d’une
            ornementation pesante et riche ; au milieu, Célimène dans sa gloire ; près d’elle,
            Acaste et Clitandre, les deux marquis bouffants, éclatants et soyeux ; puis Éliante et
            Philinte, et, un peu à l’écart, Alceste bougonnant. Et, si l’on craignait que le tableau
            ne fût un peu vide, rien n’empêchait d’y ajouter Oronte et Arsinoé et quelques seigneurs
            et quelques dames. La grande scène du sonnet de Trissotin, dans les Femmes
              savantes, fournirait aussi un assez bon sujet. Mais, si peut-être vous trouvez
            que c’est assez de voir tous ces gens-là sur la scène et si vous vous piquez de
            modernisme, je m’accommoderais fort bien d’un rideau qui représenterait la salle
            elle-même : balcon, loges et deuxième galerie, le tout garni de jolies femmes en
            toilettes d’aujourd’hui et de messieurs en habit noir. Ainsi, pendant les entr’actes, la
            salle semblerait ronde ; et, parmi ces figures peintes, nous nous ferions des amies que
            nous retrouverions chaque fois avec plaisir… Enfin, si l’on voulait faire des économies,
            ou même réaliser des bénéfices, il n’y avait qu’à abandonner ces cent mètres carrés de
            toile à l’ingénieux pharmacien que vous savez, et qui en eût donné un bon prix. J’ignore
            ce qu’il y eût fait peindre par le mystique Willette, mais c’eût toujours été plus
            amusant que l’espèce de lavis d’architecte qu’on nous a montré l’autre soir.
                     On donnait le Cid, la plus vieille de nos tragédies, et la plus
            jeune. Je n’aime qu’à demi la façon dont elle est jouée. Je voudrais, dans le jeu et
            dans la diction des comédiens, plus d’éclat, plus d’emportement, plus de panache, et, si
            j’ose dire, moins de naturel ; ou, si vous voulez, un naturel moins raisonnable et moins
            bourgeois. Car, songez un peu ! Les personnages du Cid appartiennent à
            une civilisation encore héroïque et enfantine, où le premier mérite des gens est dans la
            force et l’adresse corporelle ; où il ne suffit pas, pour être le plus honoré, d’être le
            plus brave et le plus intelligent, mais où il faut encore être le plus robuste et le
            plus habile au maniement des armes. Don Diègue est un vieux chef plein d’expérience et
            d’un esprit fort lucide ; mais son épée commence à lui être lourde, et c’est pourquoi le
            comte le méprise. Rodrigue est au moins aussi considéré pour avoir vaincu le comte que
            pour avoir repoussé les Maures. Ce qui donne la gloire dans ce monde-là, c’est d’être le
            plus fort en combat singulier. Les personnages du Cid sont donc, par
            un côté, aussi primitifs que les héros de l’Iliade. Ils ont, comme
            eux, la vie débordante et triomphante et un très naïf orgueil dans l’héroïsme. Mais, en
            outre, ils appartiennent à la chevalerie la plus raffinée. Ils ont ce que n’ont pas les
            guerriers d’Homère : le point d’honneur, le culte de la femme, une conception mystique
            de l’amour. Ce n’est pas tout : ils gongorisent ; ils sont alambiqués et fleuris ; ils
            analysent leurs sentiments avec subtilité (avec plus de subtilité que de profondeur) ;
            ils parlent ce langage cherché et contourné (où il y a, dans le fond, encore bien de
            l’enfantillage et de la barbarie, qu’on trouve dans l’histoire littéraire de presque
            tous les peuples un peu avant leur complet développement intellectuel, et qu’on retrouve
            d’ailleurs, il faut le dire, dans leur âge de décadence… Pour toutes ces raisons, les
            vers du Cid ne doivent pas être dits simplement ni modestement. Il
            faut que les personnages clament de tout leur cœur les beaux vers héroïques et
            passionnés et qu’ils se délectent au précieux cliquetis des autres. Je veux qu’ils aient
            l’air de jouir de leur vie si belle, de leur cœur si jeune, de leur imagination si
            fleurie. Quand ils chanteraient un peu les alexandrins de Corneille, je ne m’en
            plaindrais pas. Que dis-je ? Je serais ravi qu’on les déclamât comme faisaient les
            comédiens de l’hôtel de Bourgogne. C’est Monfleury qui était dans le vrai, et c’est
            Molière qui avait tort. Je n’admettrai jamais qu’on dise les vers, même ceux de Voltaire
            ou de Casimir Delavigne, comme de la prose. Mais s’il s’agit des vers de Corneille,
            décidément je m’insurge !
                     M. Mounet-Sully est donc presque le seul qui m’ait contenté. Il est jeune, il est beau,
            il est fier, il est ingénu, il n’a pas peur du ridicule, il a des attitudes de jeune
            dieu, il a un sourire enfantin qui découvre ses dents, quand son roi l’appelle le Cid et
            l’embrasse. Il chante certains vers comme on dirait une romance ; il en claironne
            d’autres, et il a eu, pour lancer le « Paraissez, Navarrais Mores et Castillans ! » un
            cri formidable, prolongé, à plein gosier, d’une merveilleuse audace… Je lui reprocherai
            seulement de baisser trop la voix dans les endroits langoureux. Quand il en est venu à
            ces vers  :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                     ce n’était plus qu’un vague murmure, un lointain roucoulement de ramier. J’aurais été
            heureux de pouvoir distinguer là dedans au moins quelques syllabes.
                     M. Maubant est toujours le plus respectable des portraits de famille. On a trouvé que
            le roi de Castille, en nommant don Diègue « chevalier » de la Légion d’honneur, ne
            faisait que rendre justice au mérite ; qu’il récompensait par là de bons et loyaux
            services, une tenue excellente, une diction honnête et habile à la fois, toute une vie
            consacrée au culte austère de la tragédie. Aussi le public a-t-il longuement applaudi
            M. Maubant. — Mais pourquoi lui a-t-on si souvent reproché le ronron tragique ? Il me
            semble, au contraire, qu’il « pioche » la familiarité, — plus même qu’il ne faudrait
            ici, — et que, corrompu sur le tard par les leçons de Sarcey, il donne un peu à don
            Diègue des façons de vieille brisque.
                     Mlle Dudlay, qui est très bonne à voir, et qui, après tout, n’est
            point si mauvaise à entendre, est très préoccupée d’être naturelle dans le rôle de
            Chimène. Je crois qu’elle a tort. Le rôle est plein d’antithèses, de fioritures, et
            aussi de sentiments simulés. Quand Chimène vient conter au roi la mort de son père et
            lui demander la tête de Rodrigue, Mlle Dudlay pleure et sanglote dès
            le commencement du discours et finit sur un ton de plainte déchirante. Elle paraît
            sincère : il ne le faut pas, à mon avis. J’estime qu’elle devrait débiter ce morceau,
            d’un mauvais goût amusant, avec une sorte de fièvre et de tension, comme quelqu’un qui
            se force et qui s’entraîne, et que, si elle pleure, elle ne devrait pleurer qu’à la fin,
            comme par une détente nerveuse… Car, il n’y a pas à dire, cette fille aime mieux son
            amant que son père, et elle serait fort déconfite si le roi la prenait au mot. Et la
            persistance de son amour pour Rodrigue ne nous choque point, parce que ce n’est pas sa
            faute ; parce que le comte, dans les courts instants où nous l’avons vu, s’est montré
            fort déplaisant ; parce que, si peut-être elle aimait tendrement son père, nulle scène
            antérieure ne nous a mis cette tendresse sous les yeux ; parce que Rodrigue ne pouvait
            épargner le comte sans se rendre indigne de Chimène ; parce que Rodrigue n’est point
            responsable de la mort de don Gormas, et qu’on peut dire que c’est don Gormas qui a
            tourné contre lui-même l’épée du fils de don Diègue, etc. Les deux jeunes gens passent
            donc la moitié de leur temps à exprimer, non pas les sentiments qu’ils ont, mais ceux
            qu’ils croient qu’ils devraient avoir. Chimène demande la mort de Rodrigue ; Rodrigue,
            par deux fois, prie Chimène de le frapper de sa propre main : mensonges ! Ils ne veulent
            que forcer l’admiration l’un de l’autre et s’arracher de mutuels aveux. Tout cet
            artifice ne refroidit pas leurs discours, car on sent toujours ce qu’ils pensent sous ce
            qu’ils disent, et tout cela n’est qu’une façon soit de se déclarer leur amour, soit de
            se montrer plus dignes d’être aimés : et enfin, du moment qu’ils se revoient après le
            duel, c’est donc qu’ils s’adorent, et nous ne sommes pas en peine sur le dénouement :
            mais il n’en reste pas moins que leurs entretiens sont un tissu de brillants sophismes
            dont ils ne sont pas dupes et de protestations sublimes faites à
              dessein. Rodrigue et Chimène sont généreux et charmants ; mais ils ne perdent pas
            un instant la tête. Ils sentent qu’ils ont bon air dans leurs rôles respectifs. Ils se
            donnent un peu la beauté de leur âme et la gentillesse de leur esprit en spectacle. Dès
            lors les comédiens ne doivent pas craindre de détailler avec complaisance les propos
            généreux et brillants qu’échangent ces deux amants. Le Cid est, en
            grande partie, une élégie subtile et galante. Dans l’ensemble, c’est un drame superbe,
            presque joyeux, plus « transportant » que touchant, où soufflent une fierté et une
            allégresse héroïques ; et c’est ainsi qu’il faut le prendre. La plus grande faute qu’on
            puisse commettre, c’est de le dire comme une pièce triste et comme un drame
            bourgeois.
                  
                  
                     
                     Chose singulière que, par une belle soirée de juin, quand il serait si bon d’errer à la
            campagne, sous les arbres bleuis par la lune, parmi le frissonnement des feuilles et
            l’odeur des foins coupés, et de sentir son cœur se fondre délicieusement dans cette
            mélancolie et dans cette douceur, on vienne s’enfermer dans une salle de spectacle ;
            qu’on y entende une tragédie en cinq actes et en vers, en vieux vers roides et austères,
            d’où la nature est absente, où il n’y a point d’eau ni de feuillages et où ne passe
            point le souffle des nuits d’été, — et qu’on finisse même par prendre plaisir à ce
            travail ! Et pourtant c’est ainsi. À l’heure où des épicuriens, à Chatou, à Bougival,
            glissaient sur la Seine, au clair de lune, en des barques légères ; où d’autres, aux
            Champs-Élysées, en buvant des boissons fraîches et en fumant des cigarettes, écoutaient
            vaguement des mélodies faciles et des paroles incohérentes qui ne forcent point à
            penser, nous étions quelques centaines de bonnes âmes qui appliquions toute notre
            attention aux beautés de Polyeucte et qui faisions de notre mieux pour
            être émus par ces alexandrins. Certes, il faut un courage presque cornélien pour
            s’enfermer avec Corneille quand on est si bien dehors, et c’est là un de ces actes qui
            font honneur à la nature humaine. C’est une protestation de l’esprit pur contre les
            séductions grossières du printemps, un triomphe de l’âme sur la matière.
                     J’ai constaté, ce soir-là, que Polyeucte est, de toutes les pièces de
            Corneille, celle qui a gagné le plus à vieillir. Nous goûtons certainement mieux Polyeucte qu’on ne l’a fait pendant deux cent cinquante ans. Cette
            histoire d’un martyr, ce drame conduit par la grâce divine nous plaît beaucoup plus
            qu’aux hommes du xviie
                         siècle, parce que nous sommes
            moins bons chrétiens, et ne nous inspire point la même antipathie qu’aux hommes du
                xviiie
                         siècle, parce que nous sommes meilleurs
            philosophes.
                     Le personnage de Polyeucte, surtout, a bénéficié des progrès du sens critique et de la
            curiosité intellectuelle. Vous vous rappelez avec quelle défiance et quelle froideur il
            fut reçu par les contemporains de Corneille. D’abord, le goût du temps avait peine à
            admettre un héros de tragédie qui n’était point amoureux. Puis, ce public de croyants
            éprouvait un malaise à voir porter sur la scène un drame essentiellement religieux. Un
            miracle de la grâce transformé en divertissement profane, les vérités de notre sainte
            religion exposées sur les planches par la bouche d’excommuniés, l’Église au théâtre, un
            martyre de saint là où l’on avait vu tant de suicides d’amoureux… tout cela
            déconcertait, refroidissait les spectateurs. Ils n’avaient pas coutume de venir là pour
            être édifiés. Et il ne leur semblait pas que les mystères de la foi pussent se tourner
            en un amusement littéraire. Les hommes du moyen âge pouvaient penser autrement et se
            délecter au spectacle de la Passion, parce qu’il y avait de l’amour et de la candeur
            dans leur foi, et que la religion pénétrait leur vie tout entière. Mais la plupart des
            « honnêtes gens » du temps de Corneille étaient habitués à séparer leur vie religieuse
            de leur vie mondaine. Pour les fervents, Polyeucte éveillait des
            pensées trop graves et remuait trop profondément la conscience : l’exhibition de
            mystères si saints semblait inconvenante et pénible à l’âme. Et, quant aux chrétiens
            d’habitude, Polyeucte ne leur suggérait que des idées moroses,
            déplaisantes, terrifiantes même, auxquelles ils croyaient avoir fait sagement leur part
            et qu’ils ne s’attendaient pas à retrouver tout d’un coup dans un lieu de plaisir.
                     Au xviiie
                         siècle Polyeucte… Mais quel
            nom singulier ! Y avez-vous pris garde ? Quelle finale sourde, disgracieuse, difficile à
            prononcer ! Corneille n’aurait-il pu trouver à son martyr un nom plus sonore et plus
            harmonieux, — un nom qu’il pût mettre à la rime ? Car, cherchez un peu, pour voir, une
            rime à Polyeucte. À moins de faire dire, par exemple, à Pauline :
                     
                        
                        
                     
                     Donc, au xviiie
                         siècle, Polyeucte déplaît également,
            pour d’autres raisons Il déplaît, parce qu’il n’est pas du tout « philosophe ». Voltaire
            et les encyclopédistes auraient admis un martyr tempéré, un saint raisonnable et
            tolérant qui n’aurait prêché que l’amour de l’humanité. Nathan le Sage, à la bonne
            heure ! Mais qu’est-ce que c’est que ce fanatique, ce fou furieux, ce révolté contre les
            lois de son pays, qui, sans nécessité, outrage publiquement le culte officiel de tout un
            peuple et qui, pour le gagner à une religion de douceur et de charité, commence par lui
            briser les statues de ses dieux avec des cris d’énergumène ? Et quelle dureté de cœur,
            quelle inhumanité chez ce saint ! Que trouve-t-il à dire à sa pauvre femme, qui essaye
            de l’aimer, qui veut le sauver et qui se traîne à ses genoux ? Il ne la regarde que
            « comme un obstacle à son bien », et il la prie de « le laisser en paix ». Au reste,
            pourquoi devient-il tout à coup enragé ? Pourquoi cherche-t-il sa mort ? Par dévouement
            à ce qu’il croit être la vérité ? Oui, sans doute, mais surtout pour entrer plus vite au
            paradis et pour y avoir une meilleure place. Il ne parle que de cela, ce martyr ! Il n’a
            à la bouche que les délices du paradis, rarement l’amour de Dieu, jamais l’amour des
            hommes. C’est honteux, c’est de la gloutonnerie mystique. Il est aussi intéressé qu’un
            martyr musulman. Et quelle grossièreté de sentiments chez ce héros de la foi ! Il sait
            que Pauline aime Sévère, mais qu’elle lutte contre cet amour, et qu’on ne saurait lui
            faire de plus sensible affront, au moment où son mari va mourir, que de lui dire :
            « Laissez donc ! votre amant vous reste. » Et il le lui dit, tranquillement, posément,
            lui, le mari. Il le lui dit en présence de Sévère lui-même, il la lègue à son amoureux,
            il les bénit. La fierté, la pudeur de sa femme, l’affection même qu’elle lui porte, les
            scrupules et les délicatesses de Sévère, qui n’est qu’un galant homme et qui n’est pas
            chrétien, tout cela lui échappe ; il ne le soupçonne pas ou ne s’en soucie guère. Ça lui
            est tellement égal, tout ce qui est humain ! Est-ce sublime ? Est-ce révoltant ? Est-ce
            simplement ridicule ? Singulier saint, en tout cas, et drôle de mari ! Mais Pauline,
            mais Sévère, voilà des êtres exquis et intéressants ! Et comme ils sont supérieurs, même
            moralement, à ce martyr brutal et grotesque, eux qui ne sont point martyrs, eux qui
            n’ont point la vraie foi ! En somme, le sentiment de tout le xviiie
                         siècle sur Polyeucte est résumé dans ces petits vers
            de Voltaire (préface de Zaïre) :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                     Nous sommes plus cléments à Polyeucte. D’abord, nous trouvons qu’il n’est pas du tout
            un bon dévot, qu’il n’a nullement l’allure ni les manières d’un marguillier. Puis, nous
            le jugeons fort intéressant et nous l’aimons tel qu’il est : il n’inquiète plus notre
            religion et n’irrite plus notre philosophie. Nous voyons en lui le type accompli d’une
            espèce d’âmes très singulière, et très noble après tout, le type du croyant exalté, de
            l’apôtre, du fanatique si vous voulez, de l’homme qui, possédé d’une idée et d’une foi,
            ne vit, ne respire absolument que pour elle, est toujours prêt à s’y sacrifier, — et à y
            sacrifier les autres. Nous considérons ces êtres bizarres avec une sorte de
            bienveillance. Si ce n’est pas par eux seuls que le monde avance, nous sentons pourtant
            qu’il n’avancerait guère sans eux. Ils sont peut-être le sel de la terre. Polyeucte nous
            inspire la même curiosité que quelque brave nihiliste rencontré à Paris dans quelque
            brasserie, blond, pâle, des yeux brillants, le front serré aux tempes, et dont on nous
            dit à l’oreille qu’il a tué, à Pétersbourg, un général ou un préfet de police, et qu’il
            était du dernier complot contre le czar. Polyeucte nous rappelle à la fois saint Paul,
            Jean Huss, Calvin et le prince Kropotkine. Et c’est pourquoi ce mystique insurgé nous
            ravit.
                     Quant à Pauline et à Sévère, ils n’avaient rien à gagner, puisque les gens des deux
            derniers siècles les trouvaient charmants et ne voulaient voir qu’eux dans le drame ;
            mais, du moins, ils n’ont rien perdu. Peut-être même comprenons-nous mieux le cas de
            Pauline.
                     « Voilà pourtant, disait-on au xviie
                         siècle, une honnête
            femme qui n’aime pas son mari. » C’est là une impression un peu trop superficielle.
            Relisez la pièce : vous verrez que Pauline finit par aimer Polyeucte, parce qu’elle veut
            l’aimer ; et elle le veut, parce qu’elle se seul menacée par le retour de l’amant. C’est
            déjà là un assez joli tour de force de la volonté, et qui est bien cornélien. Mais il y
            a, en outre, quelque chose de très féminin dans la transformation des sentiments de
            Pauline. Elle se met à aimer son mari, non seulement parce qu’il est en danger et qu’il
            va mourir, mais aussi parce qu’il est fou et que, tout au fond, la sagesse de Sévère lui
            paraît un peu plate auprès de cette folie. Elle aime son mari par devoir, soit ; mais
            aussi par pitié, et surtout parce quelle ne le comprend pas et qu’elle subit l’attrait
            de l’inexpliqué et de l’inconnu. À partir du moment où Polyeucte lui dit : « Laissez-moi
            tranquille » et « Épousez Sévère après ma mort », soyez sûrs que l’âme de Pauline est
            tout entière à son mari, et elle est encore plus à lui après qu’elle l’a vu mourir. Le
            bon Corneille nous dit qu’elle a été subitement éclairée par la grâce. Non, non, c’est
            par amour qu’elle se fait chrétienne. Pauline, avec ses apparences de santé morale et de
            bel équilibre, serait donc la plus femme des femmes de Corneille, un être faible et
            généreux que l’ attire, et qui est beaucoup plus conduit par son
            imagination et sa sensibilité que par sa raison ; c’est-à-dire ce qu’il y a de plus
            contraire à l’idée que l’on se fait communément d’une héroïne cornélienne ? Peut-être ;
            en tout cas il me plaît de la voir ainsi. De même il me plaît de voir Sévère plus
            finement philosophe, plus détaché et plus curieux que Corneille ne l’a conçu. Son
            « dilettantisme » s’est développé en deux siècles comme s’est dégagée la « féminilité »
            de Pauline. Souvenez-vous que, parti d’une condition modeste. Sévère est devenu un très
            grand personnage, qu’il a couru le monde, qu’il a eu toutes sortes d’aventures, qu’il a
            vécu des années à la cour d’un roi de Perse et qu’il est présentement « favori de
            l’empereur Décie », ce qui suppose une assez grande souplesse d’esprit. Jugez, avec une
            telle vie, quelle expérience a dû lui venir, quelle inaptitude à croire et à s’étonner.
            Il se souvient de son premier amour, ce qui est d’un cœur délicat ; et, quand il
            retrouve Pauline mariée et qu’elle le prie de s’éloigner, il se soumet, ce qui est d’un
            galant homme. Mais prenez-y garde, s’il est vertueux, lui aussi, ce n’est pas du tout
            lui qui commence, c’est Pauline qui lui impose sa vertu. En la quittant, il rappelle
              « trop vertueux objet », ce qui implique une arrière-pensée. Quand
            Polyeucte se perd, Sévère a trop d’élégance morale pour ne pas chercher à le sauver ;
            mais enfin, puisque ce fou veut mourir, tant pis pour lui ! Sa veuve ne sera peut-être
            pas inconsolable… Il laisse, à un moment, entrevoir cette pensée ; de quoi Pauline le
            reprend assez durement. Sévère, lui, n’est qu’un aimable homme, un doux philosophe
            pyrrhonien, honnête par nature et par goût, mais qui ne se crée point de devoirs
            imaginaires et qui ne prend point la vie avec emphase. Il recueillera Pauline dans un
            an, si elle veut. Il la prendra chrétienne, mais, quoiqu’il dise en parlant des
            chrétiens :
                     
                        
                     
                     il en parle trop tranquillement, il ne sera point chrétien. Il laissera sa femme
            pratiquer librement la religion nouvelle ; il la laissera prier pour sa conversion et ne
            lui ôtera point tout espoir ; il sera charmé de la voir si douce, si pieuse, si pudique,
            si sainte, si enthousiaste. Peut-être même, s’il vit très vieux, jusqu’à Constantin, se
            fera-t-il chrétien, par raison, par nécessité, par politique ; mais ce sera tout… Dans
            ce drame de la religion naissante où il se trouve mêlé, Sévère a déjà quelque chose de
            l’attitude de M. Renan écrivant l’histoire des origines du christianisme. Nous prêtons à
            ce philosophe païen du iiie
                         siècle un achèvement du sens
            critique qui est chose de nos jours. Sévère nous apparaît quelque peu renaniste. Et,
            quant à Félix, depuis que nous le voyons sous les traits d’un préfet du second empire,
            il nous amuse prodigieusement…
                     Ainsi je songeais, l’autre jour, en écoutant d’une oreille les vers de Polyeucte, car que faire devant une tragédie, « à moins que l’on ne songe » ?
            J’ai sans doute défiguré les personnages de Corneille ; mais les tragédies classiques
            nous sont si connues que nous n’y pouvons plus trouver d’intérêt qu’en y découvrant des
            choses qui n’y sont peut-être pas.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     Rassurez-vous : je ne m’étendrai point en de longues dissertations sur la façon dont il
            faut comprendre le rôle d’Alceste, car tout ce que je pourrais dire là-dessus, on l’a
            dit déjà. Au reste, la façon de M. Worms est sans doute la meilleure, puisqu’il a plu
            infiniment. Il est certain que toute sa personne répond mieux que celle de M. Delaunay à
            l’idée que nous nous faisons aujourd’hui d’Alceste. La figure maigre et triste de
            M. Worms, sa voix un peu âpre et mordante, sa mimique énergique et sobre, le don qu’il a
            d’exprimer la passion concentrée et profonde, ne convenaient nulle part mieux qu’ici.
            Sans pousser le rôle ni au tragique ni au langoureux, il a eu, dans les trois premiers
            actes, des brusqueries superbes, des indignations farouches qui ont fait frémir de
            plaisir le bon Idéaliste, le Révolté généreux que nous portons presque tous en nous,
            soigneusement caché dans un coin de nous-mêmes ; et dans les deux derniers actes il a su
            nous faire sentir jusqu’au fond l’âme tendre et faible de l’homme de fer, du juste
            intransigeant. Enfin il a eu le rare talent de nous laisser deviner, d’abord la
            tendresse sous la misanthropie, puis la misanthropie sous la tendresse, et de nous
            rendre ainsi sensible l’unité de ce rôle complexe, que deux siècles de  et
            d’interprétations ont encore obscurci. Bref, il nous a bien montré Alceste comme nous le
            concevons aujourd’hui, et en trahissant le moins possible les intentions de Molière.
                     Mais, quoi qu’on fasse, on est bien obligé, à l’heure qu’il est, de les trahir un peu.
            On ne saurait s’y tromper : dans la pensée de l’auteur du Misanthrope
            Alceste est un rôle comique et qui doit faire rire la plupart du temps. Apparemment
            Molière jouait ce rôle comme les autres, avec ses roulements d’yeux, ses contorsions et
            son hoquet. Il est vrai que ce personnage ridicule est aussi un personnage sympathique.
            Molière nous dit expressément, par la bouche d’Éliante, son sentiment sur Alceste :
                     
                        
                        
                        
                        
                     
                     Cela est évident. Et l’on ne voit pas trop comment Molière lui-même, avec la meilleure
            volonté du monde, pouvait trouver moyen de faire rire en disant certaines parties du
            rôle ; et sans doute, en plus d’un endroit, une émotion le serrait à la gorge, qu’il
            n’avait pas prévue. Mais enfin, je le répète, le rôle, pris dans l’ensemble, était un
            rôle comique. Je suis obligé de reconnaître qu’il ne l’est presque plus aujourd’hui.
            Nous savons bien encore, si vous voulez, qu’Alceste est ridicule ; mais nous n’avons pas
            le cœur de rire de lui : voilà la différence. Ce qui frappait les contemporains de
            Molière et Molière tout le premier, c’étaient les « singularités » du misanthrope. Ce
            qui nous frappe le plus aujourd’hui, c’est ce « quelque chose de noble et d’héroïque »
            qu’il y a dans sa « sincérité ».
                     Pourquoi cela ? Pourquoi aimons-nous Alceste au point de ne plus vouloir qu’il soit
            risible ? À cause de l’eau qui a passé sous les ponts. C’est ainsi. Après Rousseau,
            après la Révolution, après le romantisme, après Faust, après Lara, après René, Alceste
            ne peut plus être pour nous ce qu’il était pour les gens du xviie
                         siècle. C’est qu’Alceste est un de ces types comme les poètes en ont
            créé en petit nombre : assez particuliers pour rester vivants à travers les âges,
            — assez généraux, assez largement humains, assez peu déterminés dans quelques-uns de
            leurs traits pour être agrandis tour à tour au gré des générations successives, et
            enrichis de sentiments et d’idées dont leurs créateurs n’avaient peut-être pas songé à
            les doter. En réalité, l’Alceste de Molière n’est qu’un honnête bourru, estimable et
            ridicule, aux colères vertueuses et disproportionnées, insurgé contre l’hypocrisie de la
            politesse mondaine. Notre Alceste à nous, celui que nous avons repétri en mêlant à sa
            pâte l’âme de deux siècles, souffre du mal universel ; ce n’est plus un misanthrope,
            c’est un pessimiste ; ce n’est plus contre le mensonge inoffensif de Philinte qu’il se
            soulève, c’est contre le mensonge atroce de l’éternelle Maya. « Ô mes amis, disait
            Socrate de Platon, que de belles choses ce jeune homme me prête auxquelles je n’ai
            jamais songé ! » — « Hélas ! pourrait dire Molière, qu’a-t-on fait de mon homme aux
            rubans verts ? Quels horribles rubans noirs on lui a mis ! »
                     Et ce n’est pas seulement Alceste qui s’est transformé, enrichi, assombri avec le
            temps ; le doux Philinte n’a pas échappé à ce travail d’alluvion morale. La pensée de
            Molière est assez claire quand on lit sa comédie avec simplicité. Il a de la sympathie
            pour Alceste : il lui prête quelque chose de lui-même, principalement dans la scène où
            ce sauvage est si faible devant la femme aimée. Mais, s’il a pitié de ce fou, c’est bien
            Philinte qui est son homme. On n’en saurait douter quand on se rappelle la vie de
            Molière : ce n’est certes pas Alceste qui eût été un si habile directeur de théâtre, un
            amoureux si éclectique ni un si souple amuseur du roi. Alceste eût eu, je pense, quelque
            scrupule d’écrire Amphitryon, au moment du moins où la pièce fut
            écrite. La sagesse de Philinte, sagesse d’épicurien, faite de beaucoup d’expérience et
            de scepticisme et d’un peu de mépris des hommes, faite aussi d’indulgence et de bonté
            réelle, est proprement la sagesse de Molière. Mais il faut croire que Philinte avait,
            lui aussi, des parties malléables, ou mieux, des dessous indéterminés ; car, dans les
            temps cruels et grossièrement idéalistes où Alceste était devenu le juste, le
            philosophe, le citoyen intègre et le bon jacobin, Philinte était considéré par Fabre
            d’Églantine et par les terroristes comme un lâche, un traître, un hypocrite, un
            « modérantiste ». Aujourd’hui nous avons réconcilié Alceste et Philinte. Nous disons :
            Philinte, le philosophe accommodant, c’est encore Alceste, un Alceste mûri et plus
            renseigné, qui, après la protestation douloureuse contre le mensonge et l’injustice et
            contre le mal universel, nous propose en exemple la résignation ironique et la curiosité
            détachée : si bien que l’âme de Molière est également dans l’un et dans l’autre et
            qu’ils présentent tour à tour les deux attitudes du poète. Philinte, plus savant, a plus
            d’amertume au fond ; Alceste, plus naïf, en a plus à la surface. Mais voici qu’avec le
            temps les deux se sont fondus en un, soit que Philinte ait emprunté à Alceste sa
            mélancolie, soit qu’il lui ait prêté son dilettantisme. Alceste, après être devenu
            Saint-Preux, Werther, Bénédict et je ne sais qui encore, a été gagné, vers 1850, par la
            raillerie froide de Philinte. Il a gardé l’intégrité de son jugement moral, mais il a
            beaucoup perdu de sa naïveté. Philinte l’a conduit dans de mauvais endroits pour y faire
            des expériences, et Alceste, n’ayant plus le droit de s’indigner, a donné dans l’ironie
            à outrance. Philinte-Alceste s’est alors appelé Desgenais, Olivier de Jalin, de Ryons et
            Lebonnard. Et, comme il y a en effet deux façons de prendre la vie, nous avons nous-même
            reconnu que nous avions en nous un Alceste et un Philinte ; que nous étions l’un ou
            l’autre, suivant les heures, et peut-être les deux à la fois dans nos meilleurs jours.
            Car, s’il est beau de s’indigner contre la vie, il est excellent de vivre.
                     Comment voulez-vous que, avec ces idées en tête et une vision si peu nette de ces deux
            figures pourtant si simples, nous recevions du Misanthrope une
            impression directe et claire et que nous sachions au juste ce qu’il en faut penser ?
            J’ai cependant fait mon possible pour apporter à ce spectacle un esprit libre de
            préventions, pour ignorer la pièce, pour la voir du même œil que si elle m’était
            absolument nouvelle. Vous dirai-je le résultat de cet essai loyal ? Je ne suis pas très
            sûr de sa loyauté, mais je vous le livrerai quand même. Il y a dans le Misanthrope des caractères qui m’ont fait rêver et peut-être divaguer, comme
            vous avez pu voir ; une action qui paraît à tous (soyons francs) un peu vide et
            traînante et trop chargée d’épisodes ; un long morceau de critique littéraire qui m’a
            inquiété, et un tableau de mœurs qui m’a surpris, quoique je le connusse depuis vingt
            ans. Laissons le reste de côté : je n’ai jamais si clairement senti à quelle distance
            nous sommes de cette critique et de ces mœurs et dans quel lointain tout cela semble se
            perdre pour nous.
                     Le public du xviie
                         siècle trouva, comme on sait, le
            sonnet d’Oronte assez de son goût, et resta tout saisi par la rude leçon d’Alceste. Et,
            en effet, ce sonnet, s’il n’est pas très original ni très fin, est pour le moins joli.
            Je sais bien que, dans la pensée de Molière, la fureur avec laquelle le misanthrope
            s’acharne sur cette bagatelle est un trait de caractère ; mais, si l’inopportunité et le
            ton disproportionné de la critique sont d’Alceste, la critique est bien de Molière
            lui-même. Or elle me déconcerte, je l’avoue. Tout ce qui fait bondir Alceste me laisse
            parfaitement tranquille, ou même ne me paraît point si mal. « Nous berce un temps notre
            ennui » est une métaphore que nous trouvons toute naturelle et qui avait peut-être alors
            un mérite de nouveauté. « Rien ne marche après lui » est tout au plus
            une expression un peu impropre ; « rien ne vient » serait
            irréprochable. « Ne vous pas mettre en dépense pour ne me donner que l’espoir » n’a rien
            qui me choque ; n’est-ce pas même assez spirituellement dit ? « Belle Philis, on
            désespère alors qu’on espère toujours » est décidément gracieux. Il y a sûrement de
            l’affectation dans ce « petit morceau », mais une affectation gentille, une recherche
            d’esprit qui n’est d’ailleurs pas incompatible avec un peu de vraie tendresse. Je suis
            sûr que, lu d’une certaine façon, avec une certaine voix, par Mme Sarah Bernhardt si vous voulez, le sonnet d’Oronte nous charmerait, éveillerait
            sur nos lèvres un sourire délicat. La chanson du roi Henri vaut mieux. Mais, en un sens,
            la chanson du roi Henri vaut mieux que tout, vaut mieux même que le Misanthrope. On n’a pas trop le droit de piétiner d’aimables vers d’album avec
            cette roideur, quand on écrit que l’estime la plus glorieuse « a des régals peu chers »,
            qu’on parle du « poids d’une grimace où brille l’artifice », qu’on fait promettre par
            Arsinoé « une preuve fidèle de l’infidélité » de Célimène ou quand on prête à Philinte
            quatorze vers qui disent, tous les quatorze, exactement la même chose et dont l’ordre
            pourrait être interverti à volonté, et de tant de façons que seul un mathématicien
            pourrait en faire le calcul. Je supplie, après cela, qu’on ne me fasse point dire que je
            préfère le sonnet d’Oronte au Misanthrope. Deux siècles ont passé, et
            notre goût s’est fait plus hospitalier, voilà tout.
                     Mais ce sont surtout les mœurs qui, dans la comédie de Molière, sont propres à nous
            surprendre, quand nous y faisons attention. Nous sommes dans la plus haute société et
            dans la plus raffinée, dans un monde qui tient à la cour. Nous assistons à une
            conversation dans le salon d’une femme à la mode. On ne saurait rien imaginer de mieux
            réglé, de plus sévèrement ordonné que cette causerie mondaine. Huit portraits satiriques
            défilent, puis une dissertation en règle. Quoi ! c’est ainsi que l’on causait au
                xviie
                         siècle ? Apparemment ; et nous savons en effet
            que les portraits et les dissertations sur l’amour étaient fort à la mode en ce
            temps-là. On causait comme on officie. Cela est étrange et glacial, et cela fait aimer
            la conversation d’aujourd’hui, modeste de ton, à mi-voix, familière et coupée. Nous ne
            causons plus comme ces gens-là, heureusement, pas même dans le dernier salon de Paris où
            règne encore (et avec grâce) la « conversation générale ». Je ne parle pas de la scène
            où Arsinoé, au lieu d’insinuer doucement, et comme au hasard, au cours de l’entretien,
            ce qu’elle a sur le cœur, annonce à Célimène qu’elle vient exprès pour lui dire des
            choses désagréables et lui débite un grand morceau, auquel Célimène réplique par un
            morceau de longueur égale : il ne faut voir là, je pense, que l’emploi d’une convention
            un peu forte qui simplifie et éclaircit le dialogue. Mais ce monde oratoire, c’est aussi
            celui, nous dit-on, qui a le mieux connu l’exquise politesse des manières et la
            galanterie impeccable. De loin, je ne sais quelle fleur de délicatesse morale le
            distingue et le décore. Approchons-nous.
                     Éliante et Philinte, les deux personnages les plus élégants de la comédie, échangent
            leurs impressions sur l’amour d’Alceste et de Célimène. « Si ce mariage ne se fait pas,
            dit en substance Éliante, je serai joliment contente qu’Alceste me prenne comme
            pis-aller. — Et moi, répond Philinte, si vous restez en plan, je me ferai une vraie joie
            de vous recueillir. » Ainsi Éliante n’hésiterait point à épouser Alceste qui ne l’aime
            pas, ni Philinte à épouser Éliante dont il n’est pas aimé ; et ils se le disent comme
            cela, tranquillement, directement. Éliante fait son métier d’être « sincère ». Mais,
            d’être femme, cela ne la regarde pas. Au fait, quel âge a-t-elle donc, la sincère
            Éliante ? Vingt ans ou soixante ans ? Est-elle fille ou veuve ? Bien fin qui pourrait le
            savoir. — Célimène est veuve, on nous l’apprend ; c’est une femme du meilleur monde et,
            en somme, une honnête femme. Elle a de l’esprit, elle est médisante et elle le montre un
            peu longuement dans la scène des portraits. Elle est coquette et aime à s’amuser des
            hommes ; mais elle n’est ni perverse ni méchante. Ce n’est nullement une coquine. Elle
            n’a rien de félin ni de diabolique. C’est une coquette assez innocente, une petite
            coquette, en dépit des superbes coups d’éventail légués par Mlle Mars à Mlle Marsy. Elle joue habilement la comédie dans la
            scène où elle réduit Alceste à sa merci en refusant de se justifier : mais c’était déjà
            là, au temps de Molière, une scène traditionnelle et connue. Je songeais, en suivant les
            manèges élémentaires de cette gentille créature, à la stratégie de la baronne Pfeifer
            dans le Fils de Giboyer. Les plus grands crimes de Célimène (les
            caricatures qu’elle fait de ses amis dans ses lettres) ne sont guère que des gamineries.
            Au fond, elle aime réellement Alceste, autant que cette tête légère peut aimer ; elle le
            lui laisse entendre assez clairement, et elle supporte avec beaucoup de bonne grâce les
            emportements et les jalousies de ce brutal qui se conduit déjà comme un mari. Si Alceste
            lui revient et l’épouse un jour (comme nous en avons la douce certitude), il ne fera
            peut-être pas une si forte sottise. Bref, Célimène est une femme charmante et une grande
            dame, et les hommes qui l’entourent sont ce qu’on appelle aujourd’hui des « gens du
            monde ». Or, voyez un peu comme ils la traitent. Ils se conduisent avec elle comme
            Olivier de Jalin lui-même hésiterait à le faire avec une fille. On dirait que tout est
            permis contre elle ; ils sont tous à tripoter honteusement dans sa correspondance.
            Alceste lui fait une scène abominable en lui mettant sous le nez une lettre qu’il croit
            détournée de son adresse ou dérobée, et qu’il n’avait pas le droit de lire. C’est là un
            bien vilain procédé. Admettons pourtant qu’il s’explique par le singulier caractère du
            personnage. Mais les autres, Oronte, Acaste, Clitandre, les « honnêtes gens » de ce
            temps-là ? Ils font marché de se montrer entre eux les lettres de Célimène, et ils
            accourent les lui montrer à grand bruit, les lui lire tout haut, devant témoins : ces
            trois faquins viennent lui donner une leçon, la raillent brutalement, le prennent de
            haut, comme si leur conduite, à ce moment-là, n’était pas beaucoup plus misérable que
            celle de la pauvre petite femme. Et ces goujats crient qu’ils vont montrer les lettres à
            tout Paris. Ah ! le vice est là bel et bien puni et le mensonge amplement confondu,
            comme au dénouement d’une comédie de collège ! Notez que Célimène est chez elle, et
            qu’elle ne les met pas à la porte. Vraiment, pendant que ces mal élevés vociféraient
            autour d’elle, Mlle Marsy m’attendrissait, jolie comme un ange,
            fière sous l’affront, se roidissant pour ne pas pleurer ; tout mon cœur était avec elle,
            et je disais tout bas à Philinte : « Eh bien ! qu’est-ce que tu attends ? Toi, si tu
            t’appelais de Ryons au lieu de t’appeler Philinte, si tu ne portais pas perruque, si tu
            avais l’honneur d’être un personnage de comédie contemporaine, tu irais tout de suite
            offrir ton bras à cette jolie femme, et tu prierais poliment, mais nettement, ces
            messieurs de sortir. Et je te garantis qu’après leur départ tu ne serais pas à
            plaindre. » Quelles drôles de mœurs mondaines ! Au moins je ne reproche rien à Molière.
            Il peignait les façons habituelles des « honnêtes gens » de ce temps-là ; je ne me
            permettrais pas d’en douter. Mais une conclusion s’impose, et nous voilà obligé de
            répéter ce que M. J.-J. Weiss a dit ici même plus d’une fois. C’est qu’on trouve
            fréquemment, au xviie
                         siècle, sous la politesse
            volontiers guindée des manières extérieures, un certain manque de délicatesse morale,
            une certaine grossièreté de sentiments, un fond de brutalité. Seulement M. Weiss veut
            découvrir ce fond chez Molière lui-même : je suis plus respectueux et n’ose aller
            jusque-là. Tout ce que je veux retenir, c’est que, très certainement le code mondain
            protège mieux les femmes aujourd’hui : et que, sans y mettre de prétention, la plupart
            des hommes sont aujourd’hui des chevaliers plus scrupuleux que ceux dont l’amour et la
            galanterie étaient jadis l’unique science. Supposez que l’action du Misanthrope se passe de nos jours : Célimène s’appelle la marquise de Lys ou de
            Tryas ; c’est une jeune veuve, du monde, reçue partout, coquette, mais de tenue correcte
            et sans amant prouvé : vous verrez que le dénouement du Misanthrope
            devient absolument impossible.
                  
                  
                     
                     Agréable soirée, lundi dernier, à l’Odéon ; spectacle non pas endormant, mais un peu
            berceur, si j’ose dire. Tandis que se déroulaient, d’un cours tranquille et lent, les
            dialogues gracieux et symétriques de Psyché, on pouvait songer tout à
            son aise.
                     Il y a plusieurs façons de prendre la mythologie grecque. On s’est plu, de notre temps,
            à en rechercher les origines. On a vu dans tous les dieux des forces de la nature
            personnifiées et dans leurs aventures l’expression figurée des principaux phénomènes
            naturels, on a réduit toutes les histoires d’amour des antiques divinités à des mythes
            astronomiques ou météorologiques. Ou bien on y a cherché des sens profonds, on en a
            dégagé la philosophie abstruse. Nos pères du xviie
                         siècle
            y allaient plus bonnement. La mythologie n’était pour eux qu’un musée « pompeux » de
            figures costumées et une collection d’histoires galantes et voluptueuses mêlées d’un
            « merveilleux » divertissant, mais à peu près dépourvu de signification. Ces fables, ils
            les considéraient, en bons chrétiens, comme des inventions suggérées par le diable ;
            mais ils jouissaient tout de même, en hommes d’esprit, des tableaux séduisants et
            sensuels qu’elles offrent à l’imagination.
                     Si vous y tenez, Psyché est un mythe platonicien : l’histoire de
            l’ascension de l’âme vers le Bien absolu par l’amour. Et ce mythe sera, si vous le
            voulez, presque chrétien : l’aventure de Psyché, punie de sa curiosité sacrilège, et
            obligée de reconquérir le bonheur par une série d’expiations, vous rappellera l’aventure
            de nos premiers parents. Le grave Victor de Laprade a vu tout cela dans le joli roman
            d’Apulée, et il a eu raison. Mais pour Molière, comme auparavant pour la Fontaine, Psyché n’est qu’un conte d’amour, un conte à dormir debout, — à dormir
            d’un sommeil traversé de rêves charmants ; quelque chose comme une Cendrillon moins populaire, plus savante, plus parée… (Pardon ! j’oublie que Cendrillon est elle-même un mythe solaire, et qui se pourrait tourner
            aisément en poème symbolique et philosophique.)
                     Nous ne savons presque rien, et cependant nous sommes parfois las de trop savoir. Il y
            a des jours où les exégètes m’ennuient. La mythologie du xviie
                         siècle, que l’on raille tant, que l’on dit si froide, si fausse, si
            guindée, avait pourtant son charme. Ce que nous traitons de « défroque surannée » a
            passé pour poésie. Il y a dans les dieux et les déesses de Versailles, et il y avait,
            croyez-le bien, dans les ballets païens de la cour, autre chose qu’une majesté un peu
            trop concertée. Cela ne semblait pas « froid » du tout aux contemporains. Ils y
            sentaient ce que vous n’y sentez plus, voilà tout. Mais il n’est pas absolument
            impossible de se remettre dans leurs dispositions d’esprit, et c’est ce que j’ai essayé
            de faire à Psyché l’autre soir. Assurément, cette mythologie n’a rien
            de profond, et, d’autre part, elle n’est pas ennemie d’un peu de rhétorique ; mais elle
            est encore fort agréable et, comme dit Boileau, elle « chatouille ». Le grand siècle
            chrétien était bien plus « païen » que nous, au sens vulgaire du mot. Nous affectons
            d’aborder les religions antiques avec un sentiment religieux et un sérieux de tous les
            diables. Pour ces bons catholiques du xviie
                         siècle, la
            mythologie n’était au fond qu’un apéritif et un excitant.
                     Donc Psyché n’est qu’un conte galant, et j’en sais gré à Molière.
            Vous vous rappelez la fable. Vénus, jalouse de Psyché, supplie l’Amour de la venger en
            inspirant à la jeune princesse une passion ridicule pour quelque malotru. Mais l’Amour
            lui-même se met à aimer Psyché, et voici ce qu’il imagine pour en jouir commodément. Un
            oracle ordonne au père de la jeune fille de l’exposer sur un mont solitaire où elle doit
            attendre pour époux un monstre horrible tout gonflé de poisons. Ce monstre métaphorique,
            c’est l’Amour, qui se présente à Psyché sous l’aspect d’un fort beau jeune homme et qui
            l’emporte dans un palais merveilleux. La bonne Psyché y reçoit ses deux sœurs, Aglaure
            et Cydippe. Ces deux pestes, envieuses de sa beauté et de son bonheur, conseillent à
            Psyché de demander à son amant quel est son nom et son état, « car, lui disent-elles,
            c’est sans doute un méchant magicien, ou bien peut-être est-il déjà marié ». Psyché les
            croit et interroge son amant inconnu… Mais tout aussitôt l’Amour disparaît, le palais
            s’écroule, et Psyché se trouve assise aux bords d’un fleuve des enfers. Elle y retrouve
            deux bons petits princes, Agénor et Cléomène, qui ont jadis été ses amoureux et qui se
            sont tués de désespoir. Elle y apprend aussi que ses deux sœurs sont dans le Tartare ;
            elles ont été jetées au fond d’un précipice par ordre de l’Amour, en punition de leur
            méchanceté… Tout cela ne console point la pauvre petite, qui aime toujours son ancien
            amant… Elle a tant pleuré, qu’elle en est devenue laide. Mais justement Proserpine lui a
            remis un coffret pour Vénus. Ce coffret renferme sans doute les drogues avec lesquelles
            Vénus entretient sa beauté. « Si j’en prenais un peu ? » Elle ouvre la boite ; une
            épaisse vapeur en sort ; Psyché s’évanouit… Arrivent Vénus et l’Amour. Grande querelle.
            L’Amour supplie sa mère de rendre la vie à Psyché. Vénus y consent, à condition qu’il ne
            l’épousera pas, car elle rougirait d’avoir pour bru une simple mortelle. L’Amour devient
            menaçant… Mais Jupiter descend, à cheval sur son aigle, et arrange tout en élevant
            Psyché au rang de déesse.
                     C’est bien un conte. Vingt choses y restent inexpliquées. Pourquoi l’Amour est-il
            obligé de quitter Psyché dès l’instant où elle sait qu’il est l’Amour ? Pourquoi la
            curiosité si naturelle de Psyché est-elle un crime ? Pourquoi et comment, dans les
            enfers, Proserpine charge-t-elle Psyché de remettre une boîte à Vénus ? Pourquoi Vénus
            peut-elle ressusciter Psyché, et pourquoi l’Amour ne le peut-il pas ? Pourquoi est-il
            tour à tour supérieur et inférieur à sa mère en puissance ? — Vous êtes trop curieux.
            Puisque c’est un conte !
                     C’est bien un conte amoureux d’il y a deux cents ans. L’amour y est subtil dans ses
            propos et expert en dialectique. Non seulement l’amour, mais tous les sentiments en
            général. C’est bien le langage de ce siècle si raisonneur dans la forme et si discipliné
            dans le fond. En voulez-vous un curieux exemple ? Psyché, près d’être livrée au monstre,
            dit à son père, pour le consoler, que les dieux ne font que lui reprendre ce qu’ils lui
            ont donné. Sur quoi ce père, abîmé de désespoir, se met à argumenter comme un clerc en
            Sorbonne : « Un instant ! dit-il. Vois ce que tu étais quand je t’ai reçue d’eux, et
            vois ce que tu es maintenant : tu reconnaîtras que les dieux me reprennent beaucoup plus
            qu’ils ne m’ont donné. Quand tu es venue au monde, je ne t’avais pas demandée, et je
            t’assure que cela ne m’a pas fait le moindre plaisir… » Mais il faut citer :
                     
                        
                        
                        
                        
                     
                     « Mais peu à peu je me suis fait de ce présent une douce habitude ; pendant quinze ans
            je me suis étudié à te parer de toutes les grâces et de toutes les vertus ; j’ai fait de
            toi mon plus cher trésor, la consolation et l’espoir de ma vieillesse… »
            Conclusion :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                                     Que j’en eusse fait tout mon bien 
?N’eût-il pas été mieux de ne me 
donner rien 
?
                     Voilà une douleur qui raisonne admirablement. Notez que ce passage n’est pas de
            Corneille, comme on pourrait le croire tout d’abord, mais de Molière.
                     Autre marque du temps : pas un coin de nature. L’observation ne vaudrait pas la peine
            d’être faite, si le poème de Psyché ne semblait appeler les belles
            descriptions et n’était de ceux où nous mettrions, nous, du paysage à foison. Or, en
            fait de paysage, voici ce que nous offre Molière : « La scène est changée en des rochers
              affreux et fait voir en éloignement une grotte effroyable. » Justement ce que nous déclarerions « superbe » aujourd’hui : les
            rochers et la grotte de Jocelyn, si vous voulez. Et voici ce que nous
            sert Corneille :
                     
                        
                        
                        
                        
                        Je ne vois sous mes pas que de l’or ou des 
fleurs.
                     Et plus loin, voici ce qu’il trouve :
                     
                        
                        
                        
                     
                     Évidemment, ces gens-là n’avaient pas nos yeux, ni, par suite, notre âme. La façon de
            voir la Terre et les objets extérieurs est peut-être ce qui a le plus changé chez les
            hommes depuis deux siècles.
                     Enfin, cette fantaisie est bien de Corneille et de Molière. La dernière partie de la
            plainte que j’ai citée serait passablement hardie si elle ne s’adressait à de « faux
            dieux », et sentirait assez son « libertin ». Et la plainte monte, s’élargit, devient
            puissante et poignante, et l’on est tout étonné d’entendre, dans une
            « tragédie-ballet », des cris comme ceux-ci :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                     Quant à Corneille, il semble qu’il ait mis dans Psyché (mieux encore
            que dans le second acte de Pulchérie) tout son été de la Saint-Martin.
            Je n’ai pas besoin de rappeler la déclaration de Psyché et la réponse de l’Amour. Mais
            voici d’autres vers que je cueille au passage… Que dites-vous de cette effusion de
            Psyché délaissée :
                     
                        
                        
                        
                        
                                    Je vous en ai 
banni moi-même 
:
                     Et un peu plus loin, quand elle demande à Cléomène dans quels lieux il demeure,
            Cléomène répond :
                     
                        
                        
                        
                     
                     N’est-ce pas délicieux ? Et voyez ! Les deux poètes n’ont voulu que nous faire un joli
            conte ; l’Amour n’était pour eux que Cupidon, et ils ne nous donnaient Psyché que pour
            une petite princesse du pays bleu ; mais à certains moments et sans qu’ils y aient
            peut-être songé, Cupidon devient le grand Éros par qui l’univers se meut et la vie se
             ; nous nous rappelons soudain que la petite princesse Psyché, c’est l’Âme
            humaine ; et, à travers la féerie galante semée de ballets, la grandeur du mythe
            primitif apparaît comme dans un éclair. Écoutez, c’est Éros qui parle :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                  
                  
                     
                     On l’a dit bien souvent, mais ce n’est pas une raison pour que je ne le répète point,
              Don Juan est une œuvre , unique dans le théâtre de
            Molière et dans tout notre théâtre classique. Cette tragi-comédie fantastique et
            bouffonne est une macédoine incroyable de tous les genres ; elle est étrange, elle est
            bizarre, elle est hybride, elle est obscure en diable. Avec cela il n’est guère de pièce
            ni plus intéressante d’un bout à l’autre, ni plus émouvante par endroits, ni plus
            amusante. Surtout il n’en est guère de plus suggestive, pour employer un mot à la mode,
            ni qui vous donne plus à penser, ni autour de laquelle vous puissiez mieux rêver, et
            divaguer même, si cela vous fait plaisir.
                     Il ne faudrait pourtant pas croire qu’elle soit la seule pièce, de Boileau à Diderot,
            qui viole aussi directement les règles établies par l’auteur de l’Art
              poétique. Je ne parle pas des quarante premières années du xviie
                         siècle, époque de liberté complète et même d’anarchie, où
            vous trouverez des pièces de toutes sortes, en tout style et de toutes formes sur tous
            les sujets : drames en prose, drames en quatre actes, en sept actes, en deux journées,
            en huit journées ; ignorance des trois unités, mélange du tragique et du comique,
            tragi-comédies, tragédies bourgeoises, pastorales comiques avec des magiciens et des
            satyres, emploi de tous les mètres, alexandrins et vers mêlés, mélange du drame et de la
            poésie lyrique… tout cela, deux cents ans avant Ruy-Blas. Mais, du
            reste, même aux époques où il était le plus réglé, notre théâtre est resté, dans son
            ensemble, beaucoup plus libre qu’il ne paraît à ceux qui n’en jugent que d’après les
            œuvres léguées et consacrées. La fantaisie, l’indépendance à l’égard des règles, et ce
            qu’on a appelé depuis le romantisme n’ont jamais cessé d’y faire des leurs dans quelque
            coin. Vous vous rappelez les essais de tragédies en prose de Lamotte ; et, chez Dancourt
            même, vous pourriez découvrir, noyé parmi ses cinquante vaudevilles, un drame imité, je
            pense, de l’espagnol, où il y a du tragique et du comique et qui se moque de l’unité de
            lieu, un drame proprement romantique : la Trahison punie. Je vous
            préviens, d’ailleurs, qu’il est médiocre.
                     Mais Don Juan reste le plus bel exemple, et le plus insolent, de la
            forme la plus libre que jamais drame ait revêtue. De vous rappeler que Molière, en
            écrivant cinq actes en prose, faisait quelque chose de nouveau, quelque chose du moins
            que l’on n’avait pas fait depuis longtemps, ce n’est même pas la peine, car il a pris
            ici bien d’autres libertés : pas d’unité de lieu ni de jour et, ce qui est plus grave,
            pas même d’unité d’action ; un mélange, non seulement du comique avec le tragique, mais
            de la farce et de la parade de foire avec le fantastique le plus terrible ; des
            personnages de toutes les conditions, de tous les mondes et même de l’autre monde, de
            Pierrot à la statue du Commandeur, en passant par don Louis et par Monsieur Dimanche ;
            et tous les styles, depuis le demi-patois des paysans de l’Île-de-France jusqu’au style
            héroïque et sublime, en passant par celui des honnêtes gens…
                     N’allez pas pourtant vous récrier là-dessus : « Ah ! ce Molière ! quelle audace ! quel
            génie ! Il n’y a que lui ! » Car, en réalité, il na l’a pas fait par exprès. Relisez, je
            vous prie, dans l’édition Despois et Mesnard tout l’historique de la pièce. Molière ne
            l’écrivit que parce que les autres théâtres avaient chacun leur Don
              Juan qui faisait salle comble. Cette espèce de « mystère » attirait la foule par
            son surnaturel et par ses « trucs », par la statue ambulante et par les flammes qui
            jaillissent du plancher. C’est donc sans préméditation que Molière composa (et pour ne
            jamais plus recommencer) une pièce irrégulière et d’une liberté toute « romantique ». Ce
            fut une œuvre d’occasion et à laquelle il n’attachait pas sans doute un très grand prix.
            Elle ne prouve nullement que sa théorie de l’art dramatique fût beaucoup plus large que
            celle de Boileau. Tout le reste de son théâtre témoigne qu’il tint invariablement pour
            la distinction des genres et pour les trois unités. Et cette « machine » que les
            circonstances l’obligeaient d’écrire, il paraît bien qu’il l’expédia très vite. Mais,
            chemin faisant, tandis qu’il travaillait sur le fond du vieux drame, le personnage
            principal grandissait, se transformait dans son imagination ; et, comme il en notait les
            traits nouveaux à mesure qu’ils lui venaient à l’esprit et sans prendre le loisir de les
            fondre ou de les accorder avec les premiers, il est sorti de là un don Juan dont les
            aspects successifs semblent un peu trop indépendants les uns des autres, et dont la
            figure totale manque quelque peu de clarté. Mais cela ne lui a point nui. On s’attache
            avec un intérêt d’autant plus passionné à cette figure énigmatique, on s’évertue sur
            elle, on s’y acharne, on veut à toute force la comprendre, l’expliquer, la définir. Et
            le don Juan de Molière a fait des petits : le don Juan de Byron, celui de Mozart, celui
            de Musset, tous dons Juans qui ne sont guère plus faciles à définir que leur père. Et
            celui-ci nous apparaît aujourd’hui plus grand encore, pour avoir engendré tant de
            fils.
                     Le don Juan primitif, le don Juan de Tirso de Molina est pourtant bien simple, lui.
            C’est un jeune débauché qui fait mille horreurs, d’ailleurs bon catholique et qui ne
            voudrait pas mourir sans s’être confessé. Mais la statue du Commandeur, messagère de la
            colère de Dieu, ne lui en laisse pas le temps. La morale de l’histoire paraît être qu’il
            ne faut point attendre au dernier moment pour se convertir. Puis le don Juan espagnol
            passe en Italie. Là on le fait impie et athée. Il reste tel aux mains de Rosimond et de
            Villiers. Débauché, trompeur et impie, d’ailleurs assez incolore, beaucoup plus pâle que
            le don Juan de Tirso qui, lui du moins, est furieusement espagnol, — c’est dans cet état
            qu’ils le passent à Molière. Voyons ce que Molière en fait et comment il le façonne.
                     D’abord il le francise (comme aussi la plupart des autres personnages). Il avait sous
            les yeux les équivalents français de don Juan de Tenorio : Bussy-Rabutin, si vous
            voulez, de Vardes ou d’Olonne, les seigneurs « libertins » (prenez le mot au sens
            d’autrefois et au sens d’aujourd’hui), êtres élégants, dépravés et un peu féroces,
            méprisant les hommes, élevés par leur condition au-dessus de la plupart des lois, à qui
            bien des choses, même sous Louis XIV, restaient permises, du moins dans le privé, et
            dont nous avons quelque peine aujourd’hui à imaginer la vie. Molière forme son don Juan
            à leur image. Il lui prête leur costume, leur chapeau emplumé, leurs canons, leurs
            rhingraves, leurs paquets de rubans. Il lui prête leur esprit, l’esprit français,
            l’ironie, la grâce, la vivacité du langage. Il lui prête leur dureté de cœur et leur
            cynisme… « Hé ! dit don Juan quand son père est sorti, mourez le plus tôt que vous
            pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et
            j’enrage de voir des pères qui vivent autant que leur fils. » C’est bien un gentilhomme
            français, et de l’espèce que j’ai dite, que Molière nous montre faisant si joliment la
            cour à Charlotte et cependant l’examinant comme une pouliche : « Tournez-vous un peu,
            s’il vous plaît… Haussez un peu la tête, de grâce… Ouvrez vos yeux entièrement… Que je
            voie un peu vos dents, je vous prie… » Bien français encore, don Juan entre Charlotte et
            Mathurine. Bien français aussi, don Juan éconduisant Monsieur Dimanche. Plus d’un
            gentilhomme criblé de dettes avait pu jouer la scène ou quelque autre analogue. Et
            Molière prête à son héros le jour de « libertinage » des « honnêtes gens » d’alors. Dans
            la comédie de Villiers, don Juan expose son athéisme avec une lourde pédanterie. Celui
            de Molière se contente de hausser les épaules aux questions de Sganarelle sur le ciel,
            l’enfer, le diable et le moine bourru ; de faire « Eh !… Oui, oui !… Ah ! ah ! ah ! » —
            et, quand Sganarelle se laisse tomber par terre après une démonstration de l’existence
            de Dieu par le spectacle de l’univers (qui semble une parodie anticipée de Fénelon), de
            dire en souriant : « Bon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé. » Enfin Molière,
            en peintre impartial, laisse à son don Juan les deux vertus essentielles du gentilhomme,
            le courage et le, sentiment de l’honneur, dans la scène de grande allure où il défend
            contre des voleurs le frère d’Elvire et, reconnu, se met à sa disposition. Jusque-là don
            Juan est assez clair, et son personnage se tient. C’est bien le type du « grand seigneur
            méchant homme », comme le définit un mot le naïf Sganarelle. Seulement… je ne sais
            comment dire, il me semble que je ne sens pas chez Molière un grand zèle à flétrir ce
            « méchant homme », ni une grande haine contre ce séducteur et cet impie. Molière, sans
            doute, n’avait pas à exprimer cette haine : aussi ne donné-je là qu’une impression.
                     Remarquez que le type de don Juan, même réduit à ce que je viens de dire, déborde déjà
            celui que nous avons pris l’habitude de nous figurer, soit celui de Byron, soit celui de
            Musset : l’homme dont la vocation et la fonction est d’être aimé de toutes les femmes,
            et de croire qu’il les aime, celui qu’étudie M. Armand Hayem dans un livre distingué (le
              Donjuanisme), et que j’ai moi-même essayé de définir ailleurs, à
            propos d’un article de M. Henry Fouquier2.
            Et, par exemple, que ce soit l’orgueil et une sorte de cruauté de conquérant (Lovelace),
            ou la curiosité, ou la passion de je ne sais quel idéal qui domine chez don Juan tel que
            nous le concevons le plus volontiers, l’impiété n’est nullement essentielle à son
            caractère. Les questions sur Dieu et sur l’âme, il ne se les pose même pas ; ce n’est
            point là son affaire. Le don Juan de Molière, au point où nous l’avons laissé, le
            « grand seigneur méchant homme » et « libertin » est donc déjà, si je puis dire, quelque
            chose d’autre que don Juan.
                     Mais Molière ne s’en tient pas là ; il va compliquant encore son type, et de telle
            façon que les traits qu’il y ajoute ne paraissent pas toujours s’accorder avec ceux que
            nous venons de voir. Que don Juan ne croie ni à Dieu, ni à diable, voilà qui est bien.
            Mais on dirait que Molière prend un secret plaisir à insister sur l’incroyance de don
            Juan, bien que son héros n’ait aucun besoin d’être si explicitement impie pour tuer le
            Commandeur et pour enlever Elvire ou séduire Charlotte. Au fond (je n’en sais rien, mais
            j’en suis sûr), c’est bien sa propre incrédulité que Molière prête au grand « trompeur
            de Séville ». Mais voici quelque chose de plus imprévu : la scène du pauvre. Au mendiant
            qui lui demande l’aumône en lui promettant ses prières, don Juan offre un louis d’or, à
            la condition qu’il jurera le nom de Dieu. Il y a là autre chose que de l’impiété ; j’y
            découvre un sentiment passablement atroce et quelque peu diabolique : le plaisir de
            tenter une âme et de l’avilir. Cela n’est plus proprement du « donjuanisme » ; cela est
            d’une perversité trop raffinée pour don Juan. Et, par contre, voici qui est trop
            généreux pour lui. Tout de suite après ce caprice néronien de contempteur des hommes, le
            pauvre ayant répondu qu’il aimait mieux mourir de faim que de jurer : « Va, va, fait don
            Juan, je te le donne pour l’amour de l’humanité ». Est-ce le même qui parle ? De bonne
            foi, si nous ne connaissions la pièce d’avance, nous attendrions-nous à cela ? Et à quoi
            sert cette scène, et que rapporta-t-elle avec le caractère du grand séducteur des
            femmes ?
                     Ce n’est pas tout ; don Juan nous est présenté, au cinquième acte, sous un aspect
            encore plus difficile à prévoir. Malgré ses vices, malgré ses innombrables « crimes
            d’amour », il est resté jusque-là gentilhomme d’allure : nous l’avons vu marcher le
            front haut dans sa « scélératesse ». Tout à coup il prend un air confit et se fait
            dévot. « C’est, dit-il, un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème
            utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un
              père dont j’ai besoin, et me mettre à couvert, du côté des hommes, de cent
            fâcheuses aventures qui pourraient m’arriver. » Don Juan hypocrite ! voilà qui ne répond
            guère à l’idée que nous nous faisions de lui. Il fallait que Molière fût bien enragé
            contre les « faux dévots » pour imaginer cette dernière transformation de don Juan.
            Qu’est devenu cet orgueil, cette joie fière de braver les lois divines et humaines, qui
            faisait toute sa vertu ? Don Juan Tartufe, ce n’est plus don Juan. Qu’est-ce donc que
            cet homme-là ? Nous commençons à n’y plus voir clair du tout.
                     Un débauché, un suborneur de femmes, un grand seigneur hautain et dur, un impie, un
            génie corrupteur qui se plaît à avilir encore les misérables, un philosophe qui parle de
            son amour de l’humanité, enfin un hypocrite, don Juan est tout cela tour à tour. Faut-il
            dire que le personnage est obscur, incohérent et contradictoire ? ou bien faut-il
            chercher comment ces traits si dissemblables s’accommodaient dans l’esprit de Molière,
            et ce qui les explique et les concilie tous ?
                     Soyez persuadés que nous trouverons. J’avoue d’abord que j’ai fort exagéré ce qu’il
            peut y avoir de contradictoire dans les diverses attitudes du don Juan de Molière. Et
            j’ai eu soin de laisser dans l’ombre ce qu’elles ont entre elles de commun. Ne
            voyez-vous pas que ce sont toutes attitudes de curiosité ironique ? Le fier don Juan
            prend à la fin le masque de l’hypocrisie ; mais il n’est pas hypocrite à la façon de
            Tartufe, et même il ne l’est point du tout, puisqu’il se vante de l’être. Le discours
            par lequel il se déclare hypocrite est la plus violente et la plus directe satire de
            l’hypocrisie : « … C’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je
            m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai
            bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne
            pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable… » Ainsi don
            Juan s’amuse. Il s’amuse d’un bout à l’autre du drame. C’est peut-être avant tout un
            grand curieux et un artiste. Cela se marque dès la première scène où il paraît. Il a
            moins de désirs que de curiosité : « Les inclinations naissantes ont des charmes
            inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une
            douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour
            en jour les petits progrès qu’on y fait, etc. » Ce qui l’arrête entre Charlotte et
            Mathurine, c’est surtout le plaisir de la comédie qu’il leur joue et de celle qu’elles
            lui donnent sans le savoir. C’est le même sentiment de curiosité orgueilleuse et
            malfaisante qui le pousse à tenter le vieux mendiant. Notez que le singulier mouvement
            par lequel il lui donne, le louis, « pour l’amour de l’humanité » n’est que pour
            troubler davantage l’âme du pauvre diable. Quand donc Elvire, voilée de noir, vient,
            avant de s’ensevelir au couvent, le supplier de changer de vie, il lui semble que cette
            femme en deuil, amoureuse encore dans sa pénitence, a un charme qu’il ne connaissait
            point et que peut-être elle lui pourra donner quelque sensation nouvelle. Don Juan est
            un faiseur d’expériences. Le monde lui est un spectacle autant qu’une proie. Il prend
            moins de plaisir à faire choir les femmes qu’à voir comment elles tombent, et à dominer
            les hommes qu’à les manier et à les mépriser. Bref, vous trouverez chez don Juan, à un
            haut degré, ce qu’on a appelé, depuis, le « dilettantisme », et vous le trouverez mêlé à
            un sentiment qui n’a été, lui non plus, complètement exprimé que de nos jours : l’amour
            artistique du mal, qui n’est qu’un raffinement d’orgueil, la forme la plus savante de
            l’instinct de révolte. Il me semble que c’est ce dilettantisme et ce goût raisonné du
            péché qui maintient, à travers ses métamorphoses, l’unité du don Juan de Molière, de ce
            personnage si complexe et si riche que, non seulement Lovelace et Valmont, non seulement
            le don Juan de Byron et celui de Musset, mais encore de Marsay, M. de Camors et le duc
            de Mora paraissent en être sortis.
                  
                  
                     
                     L’Odéon a célébré la naissance de Molière en nous donnant la Première du
              Misanthrope. C’est encore l’histoire sempiternelle des infortunes conjugales de
            Molière qui a fait les frais de cet aimable à-propos. Les jeunes auteurs ont eu
            l’ingénieuse idée de nous montrer, après la première représentation du Misanthrope et le rideau à peine baissé, les dernières scènes de la pièce se
            reproduisant au foyer des acteurs. Lauzun, le jeune duc de Richelieu et d’autres
            seigneurs entourent et complimentent Mlle Molière, sans faire
            seulement attention au mari. On discute aussi l’œuvre nouvelle et l’on conteste la
            vérité du dénouement : le jaloux devrait, à la fin, revenir à la coquette, car c’est
            ainsi que les choses se passent dans le monde. Molière, resté seul avec le bon Chapelle,
            se plaint amèrement de sa femme et récite la page émouvante que nous avons tous lue dans
              la Fameuse Comédienne. Survient Armande : nous assistons à une
            querelle de ménage où la méchante affecte de prendre de travers tout ce que lui dit son
            mari et lui reproche même de lui avoir donné « une panne » en lui confiant le rôle de
            Célimène. Chapelle, navré, entreprend de réunir les deux époux et, Richelieu et Lauzun
            arrivant là-dessus, l’un après l’autre, pour retrouver Armande dans sa loge, il les
            avertit qu’elle se moque d’eux. Elle reparaît à ce moment, et les deux jeunes fats la
            traitent exactement comme Acaste et Clitandre viennent de traiter Célimène. Quand ils se
            sont retirés : « Voyons, dit Chapelle, est-ce que votre mari ne vaut pas tous ces
            muguets ? Réconciliez-vous avec lui : vous n’avez qu’un mot à dire pour le voir à vos
            pieds. » Et c’est ce qui arrive aussitôt : Armande prie Molière de lui faire répéter la
            fin de son rôle ; il se prête à cette fantaisie ; et alors, au lieu de lui répliquer
            que
                     
                        
                     
                     elle se déclare prête à l’y suivre. Et le pauvre Molière est repris.
                     Cette petite scène offre de très heureux pastiches du style de Molière, des coupes et
            des symétries de son dialogue. On sent un peu trop, par endroits, que deux agrégés ès
            lettres s’y sont fort appliqués ; mais ces deux agrégés ont autant d’esprit que s’ils
            étaient des licenciés de Salamanque, et c’est pourquoi je suis persuadé qu’ils
            « grandiront ».
                     Ils ont accepté, comme on a vu, le Molière tragique et douloureux qui est à la mode
            depuis un assez long temps déjà. Il ont voulu que Molière se fût très exactement dépeint
            dans Alceste, et il leur a plu, d’autre part, qu’Armande ne poussât point jusqu’au bout
            ses coquetteries, et qu’elle fît sans doute de Molière un martyr, mais sans en faire
            « un sot », selon le mot de Dorine. Je me garderai de le leur reprocher, puisqu’ils ont
            fait avec cela un acte fort élégant ; mais je profite de l’occasion pour confesser que
            j’ai peine à partager sur ces différents points le sentiment de la plupart des
            « moliéristes ». Je trouve d’abord un peu bizarre que, depuis une vingtaine d’années, on
            se soit beaucoup plus occupé du ménage de Molière que de son œuvre. Je sais à quel point
            cette manie est inoffensive ou même bienfaisante : je sais qu’elle occupe et qu’elle
            enchante ceux qui en sont possédés, qu’elle les sauve de l’ennui, qu’elle les rend
            réfractaires au pessimisme et qu’elle les détourne de mal faire. Mais, enfin, j’admire
            la superstition candide et la plaisante bigoterie que quelques-uns ont apportées dans
            ces recherches. Cela fait songer aux scrupules, aux transes, aux effarements, aux partis
            pris et aux subterfuges de quelque digne ecclésiastique qui aurait entrepris l’histoire
            d’un saint un peu gênant et un peu compromettant, aux vertus fortement mélangées de
            passions humaines, comme il s’en est rencontré. Supposez l’abbé Célestin écrivant la vie
            du pape Grégoire VII et voulant à toute force nous démontrer la douceur et la charité
            chrétienne de ce saint tumultueux. C’est tout à fait le cas des hagiographes de Molière,
            quand il veulent nous faire croire à l’irréprochable chasteté de leur « bien heureux ».
            Car c’est à peu près là qu’ils en sont. Ils reculent d’horreur devant cette idée que
            Molière a pu épouser Armande un peu à l’aveuglette et au petit bonheur et sans être
            entièrement sûr de n’être pas son père. Ils nient comme de beaux diables ou comme
            d’excellents sacristains. Je me contente de n’avoir aucune opinion sur une question
            insoluble et qui, au surplus, m’intéresse médiocrement. Mais, tant pis si je blasphème :
            mon impression sincère est que Molière n’était peut-être pas incapable de courir ce
            risque inquiétant. On sait qu’Alcibiade, en pareille occurrence, passait outre
            gaillardement et tranchait la question en disant : « Cette enfant ne doit pas être de moi » un peu comme Bilboquet disait : « Cette malle doit être à nous ». Les bedeaux de Molière ne veulent même pas qu’il ait
            été l’amant de Mlle de Brie. Moi, je n’affirme rien, me rappelant le
            joli mot : « Comment faites-vous, monsieur, pour être si sûr de ces choses ? » Mais je
            suis assez tenté de croire au sans-gêne des mœurs de Molière. Il me semble bien qu’en
            ces matières la tranquille philosophie qui triomphe dans George Dandin
            a toujours été la sienne, et, s’il m’était prouvé qu’il a eu l’intention bien arrêtée,
            dans Amphitryon, de célébrer joyeusement les amours adultères du roi
            son patron, cela ne me surprendrait pas outre mesure. Songez à la vie de Roman comique qu’il a menée pendant vingt ans à travers la province, jouant dans
            des granges, couchant dans des gîtes de hasard et cheminant dans des voitures qui ne
            devaient pas sensiblement différer de ces maisons roulantes de saltimbanques où règne
            une si naïve promiscuité. Le char de Thespis dut ressembler plus d’une fois à un bateau
            de fleurs. Et, plus tard, à Paris, quand il fut directeur d’un théâtre sérieux et bien
            assis, pensez-vous que les tentations lui aient été épargnées ou qu’il n’y ait jamais
            succombé ? Aujourd’hui même, l’austérité des directeurs de théâtre ne passe point pour
            universelle. L’austérité de Molière me paraît donc une invention des plus
            divertissantes. Ce n’est, je le répète, qu’une impression. Et, d’ailleurs, que nous
            importe ? C’est son affaire, et il nous suffit qu’il ait été un fort brave homme et
            qu’il ait écrit des chefs-d’œuvre.
                     Mais quand, après cela, on nous le donne pour un martyr sur lequel il faut pleurer, je
            ne me rends pas du premier coup. Je remarque d’abord qu’il a eu le plus grand tort,
            sachant la vie comme il la savait, d’épouser à quarante ans passés une femme de dix-huit
            ans. Puis, il se peut sans doute qu’il ait souffert à certains moments de l’humeur
            coquette de sa femme, et qu’il s’en soit plaint amèrement ; mais ce n’étaient là, je
            pense, que de courts accès. Il était très occupé et très apprécié, et le travail est un
            grand consolateur, et Mlle de Brie et Mlle du
            Parc n’étaient pas de médiocres consolatrices. J’ai donc peur qu’il ne se soit pas mis,
            autant qu’on l’a dit, dans le personnage d’Alceste. À mon avis, il n’a dû être qu’à
            certaines heures l’Alceste amoureux et souffrant, et il n’a presque jamais été l’Alceste
            grondeur et scrupuleux.
                     J’admets pourtant que cet homme qui a tant raillé les maris trompés se soit aperçu un
            jour que la chose n’est pas comique à tous les points de vue, particulièrement à celui
            du mari. Puisque votre Molière est si malheureux, je suppose qu’il a les meilleures
            raisons de l’être. Mais point. Vous voulez bien qu’il se croie trahi parce que cela le
            rend intéressant : vous ne voulez pas qu’il soit trahi, parce que cela le rendrait
            ridicule. Les bons « moliéristes » tiennent infiniment à ce que leur dieu n’ait pas eu
            le sort de Dandin. L’arc de triomphe qu’ils lui dressent est pourtant assez haut pour
            qu’il y passe quand même sans difficulté. Mais ce n’est pas leur avis : et, après la
            pureté de Molière, ils inventent la vertu d’Armande. Vous vous souvenez qu’un professeur
            très distingué3 nous soutenait, il y a
            quelques mois, et tentait de nous démontrer qu’il n’y a jamais eu, dans le fait
            d’Armande Béjard, qu’un peu de coquetterie sans conséquence. Cette thèse peut, à la
            rigueur, se soutenir aussi bien que l’opinion contraire, et ce n’est point aux arguments
            des lévites de Molière que je trouve à reprendre. C’est l’esprit de toutes ces
            béatifications qui m’étonne, tout en m’édifiant. J’ai beau faire, je n’éprouve point le
            besoin invincible de croire que ce poète et sa femme ont été des bourgeois très rangés ;
            et, d’un autre côté, je ne saurais m’exciter sur des questions dont nous sommes sûrs
            d’avance de n’avoir jamais le dernier mot. J’aime Molière tel qu’il est, et même quel
            qu’il soit. J’entrevois dans sa vie intime de terribles défaillances : c’était, comme
            tant d’autres, une pauvre créature impressionnable, sujette à la tyrannie des instincts
            et souvent en proie au hasard et à l’aventure. Homme, je l’aime pour sa faiblesse, et je
            l’aime poète, pour le don prodigieux qu’il avait de créer des êtres vivants avec peu de
            mots, pour sa générosité, sa cordialité, la belle santé de son esprit, sa gaieté
            traversée de tristesse. Je crois bien qu’au fond Molière, élève de Gassendi, traducteur
            de Lucrèce, est un révolté dans son temps. Tout au moins son bon sens est d’une
            hardiesse singulière et l’allure de son esprit est telle qu’on le soupçonne de plus de
            liberté qu’il n’en a voulu montrer. Il s’en faut de beaucoup que son théâtre soit une
            école de respect : le 
                           naturum
              sequere
                         pourrait lui servir d’épigraphe ; maxime hasardeuse et qui vaut
            juste ce que valent ceux qui l’expliquent et l’appliquent. Or, l’interprète est ici un
            homme de génie, et me paraît, tout compte fait, un homme excellent. On a donc bien
            raison de l’admirer et de l’aimer. Mais le culte de « latrie » serait peut-être de trop.
            Molière lui-même nous dirait qu’il y préfère notre bonne amitié.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     Les lundis classiques de l’Odéon continuent d’être la joie des âmes honnêtes de la rive
            gauche et la consolation des bons critiques qui viennent s’y reposer des vaudevilles et
            des mélodrames éphémères, en méditant doucement sur les vieux chefs-d’œuvre insondés, où
            l’on peut voir tout ce qu’on veut et qui se prêtent à tous les rêves.
                     Quelle œuvre singulière que Phèdre, quand on y regarde d’un peu
            près ! La femme de Thésée est sans doute une malade, en proie à l’une de ces passions
            inéluctables qui troublent la raison, oppriment la volonté et vous coulent leur poison
            jusqu’aux moelles. Mais Phèdre est aussi une conscience infiniment tendre et délicate :
            Phèdre est une chrétienne qui connaît très bien qu’elle perd son âme ; elle sent le prix
            de cette chasteté qu’elle offense ; elle est torturée de remords ; elle a peur des
            jugements de Dieu ; elle a peur de l’enfer. Victime d’une fatalité qu’elle porte dans
            son corps ardent et dans le sang de ses veines, pas un instant elle ne consent au crime.
            Le poète s’est appliqué à accumuler en sa faveur les circonstances atténuantes. Elle ne
            laisse deviner sa passion à Hippolyte que lorsque la nouvelle de la mort de Thésée a ôté
            à cet amour son caractère criminel ; et cet aveu lui échappe dans un accès de délire
            halluciné. Plus tard, c’est la nourrice qui accuse Hippolyte : Phèdre la laisse faire,
            mais elle n’a plus sa tête et ne respire plus qu’à peine. Pourtant elle allait se
            dénoncer, lorsqu’elle apprend qu’elle avait une rivale ; et sa raison part de nouveau.
            Enfin elle se punit en buvant du poison et vient, avant de mourir, se confesser
            publiquement ; et le mot sur lequel son dernier soupir s’exhale est celui de « pureté ».
            Pâle et languissante, n’ayant dormi ni mangé depuis trois jours, jalousement enfermée
            dans ses voiles de neige, pareille à quelque religieuse dévorée au fond de son cloître
            d’on ne sait quelle incurable et mystérieuse passion et se consumant dans une pénitence
            stérile, elle est vraiment, en dépit de sa flamme incestueuse, aussi chaste
            qu’Hippolyte, et c’est elle, dans ce drame, qui est la vraie et la plus déplorable
            victime. On l’aime, on l’adore, on la plaint, on la tient parfaitement innocente.
            Boileau, qui était un cœur droit et un ferme esprit, parle de la « douleur vertueuse »
            de Phèdre et la déclare « perfide et incestueuse malgré soi ». Arnaud
            approuvait fort l’inspiration toute chrétienne de cette tragédie ; pour lui le rôle de
            Phèdre était un exemple excellent de l’impuissance où nous sommes de résister à
            certaines tentations par nos seules forces et sans le secours de la grâce. Phèdre a, du
            reste, toutes les pudeurs et toutes les délicatesses morales, et elle parle,
            naturellement, la langue savante et nuancée d’une princesse du xviie
                         siècle, et d’une princesse de Racine. J’imagine qu’aujourd’hui encore
            quelque patricienne élevée au Sacré-Cœur, si elle était tentée de la même façon que
            Phèdre, éprouverait les mêmes sentiments, aurait les mêmes troubles, les mêmes terreurs,
            les mêmes appels à Dieu et, dans le coin de quelque église, les mêmes effusions. Si
            Julia de Trécœur était meilleure chrétienne, elle ne ressemblerait pas mal à Phèdre.
                     Pour Hippolyte et pour Aricie, je n’ai pas besoin de dire à quel point ils sont
            contemporains de Racine. Ils le sont même un peu trop vraiment ; et malgré moi je
            regrette le farouche et beau chasseur d’Euripide, initié aux mystères orphiques, prêtre
            secret d’un culte de purification et de rachat, voué à Diane comme un « Enfant de
            Marie » de la Grèce primitive, qui porte des fleurs à l’autel de sa reine en chantant un
            cantique, comme font les jeunes filles aux blancs reposoirs du mois de mai, et qui meurt
            consolé et bercé par sa déesse immaculée, comme un moine très jeune et très saint visité
            à son lit de mort par une apparition de la Vierge. Mais peut-être Racine n’a-t-il pas
            senti le charme étrange de la chasteté masculine. Ou plutôt il a craint les railleries
            des hommes de son temps, qui n’auraient pas compris. Par un renversement singulier, il a
            fait une Phèdre chaste et un Hippolyte amoureux.
                     Mais, tandis qu’il rajeunissait les personnages, il a conservé intacte leur généalogie
            et tous les détails de l’antique légende. D’où les plus surprenants contrastes. Cette
            Phèdre chrétienne du xviie
                         siècle et d’aujourd’hui est
            fille de Minos et de Pasiphaé et petite-fille du Soleil. Cette coquette et fringante
            Aricie, si spirituelle et si avisée, et qui ne veut s’enfuir avec Hippolyte que « la
            bague au doigt », est l’arrière-petite-fille de la Terre. Et toutes deux citent leurs
            ascendants avec la même tranquillité que s’ils s’appelaient Dupont ou Durand. On nous
            parle de Sciron, de Procuste, de Sinis et du Minotaure. On nous rappelle que le mari de
            Phèdre est allé un beau jour, dans le Tartare, « déshonorer la couche » de Pluton. Nous
            sommes dans un monde où les dieux tiennent des monstres à la disposition de leurs amis,
            et où la mer vomit d’énormes serpents à tête de taureau. Certains vers nous révèlent
            subitement que ces personnages, qui tout à l’heure nous semblaient si proches de nous,
            appartiennent à une époque  lointaine, pleine du souvenir de grands
            cataclysmes naturels et où vivaient peut-être des espèces animales maintenant disparues,
            au temps des premières cités, au temps des monstres et des héros. Le drame poignant, et
            qui pourrait aussi bien être d’aujourd’hui, traîne après soi des lambeaux de légendes
            trente ou quarante fois séculaires. Aricie, fine comme la duchesse d’Orléans, Hippolyte,
            continent et timoré comme le duc de Bourgogne, Phèdre, tendre et chaste comme
            La Vallière, nous apparaissent à certains moments (ô surprise !) comme les vagues
            personnages sidéraux d’un mythe solaire inventé par les anciens hommes.
                     L’effet total devrait être déconcertant. Mais d’abord le public n’en cherche pas si
            long, et il a bien raison. Et ceux qui y songent, et qui ont raison aussi, trouvent cela
            délicieux. Je ne citerai qu’un passage, où le mythe primitif et le drame tout moderne,
            quoique séparés par tant de siècles, se mêlent et se fondent harmonieusement dans
            l’imagination du spectateur subtil. Relisez ces vers, je vous prie ; c’est Phèdre qui
            parle :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                     Ainsi, au moment le plus douloureux du drame, Phèdre nous fait ressouvenir que Jupiter
            est son bisaïeul, le Soleil son aïeul et Minos son père. Cet état civil la reporte à
            quelque trois mille ans en arrière, et cela quand nous aurions le plus besoin de la
            croire une de nous. Toute cette mythologie devrait nous refroidir, arrêter en nous
            l’émotion qui naissait. Mais non, car tout aussitôt cette mythologie se transforme.
            Jupiter, le Soleil, « l’Univers plein des aïeux » de la coupable, évoquent pour nous
            l’idée de l’œil de Dieu, partout présent, partout ouvert sur notre conscience ; Minos
            est le juge éternel qui attend notre âme après la mort ; et, quand Phèdre, écrasée de
            terreur, tombe sur ses genoux en criant : « Pardonne ! » c’est bien, si vous voulez,
            vers Minos qu’elle crie, mais nous comprenons que c’est surtout vers le Dieu de
            Racine.
                     Là est l’intérêt profond de quelques-unes de nos tragédies classiques. Comme le fond en
            est, si je puis dire, de beaucoup antérieur à la forme, elles embrassent d’immenses
            parties de l’histoire des hommes et présentent simultanément, à des plans divers,
            l’image de plusieurs civilisations. Phèdre a peut-être quatre mille
            ans, de par le Minotaure et les exploits de Thésée ; elle a vingt-quatre siècles par
            Euripide ; elle en a dix-huit par Sénèque ; elle en a deux par Racine, et enfin elle est
            d’hier par tout ce que Racine n’y a peut-être pas mis et que j’y ai senti tout de même.
            Elle est de toutes ces époques à la fois ; elle est éternelle, entendez contemporaine de
            notre race à toutes les périodes de son développement. Et voyez quelle grandeur et
            quelle profondeur donne à l’œuvre la mythologie primitive dont elle est toute pénétrée.
            Quand Phèdre nomme son aïeul le Soleil, quand Aricie nomme son aïeule la Terre, nous
            nous rappelons soudain nos lointaines origines, et que la Terre et le Soleil sont en
            effet nos aïeux, que nous tenons « à Cybèle par le fond mystérieux de notre être, et que
            nos passions ne sont en somme que la transformation dernière de forces éternelles et
            fatales et comme leur affleurement d’une minute à la surface de ce monde de phénomènes.
            Et ainsi (qui l’eut cru ?) des impressions darwinistes finissent par se dégager de cette
            œuvre éminemment chrétienne.
                     Les tragédies classiques sont charmantes parce qu’elles sont infiniment suggestives et
            qu’elles fournissent d’admirables thèmes au rêve et au souvenir. Il est certain que les
            comédies et les drames qui nous mettent sous les yeux des mœurs ou des histoires
            d’aujourd’hui nous causent des plaisirs plus vifs ou des émotions plus fortes. Jamais
            vous ne pleurerez à une tragédie, ni n’en aurez envie, je pense. Mais votre esprit s’y
            occupera et s’y délectera de diverses manières. D’abord vous goûterez d’une âme
            tranquille la beauté un peu refroidie de la forme ; puis, si cela vous plaît, vous
            transposerez la fable, vous la « moderniserez », vous l’imaginerez se déroulant chez
            nous, vous prêterez aux personnages des corsages collants et des habits noirs : et
            peut-être alors vous sentirez-vous tout près d’être touchés. Ou bien, par un amusement
            inverse, après avoir approché la fable de vous, vous remonterez jusqu’à ses lointaines
            origines ; vous chercherez à reconnaître dans le drame les apports des siècles
            successifs, et vous aurez la joie de planer sur les âges à la façon d’un dieu.
                  
                  
                     
                     Que dire de Bajazet ? Le meilleur moyen qu’on ait de paraître neuf en
            parlant des œuvres classiques, c’est de se faire, en les abordant, un esprit vierge et
            libre de tout souvenir. Mais cela n’est pas très facile ; nous n’y pourrons prétendre
            que dans un monde meilleur, après un large bain de Léthé. Reste un moyen empirique :
            c’est de prendre le contrepied des jugements traditionnels.
                     Il y en a deux principaux sur Bajazet : celui de Corneille et celui
            de La Harpe.
                     Voici le premier, rapporté par Segrais : « Étant une fois près de Corneille à une
            représentation du Bajazet, il me dit : “Je me garderais bien de le dire à d’autres que
            vous, parce qu’on dirait que j’en parlerais par jalousie ; mais prenez-y garde, il n’y a
            pas un seul personnage dans le Bajazet qui ait les sentiments qu’il
            doit avoir et que l’on a à Constantinople ; ils ont tous, sous un habit turc, le
            sentiment qu’on a au milieu de la France.” »
                     Et voici le second : « Bajazet est une tragédie du second ordre, qui
            n’a pu être écrite que par un auteur du premier. » À vrai dire, ce jugement suppose,
            chez La Harpe, des lumières , et qu’il possédait une mesure, un étalon,
            une balance d’une précision bien remarquable, pour fixer le rang, non seulement des
            auteurs, mais des œuvres, — et cela sans embrouiller jamais les deux « cotes », en sorte
            qu’il eût pu dire avec sérénité : « Ceci est un ouvrage du troisième ordre écrit par un
            auteur du second ; cela est un ouvrage du second ordre écrit par un auteur du
            quatrième », etc. La critique, de nos jours, a un peu perdu de cette assurance.
                     Je n’ai donc qu’à contredire ces deux appréciations pour paraître excessivement
            original. Je n’ai qu’à écrire : 1º Rien n’est plus turc que Bajazet ;
            2º Bajazet est une des plus belles tragédies de Racine.
                     Hélas ! je viens trop tard ; car cela même a été dit, — par M. Deschanel dans ses deux
            volumes d’étude sur Racine et par d’autres avant M. Deschanel. Que faire donc ? Être
            sincère, tout simplement. Je persiste à penser sur Bajazet tout au
            rebours du bon Corneille et du déplaisant La Harpe, quoique ce jugement nouveau n’ait
            déjà plus rien de hardi ni d’impertinent. Je tâcherai seulement de motiver mon
            impression, si je puis.
                     Quand je dis que Bajazet me paraît extrêmement turc, il faut
            s’entendre. Nous devons reconnaître qu’au temps de Racine on n’avait pas, au même degré
            qu’aujourd’hui, l’intelligence du passé, le sentiment et le goût de l’exotique, la
            notion de la variété profonde des types humains. Surtout, on ne savait pas encore voir les choses extérieures, jouir profondément de la diversité des
            apparences. Cela est venu plus tard, je ne sais comment, par la multiplicité des
            expériences et des comparaisons et par quelque affinement des sens et de tout le système
            nerveux.
                     Ne demandez donc pas à Racine l’Orient pittoresque de Delacroix, de Gautier ou de
            Fromentin. Ne lui demandez même pas le bric-à-brac des Orientales. À
            peine, çà et là, quelques vers, à demi pittoresques, et auxquels une diction savante,
            aidée par le geste, pourrait donner quelque couleur, en dégageant et achevant la vision
            qui s’y trouve comme enveloppée :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                     Cela est peu de chose, convenons-en. Cela manque évidemment d’« icoglans stupides », de
            « Allah ! Allah ! » du « puits sombre d’Iran », de trèfles de lumière reflétés sur les
            murs, d’yataghans, de minarets, de muezzins, de henné et de confitures à la rose.
                     Comme Racine étudie exclusivement le mécanisme des sentiments et des passions et qu’il
            élimine, soit de parti pris, soit par manque de le sentir, presque tout le pittoresque
            de la vie humaine, sa « couleur locale » reste tout intérieure, toute psychologique, et
            est, par suite, moins saisissante. Car, pour des esprits inattentifs, c’est peut-être
            surtout par l’aspect, par le costume, par le détail des habitudes extérieures que se
            différencient les hommes des diverses époques et des divers milieux.
                     Mais, si vous ne demandez à Racine que ce qu’il vous annonce dans sa préface, et qui
            est déjà beaucoup, à savoir les « mœurs et maximes » des Turcs, vous trouverez sans
            doute qu’il a tenu sa promesse, et par-delà.
                     D’abord, l’action est toute turque. C’est l’histoire d’une révolution de sérail qui
            échoue et qui se termine par une muette tuerie. Un vizir disgracié veut donner le trône
            au frère du Sultan absent, en s’aidant de l’amour que ce frère a inspiré à la Sultane
            favorite. La maladroite vertu du jeune prince vient déranger les plans du vizir, et le
            Sultan, qui veille de loin, fait tout étrangler. L’action est si bien du pays et du
            temps où elle se déroule, qu’elle ne saurait guère être transposée. Tout au plus
            pourrait-on la transporter dans le palais des empereurs byzantins ; et encore il y
            faudrait bien des modifications.
                     Je ne sache pas de tragédie qui soit plus enveloppée de mystère et d’épouvante. C’est
            bien le sérail tel que nous nous le figurons. L’impression serait plus forte encore à la
            représentation si, au lieu d’un décor largement ouvert, avec de simples tentures aux
            portes, et où l’on peut entrer comme dans un moulin, la Comédie française nous avait mis
            sous les yeux quelque chambre secrète, pareille à une prison, avec d’étroites fenêtres
            grillagées et de lourdes portes de fer. Roxane, au moment où commence l’action, n’a pu
            communiquer avec Bajazet que par l’intermédiaire d’Atalide. Nul, sauf Roxane et Acomat,
            ne circule librement. Durant quatre actes sur cinq, Bajazet est gardé à vue. Il y a des
            yeux et des oreilles dans la muraille : les oreilles et les yeux du Sultan. Nous sentons
            cela, dès la première scène, par l’entretien du vizir avec l’envoyé d’Amurat, qui vient
            s’assurer si Roxane a fait tuer Bajazet, selon les ordres du maître. Et voilà qu’à la
            fin du troisième acte survient silencieusement un nouveau messager, le mystérieux nègre
            Orcan. Tous les personnages jouent leur tête et le savent. Soit qu’Acomat reste
            tranquille, soit que, ayant échoué dans son dessein, il ne puisse s’échapper à temps, il
            recevra le cordon de soie. Si Bajazet repousse Roxane, elle le tue, mais elle meurt.
            Bajazet et Atalide sont entre les mains de Roxane, et Roxane est sous la main du Sultan.
            Sur leurs passions, leurs haines, leurs ambitions, leurs amours, plane une menace
            générale et impartiale de mort. Ils ont tous la tête dans un nœud coulant qu’on
            n’aperçoit pas et dont le bout est là-bas, à Bagdad. Et, tandis qu’ils s’agitent dans
            cette ombre funèbre, nous avons l’impression que quelqu’un des esclaves noirs qu’on voit
            glisser au fond de la scène conclura le drame.
                     Cela est déjà assez « oriental », ne croyez-vous pas ? Mais ce n’est pas tout : les
            personnages eux-mêmes, surtout Acomat et Roxane, ne me semblent point si « francisés »
            qu’on l’a dit.
                     Acomat est, par ses principaux traits, le type même d’une certaine espèce d’hommes
            politiques et, en même temps, un Turc fort vraisemblable. Ses desseins sont bien ceux
            d’un vizir expérimenté et du ministre d’un despote soupçonneux et jaloux. Ils
            n’impliquent aucune préoccupation de l’intérêt public, et le vizir ne compte, pour les
            réaliser, que sur l’intérêt personnel et immédiat de ceux qu’il y associe. Ce plan est
            hardi et assez compliqué. Comme il sait qu’Amurat, à son retour, le fera probablement
            étrangler, il veut lui substituer son frère, qui est doux, charmant et « de bonne
            mine ». Roxane, souveraine maîtresse au sérail, a reçu l’ordre de faire tuer Bajazet ;
            mais Acomat lui montre ce beau jeune homme, et elle prend feu. Bajazet épousera Roxane,
            sera Sultan, — puis fera d’elle ce qu’il lui plaira. Acomat épousera la cousine de
            Bajazet et restera le véritable maître de l’empire. Il est bien sûr de son affaire ;
            l’intérêt de Bajazet et de Roxane lui répond du succès. Mais il a compté sans la fierté
            du jeune prince et surtout sans son amour pour Atalide. Il n’a pu soupçonner que cette
            petite fille irait mettre tout ce grand ouvrage à néant. La finesse d’Acomat est bien ce
            que nous entendons par « finesse orientale » ; elle est courte par un côté ; elle ne
            fait pas la part du désintéressement possible dans les actions humaines. Mais, au reste,
            ce dessein, difficile, audacieux et cependant sans grandeur, le vizir en poursuit
            l’accomplissement avec sérénité. Ce vieil homme rusé, qui a déjà eu l’esprit de survivre
            à plusieurs Sultans et qu’une barque secrète attend toujours dans le port en cas de
            malheur, envisage tranquillement la mort : et, comme il en a la duplicité légendaire, il
            a bien aussi la résignation, le majestueux fatalisme des hommes de sa race. S’il
            débitait çà et là quelques versets du Coran, et s’il émaillait ses propos de quelques
            métaphores incohérentes, il nous paraîtrait Turc avec intensité, et de la tête aux
            pieds.
                     Je ne sais si la façon d’aimer de Roxane est exclusivement orientale et, à vrai dire,
            j’en doute. Mais il est certain que son amour répond exactement à l’idée que nous nous
            faisons de l’amour d’une Sultane, d’une femme sensuelle, grasse, aux paupières lourdes,
            aux lèvres rouges, désœuvrée et totalement dépourvue de tendresse, de mièvrerie et
            d’idéalisme. C’est un amour charnel et furieux, et qui se tourne en cruauté quand ce
            qu’il désire lui échappe. Elle adore Bajazet sans lui avoir jamais parlé : vous pensez
            donc bien que ce n’est point de son âme qu’elle est éprise. C’est une fauve ; ses
            sentiments sont simples. Elle est naïve et terrible. Elle a cru, sur les rapports
            d’Atalide et sur quelques faibles apparences, à l’amour de Bajazet. Lorsqu’elle
            soupçonne qu’elle s’est trompée, elle éclate en transports sauvages ; et ce qu’elle
            trouve de mieux pour persuader et attendrir l’homme qu’elle aime, c’est de lui dire :
            « Prends garde ! ta vie est entre mes mains. Si tu ne m’aimes, je te tue ! »
                     
                        
                        
                     
                     Mais elle espère encore, et c’est pourquoi elle l’épargne. Quand elle ne peut plus
            douter, quand elle sait qu’il aime Atalide et que tous deux la trompaient, elle lui fait
            cette étonnante proposition : « Je vais faire étrangler ma rivale sous tes yeux. Au
            reste, je ne te demande pas de m’aimer tout de suite.
                     
                        
                     
                     C’est dire qu’elle n’en veut qu’à son corps. Mais sur quelles étranges caresses
            compte-t-elle donc pour s’emparer de lui ? Il refuse. Alors, qu’il meure ! Au moins
            personne ne l’aura ! Et elle jette son terrible : « Sortez ! »
                     Roxane est un des animaux les plus effrénés qu’on ait jamais mis sur la scène.
            Seulement, c’est un animal versé dans le langage amoureux du dix-septième siècle. Telle
            qu’elle est, nous l’aimons. Il serait aisé de faire son apologie. Elle tue ; mais comme
            elle aurait peu de peine à mourir elle-même ! et comme elle souffre ! Elle offre son
            amour, un poignard ou un lacet à la main ; mais elle-même est enveloppée de muettes
            menaces de mort. Sa situation est telle que, si l’homme qu’elle aime la repousse, elle
            est perdue. Et notez qu’elle est le seul personnage de la pièce qui ne mente pas. Il est
            très permis d’avoir quelque sympathie pour cette créature élémentaire, féroce,
            douloureuse et belle.
                     Bajazet et Atalide, complexes et déjà chrétiens, d’une humanité plus épurée et plus
            tendre, font avec la Sultane un contraste intéressant.
                     Il ne me paraît pas que Bajazet soit un personnage aussi piteux et aussi pâle qu’on a
            coutume de le dire. Il est de son pays et de sa race, lui aussi, par quelques côtés :
            ainsi il veut bien mentir jusqu’à un certain point, et il a le mépris absolu de la mort.
            Mais il n’est Turc qu’à moitié, et c’est ce qui le perd, — et c’est aussi ce qui rend
            son caractère très attachant. S’il était tout à fait de chez lui, il mentirait jusqu’au
            bout, il épouserait Roxane sans hésitation (quitte à la faire coudre après dans un sac),
            et il n’aimerait pas Atalide de cet amour chaste, délicat, profond, immuable. Mais
            voilà : Bajazet est à demi chrétien. Les mœurs grossières du harem lui font horreur. La
            passion farouche et toute sensuelle de la Sultane lui inspire une invincible répugnance.
            Il compare cette bête voluptueuse, qui halète de désir autour de lui, à sa petite
            compagne d’enfance, à la gracieuse et modeste princesse Atalide. Il est évidemment
            spiritualiste et monogame.
                     — Mais alors, dit-on, qu’il soit tout à fait vertueux ! Ce pur jeune homme n’en joue
            pas moins, avec l’impure Sultane, un rôle d’une odieuse duplicité et qui lui donne une
            assez plate allure. — À mon avis, cette impression est fort exagérée. D’abord, la
            duplicité de Bajazet se borne à des réticences et à des silences : il laisse Roxane
            croire ce qu’elle veut. — C’est pire, répond-on : ce sont les « restrictions mentales »
            absoutes par les anciens casuistes de la compagnie de Jésus. Ce Turc n’est qu’un
            jésuite. — Point ; et voici par où Bajazet se relève. Cette dissimulation aurait quelque
            chose d’assez bas s’il s’y pliait par crainte de la mort. Mais la mort, comme j’ai dit,
            il n’en a point peur ; il la connaît ; il vit avec elle ; depuis qu’il est au monde, il
            l’a vue assise à son chevet. Entendez-le répondre à Acomat qui le presse d’épouser
            Roxane :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                     Non, s’il craint, ce n’est point pour sa vie, c’est pour son amour, c’est pour Atalide.
            C’est pour elle qu’il consent à mentir comme il fait. Et alors, à y regarder de près,
            son cas paraît digne d’une sympathie et d’une pitié immenses. Bajazet, c’est l’honnête
            homme engagé dans une situation fausse, contraint de s’affaisser moralement à ses
            propres yeux pour faire ce qu’il croit être son devoir, — et de revêtir des apparences
            équivoques au moment même où il est en réalité le plus héroïque. Le type devient ainsi
            très général. Tous ceux-là aimeront et comprendront Bajazet qui ont été obligés de
            mentir et de soutenir péniblement leur mensonge, par amour, fidélité et compassion, et
            pour épargner des douleurs à une autre créature. Ce rôle si comprimé, si gêné, si peu
            « avantageux », contient donc, en somme, plus de tragique que les grands rôles des héros
            de tragédie. Je voudrais seulement que Bajazet nous dît mieux, dans quelque monologue, à
            quel point il souffre des hontes et des abaissements qu’un devoir supérieur lui impose.
            On verrait tout de suite sous un autre jour ce personnage calomnié.
                     Dans ce drame où tout le monde ment, la petite princesse Atalide est peut-être encore
            celle qui ment le plus. Mais, outre qu’elle a la même excuse que Bajazet, on lui en veut
            moins parce qu’elle est femme. Je crois bien, d’ailleurs, que nul ne souffre plus
            qu’elle : elle a constamment le cœur dans un étau. Songez à ce que doivent être les
            sentiments d’une femme amoureuse qui s’entremet, pour son amant, auprès d’une autre
            femme, et le lui vante, et le lui offre, et le lui envoie ; songez quel horrible effort,
            et quelles craintes, quels soupçons, quelle jalousie ! La scène où elle supplie son
            amant de se prêter à ce jeu et, tout de suite après, celle où elle croit qu’il s’y est
            trop prêté, sont d’une vérité particulièrement poignante. Avec cela, elle est
            délicieuse. Racine a voulu l’opposer fortement à l’esclave Roxane. Elle est comme la
            sœur-fiancée de Bajazet ; ils ont été élevés ensemble dans un coin du sérail, tels que
            deux colombes dans une cour de mosquée. Cette petite princesse qui ment si bien, qui
            défend son amant avec tant d’énergie et qui, enfin, le perd parce qu’elle l’aime trop, a
            pourtant des grâces réservées et chastes de religieuse égarée dans un harem.
                     Je ne sais maintenant si j’ai pu trouver dans Bajazet autant de
            « turquerie » que j’en avais annoncé. Il y en a, cela est certain, mais moins peut-être
            dans les personnages que dans la fable elle-même : car nulle tragédie n’offre, avec un
            tel entrecroisement de duplicités, un plus épouvantable jeu de l’amour et de la
            mort.
                  
                  
                     
                     Une foule anxieuse se pressait lundi dernier à la Comédie française. On se demandait :
            « Flirtera-t-elle ? Ne flirtera-t-elle pas ? Sera-t-elle coquette, pour plaire à
            Sarcey ? Ou lui fera-t-elle cette injure de ne l’être point ? Ne sera-t-elle que veuve
            et mère, sans plus ? Ou sera-t-elle femme un tout petit peu ? » Et l’angoisse était
            profonde.
                     Vous avez compris, n’est-ce pas ? qu’il s’agissait des débuts de Mlle Hadamard à la Comédie, et de la façon dont il convient d’interpréter le rôle
            d’Andromaque. Car c’est la grande question de l’année. Laissez-moi résumer en deux mots
            l’historique des débats pour les esprits inattentifs.
                     Tout cela, c’est la faute à M. Nisard. Cet excellent critique avait parlé, voilà
            quelque quarante ans, de la « coquetterie vertueuse » d’Andromaque. C’était une nuance
            finement observée dans le caractère de la veuve d’Hector. Puis l’expression était
            heureuse ; c’était un charmant exemple de ce que les grammairiens appellent une
            « alliance de mots ». Cela pouvait se rapprocher de « l’obscure clarté », de
            « saintement homicides », et des autres traits du même genre sur lesquels les bons vieux
            traités de rhétorique s’extasient innocemment. Les professeurs citaient de temps en
            temps le mot de M. Nisard. Ce mot semblait très juste et très élégant et ne scandalisait
            personne.
                     Là-dessus, Mlle Hadamard joue Andromaque à l’Odéon. Voilà de cela
            quatre ou cinq mois. Mlle Hadamard est une comédienne intelligente
            et experte, mais un peu larmoyante et geignarde. Elle joua le rôle, d’un bout à l’autre,
            en saule pleureur, — et sans doute elle fit bien. Mais M. Sarcey trouva qu’elle aurait
            pu, à certains moments, nous faire mieux sentir qu’Andromaque a parfaitement conscience
            du pouvoir de ses yeux, et qu’elle entend s’en servir, en tout bien tout honneur.
            M. Sarcey rappela que Mme Sarah Bernhardt avait ainsi compris le
            rôle, avec l’applaudissement universel, et il répéta à ce propos le mot du vénérable
            M. Nisard.
                     — Eh quoi ! répliqua Mlle Hadamard, Andromaque coquette ? Y
            songez-vous ? Ce Pyrrhus est le fils du meurtrier d’Hector. Il a massacré les parents
            d’Andromaque et incendié sa ville. Il y a un fleuve de sang entre eux deux, et vous
            voulez qu’elle flirte avec le bourreau de sa famille ? Non, non ! la haine la plus
            farouche, la douleur la plus inconsolable, la fidélité la plus intransigeante aux mânes
            de son époux, tels doivent être les seuls sentiments de la captive troyenne.
                     M. Sarcey nous donna tout du long la lettre abondante de Mlle Hadamard et il y ajouta quantité d’éloges. Il ne répondit point tout d’abord ;
            mais, tous les huit jours, il promettait de répondre, et c’était dans le public une
            fièvre d’attente. Enfin, il s’exécuta : « Hé ! fit-il avec sa bonhomie ordinaire, je ne
            prétends point qu’Andromaque joue de la prunelle ni qu’elle cherche expressément à
            allumer Pyrrhus. Mais enfin elle doit bien se douter de l’effet qu’elle produit sur lui,
            et il est naturel qu’elle en profite pour sauver son enfant. Éplorée tant que vous
            voudrez ! fidèle à son défunt tant qu’il vous plaira ! n’ayant que haine pour Pyrrhus,
            j’y consens ! Mais elle peut être, avec cela, clairvoyante et habile. Le mot de
            « coquetterie », même « vertueuse », vous choque ? Je n’y tiens pas et je le remplace
            par des équivalents. Andromaque n’a point de coquetterie avec Pyrrhus, soit ; mais elle
            a du moins le sentiment de ce qu’elle est pour lui et, sinon le désir de lui plaire, du
            moins celui de ne pas le désespérer tout à fait, de ne pas le pousser à bout. Au reste,
            cela est clairement marqué dans les vers de Racine ; il n’y a donc pas à aller contre. »
            Et M. Sarcey, réduisant à l’essentiel la situation d’Andromaque et la transportant dans
            la société contemporaine et dans la vie bourgeoise, nous faisait toucher du doigt que
            cette attitude de la mère envers l’homme qu’elle déteste, mais de qui dépend le sort de
            son enfant, est chose naturelle, légitime, et qu’elle est même forcée.
                     M. Sarcey consacra tout un feuilleton à cette démonstration, et je ne crois pas qu’il
            soit possible d’avoir plus pleinement, plus copieusement ni plus carrément raison.
            C’était presque trop ; cela devenait aveuglant et gênant d’évidence.
                     Les débuts de Mlle Hadamard excitaient donc quelque curiosité. Se
            serait-elle rendue aux raisonnements de M. Sarcey ? Eh bien ! non, elle ne s’y est pas
            rendue. Mais elle a eu beau faire : elle a tout de même été deux ou trois fois coquette,
            oh ! sans le vouloir. C’est que le texte de Racine est plus fort que tout :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                     Ces vers, et vingt autres, donnent mille fois raison à M. Sarcey. Ces vers-là, si
            Andromaque les dit sans le faire exprès, si elle ne sent pas qu’ils sont faits pour
            mettre Pyrrhus sens dessus dessous, c’est donc qu’elle n’est qu’une bête. Ces vers, Mlle Hadamard a eu beau les noyer de larmes jusque dans les coins, les
            dire en baissant les yeux et en se ratatinant, les larmoyer, les pleurnicher, les bêler.
            — elle y est bien, malgré tout, l’« innocente coquetterie », et nulle diction ne peut
            faire qu’elle n’y soit pas.
                     Et pourquoi, dites-moi, ne pas vouloir qu’Andromaque soit coquette ? Quelle étrange
            peur des mots ! Elle est coquette dans Racine, cela est hors de doute : elle l’est
            innocemment, vertueusement, pudiquement, chastement, saintement. Mais moi, j’admettrais
            fort bien qu’elle le fût sans tant d’adverbes émollients, et qu’elle eût le dessein
            arrêté d’affoler Pyrrhus pour sauver son fils. « C’est pour l’enfant », comme dit la
            vieille chanson. Que dis-je ? j’admettrais parfaitement qu’elle prît, sans trop se
            l’avouer, un obscur plaisir à se sentir aimée du fils d’Achille. Cette idée, qui révolte
              Mlle Hadamard, ne me choque point. Pyrrhus est jeune, beau,
            illustre, et généreux en somme. Il s’expose aux plus grands dangers pour défendre le
            fils d’Andromaque. Sans doute, il lui demande sa main en retour ; mais quoi ! c’est
            qu’il est homme. Je sais bien que son père a tué Hector et qu’il a lui-même massacré les
            Troyens. Mais c’est la guerre, cela ; et c’est bien loin, et Andromaque fait bien de
            nous le rappeler au troisième acte :
                     
                        
                     
                     car sans cela nous l’oublierions. Je suis, moi, de l’avis de quelques honnêtes gens du
                xviie
                         siècle : Pyrrhus est trop courtois, trop
            galant, trop gentil. Cela me suggère des idées dont j’ai honte. Ce Pyrrhus-là étant
            donné, — s’il n’était convenu qu’Andromaque doit rester avant tout le type accompli de
            la piété conjugale et si nous n’étions habitués à la voir sous cet aspect, — je
            concevrais sans trop d’effort, que, tout en gardant la mémoire de son époux, elle n’eût
            pas le courage de haïr un si magnanime vainqueur.
                     Même dans le texte de Racine, il y a des vers d’où l’on pourrait induire, à la rigueur
            et avec de la mauvaise volonté, qu’Andromaque aime Pyrrhus à son insu. Et je ne sais,
            mais si Corneille eût rencontré le même sujet, il aurait pu sans doute faire simplement
            d’Andromaque une autre Cornélie, mais peut-être aussi aurait-il eu une autre pensée…
            Andromaque, je suppose, dirait à Pyrrhus : « Seigneur, vous avez des vertus que je ne
            puis haïr ; mais il y a trop de sang entre nous. J’ai le devoir d’être votre ennemie ;
            ne pouvant plus l’être, je disparais. » Et elle se tuerait en lui léguant Astyanax, ce
            qui serait le plus sûr moyen de sauver l’enfant. Ce serait un dénouement romanesque dont
            on pourrait se demander : — Cela est-il vrai ? Cela est-il faux ? Cela est-il conforme
            ou contraire à la vraisemblance psychologique ? Pour moi, je l’ignore, car le « cœur
            humain », et plus encore le cœur féminin, c’est tout ce qu’on veut, et jamais on ne sait
            ce qui en va sortir, ni si ce sera racinien ou cornélien, ou autre chose…
                     Il faut reconnaître à Mlle Hadamard, à défaut du charme qu’elle n’a
            pas voulu avoir, une diction nette, juste et exactement nuancée. Mlle Dudlay, dans Hermione, a eu quelques bons moments. M. Silvain nous a fait un
            Pyrrhus sérieux et froid comme un notaire. M. Dupont-Vernon s’est donné un mal énorme
            dans le rôle d’Oreste et n’a pas entièrement perdu sa peine. Mais, en somme,
            l’interprétation n’a rien eu d’éblouissant.
                     C’est dommage. Je voudrais voir jouer Andromaque par des femmes et
            des hommes parfaitement beaux et qui auraient la science et l’intelligence des
            Olympiens. C’est un si pur chef-d’œuvre que cette tragédie, que ce chaste drame
            d’héroïque piété conjugale et maternelle entrelacé à ce terrible drame d’amour farouche
            et meurtrier ! Et Andromaque respire si bien la divine jeunesse du
            poète ! Que de beaux vers, simples, harmonieux et doux, qui traduisent, sous la forme la
            plus limpide et la plus noble, les sentiments les plus tendres, les plus fiers, les plus
            douloureux ! Que de vers qui semblent éclos sans effort, d’une poussée presque
            involontaire, comme de grandes fleurs merveilleuses, — comme des lis !… Et je songeais
            aussi combien cette tragédie, toujours jeune, a dû être neuve en son temps. Car, à côté
            d’Andromaque, cette blanche figure voilée, à la fois antique et moderne, voici deux
            amoureux comme on n’en avait point vu auparavant, ni dans Corneille, ni dans Quinault,
            ni dans les romans de la Calprenède ou de Mlle de Scudéry : Hermione
            et Oreste, les possédés de l’amour, les grands passionnés qui aiment comme on est
            malade, qui aiment jusqu’au crime et jusqu’à la mort. Avec eux, on peut dire que l’amour
            moderne, plus profond, plus mélancolique, plus tendre, plus imprégné d’âme et en même
            temps plus troublé par les obscures influences de la vie nerveuse, fait son entrée dans
            notre littérature. Oreste est le premier en date des beaux amants ténébreux et révoltés.
            C’est un Grec d’Euripide, avec quelque chose déjà de l’âme future de ces héros
            romantiques qui, malgré tout, nous restent chers. Pylade lui dit, comme un ami de
            Werther dirait au héros de Gœthe :
                     
                        
                        
                     
                     Oreste dit, comme pourrait dire René :
                     
                        
                     
                     et comme pourrait dire Antony :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                     Oreste a en lui une tristesse, une désespérance et une folie qui, cent cinquante ans
            après lui, éclateront dans nos romans d’amour.
                  
                  
                     
                     C’était fête populaire et enfantine, jeudi dernier, à l’Odéon. On donnait aux écoles de
            Paris Andromaque et le Malade imaginaire, et le
            spectacle de la salle m’a pour le moins autant intéressé que celui de la scène. Ah ! le
            joli public ! et le bon public ! Il y a donc encore des enfants, dans ce temps morose ?
            C’était, à l’orchestre et au balcon, sous la lumière un peu avare du lustre (soit dit
            sans reproche), un fourmillement de têtes de petites filles de dix à quinze ans, des
            frimousses un peu pâlottes, mais fines et éveillées sous leurs chapeaux, toques et
            caloquets ; dans les galeries supérieures, là-haut, les têtes tondues des garçons ; un
            joyeux tumulte de ruche, un gai brouhaha de voix légères. Mme Weber
            paraît et, adoucissant sa voix tragique, souhaite la bienvenue à tout ce petit monde en
            lui récitant de jolis vers faciles de M. Maurice Boniface : « Qu’y a-t-il, petits
            enfants de Paris, derrière ce grand rideau rouge ? » M. Boniface le leur explique :
            c’est un monde nouveau, c’est le rêve, c’est la poésie ; et c’est aussi la vérité.
            Molière, Corneille, Racine, Beaumarchais et Shakespeare vous montreront l’homme
            d’autrefois et d’à-présent dans ses vertus, ses passions, ses vices et ses ridicules, et
            ce spectacle vous sera une leçon :
                     
                        Écoutez-les
. Il est bien des choses sans doute
 
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                     Je dois dire qu’Andromaque, à ce qu’il m’a semblé, n’a fait
            « vibrer » que modérément les petits enfants de Paris. Ils étaient attentifs à la
            majesté du spectacle et du langage, étonnés, amusés, émerveillés ; mais enfin ils ne
            « vibraient » pas, — à moins peut-être que quelques fillettes n’aient vibré en dedans et
            que leur émotion n’ait été de celles qui, pour être trop intimes et trop délicates,
            auraient honte de paraître au dehors. Les honneurs de la journée ont donc été pour le
              Malade imaginaire, et ç’a été une joie, un délire, que cette
            représentation. Les enfants, étant plus près que nous de la nature, ont un goût très
            prononcé pour les plaisanteries d’apothicaire Mais, au reste, toute la pièce, d’un
            comique si simple, si franc, si clair, a été saluée par des rires inextinguibles. Et
            c’était, à l’entrée de chaque nouveau personnage, une clameur de surprise joyeuse. Au
            sortir des mystères de la tragédie racinienne, ces enfants goûtaient d’autant mieux le
            plaisir de comprendre parfaitement ce qu’ils voyaient et entendaient. Et j’ai loué de
            toute mon âme ce surprenant Molière qui, tandis qu’il occupe les érudits et fait penser
            les philosophes, sait encore mieux que personne amuser les enfants.
                     Quelqu’un me disait en sortant de la représentation :
                     — Oui, ce gentil public s’est amusé, rien de plus sûr. A-t-il emporté dans son cœur
            « le bon grain », pour parler comme M. Boniface ? Sur ce point, je conserve des
            doutes.
                     « Il peut d’abord sembler étrange que, pour former le cœur des petits enfants de Paris,
            on ait eu l’idée de leur mettre sous les yeux la peinture la plus vive, la plus brûlante
            de l’amour, l’histoire d’une passion furieuse, désordonnée, qui va jusqu’au meurtre, à
            la folie et au suicide. Car, s’ils n’ont pas compris, je ne vois pas où est l’utilité de
            ce spectacle ; et, s’ils ont compris, je vois clairement où en est le danger. La plupart
            des auditeurs, je le veux bien, ont dû être surtout émus du malheur d’Andromaque et des
            angoisses de la mère à qui on veut tuer son fils ; Hermione ne leur est sans doute
            apparue que comme une femme très méchante, un peu mystérieuse, et dont ils ne
            comprenaient pas très bien la conduite. Ç’a été là, je pense, l’impression des bons
            petits enfants encore innocents, des bons petits que dessinent Kate Greenaway ou Boutet
            de Monvel, des enfants de dix à douze ans, et particulièrement des petits garçons. Mais
            il y avait aussi là des fillettes de douze à quinze ans, des fillettes précoces et
            curieuses comme il en pousse entre les pavés de Paris ; et qui dira l’effet qu’ont pu
            produire sur elles ces scènes ardentes d’amour exalté ? Est-ce seulement de l’horreur
            que leur a inspirée la conduite criminelle d’Hermione ? Et son suicide leur a-t-il
            uniquement suggéré cette réflexion sensée, que les passions déréglées portent leur peine
            avec soi ?… Si ces fillettes allaient aimer Hermione ? Et, pour ces petites curieuses,
            aimer Hermione, ce serait vouloir être comme elle ; ce serait au moins aspirer
            obscurément à ces tragiques émotions de l’amour. La peinture des grandes passions a par
            elle-même quelque chose de troublant et de contagieux à quoi il est imprudent d’exposer
            les âmes neuves. J’ai peur que plus d’une petite Parisienne ne sorte de l’Odéon un peu
            trop rêveuse. Or, l’esprit vient assez tôt aux filles, et il n’est vraiment pas
            nécessaire d’en avancer l’heure.
                     « Pourtant on peut espérer qu’Andromaque a passé par-dessus les têtes
            de ces enfants et que la pièce, leur étant peu intelligible, n’a pas dû leur faire grand
            mal. Et, pour le dire en passant, c’est encore une idée singulière d’être allé prendre
            pour instruire et divertir les gamins et les gamines des écoles primaires ce qu’il y a
            peut-être de plus complexe dans notre littérature. Une fable d’il y a trois mille ans et
            des sentiments d’aujourd’hui, des actions de sauvages et un langage de courtisans, le
            fond le plus brutal et la forme la plus élégante et la plus tempérée, mythologie et
            christianisme…, la saveur de ces multiples mélanges échappait évidemment au candide
            auditoire de l’autre jour, et il n’avait de la tragédie de Racine qu’une intelligence
            superficielle et grossière. Alors pourquoi ne pas lui donner plutôt quelque mélodrame
            terrible et vertueux de M. d’Ennery, qu’il comprendrait si bien ? — Mais, dit-on, il
            n’est point indispensable qu’ils comprennent entièrement. La beauté à demi sentie des
            chefs-d’œuvre sollicite heureusement leurs jeunes esprits. C’est surtout aux enfants
            qu’il ne faut offrir que de l’exquis et du rare, etc. — Oui, je sais qu’on dit cela ; je
            ne suis pas convaincu néanmoins, et je crains que ce ne soit seulement là un lieu commun
            un peu plus distingué que les autres.
                     « Mais il m’a paru que ces enfants, qui n’avaient pas compris grand’chose à la tragédie
            de Racine, comprenaient trop la farce de Molière. Je me demande quelle impression
            bienfaisante et quelle leçon de morale ils ont bien pu rapporter du Malade
              imaginaire. Ils y ont vu un père de famille égoïste, maniaque et ridicule, dupé
            par sa femme et berné par sa servante. Ils y ont vu une jeune fille amoureuse d’un jeune
            homme rencontré dans la rue et déclarant son amour à ce bel inconnu, en musique et à la
            barbe de son père. Le bon élève, l’élève soumis et piocheur leur a été présenté sous les
            traits de Thomas Diafoirus. Ils y ont vu les notaires et les hommes de loi sous les
            espèces de M. Bonnefoi, et ils ont appris que les médecins sont des ânes ou des
            charlatans. La rouerie et l’hypocrisie précoces de la petite Louison, la comédie qu’elle
            joue au pauvre Argan (car elle aussi se moque de son père), tout cela leur a paru fort
            divertissant, et ils y ont applaudi de toutes leurs forces. Notez que l’enfant qui joue
            ce rôle, et qui me paraît déjà cabotine dans l’âme, a aggravé la coquinerie de Louison
            par un jeu de scène qu’on aurait pu se dispenser de lui apprendre. Ai-je besoin de dire
            que le Malade imaginaire ne me scandalise en aucune façon ? Je me
            préoccupe seulement de l’impression qu’en a dû recevoir cet auditoire d’enfants. Je
            doute que cette admirable farce leur ait été une leçon de respect. Hé oui ! Angélique
            est charmante et même fort honnête fille ; la petite Louison est délicieuse ; Toinette a
            raison, Cléante a raison, Béralde a raison, Molière a raison. Il n’en est pas moins vrai
            qu’on sent dans le Malade imaginaire, comme dans la plus grande partie
            du théâtre de Molière, passer un souffle de révolte. Que Molière ait été en droit
            d’attaquer ce qu’il attaque ; qu’il s’élève contre les excès et les abus de l’autorité,
            non contre l’autorité même, et qu’il s’en prenne aux vices des individus plus qu’aux
            institutions, nous le savons tous, et là n’est pas la question. Il n’y en a pas moins
            dans le Malade comme un débordement de satire outrée, de raillerie
            impitoyable. Les enfants doivent sortir de là tout ivres de ce rire insurrectionnel et
            vaguement enclin à toutes les irrévérences et à toutes les indisciplines. La farce de
            Molière est une nourriture trop forte pour eux et qui les grise. Pour Dieu ! ne leur
            montrons pas trop tôt les dessous des choses, l’envers des masques, la vanité des
            institutions humaines, et craignons d’en faire des insurgés, quand nous savons que les
            plus grands biens de ce monde sont la naïveté, la crédulité, surtout la résignation,
            celle des bêtes patientes, — ou celle des philosophes pyrrhoniens.
                     « Au reste, ce n’est point au Malade en particulier que j’en veux.
            C’est le théâtre en général qui me paraît un moyen d’éducation dangereux pour nos
            enfants. Est-ce donc des leçons de morale que nous allons y chercher, nous autres ? Ce
            sont des jouissances d’art, et s’il s’y joint quelque excitation sensuelle (ce qui ne
            manque guère), nous ne la repoussons point. Pensez-vous qu’il soit sage d’exposer les
            gamins des écoles à des émotions de cet ordre ? Nul ne fait plus de cas que moi de la
            fraîcheur appétissante et de la plastique de Mlle Rachel Boyer. Mais
            ce n’était peut-être pas le lieu d’étaler ces richesses. Je songe avec inquiétude aux
            regards plongeants des petits garçons du « paradis ». Quand Argan a dit que « Monsieur
            Purgon lui avait promis qu’il lui ferait faire un enfant » (car on a laissé la phrase,
            et l’on a manqué au respect de l’enfance par respect du texte de Molière), j’ai vu des
            petites filles se couler entre elles des regards sournois, et rire d’un petit rire
            équivoque, à la fois scandalisé et ravi, comme si on les avait chatouillées. Je dis les
            choses brutalement, comme elles sont. S’il ne s’agit que d’amuser cette marmaille, c’est
            bien, encore qu’on l’amuse trop et qu’elle puisse bien s’amuser toute seule. Mais c’est
            qu’on prétend la moraliser par là ! En vérité, l’erreur est un peu forte.
                     Je répondis doucement à ce père de famille :
                     — N’exagérons rien. Remercions d’abord le conseil municipal d’avoir fait jouer devant
            les petits enfants des républicains de Paris une tragédie si profondément imprégnée de
            sentiments monarchiques et d’avoir compris qu’il existe une tradition du génie français
            antérieure à la Révolution. Si peut-être Hermione et Rachel Boyer ont troublé quelques
            âmes, si le Malade en a induit quelques autres en révolte, ce n’est
            assurément que le très petit nombre ; et ceux ou celles pour qui les vers de Racine et
            la prose de Molière ont pu se tourner en poison étaient d’avance des anges fort
            suspects. Mais vous pouvez être sûr que tous les autres bons petits ont admiré
            Andromaque, sa fidélité conjugale et son amour maternel, et se sont attendris sur ses
            infortunes. Et ils ont jugé qu’Hermione était une mauvaise femme et Oreste un méchant
            fou. S’ils n’ont pas pénétré aussi avant dans l’intelligence de la pièce que certains
            lettrés prétentieux qui peut-être y veulent voir trop de choses, ils ont du moins
            pressenti la beauté des vers, la délicatesse des analyses morales et la noble ordonnance
            de l’œuvre. Mais il suffit que deux ou trois vers les aient frappés et leur soient
            restés dans la mémoire pour que le conseil municipale n’ait pas perdu son argent. Et
            j’ai peine à croire que Molière leur ait versé un breuvage si empoisonné. Ils ont goûté
            le bon sens courageux de Toinette. Angélique leur a plu, par sa franchise, sa sincérité
            et sa décision, et parce qu’elle aime son père malgré ses ridicules et sa dureté. La
            scène où Argan consulte le notaire sur son testament parmi les caresses et les
            pleurnicheries de Béline, leur a fait voir clairement que l’amour de l’argent et le
            mensonge sont deux abominables choses. Dans tous les cas, Molière ne leur a point
            enseigné l’hypocrisie. Enfin ils ont ri, ce qui est toujours un grand bien. Puis les
            enfants ont presque tous une sorte d’innocence invincible, une irréflexion qui les
            protège, qui les défend du mal que pourrait faire à leur âme une science prématurée, et
            qui les empêche même d’apercevoir et de comprendre ce qui les flétrirait. C’est la bonne
            Nature qui veille sur les enfants et qui les préserve. Croyez bien que la plupart de ces
            excellents petits êtres ont simplement trouvé que Mlle Boyer se
            portait à merveille et qu’elle était bonne à regarder. C’est le mouchoir de Tartufe que
            vous offrez à cette belle fille.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     L’ingénieux Odéon, qui est peut-être en ce moment le plus intéressant des théâtres de
            Paris, nous a donné mercredi dernier ce qu’on n’avait jamais vu en France, une féerie de
            Shakespeare et la plus fantastique de toutes : Le Songe d’une nuit
              d’été. Si l’un des littérateurs et des poètes qui, jadis, s’égayaient en
            hyperboles lyriques sur la solitude de l’Odéon, avait pu assister à la représentation de
            l’autre jour, il aurait eu peine à se reconnaître devant les poétiques décors de la
            forêt enchantée et les rondes des lutins et des sylphides, dans la bruyère, au clair de
            la lune. Ou plutôt il se serait dit : « Cela ne pouvait manquer d’arriver. Nous avions
            déjà surpris, voilà quelque quarante ans, des commencements de végétation dans ce
            théâtre désert, des champignons et même de jeunes pousses sur les fauteuils et jusque
            sur la scène. C’était la nature qui reprenait possession du temple de la tragédie.
            Depuis, toute cette végétation s’est développée ; l’Odéon est devenu une forêt vierge :
            la lune y pénètre par le toit crevassé ; les fées l’habitent, les lutins y dansent ;
            parfois deux ou trois couples du quartier Latin, qui ont par hasard découvert cet asile
            mystérieux, s’y donnent des rendez-vous… Et à cause de cela beaucoup de gens croient que
            l’on joue à l’Odéon le Songe d’une nuit d’été. » Ainsi parleraient
            sans doute ces revenants ironiques, prolongeant une plaisanterie surannée. Mais la
            vérité, c’est que l’Odéon est devenu un théâtre vivant, et un théâtre audacieux. On y
            joue du Racine et du Mélesville, du Wallard et du Molière, du Dallainval et du
            Shakespeare. On y a joué Henriette Maréchal et la Fausse
              Agnès, Zaïre et l’Arlésienne. On y fait de la musique, et voici
            à présent qu’on y donne des ballets. Les acteurs et les spectateurs y sont également
            consciencieux, naïfs et sincères. Un goût si éclectique préside au choix des spectacles
            que, tout de suite après un vaudeville de Bavard, on nous donne une féerie de
            Shakespeare, et que les ducs d’Athènes succèdent aux colonels de Scribe et Titania à
            Pomponne. Il faut remercier M. Porel d’une si divertissante variété de tentatives.
                     Il a, du reste, généreusement traité le poète souverain, chimérique autant que vrai,
            délicieux autant que terrible, que Ben-Johnson appelait « le doux cygne de l’Avon ». Il
            a encadré sa féerie dans des décors charmants aux yeux. La clairière des fées, la
            retraite de Titania, la vue d’Athènes au dernier tableau, sont comme des rêves réalisés,
            surtout si on regarde en fermant les yeux à demi. La lumière de théâtre a quelque chose
            de fantastique et d’irréel ; elle part presque toute d’en bas, contrairement à celle du
            soleil ; elle est blanche, elle est blême, elle est froide, elle est éclatante et crue,
            et en même temps un peu voilée à cause des insensibles poussières qui y flottent
            toujours ; elle a donc, à la fois, de la splendeur et du mystère, et, par là, elle
            convient admirablement dans une féerie. C’est la clarté propre, le jour spécial des pays
            chimériques. Et de même les arbres et les feuillages peints et découpés des décors ont,
            forcément, dans leur rigidité et leur immobilité, l’air artificiel qui sied à une forêt
            magique. La grâce manque, et l’ondoiement et le frisson des feuilles. Le mystère n’est
            plus là dans le vague des demi-ténèbres vertes, dans les souffles, dans les murmures et
            dans la vie que l’on voit fourmiller partout : il est dans le silence absolu, dans
            l’éclairage excessif et dans le chatoiement des ramures. Le mystère est là dans la
            lumière même. Ce n’est pas évidemment ainsi que Shakespeare imaginait sa forêt
            enchantée. Mais, mystère pour mystère, celui-là nous ravit. C’est presque le paysage
            «  » et purement métallique rêvé par Baudelaire. Et, pour achever
            l’enchantement, M. Porel a enveloppé de musique cette fête des yeux. Les mélodies de
            Mendelssohn flottent dans la clairière, comme la voix même de la forêt. À dire vrai,
            cette musique est exquise, mais je ne l’ai point trouvée assez fantastique ni assez
            lunaire, sauf le Nocturne du troisième acte. L’âme de la forêt ne
            devait point, ce me semble, chanter si uniment ni si sagement. Je dirais presque que
            cette forêt a fait de trop bonnes études. Je vais certainement blasphémer, mais je
            songeais l’autre jour à certaines mélodies sorties du cerveau de cette créature étrange,
            de ce faune hanté par le surnaturel, qui a nom Maurice Rollinat, à ces mélodies qui
            semblent vous couler comme une caresse inquiétante tout le long de la moelle épinière et
            qu’Alphonse Daudet compare à des « piqûres de morphine sympathique ». Bien entendu, il
            n’est pas ici question de science musicale. — Et M. Porel, outre l’orchestre de
            M. Colonne, nous a donné des chœurs et des solistes. Il nous a même jeté en pâture une
            troupe de ballerines. On a dansé à l’Odéon ! Et, comme il voulait nous faire mourir de
            plaisir, il a prodigué les étoffes précieuses et a fait ruisseler l’or et les pierreries
            sur la soie des costumes. L’État devrait féliciter publiquement M. Porel, — puis le
            pourvoir secrètement d’un conseil judiciaire, à cause de ses goûts néroniens.
                     Et voici commencer le rêve de Shakespeare. Nous assistons, dans un palais de style
            Renaissance, aux noces de Thésée, duc d’Athènes, avec Hippolyte, reine des Amazones. Le
            duc Thésée veut conclure un autre mariage : celui du prince Démétrius avec la princesse
            Hermia. Mais Hermia n’aime pas Démétrius : elle aime d’un amour partagé le prince
            Lysandre. Et Démétrius est aimé de la princesse Hélène, qu’il n’aime pas. C’est
            l’éternelle chanson de Carmen :
                     
                        
                     
                     et c’est la plainte de Sully Prudhomme dans les Épreuves :
                     
                        
                        
                        
                     
                     Lysandre propose à Hermia de l’enlever et lui donne rendez-vous dans la forêt. Hélène
            s’attache à Démétrius avec désespoir et douceur, et répond à toutes ses brusqueries :
            « Je t’aime. » Tous ces amants ont une façon étrange et délicieuse de parler d’amour ;
            ils combinent dans leurs propos le pédantisme de la Renaissance, la subtilité des
            Euphuïstes et la simplicité de la passion profonde et vraie. Cela est précieux et cela
            est tendre. Et quelle joie d’entendre parler ce langage à des personnages de la Grèce
            fabuleuse, antérieurs à Homère, et qui s’appellent Hélène, Démétrius, Thésée,
            Hippolyte ! Ces trois mots réunis : « Thésée, duc d’Athènes », ouvrent toute grande la
            porte du rêve. Shakespeare y a-t-il bien pensé ? Est-ce naïveté chez lui ? Est-ce
            fantaisie préméditée ? En tout cas, il y a là pour nous un mélange imprévu et savoureux
            de souvenirs et d’impressions, et nous en jouissons, je crois, beaucoup plus vivement
            que Shakespeare et ses contemporains, parce que nous nous en rendons mieux compte et que
            nous avons appris des choses qu’ils ne savaient pas. Thésée en pourpoint, Thésée
            s’exprimant comme les raffinés de la cour d’Élisabeth, Thésée habitant un palais
            construit par quelque Italien du xvie
                         siècle, à côté
            d’une forêt du Nord, sans oliviers ni lauriers roses, et où vit le monde mystérieux des
            lutins et des fées…, quel aimable rêve ! Nous goûtons, dans la même minute, deux
            poésies, deux mythologies, deux humanités. Ah ! que la « couleur locale » est chose
            maussade à côté de ces inventions ! Il n’est point de poésie supérieure à cette
            mascarade des âges qui met aux pensées d’un siècle les habits d’un autre. Au reste,
            c’est seulement par ce procédé que le poète peut créer vraiment des êtres humains non
            prévus par Dieu. Et, à mesure que les siècles s’écoulent, ces combinaisons
            s’enrichissent encore. Shakespeare n’a pu mêler que l’âme de son temps avec un peu des
            souvenirs de la Grèce antique. Or, tandis que nous écoutons son œuvre, la distance où
            nous en sommes et notre science accrue nous y font trouver des grâces singulières que
            peut-être Shakespeare n’y soupçonnait pas, et nous pouvons dire que nous y ajoutons
            notre âme à nous. Et par conséquent nous enrichissons Shakespeare, et, dans une certaine
            mesure, nous l’inventons.
                     Et nous faisons ainsi pour tous les poètes des temps passés. Il y a bien des choses,
            dans la poésie d’autrefois, que nous aimons, non seulement parce qu’elles sont belles,
            gracieuses ou piquantes en elles-mêmes, mais encore parce qu’elles sont éloignées de
            nous et qu’elles sont caractéristiques d’un temps différent du nôtre ; nous les aimons
            donc deux fois plus que ne les ont aimées les contemporains. Dans le Beau
              Léandre, de M. Théodore de Banville, le petit récit de l’enlèvement d’Octave par
            les corsaires barbaresques évoque pour nous, dans un éclair, Plaute et Térence, la
            comédie italienne, les Fourberies de Scapin, et la moitié des
            dénouements de Molière ; et ce seul vers :
                     
                        
                     
                     nous fait peut-être plus de plaisir que n’en ont fait à nos aïeux toutes les histoires
            de pirates racontées dans les comédies : car ils n’y goûtaient qu’un romanesque naïf.
            Mais voyez tout ce qu’il y a dans les trente vers de Banville : l’ironie, la poésie du
            lointain et, dans un amusement archaïque, une forme, une versification que l’on sent
            quand même être d’aujourd’hui. Je crois fermement que nous avons des jouissances
            esthétiques plus fines et plus fortes que les hommes des siècles écoulés. Je suis
            toujours tenté de dire, avec Philaminte, aux anciens poètes :
                     
                        
                        
                     
                     Les derniers hommes, à ce compte, mourront de sentir la beauté avec excès. Et, si je ne
            me trompe, c’est bien là l’idée qu’a voulu exprimer le bon platonicien Stéphane Mallarmé
            dans une espèce de féerie dont un de ses amis m’a révélé la fin. La scène se passe aux
            derniers jours du monde. Les quelques hommes qui vivent encore, richement vêtus en
            mignons de Henri III, s’avancent avec précaution ; car la croûte du globe, rongée par
            l’incendie intérieur, n’a plus que l’épaisseur d’une feuille de papier. Une étoile se
            lève à l’horizon. Les derniers hommes la regardent avec ravissement et s’écrient tous
            ensemble : « Beau ! » Simplement. Et c’est leur cri suprême : car la secousse imprimée à
            leur corps par la vision de la beauté a crevé du coup la croûte terrestre, et l’abîme
            les a engloutis…
                     Revenons au Songe d’une nuit d’été. Du palais de Thésée, Shakespeare
            nous transporte dans l’atelier du charpentier Lecoing. Nous sommes ici en plein monde
            réel. De bons compagnons, le tisserand Bottom, le chaudronnier Groin, le 
            l’Étriqué et d’autres préparent une représentation dramatique pour célébrer le mariage
            du noble duc. Ils joueront Pyrame et Thisbé. Lecoing distribue les
            rôles. Bottom fera Pyrame ; Flûte, le raccommodeur de soufflets, fera Thisbé. Un autre
            fera le lion devant lequel Thisbé s’enfuit. Un autre fera le clair de la lune en tenant
            une lanterne, puisque c’est au clair de la lune que les deux amants se rencontrent. Un
            autre fera le mur, par les trous duquel ils se parlent d’amour. Pour cela il se
            blanchira de plâtre, et ses doigts écarquillés représenteront les trous du mur. Il y a
            là des plaisanteries un peu lourdes et un peu bizarres qui ont été écrites il y a trois
            siècles pour des Anglo-Saxons (il y paraît) et qui ne rappellent que de fort loin
            l’esprit de M. Meilhac dans les Demoiselles Clochart. Mais Bottom est
            une large et véridique caricature. Ce rustre a bien la vanité candide et divertissante
            du comédien : il veut jouer Thisbé, il veut jouer le lion, il veut jouer le mur, il veut
            tout jouer, et il réclame des vers de quinze pieds. Du reste, ce sont tous de plaisants
            drôles : les uns pleins de bière et « entripaillés comme il faut », les autres maigres
            et blafards comme des jocrisses ; les figures de papier mâché à côté des trognes. Sans
            doute le poète nous a montré ces dignes compères pour donner du recul au monde
            fantastique qu’il évoquera tout à l’heure. Bottom et Lecoing feront plus aériens Puck et
            Titania.
                     Un coup d’aile, et nous voici dans la clairière des fées. Cette forêt du Nord est aussi
            différente du bois sacré où s’assied Œdipe, que l’âme de Shakespeare de celle de
            Sophocle. Au lieu des lauriers et des chênes verts découpant nettement sur le ciel bleu
            leur feuillage luisant et sombre, voici les grands arbres ondoyants et frissonnants, les
            hautes colonnades de la futaie plongeant leurs pieds dans le flot léger des fougères,
            des rayons de lune glissant par les sous-bois, et des frôlements, des frémissements, des
            souffles, des fuites d’êtres invisibles, la sensation d’une vie secrète et fourmillante.
            (Décidément le décor de l’Odéon, malgré sa beauté, donne de cette forêt une idée
            fausse.) Au lieu des nymphes aux contours précis qui ne sont que des symboles gracieux,
            et que les anciens poètes ont inventées et n’ont point vues, voici les fées, les sylphes
            et les lutins, de petites créatures fuyantes, lunaires, qui peut-être vivent réellement
            dans les fourrés pleins de palpitations obscures, qu’on croit avoir vues et qu’on a
            vues, qui sait ?… Au lieu des imaginations riantes et bornées qui ne laissent point
            d’inquiétude au cœur, voici le rêve, fils des pays brumeux et de la solitude, le
            sentiment du mystère qui est partout dans les choses au-delà des formes et des
            apparences. Au lieu du culte tranquille et peu curieux de la Terre nourricière, mère des
            fruits et des moissons, voici la passion de la nature, la recherche amoureuse de ses
            aspects pittoresques, une tendresse pour les arbres et les fleurs, un désir vague et
            inexprimable de communier (comment ? on ne sait) avec l’âme immense répandue autour de
            vous… Prenez-y garde, il y a dans le Songe d’une nuit d’été un
            sentiment nouveau, dont on trouverait sans doute quelque chose dans la Reine des Fées de Spenser, qui peut-être sommeillait auparavant dans les
            légendes celtiques, mais qui, à coup sûr, ne vient pas des Latins ni des Grecs, que
            notre Renaissance, imitatrice des païens n’a point connu, que notre xvie
                         siècle a profondément ignoré, et qui n’a commencé d’éclore
            chez nous, — ô honte ! — qu’avec Jean-Jacques Rousseau, — et encore bien
            modestement.
                     Or, dans la bonne forêt, vivent Obéron, et Titania, et Puck, le divin Puck, un rêve qui
            a de l’esprit, un petit être chimérique qui aime philosopher en chevauchant un rayon de
            lune. Puck est le joaillier des fleurs : il donne le rubis à l’œillet, l’or à la
            pâquerette et met des pendants de rosée aux oreilles-d’ours ; et les fleurs le payent
            avec des baisers. Mais en même temps Puck est un sage. Ce lutin né de la forêt a
            justement la sagesse que la fréquentation de la forêt conseille aux hommes : il sait la
            vanité des passions humaines, mais que, si elles trompent et font souffrir, elles font
            vivre aussi ; et sa science se tourne en une moquerie bienveillante. Il a d’ailleurs des
            inventions joyeuses et folles, comme il sied à un être si petit, si joli et si fin ; et
            de loin on prendrait les trilles de son rire pour une chanson de rossignol sous la
            feuillée profonde.
                     Puck connaît l’histoire d’Hermia et de Lysandre, et de Démétrius qui aime Hermia, et
            d’Hélène qui n’est aimée de personne. Alors, pour se divertir un brin, il verse sur les
            yeux de Lysandre et de Démétrius le suc d’une fleur magique dont la vertu est telle
            qu’ils devront aimer, à leur réveil, la première personne qui leur apparaîtra. Cette
            personne, c’est Hélène ; et tous deux font tour à tour des déclarations éperdues à la
            pauvre fille, naguère dédaignée, et qui prend leurs propos amoureux pour un jeu cruel…
            Imagination charmante et mélancolique, subtile raillerie de l’amour. Car, je vous le
            demande, pourquoi aime-t-on ? Je veux dire : pourquoi aime-t-on celle-là et non pas une
            autre ? Hélène n’est pas moins jolie qu’Hermia, et elle est plus tendre. Pourquoi
            Lysandre et Démétrius aiment-ils Hermia et non pas Hélène ? Ils n’en savent rien. Et
            pourquoi ensuite aiment-ils Hélène et délaissent-ils Hermia ? Ils ne le savent pas
            davantage. C’est parce qu’on a secoué une fleur sur leurs yeux endormis ; c’est donc
            pour une cause qu’ils ignorent, tout comme auparavant, et par un mouvement irraisonné,
            inintelligible.
                     
                        
                        
                     
                     Mais, si le même bleu, exactement le même, était dans d’autres prunelles, je ne
            l’aimerais peut-être pas. Pourquoi ?
                     Non seulement l’amour ne sait jamais au juste ce qui détermine son choix, mais il
            arrive que ce choix soit indigne et déshonorant sans qu’il s’en doute. L’amour, qui est
            toujours capricieux et incompréhensible, est parfois absurde et aveugle. Il n’est pas
            très rare qu’il aime dans des prunelles un bleu qui n’y est pas. C’est le second point
            que s’amuse à démontrer ce scélérat de Puck. Obéron est irrité contre Titania parce
            qu’il soupçonne la reine des Sylphides d’avoir tendresse de cœur pour un jeune garçon,
            fils du roi de l’Inde. Puck, pour servir le ressentiment de son maître, touche avec la
            fleur magique la paupière de Titania endormie ; puis, comme la troupe du charpentier
            Lecoing est venue répéter sa pièce dans la forêt, il détourne Bottom et lui met une tête
            d’âne. Et c’est Bottom que Titania aperçoit d’abord en s’éveillant. « Ô mon cher amour,
            que tu es beau ! Je t’adore. Que ta voix est douce et que tes yeux sont tendres ! Ah !
            que j’aime tes chères oreilles ! » Bottom brait et demande du foin. Bottom dit, du ton
            d’un brave homme qui n’est pas romanesque et qui n’aime pas la poésie : « Allons, bon !
            des fées ! Sales petites bêtes ! » (ou quelque chose d’approchant). Il se plaint aussi
            des rossignols « qui ne font que brailler ». Cependant la belle petite fée appuie,
            pauvre petite, sa joue rose et satinée sur la tête récalcitrante et bourrue du roussin.
            La petite bouche en fleur baise le nez humide et noir et les lèvres d’amadou soulevées
            par les dents obliques ; et les petites mains blanches caressent les longues oreilles
            velues aux roides mouvements de télégraphe. Et Titania appelle les sylphides, et les
            sylphides accourent, enguirlandent de roses la tête du baudet adoré et forment autour de
            lui des danses harmonieuses. Le contraste est si fort, le symbole si clair et si
            expressif, la scène si fantastique et d’une grâce si hardie que cela est à la fois
            comique, douloureux et charmant, que cela fait plaisir et peine et vous induit aussi en
            rêverie, et qu’on ne sait si le cœur en est plus serré ou l’imagination plus amusée…
                  
                  
                     
                     Il me faut aujourd’hui parler d’Hamlet ; c’est horrible. Non
            seulement je suis sûr de ne rien trouver à dire de nouveau sur l’œuvre et le héros de
            Shakespeare, car tout a été dit là-dessus, tout et le reste ; mais ces innombrables
            , je ne saurais plus les répéter clairement. Je ne me rappelle même plus ce
            que je disais il y a quatre ou cinq mois à propos de l’Hamlet de la
            Porte-Saint-Martin. Tout se brouille dans ma mémoire, je n’y comprends rien, je n’y vois
            goutte.
                     Qui donc es-tu, Hamlet, prince de Danemark, jeune homme faible et emporté, mélancolique
            et violent, rêveur et brutal, superstitieux et philosophe, raisonnable et fou, poète
            exquis et fade plaisant, créature vivante et incohérente, et lamentable image de l’Âme
            en peine, figure particulière jusqu’à la bizarrerie et générale jusqu’au symbole, toi
            que Shakespeare voit comme un gros garçon asthmatique, et que nous ne voyons plus que
            pâle, élégant et souple, en toque et en pourpoint de velours noir, ainsi qu’il sied au
            frère aîné de Faust, au plus ancien représentant de l’âme moderne, du romantisme, du
            pessimisme, du nihilisme, de la grande névrose et d’autres choses encore auxquelles sans
            doute tu ne songeais pas ? Nous t’avons prêté tant de sentiments et de pensées que tu ne
            ressembles plus à rien, pauvre Hamlet, jeune homme naïf, lymphatique et colérique, et
            que, pour retrouver tes vrais traits, il faut gratter des couches superposées de
             et d’interprétations. Que ne donnerais-je pas pour te voir à nu, avec des
            yeux vierges, et tel que tu es sorti des mains de ce Shakespeare qui est assurément un
            des plus grands poètes de tous les siècles, mais qui, si nous étions francs, nous ferait
            encore bien souvent, comme à Voltaire, l’effet d’un « sauvage ivre ».
                     Mais, au fait, un secours me vient dans cette angoisse. Si je ne puis voir Hamlet tel
            qu’il est, je puis le voir du moins tel que M. Mounet-Sully nous l’a montré. Car, si
            obscur et si pétri de contradictions que soit un personnage de drame, un grand comédien
            peut toujours le faire vivre et l’éclaircir, en le « réalisant » sur les planches, en
            lui prêtant son corps et son âme, en lui apportant ainsi, malgré tout, une espèce
            d’unité. Hamlet n’est pas incompréhensible, puisque M. Mounet-Sully a pu jouer son rôle,
            et puisqu’il l’a joué avec l’universel applaudissement du public.
                     Pour jouer Hamlet, M. Mounet-Sully a dû nécessairement prendre parti, et, parmi tous
            les Hamlets que nous avons inventés, en choisir un et s’y tenir. Il m’a semblé que
            l’excellent tragédien a très sagement pris pour modèle idéal, afin d’y conformer son
            jeu, sa diction et toute son allure, l’Hamlet incomplet, mais clair, défini par Gœthe
            dans Wilhelm Meister, et qu’il a esquivé ou atténué tout ce qui, dans
            le personnage du prince danois, reste en dehors de cette célèbre définition. Au
            printemps dernier, un comédien assez médiocre avait surtout exprimé ce qu’il y a de dur
            et de féroce dans ce rôle et avait fait d’Hamlet un fou prétentieux et méchant.
            M. Mounet-Sully, mieux avisé, a répandu sur le même rôle une teinte de mélancolie et de
            tendresse. Il a fait Hamlet très jeune et très candide ; il lui a donné une âme
            essentiellement douce, rêveuse et languissante, qu’une révélation effroyable et
            l’atrocité du devoir que cette révélation lui impose jettent accidentellement hors de
            soi, mais dont les violences sont courtes et comme involontaires. Peut-être même a-t-il
            un peu exagéré la tendresse toute féminine de l’adolescent ; surtout dans la première
            partie, il a eu trop constamment des larmes dans la gorge, il a trop fait la petite
            voix, trop imité le ton plaintif d’un enfant malade ou qui a un gros chagrin. Mais c’est
            égal, quel adorable Hamlet il nous a montré ! Ce pauvre enfant aimait son père, il lui a
            gardé un culte passionné ; et il voit sa mère épouser un autre homme avant d’avoir usé
            les souliers dans lesquels elle suivait l’enterrement du feu roi. Il était heureux de
            vivre et tout plein d’illusions, il croyait à l’amitié, il croyait à la bonté des
            hommes ; et tout à coup il apprend, par la bouche d’ombre d’un spectre, que son père a
            été tué par son oncle, avec la complicité de sa mère. Son âme enfantine ne se remettra
            point de ce coup, et tous ses discours et toute sa conduite, si étrange qu’elle soit,
            s’expliqueront facilement par le trouble profond où cette révélation l’a jeté. Tout
            d’abord, il est pris d’une misanthropie amère, universelle et naïve. Instantanément,
            tous les hommes lui apparaissent comme des lâches ou des scélérats, toutes les femmes
            comme des êtres impurs et fragiles, et l’univers entier comme un cloaque. De là la
            disproportion et la férocité de ses railleries avec ce pauvre Polonius, qui n’est
            pourtant qu’un nigaud assez bon homme ; de là l’outrance et la folie (seulement à demi
            feinte) des propos qu’il tient à Ophélia. Il est si malheureux qu’il se tuerait s’il
            osait : de là le fameux monologue. On a coutume de s’extasier sur la profondeur
            philosophique de ce morceau ; au fond, il est assez banal et d’une philosophie
            rudimentaire. Il est bien d’un enfant. « Le monde est si affreux qu’on se tuerait si
            l’on était sûr que la mort fût suivie du néant ! » Voilà-t-il pas de quoi
            s’émerveiller ! Et ce fameux : « Être ou ne pas être, voilà la question », qu’est-ce que
            cela veut dire ? De bonne foi, le comprendriez-vous, si la suite ne vous l’expliquait ?
            Hamlet met parmi les maux qui le dégoûtent de vivre « les lenteurs de la procédure » et
            les injustices qu’on fait aux gens de lettres. Cela est pour le moins imprévu, à cet
            endroit. Notez que c’est Voltaire qui a découvert et lancé ce morceau ; ce devrait être
            pour les fanatiques de Shakespeare une raison de se méfier. Pardon de ces irrévérences ;
            mais j’exprime librement ma pensée et, comme dit élégamment le Chassagnol de Charles Demailly, « ceux à qui ça donne des engelures… eh bien ! j’en
            suis fâché ! »
                     Cependant Hamlet ne peut passer tout son temps en monologues. Il faut agir : quel
            effort ! Du moins il prendra le plus long. Ce sera tout un luxe de scrupules, de
            précautions et de préparatifs. Il juge d’abord que, pour être tout entier à sa tâche, il
            doit renoncer à toute affection, et c’est pourquoi il rompt subitement et brutalement
            avec Ophélia. Pour gagner quelques moments, il se dit que le spectre est peut-être le
            diable et l’a peut-être trompé ; il veut s’assurer du crime de son oncle, et, pour cela,
            fait représenter devant lui, par des comédiens, un crime tout semblable. Mais il craint
            que Claudius n’ait des soupçons, ne le prévienne ; il contrefait le fou, pour qu’on ne
            se méfie point de lui et qu’on le laisse agir à sa guise, — et aussi parce que ce rôle
            lui plaît, lui permet d’épancher en propos saugrenus sa misanthropie enfantine, et de se
            draper, de prendre des attitudes, de s’étendre en s’éventant aux pieds d’Ophélia… Je
            vous assure qu’Hamlet « pose », et qu’il se regarde, et qu’il se trouve bien. Mais avec
            tout cela le moment d’agir est venu ; tous les prétextes d’atermoiement sont épuisés. Et
            justement une occasion se présente : il trouve Claudius à genoux, en prière, et qui ne
            le voit pas venir ; il n’a qu’à frapper : il ne peut pas, et il s’en donne à lui-même
            cette admirable raison que Claudius, mort en priant, irait tout droit au paradis. Un peu
            après, sa mère l’appelle, ayant des remontrances à lui faire. Un rideau remue, il croit
            que Claudius est caché derrière ; il fonce sur le rideau qu’il traverse furieusement de
            son épée. C’est que cela n’était point prévu, c’est qu’il est capable, comme les
            faibles, d’agir par sursauts subits ; c’est qu’il n’a pas eu le temps de préméditer son
            acte ; surtout, c’est qu’il ne voit pas sa victime. Il se trouve que
            cette victime est Polonius. Hamlet, hors de lui, insulte et raille le mort… Puis il se
            retourne vers sa mère, et parce qu’il est faible, et parce qu’il est plus fou qu’il ne
            croit, et parce qu’il veut prendre en paroles la revanche de son impuissance, il éclate,
            il foudroie la malheureuse, il fait l’archange justicier, il s’emporte à de telles
            violences d’indignation que le fantôme trouve que c’est trop et, prenant pitié de la
            mère écrasée, opposant la sereine et clairvoyante miséricorde divine à l’aveugle et
            vertueux emportement d’Hamlet, lui murmure de sa voix d’ombre : « Parle-lui, Hamlet,
            parle-lui ! » Sur quoi, tout le cœur d’Hamlet se fond ; ses nerfs exaspérés se
            détendent ; il prend sa mère, l’embrasse et pleure comme un petit enfant.
                     Et c’est ainsi jusqu’à la fin du drame : langueur mélancolique ou violence folle. À
            l’enterrement d’Ophélie, il a un mouvement qui paraît d’abord bizarre ; il insulte
            Laërte et se précipite sur lui parce qu’il pleure et se lamente trop haut. Pourquoi ?
            C’est qu’il semble à Hamlet qu’Ophélie est d’autant plus à lui qu’elle est morte par
            lui ; il ne peut souffrir qu’un autre ait la prétention de la pleurer plus que lui et de
            plus près. C’est peut-être aussi le remords de l’avoir tuée qui se tourne en fureur ;
            et, enfin, il ne faut pas oublier qu’Hamlet fait le fou depuis si longtemps qu’on peut
            se demander si sa raison est encore intacte. Notez qu’à ce moment-là nous commençons à
            en avoir assez d’Hamlet et de sa faiblesse, et de ses emportements, et de son
            pessimisme, et de sa démence feinte ou réelle. Il est temps qu’il tue Claudius. Il le
            tue comme il devait le tuer, sans préméditation et dans des circonstances qu’il n’avait
            pas prévues. En somme, rien de plus suivi que ce caractère.
                     M. Mounet-Sully a rendu avec beaucoup de charme et de puissance tour à tour la
            tendresse et la langueur d’Hamlet, ce qu’il met d’involontaire cabotinage dans son rôle
            de fou, et ses éclats de violence, l’effort qu’il fait pour agir étant tel qu’il le rend
            incapable de se contenir dans l’action. M. Mounet-Sully nous a parfaitement fait sentir
            tout cela. La façon dont il a joué Hamlet nous a, mieux que toutes les dissertations,
            éclairci le texte de Shakespeare.
                     Remarquons cependant que, pour maintenir l’unité du rôle, il a été obligé d’adoucir le
            ton de certains passages ou même de les interpréter (j’en ai peur) à contre-sens. Quand
            le fantôme réapparaît pour la troisième ou quatrième fois, Hamlet, qui tout à l’heure
            l’écoutait à genoux, s’écrie : « Te voilà encore, vieille taupe ! » Ce cri est assez
            inattendu : est-ce l’épouvante qui le lui arrache ? Commence-t-il déjà à perdre la
            tête ? Est-ce la préoccupation même de garder son sang-froid devant ses compagnons et de
            ne point paraître troublé devant eux, qui lui inspire cette plaisanterie lugubre dont il
            ne mesure pas les mots ? Je ne sais. Mais enfin il me semble bien qu’il n’y a qu’une
            façon de lancer ce « Vieille taupe ! » Il faut le dire avec une violence irréfléchie, au
            fond de laquelle on sente un immense effroi. Or, Mounet-Sully murmure « Vieille
            taupe ! » du ton dont il dirait : « Mon père adoré ! » De même il module sur un ton
            d’élégie les déplaisantes railleries d’Hamlet sur le cadavre de Polonius. Il a raison,
            s’il ne pouvait ne nous montrer qu’à ce prix un Hamlet qui eût quelque consistance.
            Mais, maintenant que j’y songe, cela prouve peut-être que le caractère du prince danois
            n’est pas tout à fait aussi suivi que je le disais tout à l’heure. L’Hamlet de
            Shakespeare a des brutalités et des férocités de parole et de conduite dont Alexandre
            Dumas et Paul Meurice ont élagué la plus grande partie ; mais ce qui en reste suffit
            encore pour nous déconcerter. Et nos doutes nous reprennent, et des contradictions que
            nous croyions résolues reviennent nous inquiéter. Cet adolescent si tendre et si doux,
            j’ai beau faire, je trouve sa conduite avec Ophélie absolument odieuse. Et quel mauvais
            cabotinage (j’y reviens), quelle puérile et prétentieuse misanthropie dans les propos
            qu’il tient à la pauvre petite ! La vengeance qu’il tire des deux hommes chargés de le
            conduire au roi d’Angleterre (partie supprimée dans la version Dumas-Meurice) est
            assurément légitime : mais peste ! elle n’est point d’une âme douce, ni faible, ni
            hésitante. Joignez les contradictions de sa pensée : il croit aux revenants, il croit au
            diable, au paradis et à l’enfer ; et il a des doutes sur l’immortalité de l’âme et l’on
            peut se demander s’il croit seulement en Dieu.
                     Mais qu’importe ? Ces contradictions, à mesure que je les formule, ne me semblent plus
            si graves. L’illogisme des croyances est chose profondément humaine ; et, quant aux
            brutalités d’Hamlet, elles s’expliquent presque toutes par son temps et sa race : il ne
            faut pas oublier qu’Hamlet appartient, par la légende, au moyen âge le plus reculé, et,
            par le drame, au seizième siècle anglais. En résumé, malgré les ténèbres que
            d’innombrables  et dissertations ont accumulées sur l’œuvre de Shakespeare,
            la figure qui s’en dégage quand même, l’image qui nous reste invinciblement dans les
            yeux c’est bien celle que Gœthe a vue, celle que M. Mounet-Sully a su faire vivre
            l’autre soir. Il reste bien un peu d’inconnu et d’inexpliqué tout autour ; mais cela ne
            nous attache et ne nous retient que plus fort par l’attrait du mystère et par l’espoir
            de deviner. Et même, grâce à cette part d’inintelligible, Hamlet ressemble davantage à
            une créature vivante, car quel est l’homme en qui il n’y ait point de contradiction et
            qui soit parfaitement clair à lui-même et aux autres ? Shakespeare, ici comme dans
            quelques autres pièces, a mieux respecté ce mystère que ne font d’ordinaire les poètes
            dramatiques ; surtout il a moins simplifié l’âme humaine que ne font Corneille, Racine
            ou Molière. Mais son Hamlet est bien vivant avec son arrière-fond d’énigme. D’ailleurs
            l’impuissance de la volonté et l’inquiétude de la pensée, dont le prince de Danemark est
            la victime encore naïve, sont justement les deux maladies qui se sont le plus
            développées et  en ce siècle parmi les civilisés. En sorte qu’Hamlet a beau
            n’être qu’un enfant et dire beaucoup de sottises, son pessimisme et sa misanthropie ont
            beau avoir quelque chose de superficiel et de puéril, nous reconnaissons en lui le germe
            de nos propres maux, nous enrichissons sa maladie de la nôtre, nous ajoutons à son âme,
            sans y prendre garde, les âmes de tous les rêveurs, de tous les tristes, de tous les
            languissants, de tous les désespérés qui sont venus après lui, et c’est pourquoi Hamlet
            est immense. Ajoutez enfin qu’il n’est guère de spectacle qui puisse éveiller en nous
            une telle quantité de ressouvenirs et d’impressions. Hamlet, par le
            sujet, ressemble un peu aux Choéphores et à Électre ; Chateaubriand n’eût pas manqué de dire que le héros de Shakespeare est
            un Oreste chrétien ; et tout le théâtre grec surgit dans notre imagination… Mais Hamlet, c’est aussi le vieux Danemark, un moyen âge très lointain, à
            demi barbare, enfantin et farouche, un pays de légendes et de surnaturel, avec des rois
            à barbe blanche et tout couverts de fourrures. Et Hamlet évoque encore
            l’Angleterre du seizième siècle avec sa Renaissance païenne, — et le romantisme
            français, et Lamartine et Musset, et le grand choc que le génie du Nord a donné au nôtre
            dans le premier tiers de ce siècle, et l’élargissement d’âme qui s’en est suivi pour
            nous… À quoi ne fait pas songer Hamlet ? Il fait songer à tant de
            choses qu’on l’écoute comme en rêve, et qu’on ne sait plus du tout ce que vaut la
            pièce,
                     Il y a apparence, pourtant, que les trois premiers actes sont d’une extrême beauté.
            J’avouerai franchement que les deux derniers, n’étant plus remplis par Hamlet, m’ont
            paru, l’autre soir, fort ennuyeux. La conduite de Claudius est absurde. La reine est
            nulle et absolument passive. La scène des fossoyeurs, d’ailleurs fort inutile, est d’un
            comique macabre qui est devenu, avec le temps, horriblement banal. De même la scène de
            la folie d’Ophélia. Elle est amusante, dans le texte complet, parce que la petite y
            chante des choses immodestes ; mais, telle qu’on nous la donne à la Comédie française,
            c’est une scène de keepsake et de romance ; on croit contempler un chromo. Le cours des
            années, qui a fait tant de bien à certaines parties du théâtre de Shakespeare, a fait le
            plus grand tort à d’autres. Ce qu’on y admirait le plus vers 1830 nous inspire
            aujourd’hui quelque défiance.
                     Tandis que se déroulaient lentement — oh ! lentement — ces deux actes insupportables,
            j’étais obsédé d’une idée. Je me demandais ce que fût devenu le même sujet entre les
            mains de Racine. L’hypothèse n’est pas si absurde qu’elle en a l’air. Je suppose que
            Racine ait vécu beaucoup plus longtemps, qu’il n’ait point renoncé au théâtre, et que,
            ayant épuisé à peu près tout ce qu’il pouvait imiter du théâtre grec, et s’étant mis,
            comme Corneille, à feuilleter au hasard les vieilles chroniques, il soit tombé un jour
            sur l’histoire d’Hamlet et en ait senti la beauté dramatique. Quelle tragédie en eût-il
            tirée ?… Ce qui m’irrite, c’est que je me sens presque absolument incapable de répondre.
            Je crois qu’il eût retranché beaucoup de choses, soit par un scrupule de noblesse et de
            dignité tragique, soit pour observer les trois unités, soit à cause de la disposition
            matérielle du théâtre en son temps. Je crois qu’il eût supprimé l’apparition du spectre
            et l’eût remplacée par un songe. Il eût sans doute supprimé aussi la scène des
            comédiens. Je ne sais s’il aurait conservé la folie d’Ophélia ; en tout cas, je ne pense
            pas qu’il l’eût mise en scène. Eût-il gardé la folie simulée d’Hamlet ? Je crois qu’il
            l’eût supprimée également, par amour de la clarté. Il n’eût pas gardé davantage l’assaut
            d’armes du cinquième acte. Alors quoi ? Oui, quoi ? Il eût certainement développé les
            rôles de la reine et de Claudius et leur eût donné plus de vérité et de vie. Tout en
            modifiant profondément toute la partie extérieure du drame et en maintenant le style sur
            un ton de noblesse continue, j’imagine qu’il eût compris le caractère d’Hamlet comme
            Shakespeare, mais sans lui prêter d’échappées philosophiques, et qu’il l’eût strictement
            maintenu dans les termes de la future définition de Gœthe, sans la déborder, peut-être
            même sans la remplir tout à fait. Il eût sans doute beaucoup rapproché son Hamlet de l’Oreste d’Euripide. Son Hamlet ne serait point
            brutal ni féroce. Il laisserait seulement entendre à Ophélie qu’il n’a plus le droit de
            l’aimer, qu’il appartient tout entier à un grand devoir. Ophélie ne tomberait plus dans
            l’eau en faisant des bouquets, mais peut-être s’immolerait avec le poignard des
            princesses grecques. Hamlet trouverait, pour s’assurer du crime de Claudius, un moyen
            plus simple que la représentation du Meurtre de Gonzague. Lequel ? je
            l’ignore. Il ne traiterait pas sa mère comme fait le héros de Shakespeare ; il lui
            parlerait avec larmes, entendrait sa confession, et lui dirait de faire pénitence. Il
            garderait d’ailleurs les faiblesses, les hésitations, l’affreuse mélancolie du
            personnage anglais : ce serait le même « cas », mais plus clair. Claudius, je suppose,
            serait tué dans une émeute (l’émeute du cinquième acte des tragédies de Quinault) et
            sans qu’Hamlet eût le temps d’agir. Et ce dénouement serait en récit. Et cet Hamlet ne
            ferait pas tant d’embarras que l’Hamlet du grand Will, mais il dirait, çà et là, sans en
            avoir l’air, des choses profondes, et nous pourrions trouver chez lui, tout aussi bien
            que chez l’autre, du romantisme, du pessimisme, et tout ce que nous voudrions… Seulement
            il serait plus facile à définir.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     J’ai constaté avec joie, la semaine dernière, le grand succès de Claudie. Personne, je crois, n’a complètement échappé au charme de cette
            dramatique idylle. Seulement les uns ont dit : « C’est délicieux ; et comme c’est
            vrai ! » Et les autres : « C’est joli ; mais comme c’est faux ! Et quelles bonnes dupes
            nous sommes ! » Et les premiers avaient raison, et les seconds n’avaient pas tort.
                     Je me demande ce que fût devenue, sous la plume de M. Guy de Maupassant, cette histoire
            d’une paysanne séduite par un don Juan de village et qu’un autre homme épouse par amour.
            J’imagine que nous aurions une jolie collection d’animaux. La fille serait quelque belle
            fille à peu près inconsciente. Le séducteur serait une manière de bête égoïste et
            féroce. L’amoureux aurait l’air d’une bête empoisonnée ; il n’y comprendrait rien, et
            son amour ressemblerait à une maladie. Son père serait un vieux paysan avare jusqu’au
            crime, avec qui il aurait d’épouvantables querelles et échangerait peut-être des coups
            de fourche sur le fumier de sa cour. Et quant au grand-père de la fille, il ne parlerait
            pas, oh ! non, de la « gerbe du bon Dieu » ; ce serait un vieux malin, et qui jouerait
            sournoisement le rôle d’entremetteur. Le tout serait d’un comique violent, avec un
            dessous d’affreuse tristesse. On y sentirait un profond mépris des hommes. Et ce serait
            fort beau, du moins sous la forme du conte, mais impossible sur les planches. Nous ne
            sommes pas mûrs pour cela ; le public assemblé au théâtre y apportera, longtemps encore,
            certaines exigences esthétiques et morales, contre lesquelles on ne peut rien.
                     Peut-être préféreriez-vous au drame de George Sand le conte que je prête à Maupassant ?
            Soit ; et vous pourrez même expliquer ce goût par des raisons fort distinguées. Mais
            toutes se réduiront à ceci : « Je préfère, en dehors de toute question d’art, la vérité
            triste et brutale, parce que la constatation de cette vérité m’affermit dans une sorte
            de pessimisme orgueilleux — et un peu artificiel — dont je jouis profondément. »
                     J’ai connu, je connais encore ces malsaines délices. Mais ayons la bravoure de le
            dire : Tout n’est pas hideux de par le monde ; et, d’autre part, j’ai beau faire, je ne
            vois pas par quels principes on pourrait établir la prééminence de l’art (fui exprime la
            vérité triste ou ignoble sur celui qui traduit la vérité consolante ou même le rêve tout
            pur. Pour moi, j’admets tout ; j’aime tout selon les heures, tour à tour ou même à la
            fois : la réalité basse et grotesque et la réalité noble et choisie, l’idéalisme
            classique, le romantisme et le naturalisme, Racine autant que Balzac, George Sand autant
            que Émile Zola, Bourget autant que Maupassant… J’aime tout, parce que tout est vrai,
            même les songes. Quelle que soit la vision des choses propre à chaque artiste, elle est
            mienne, pourvu que la forme qu’elle revêt soit empreinte de beauté…
                     Je me hâte d’ajouter que Claudie n’est nullement du « rêve tout
            pur ». Claudie, le père Rémy, le père et la mère Fauveau existent aussi bien que maître
            Omont, la mère Magloire, maître Vallin et sa servante Rose. Les paysans de George Sand,
            j’ai vu leurs pareils, même dans mon village, encore qu’il soit déplorablement civilisé,
            trop proche des villes, que les cabarets y soient trop nombreux, et qu’un homme à cornet
            et à casquette galonnée y parcoure les rues chaque jour en vendant le Petit
              Journal et même la Petite République. George Sand a fait de ses
            paysans (Ronciat excepté) de fort braves gens ? C’est qu’il y en a encore. Elle leur a
            donné l’esprit de justice et même à quelques-uns l’esprit évangélique ? Mais il y a en
            effet des paysans qui sont de fort bons chrétiens. Elle les a fait parler mieux qu’ils
            ne parlent ? Oui, mais en ayant soin de ne leur rien faire exprimer qu’ils ne soient
            capables de sentir, en mêlant au tissu du langage qu’elle leur prête le plus possible de
            locutions campagnardes, en conservant la lenteur, le tour, l’allure particulière du
            parler paysan. En somme, ce sont les mêmes que François Millet nous montre dans ses plus
            beaux pastels. Sylvain et Claudie, c’est, si vous voulez, l’homme et la femme de l’Angelus, debout dans la plaine et dont le soir mélancolique et doux
            agrandit les humbles silhouettes.
                     Claudie est, dites-vous, trop distinguée, trop fine et trop chaste à la fois : il en
            résulte que l’idée de sa faute nous est plus désagréable que si elle n’était qu’une
            « enfant de la nature », une bonne bête de petite vachère. — Mais, si elle n’était que
            cela, j’ai la simplicité de croire que le drame y perdrait en intérêt. Et puis je vous
            assure qu’il se rencontre quelquefois, je ne sais comment, et dans les campagnes les
            plus reculées, de ces jolies fleurs délicates. Et voyez avec quelle innocente habileté
            le poète a réuni, autour de la faute de cette pauvre petite, les circonstances
            atténuantes ! Claudie avait quinze ans ; Denis lui avait promis formellement et
            publiquement le mariage. Et on ne pouvait accuser Claudie de calcul : elle comptait à ce
            moment-là sur l’héritage d’une tante riche. Et elle aimait Denis, et c’est par amour
            qu’elle lui a cédé trop tôt, et la nature, le soleil, les arbres et les champs ont été
            complices. Elle a cruellement expié : pauvre, elle a nourri son petit sans rien demander
            à personne, et l’enfant est mort. C’est par sa fierté, par sa retenue, et rien qu’en se
            taisant, qu’elle inspire un si grand amour à Sylvain et qu’elle fait honte à son
            séducteur. Et, quand ce dernier lui offre de l’épouser sans qu’elle ait dit un mot, elle
            refuse cette réparation inespérée parce qu’elle ne l’aime ni ne l’estime plus. Cela est
            invraisemblable ? Pourquoi ? N’oubliez pas, du reste, que Claudie a été élevée par son
            grand-père, une espèce de sage agreste, qui, « est pour elle le bon Dieu… »
                     J’aime Sylvain, ce garçon sérieux, un peu austère et « critiquant », un peu rêveur,
            avec ses révoltes, ses colères, ses désespoirs, surtout ses silences. Les grandes
            passions sont rares à la campagne ; mais, quand elles y éclatent, elles ont bien ces
            allures. Elles sont profondes, taciturnes et tenaces ; la solitude, le travail des
            champs qui laisse la pensée libre et permet de s’enfoncer dans une idée unique,
            nourrissent ces grandes amours et les font incurables. Le père Fauveau, finaud,
            ambitieux, borné, âpre au gain, mais bonhomme et de sens droit ; sa femme, qui le domine
            et le conduit sans qu’il s’en aperçoive, plus tendre, plus désintéressée, de jugement
            plus solide, plus fine (c’est elle qui, la première, a deviné l’amour de Sylvain pour
            Claudie… j’ai rencontré ce couple-là dans mon pays, et plus d’une fois, je vous jure.
            Quant à la Grande Rose et à Denis Ronciat, ils sont vivants et je les sens vrais, mais
            je vous avoue que je ne les ai pas rencontrés en personne. Ils sont de chez moi, si vous
            voulez, par plus d’un trait ; mais ils sont surtout du Berry, et probablement du Berry
            d’il y a quarante ans. Chez moi, la Grande Rose, fille de gros laboureurs, s’appelle
            mademoiselle ou madame ; elle a été mise en pension au chef-lieu du département : elle a
            appris le piano ; elle porte les robes et les chapeaux de la ville : elle ne se commet
            point avec de simples métayers ; elle a épousé ou épousera un avoué ou un notaire… Denis
            Ronciat ne porte plus le beau gilet, la petite veste et le chapeau enrubanné du
            « faraud » de George Sand. Il s’habille en monsieur. Il s’occupe de politique. Il a un
            permis de chasse. Depuis les chemins de fer, il va faire la noce en ville. Il n’a plus
            l’égoïsme si bon enfant, et, au troisième acte, il n’aurait plus la naïveté d’offrir sa
            main à Claudie. Ceci n’est pas pour reprocher quoi que ce soit à George Sand, au moins !
            Sa Grande Rose et son Denis Ronciat sont si plaisants et ont une si bonne odeur de
            terroir !
                     Et le père Rémy, pensez-vous que ce soit un type de pure invention ? Par qui ont été
            composés, je vous prie, les proverbes, les contes et les chansons populaires, si
            admirables quelquefois, si pleins de sagesse et de poésie ? Par qui, sinon par des
            paysans, par des philosophes et des poètes du sillon, par des pères Rémy des temps
            anciens ? Songez, d’ailleurs, que le grand-père de Claudie est un vieux soldat des
            guerres de l’empire et que son esprit naturel a dû se développer, à voir tant de choses.
            Il est un peu prêcheur et bénisseur ? Mais les vieux sages rustiques de son espèce le
            sont volontiers. Encore une fois, mon village est presque aussi gâté que ceux des
            environs de Paris : et cependant j’y ai connu, dans mon enfance, un grand vigneron très
            bon chrétien, très imprégné d’Évangile, aimant la nature et la sentant, comprenant fort
            bien la noblesse du travail de la terre, rimant même tant bien que mal de petits vers,
            généralement des maximes morales, un peu sermonneur, un peu prolixe, intéressant en
            somme et d’allure originale, et qui, en dépit de la décadence des temps, paraissait bien
            de la même famille que le père Rémy.
                     Oui, tous ces personnages sont vrais. Du moins ils le sont assez à mon gré. L’action
            est d’une simplicité lumineuse ; elle sort tout entière d’une situation initiale et se
            développe sans aucune intrusion du hasard : ce qui est une des marques des belles œuvres
            dramatiques. Et le décor, qui agrandit et embellit les personnages, explique l’action et
            y contribue. Ce drame est aussi une géorgique ; et géorgique et drame semblent ici
            inséparables. Le « milieu » est justement celui où le dénouement de la pièce (le mariage
            d’une fille-mère avec un autre homme que le séducteur) pouvait être accepté le plus
            aisément : car les paysans, s’ils ont plus de superstitions, ont moins de préjugés
            sociaux que la bourgeoisie. M. Dumas fils, rien qu’en transportant la même histoire dans
            une classe supérieure (Denise), s’est créé des difficultés dont lui
            seul peut-être pouvait triompher.
                     Dans Claudie, cela va tout seul. C’est en pleine campagne qu’un drame
            évangélique se trouve encore le mieux à sa place. On a cette impression, que le profond
            sentiment de justice et de charité, en vertu duquel Ronciat est condamné et Claudie
            absoute et relevée par le père Rémy, par Sylvain, par la mère Fauveau, par la Grande
            Rose, et même par le père Fauveau, est, comme la gerbe de blé, un produit du travail de
            la terre. Si vous voulez vous en mieux convaincre, relisez dans Jocelyn ce merveilleux épisode des Laboureurs, où chacun des
            travaux rustiques éveille dans l’âme du poète (et pourquoi pas, d’une façon plus
            obscure, dans l’âme du paysan ?) un sentiment moral et religieux. — Le sillon, qui ne
            donne rien qu’au prix d’un labeur patient, n’enseigne-t-il pas la justice ? Le soleil de
            Dieu, qui luit égal sur tous les champs, n’enseigne-t-il pas la fraternité ? Le paysan
            n’est point maître des saisons ; il collabore avec un grand inconnu, qu’il sent
            au-dessus de lui : n’apprend-il pas ainsi la résignation, la confiance, l’espérance
            invincible ? — La campagne, dans Virgile, est maîtresse de justice et de vertu : « Le
            laboureur ouvre la terre avec sa charrue… C’est par là qu’il nourrit sa patrie, ses
            enfants, ses troupeaux et ses bœufs qui font bien gagné… Son toit chaste garde la
            pudeur… C’est là que la religion est en honneur et que les pères sont respectés : c’est
            parmi les laboureurs que la Justice, prête à quitter la terre, a laissé la trace de ses
            derniers pas… Ç’a été la vie des vieux Sabins, celle de Rémus et de son frère. C’est par
            là que la vieille Étrurie a grandi ; c’est par là que Rome est devenue la merveille du
            monde, et qu’elle a, dans un seul mur, enserré les sept collines… » Et cela n’est pas
            tout à fait un rêve. Dans Claudie, le rapport est sensible entre la
            philosophie rustique du père Rémy, née de la vie en pleine nature, et le sentiment
            chrétien de justice et de pardon qui triomphera au dénouement. « Salut à la gerbe ! et
            merci à Dieu pour ses grandes bontés… De tous les présents, mon bon Dieu, voilà le plus
            riche ! le beau froment, la joie de nos guérets, l’ornement de la terre, la récompense
            du laboureur… Le pauvre monde peine beaucoup ; le bon Dieu lui envoie des années qui le
            soulagent. Le riche travaille pour ses enfants ; les pauvres sont les enfants de Dieu,
            et il fait travailler son soleil pour tout le monde… Que Dieu récompense les bons
            riches ! Qu’il les conserve tant qu’il y aura des pauvres !… Gerbe de blé ! tu fais
            blanchir et tomber les cheveux, tu courbes les reins, tu uses les genoux. Le pauvre
            monde travaille quatre-vingts ans, pour obtenir à titre de récompense une gerbe qui lui
            servira peut-être d’oreiller pour mourir et rendre à Dieu sa pauvre âme fatiguée… C’est
            qu’il y a des mauvais cœurs, Denis Ronciat, il y a des mauvais cœurs ! Je ne dis que
            ça ! »
                     Songez maintenant, pour n’être pas ingrats envers George Sand, qu’elle a eu ce
            singulier mérite d’introduire la première dans le roman et sur la scène de beaux paysans
            intacts, fils de la terre, qui, sans cesser d’être vrais, prennent des airs de héros de
            l’Odyssée…
                  
                  
                     
                     Le Théâtre-Français nous a donné, la même semaine, le Marquis de
              Villemer et On ne badine pas avec l’amour. L’occasion paraît
            bonne de comparer le romanesque et la poésie et d’en marquer, s’il se peut, les
            différences.
                     C’est une comédie délicieusement romanesque que le Marquis de
              Villemer. Une demi-douzaine de très belles et très rares exceptions morales s’y
            trouvent réunies pour notre plaisir. C’est comme la vision rapide d’une humanité
            meilleure et d’une destinée plus conforme à la justice. Nous nous disons : « Mon Dieu,
            que les hommes sont bons ! Et les femmes donc ! Et comme on sent bien qu’il existe une
            Providence ! » Il y a là une demoiselle de compagnie, une mère, deux frères, une jeune
            fille et deux domestiques comme on n’en voit guère, et leur assemblage forme un petit
            monde comme on n’en voit point. On pourrait dire que le romanesque consiste presque
            uniquement à choisir, dans la réalité, ce qui s’y rencontre de plus
            rapproché de notre idéal moral, — tandis que c’est souvent un choix
            d’une tout autre espèce qui constitue la poésie proprement dite, dont le romanesque
            n’est qu’une variété.
                     Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, une lectrice, une institutrice, une demoiselle de
            compagnie est plébéienne de nom et d’origine. Soixante-dix fois sur cent, elle est
            laide. Cinquante fois sur cent, elle n’est que passable. Dix fois sur cent, elle est
            jolie. Si elle est jolie et si elle est aimée du fils de la maison, neuf fois sur dix,
            elle sera coquette et jouera avec le feu ; cinq fois sur dix, elle deviendra la
            maîtresse du jeune homme ; une fois sur dix, elle lui résistera, par prudence ou par
            vertu. Et, si elle est sage, il y a fort à parier que sa sagesse sera compensée par
            d’insupportables défauts : elle sera prude, indiscrète, sotte ou pédante… Mais ce que
            vous ne rencontrerez qu’une fois en cent ans dans ce misérable monde où nous sommes,
            c’est une lectrice comme Caroline de Saint-Geneix.
                     Elle est noble, elle a des ancêtres qui étaient à Fontenoy, elle est belle, elle est
            fière, désintéressée, parfaitement vertueuse et parfaitement intelligente. Et elle est
            aimée à la fois des deux fils de la maison. Elle se trouve placée par le poète dans les
            meilleures conditions pour être plainte et admirée. Elle a été riche ; elle nourrit avec
            son modeste salaire une sœur et ses quatre enfants. Elle ne peut dire un mot ni faire un
            pas qui ne révèle sa vertu, qui ne la montre touchante et digne. Et, comme elle-même
            adore en secret, et sans se l’avouer, l’un des deux frères, tout, dans la position
            subalterne qu’elle occupe, lui devient une occasion de souffrance et une occasion
            d’héroïsme. Héroïsme discret, d’autant plus intéressant. Elle est charmante ; mais aussi
            elle a la partie trop belle !
                     Nous lui savons un gré infini de sa fierté : mais prenez-y garde, c’est dans une
            situation inférieure et comprimée qu’on a le plus d’occasions d’être fier : dans les
            autres, elles manquent souvent. Une situation comme celle de Caroline, c’est, pour une
            âme élevée et délicate, une espèce de Californie morale, une mine de sacrifices
            silencieux, de jolis sentiments voilés, contenus, et dont nous sommes d’autant plus
            ravis que nous croyons avoir la peine de les deviner à moitié. Caroline n’a qu’à baisser
            les yeux pour nous émouvoir, et elle a la joie continue de se sentir supérieure à sa
            condition sociale par cela seul qu’elle s’y tient. Et que de bonheurs elle a, cette
            perle des demoiselles de compagnie ! Une destinée ingénieuse travaille pour elle. Elle a
            la chance que son amour soit connu sans qu’elle ait rien fait pour cela ; elle a la
            chance d’être calomniée à point et contrainte de se justifier. Surtout elle a la chance
            d’être tombée sur des gens comme ces Villemer et ces d’Aléria ; car, dans la réalité,
            elle aurait beau être jolie et parfaite, on ne l’épouserait pas. On l’épouserait plutôt
            si elle était un peu vicieuse.
                     Les deux frères aussi sont de délicieuses exceptions.
                     En général (c’est une loi de nature, à la fois inhumaine et bienfaisante), quand on a
            perdu une femme aimée, je ne dis pas qu’on soit consolé trois ans après ; mais, enfin,
            il ne vous en reste pas un chagrin si continu et si présent que toute votre personne en
            soit assombrie et toute votre vie empoisonnée. Ou bien, si la blessure est profonde à ce
            point, il n’y a pas apparence que vous alliez tout à coup vous éprendre, pour une autre
            femme, d’une passion égale. Et vous le pourrez encore moins si votre première aventure a
            été tragique, si vous avez aimé une femme mariée, si vous avez eu d’elle un enfant que
            vous faites élever secrètement ; car tout cela suppose des angoisses, des douleurs, et
            finalement une expérience cruelle qui a dû entamer quelque peu votre jeunesse de cœur et
            votre puissance d’aimer. — D’autre part, si vous avez un frère dont les désordres ont
            ruiné votre mère ; si ce frère recommence ses folies et fait un nouveau million de
            dettes, vous pouvez être un assez bon cœur, mais vous n’irez peut-être pas jusqu’à lui
            sacrifier votre fortune personnelle. Vous vous y croirez encore moins obligé si ce frère
            n’est pas du même lit que vous, et si votre sacrifice doit se traduire en privations,
            non seulement pour vous, mais pour votre mère. Et sans doute vous ne serez pas un héros,
            mais vous ne serez pas un monstre non plus.
                     Or, le marquis Urbain de Villemer a aimé une femme qui est morte depuis trois ans, — et
            il continue d’être sombre comme la nuit. Et pourtant, sans quitter l’allure lugubre qui
            lui reste de ce premier et incurable amour, il s’éprend d’un second amour également
            incurable. — Et le même marquis de Villemer n’hésite pas un instant à payer de toute sa
            fortune les dettes de son demi-frère le duc d’Aléria. Pourquoi ? J’en pourrais donner
            les raisons ; mais la principale, c’est qu’il plaît à l’auteur que le marquis de
            Villemer soit une très belle âme…
                     Les mauvais sujets, dit-on, ont généralement bon cœur. Oui, cela est entendu. Voici le
            duc d’Aléria qui a mangé deux fortunes, celle de sa mère et celle de son frère : ce doit
            être un bien aimable homme ! Voyons cependant les choses comme elles sont. Il a dépensé,
            je suppose, deux ou trois millions qui ne lui appartenaient pas à « faire la fête »,
            comme on dit dans le Nabab, c’est-à-dire à manger, à boire, à jouer et
            à entretenir des filles. J’ai peine à croire, malgré tout, que ces occupations,
            poursuivies jusqu’à l’âge de quarante ans, soient très propres à développer chez un
            homme la beauté morale et la délicatesse des sentiments. Un viveur, à moins d’appartenir
            aux âges lointains et de s’appeler Alcibiade ou Cœlius, me semble jouer dans le monde un
            assez vulgaire et grossier personnage. Je veux bien néanmoins accorder au duc d’Aléria
            le prestige et l’auréole des mauvais sujets de théâtre ; je veux qu’il ait de l’élégance
            et de l’esprit et, par-dessus, l’indulgence et la bonté veule des débauchés. Mais si ce
            diable, devenu ermite par force, trouve gentille la lectrice de sa mère… non,
            laissez-moi tranquille, je sais bien ce qui arrivera, et que sa vie passée n’a pas dû
            lui laisser grands scrupules en ces matières… Eh bien ! je me trompe : vingt ans de
            débauche lui ont fait un cœur d’enfant. Il se met à aimer la jeune institutrice de
            l’amour le plus respectueux et le plus pur. Et ce n’est pas tout : quand il s’aperçoit
            que son frère aime aussi la jeune fille, il se sacrifie, il s’immole, le sourire aux
            lèvres, et c’est lui qui les marie. Il est bien, comme les autres, du pays bleu, ce
            suave débauché !
                     Elle en est bien aussi, Mlle Diane de Saintrailles. Généralement,
            les jeunes filles qui sortent du couvent veulent se marier pour être mariées et pour
            jouir des avantages attachés à cet état ; et elles cherchent un mari riche,
            naturellement. Diane veut absolument un mari pauvre ; elle s’est mis cela dans la tête.
            La vieille marquise de Villemer est bien de la même famille d’âmes exquises. Elle est
            grande dame comme on ne l’est plus ; elle ne peut dire : « Dieu vous bénisse ! » sans
            être grande dame. Avec cela, elle ne met guère plus de cinq minutes à consentir au
            mariage de son fils avec sa demoiselle de compagnie. Il est vrai que la demoiselle a eu,
            comme j’ai dit, des ancêtres à la bataille de Fontenoy. — Et les deux domestiques,
            Benoît et Pierre ! ils en sont aussi, de ce beau royaume inconnu on les hommes sont si
            bons. Le vieux valet de chambre a l’air d’un vieux prêtre vénérable sous ses longs
            cheveux blancs. Et l’autre valet est tout simplement « un homme antique », comme
            l’appelle son maître. — Il y a bien la baronne d’Arglave. C’est le loup de cette
            bergerie, mais un si petit loup, si peu dangereux, et dont les petites méchancetés même
            tournent si naturellement au profit des moutons ! Ah ! quel tas de cœurs généreux !
            Quelle bande de belles âmes !
                     Ne croyez pas que je veuille railler par là l’œuvre aimable de George Sand ; je veux
            seulement la voir et la montrer comme elle est. Tout le rôle de Caroline, la façon dont
            son amour pour le marquis naît à son insu et se laisse deviner malgré elle : puis son
            silence et son courage, sa sérénité dans le devoir, même douloureux ; la mélancolie
            romantique d’Urbain, ses airs de chevalier de la triste figure, la violence et la
            profondeur de ses sentiments, jointes à la timidité de son caractère : même ses rêves de
            grand seigneur philosophe et démocrate ; la générosité brillante et gaie du duc
            d’Aléria : l’amour d’Urbain, qui, d’abord silencieux et secret, éclate soudainement dans
            un coup de jalousie : la grande scène entre les deux frères (presque comparable à celle
            des deux sœurs dans Froufrou) : la manière adorable dont le duc plaide
            auprès de sa mère la cause des deux amoureux ; par-dessus tout cela, et répandues dans
            toute la pièce, je ne sais quelle cordialité et quelle douceur ; le plaisir de pouvoir
            aimer tous les personnages : la confiance qu’il ne leur adviendra finalement rien de
            fâcheux et que tout s’arrangera selon leur désir, parce qu’ils sont tous
              bons : l’idée que le sacrifice même a son charme, que la pratique du devoir porte
            avec soi sa récompense et que, en outre, la destinée se range toujours, après quelques
            hésitations, au parti de la vertu : la consolation de croire pendant une heure ou deux à
            la bonté des hommes, à la « justice immanente » des choses et à l’ordre excellent de
            l’univers… tout cela fait du Marquis de Villemer une pièce très
            intéressante et très touchante. C’est un très beau mensonge, une œuvre presque purement
            romanesque, un des modèles les plus accomplis du genre : voilà tout ce que j’ai voulu
            dire.
                     Prenez maintenant On ne badine pas avec l’amour. Vous trouverez là la
            poésie la plus gracieuse, la plus libre, la plus hardie, — et pas l’ombre de romanesque.
            Je ne crois rien dire d’impertinent en constatant qu’il y a dix fois plus de vérité dans
            le drame poétique d’Alfred de Musset que dans la comédie bourgeoise de George Sand.
                     Et cependant les personnages du Marquis de Villemer ressemblent, par
            le costume et par le langage, à des personnages réels ; ce sont, en apparence, des gens
            d’aujourd’hui, et tous les détails de l’action où ils sont mêlés sont vrais ou
            vraisemblables. Au contraire, voyez les personnages et la fable de la comédie de Musset.
            Nous sommes dans un vague et chimérique dix-huitième siècle. De quel couvent sort
            Camille ? De quelle Université arrive Perdican ? De quelle province, le baron est-il
            gouverneur ? Les paysans y parlent comme des poètes subtils, et les ivrognes y récitent
            de brillants couplets alternés, comme dans une églogue savante. Tout ce qui est vie
            extérieure est embelli ou simplifié. Le jeune seigneur Perdican se décide, en un
            instant, à épouser une bergère : ce sont les mœurs de ce pays de rêve. Et la bergère
            meurt d’amour tout à coup, en poussant un cri. Dame Pluche, Bridaine et Blasius ne sont
            que des fantoches aux gestes excessifs, et dont le poète tire ouvertement les ficelles
            afin de se divertir. Pour le décor, les habits et la conduite de l’action, la fantaisie
            du poète s’est donné libre carrière. Il n’a voulu que s’enchanter lui-même d’une vision
            choisie.
                     Mais, — tout au rebours de ce que nous avons vu dans l’œuvre romanesque de George
            Sand, — le mensonge (combien charmant !) est ici dans la forme, et la vérité (combien
            poignante !) est au fond.
                     Ces personnages, d’aspect chimérique, sont plus près de nous que ceux du Marquis de Villemer. Ils ne sont ni meilleurs, ni plus heureux que nous. Le
            drame qui se joue entre eux, ce n’est point une comédie d’un jour, une aventure
            ingénieusement combinée, c’est un drame éternel, où l’on sent un mystère, une fatalité
            et l’action des lois même de la vie. Perdican est vrai, car Perdican, c’est vous, c’est
            moi ; c’est un homme qui fait le mal sans être méchant, qui souffre, qui aime, qui ne
            comprend rien au monde, qui doute de la bonté de la vie, et qui persiste à vivre pour
            aimer. — Camille aussi est profondément vraie. Pourquoi a-t-on dit que son caractère
            était obscur et déconcertant ? Point : elle a connu trop tôt ou a cru connaître la
            vanité des choses. Elle a, avec une dévotion de fille ardente, — dévotion qui ne durera
            point, — un scepticisme et un désenchantement acquis, très déclamatoires, très farouches
            et qui ne sauraient durer non plus. Et, en effet, dès qu’elle sort de l’ombre du cloître
            pour entrer dans le monde réel, elle redevient une femme, et tout ce qu’elle a appris
            est oublié. Elle qui ne croyait pas à l’amour, dès qu’elle se voit dédaignée, elle aime,
            elle souffre, et la jalousie lui vient, et le dépit, et la coquetterie, et l’égoïsme
            féroce de la passion. Et nous nous reconnaissons en elle. L’expérience qu’elle a puisée
            dans la conversation des pâles religieuses est pour Camille ce qu’est pour nous
            l’orgueilleuse et inutile expérience des livres. Nous savons que tout est vain ; comme
            elle, nous nions l’amour : nous nous croyons très forts et bien gardés par notre
            cuirasse de philosophie livresque et de littérature ; et, à la première épreuve, nous
            faisons comme elle, nous oublions tout, nous ne sommes plus que de misérables hommes, et
            nous tombons dans l’éternel piège que la nature tend aux êtres vivants. Et, quant à la
            petite Rosette, la bergère en fleur, c’est la douceur et l’innocence avec très peu de
            conscience et de réflexion, — et cela aussi est vrai.
                     Je ne trouve pas moins de vérité, en y songeant, dans les pupazzi
            grotesques qui gesticulent à travers le drame d’amour. Camille et Perdican représentent,
            si vous voulez, l’humanité supérieure, les âmes qui vivent d’une vie propre et qui ont
            l’air d’inventer, même quand elles les reçoivent et les subissent, leurs idées et leurs
            sentiments. Mais, tout autour de ces âmes, s’agite l’innombrable troupeau des
            inconscients, de ceux qui sont des individus sans être des personnes, qui semblent
            uniquement gouvernés par des instincts, des habitudes et des préjugés et qui sont tout
            entiers, si je puis dire, dans les gestes qu’on leur voit faire. — Le baron est un
            admirable polichinelle. Tout son être intellectuel et moral est dans deux habitudes,
            deux tics : le goût de la précision inutile et le respect du « convenable ». Il sait que
            son fils « a eu hier matin, à midi huit minutes, vingt ans accomplis » ; il sait qu’il
            est impossible que dame Pluche ait fait des sauts dans la luzerne ; il
            sait que, si son fils épouse une paysanne, il doit « s’abandonner à sa
            douleur ». Rien de plus. Bridaine et Blasius ne sont que deux outres rivales. Dame
            Pluche est une haridelle qui ne fait que des gestes de dévotion et de pudeur
            mécaniques.
                     Dans presque toutes ses comédies Musset a jeté des fantoches de ce genre. Tous ensemble
            représentent ceux dont on ne sait pas pourquoi ils vivent, l’humanité superflue,
            c’est-à-dire les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millièmes de l’humanité. Le poète n’a
            fait qu’exagérer le caractère automatique de leur démarche et de leurs mouvements. Mais
            ils sont vrais, à les bien prendre.
                     Et ce qui ressort du drame, ce sont deux ou trois vérités, non pas neuves peut-être,
            mais qui ont été rarement exprimées avec une si pénétrante émotion. « Tous les hommes
            sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches,
            méprisables et sensuels : toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses,
            curieuses et dépravées… ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est
            l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en
            amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et, quand on est sur le bord
            de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : J’ai souffert
            souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui a vécu, et non pas
            un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. » — « Quel songe avons-nous fait,
            Camille ? dit encore Perdican. Quelles vaines paroles, quelles misérables folies ont
            passé comme un vent funeste entre nous deux ? Lequel de nous deux a voulu tromper
            l’autre ? Hélas ! cette vie est elle-même un si pénible rêve ! Pourquoi encore y mêler
            les nôtres ? Mais il a bien fallu que nous fissions du mal, car nous sommes des
            hommes. »
                     Tant s’en faut, enfin, que la comédie de Musset soit romanesque, qu’elle est, en somme,
            triste à pleurer. Car la poésie ne voit pas nécessairement les hommes meilleurs ni la
            destinée plus équitable. Elle n’ignore pas le mal ni la souffrance, et même il lui
            arrive de s’y complaire, parce que les émotions tristes sont les plus fortes. Le
            romanesque est une déformation optimiste des choses. La poésie, plus large, a pour
            matière tout le monde réel, y compris ses laideurs et ses discordances ; elle fait
            résider la beauté, moins dans les objets (spectacles de l’univers physique, êtres
            vivants, sentiments et passions) que dans une vision particulière de ces objets et dans
            leur expression. Le romanesque est surtout un rêve moral, et il se passe de l’expression
            plastique. La plupart des très grands poètes ne sont point romanesques. Corneille l’est
            sans doute ; mais Homère, Virgile ni Racine ne le sont. Le romanesque est la poésie des
            adolescents et des femmes. Je n’en dis point de mal.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     24 mai 1886.
                     L’Odéon a repris mardi dernier la Vie de bohème. Les trois premiers actes, l’invasion
            des bohèmes chez M. Durantin et l’enlèvement de Rodolphe, puis le retour de Musette chez
            Marcel et la rencontre de Rodolphe et de Mimi, enfin la dissolution des deux ménages,
            tout cela fait encore grand plaisir. Il y passe un souffle de jeunesse, de fantaisie et
            de gaieté ; et, quoique cette gaieté ne soit plus tout à fait la nôtre, on la goûte sans
            trop d’effort. Ces légers tableaux rappellent les albums de Gavarni. On a plus de peine
            à aimer la partie tragique de l’ouvrage, celle où Mimi, moins résignée que Marguerite
            Gauthier, vient, en plein bal, disputer son amant à Mme de Rouvres.
            La grande scène entre la grisette et la femme du monde a paru d’une dramaturgie un peu
            banale et surannée. Et, quand Mimi est venue mourir dans la chambrette de Rodolphe, nous
            n’avons point retrouvé la fraîcheur des larmes de notre adolescence. Pourquoi ? C’est
            que Mimi a décidément trop l’air d’un personnage de romance. Elle devait porter sous son
            bras le pot de giroflées de Jenny l’ouvrière. Assurément l’oncle Durantin ne nous
            inspire, aucune tendresse : mais, enfin, s’il se trompe cette fois, il avait pourtant
            cent chances contre une de tomber juste dans son jugement de bourgeois féroce sur Mlle Mimi. Puis nous avons beaucoup de mal à croire que l’on meure
            d’amour. Nous sommes peut-être moins crédules et moins sensibles que nos pères aux
            exceptions sentimentales. Il y a eu chez nous, depuis 1849, date de la Vie de bohème (et
            cela a commencé dans les premières années du second empire), une certaine diminution de
            candeur, de sensibilité et de gaieté. Nous ne sommes plus au point, et c’est surtout en
            curieux que nous pouvons nous intéresser aujourd’hui au drame de Murger.
                     Toutes les fois qu’on reprend la Vie de bohème, nombre de critiques et de chroniqueurs,
            et particulièrement ceux qui grisonnent, ne manquent guère de s’écrier : « Seigneur,
            comme tout change ! Où donc es-tu, mon vieux quartier Latin ? Où sont les étudiants
            d’autrefois, avec leurs bérets et leurs vareuses, si libres, si gais, si fous, si
            insoucieux des intérêts matériels, capables d’ailleurs d’amour et d’enthousiasme et
            ouverts à toutes les nobles idées ? Où sont leurs compagnes, les jolies grisettes, ces
            bonnes filles qui ne faisaient point de galanterie métier et marchandise, qui sans doute
            n’étaient point fidèles et qui aimaient plus d’une fois, mais qui aimaient enfin et qui
            gardaient, dans leurs moins pardonnables caprices, une grâce et une décence ? Hélas !
            les étudiants d’aujourd’hui ne savent plus rire ni aimer ! Sauf les jours d’orgie
            grossière et réglée, ils sont bourgeois avant le mariage et notaires avant les
            panonceaux. Et la grisette est morte : la fille de brasserie l’a remplacée : horreur ! »
            Vous voyez le thème, et à quels développements il peut prêter.
                     Je crains que ce ne soit là qu’un lieu commun d’une vérité fort contestable, et je
            refuse de m’associer à ces lamentations. Les choses, je crois, n’ont point tant changé
            pour le fond. Ce qui a le plus changé, c’est l’aspect, c’est le costume, ce sont les
            façons. Cela suffit pour que la comédie de Murger manque aujourd’hui de fraîcheur : cela
            ne suffit pas pour accabler le présent sous le passé.
                     D’abord, pour peu qu’on soit mal disposé, cette gaieté de bohèmes a quelque chose de
            lamentable. Ces cris, ces folies, ces bérets en l’air, ce punch éternel et cet éternel
            gaudeamus igitur… on ne saurait dire de quel choc déplaisant cela vous heurte, quand on
            arrive de la rue, ni gai ni triste, pacifique, plutôt ennuyé. Mais qu’est-ce qu’ils ont
            donc, ces sauvages, à être gais comme ça ? Et n’est-ce pas vilain, au fond, cette lutte
            contre le propriétaire, cette chasse fiévreuse à la pièce de cent sous, puis, dès que
            l’un d’eux a un peu d’argent, tous sautant dessus, et Schaunard fouillant dans les
            goussets de Rodolphe ? Ils m’exaspèrent, ces bohèmes, comme lorsqu’on tombe, dans
            quelque train de banlieue, sur une bande d’ivrognes qui troublent de leurs hurlements la
            paix du soir… Avez-vous remarqué ? Mimi travaille pendant que Rodolphe fume des pipes :
            à un endroit, elle lui dit qu’elle est allée porter son ouvrage au magasin, mais que, la
            patronne n’y étant pas, on ne lui a point donné d’argent. Et elle s’en excuse à son
            amant. Le nourrirait-elle par hasard ? La Vie de bohème m’a rempli d’estime pour
            l’étudiant bourgeois d’aujourd’hui, qui va au cours, paye son terme et ne s’amuse que le
            dimanche.
                     Mais, au reste, on aurait tort de croire que Marcel, Schaunard et Colline représentent
            la jeunesse des Écoles d’il y a quarante ans. Je pense qu’alors comme aujourd’hui, il y
            avait une masse d’étudiants qui prenaient paisiblement leurs grades et ne faisaient
            guère parler d’eux, et, à côté, quelques tapageurs ou « bousingots ». Mais, faites-y
            attention en feuilletant le roman (car cela reste un peu incertain dans la pièce),
            Schaunard et ses amis ne sont point des étudiants : ce sont des artistes et des hommes
            de lettres. Le groupe Schaunard, c’est la bohème littéraire de ce temps-là. On voit donc
            que les héros de Murger ne sont point morts comme on l’avait dit : mais il est vrai
            qu’ils ont beaucoup changé. Aujourd’hui Schaunard est impressionniste ; Marcel,
            wagnérien ; Colline, schopenhauérien ; Rodolphe, déliquescent. Ils n’habitent plus au
            quartier Latin, mais aux environs de la place Pigalle et non loin du Chat-Noir. Ce sont
            de bons et braves pessimistes. Ils ont, de plus, « le sens du mystère » : on le leur a
            dit. Ils n’ont point les gaietés un peu vulgaires et les expansions bruyantes de leurs
            aînés. Ils sont plutôt graves à l’ordinaire, mais quelques-uns ont le don d’un certain
            comique froid et macabre ; et, comme ce sont nos contemporains, je les aime mieux que
            les hurluberlus d’Henry Murger.
                     Quant aux femmes de la Vie de bohème, consolez-vous, elles ne sont pas mortes non plus,
            et on les retrouve. Je ne parle pas de Mimi, qui est toute de convention et qui, dans la
            pièce du moins, est insupportable. Mais Musette et Phémie teinturière, pensez-vous que
            le type en soit perdu, ou qu’elles vaillent moins qu’autrefois ? Mais c’est absolument
            la même chose ! Phémie est devenue fille de brasserie : elle y avait de très grandes
            dispositions. Elle boit beaucoup, ce qui ne l’empêche point de manger de grand appétit ;
            elle tire des hommes l’argent qu’elle peut, elle est bête, paresseuse, insouciante,
            — assez bonne fille en somme. Elle ne me paraît point déchue : est-ce que vous preniez
            la Phémie du romancier pour une fleur d’esprit et de désintéressement ? — Et Musette,
            cette Musette qui passe pour être par excellence le type de la grisette d’autrefois ? Je
            vois qu’elle est gaie, toujours en train, qu’elle aime la toilette et les parties de
            campagne, qu’elle reste avec Marcel tant qu’il a de l’argent, et que, dès qu’il n’en a
            plus, elle passe les ponts pour se requinquer. Eh bien ! mais Musette est plus vivante
            que jamais. Seulement, on l’appelle communément aujourd’hui d’un nom moins joli que
            « grisette ». — Mais Musette a un métier, Musette est fleuriste. Musette dans ses amours
            écoute le plus possible son cœur, Musette n’est pas absolument vénale, et c’est pour
            cela que Musette est une « grisette » et non pas une… (mettez le nom que vous voudrez).
            — Soit. Alors je vous dirai que non seulement la grisette n’est pas morte, quoi qu’on
            dise, mais que les grisettes sont peut-être, à mon avis, plus nombreuses qu’autrefois,
            et qu’elles ont une meilleure et plus gentille tenue. Musette, aujourd’hui, est employée
            au Louvre ou dans les cabines téléphoniques ; ou bien elle est institutrice et ne trouve
            point de place ; ou bien elle donne d’incertaines leçons de piano ou fait vaguement de
            la peinture. Et, comme elle n’a pas tout à fait de quoi vivre et que la carrière du
            mariage lui est fermée, — vous devinez le reste. On peut croire qu’il n’y a plus de
            grisettes parce qu’elles ne portent plus de costume qui les distingue ; les grands
            magasins de nouveautés ont imposé à peu près la même toilette aux femmes des conditions
            les plus diverses. Mais Musette vit encore, plus discrète et un peu embourgeoisée. Les
            personnes qui fréquentent les omnibus et qui savent regarder penseront certainement
            comme moi. Consolez-vous donc, anciens étudiants de la Chaumière, quinquagénaires
            hostiles aux pessimistes. En résumé, nous retrouvons autour de nous tout le personnel de
            Murger. Seulement Musette semble avoir monté en grade, au lieu que Phémie est descendue
            d’un cran et s’est enrégimentée. Il ne faut pas s’en plaindre. Phémie est ainsi plus
            inoffensive. La seule différence de fond que la Vie de bohème m’ait fait clairement
            sentir entre les jeunes gens du temps de Louis-Philippe et ceux d’aujourd’hui, c’est,
            chez ces derniers, une décroissance de la gaieté et du romanesque de leur âge, une
            manière un peu brutale, méprisante, positive et expéditive dans les choses de l’amour,
            ou plutôt du plaisir. Mais alors il faudrait peut-être leur savoir gré de distinguer si
            nettement l’un de l’autre.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     Ce drame original est enfin estimé ce qu’il vaut, et le voilà passé au répertoire
            courant de la Comédie française. Le public l’écoutait l’autre jour avec émotion et avec
            respect. Mais, visiblement, l’impression qu’il en recevait n’allait pas sans un peu de
            gêne et de souffrance. Pourquoi cela ? Il est facile de répondre : À cause de deux ou
            trois scènes où ce beau ténébreux d’Olivier abuse de la permission d’être déplaisant ;
            surtout à cause du dénouement où la vertu et la bonté ont vraiment trop peu de chance et
            sont sacrifiées d’une façon par trop impitoyable ! Mais cette dureté apparente de
            l’œuvre, ou plutôt ce caractère d’outrance, s’explique à son tour. Jean
              Baudry me paraît être un drame de conception romantique sous la forme et dans le
            cadre d’une comédie de mœurs contemporaines. Joignez-y la beauté travaillée de la prose
            de M. Vacquerie, cela fait quelque chose de singulier et de puissant, mais où la foule
            ne saurait entrer du premier coup.
                     J’imagine que l’idée initiale d’où est sorti tout le drame est dans cette phrase de
            Landry : « Pauvre Olivier ! plus j’ai fait pour lui, plus il me semble que je lui dois.
            Ah ! l’on s’attache plus par les services qu’on rend que par ceux qu’on reçoit ! »
            — C’est aussi, direz-vous, l’idée première du Voyage de
            M. Perrichon. — Cela prouve donc que l’idée est assez générale et assez riche pour
            se prêter aux applications les plus variées. Ou plutôt Perrichon n’aime pas Armand
            « pour les services qu’il lui rend » (ou croit lui rendre), mais pour la satisfaction
            vaniteuse qu’il en retire ; d’ailleurs, son obligé le flatte, le caresse et lui est
            docile. Au fond, Labiche n’a fait que travestir et parodier une belle et profonde vérité
            morale : ou, si vous voulez, à cette vérité-là il en a substitué une autre, très proche
            et très différente (et nous ne lui en voulons point d’avoir, avec cela, écrit un
            chef-d’œuvre). — M. Vacquerie a pris, lui, au sérieux la phrase que je citais tout à
            l’heure ; il l’a méditée et approfondie, il en a fait sortir tout le contenu et il l’a
            complétée par cette réplique d’Andrée à son père : « Je n’ai jamais pu m’expliquer, dit
            Bruel, pourquoi Baudry s’obstinait à faire du bien à un garnement qui ne lui rendait que
            du mal. — C’est peut-être pour cela », répond Andrée.
                     Ce que M. Vacquerie a donc voulu montrer, c’est la bonté entièrement désintéressée,
            n’ayant d’autre récompense qu’elle-même, la bonté absolue. Et l’ayant
            conçue et se l’étant définie à lui-même, il l’a ensuite incarnée dans un homme dont le
            caractère et les actes lui ont été suggérés ou plutôt imposés par cette conception et
            cette définition antérieures. Il a bien donné à ce personnage un nom et une condition
            sociale, mais sans s’inquiéter de savoir s’il resterait vraisemblable et s’il
            n’apparaîtrait pas comme un être exceptionnel à l’excès et presque hors nature. Et ç’a
            été là, comme on sait, le procédé le plus fréquent des romantiques pour l’invention des
            personnages, dans le drame ou dans le roman. Aussi, comme plusieurs l’ont remarqué, Jean
            Baudry n’est-il pas, au fond, très différent de l’évêque Myriel. Ce rapprochement n’est
            point pour diminuer l’originalité de M. Vacquerie : j’ai d’autant plus hâte de le dire
            que lui-même, par affection, par piété filiale, a trop longtemps gardé des airs de
            disciple, et qu’il a peut-être payé d’une part de sa renommée littéraire sa vénération
            pour Victor Hugo.
                     L’idée, une fois conçue, travaille toute seule, si je puis dire, et façonne
            impérieusement la haute figure de Baudry. Pour que la bonté paraisse plus désintéressée,
            il faut qu’elle s’épanche sur des étrangers, sur des inconnus : les affections
            naturelles, les sacrifices qu’on fait à des enfants ou à des parents, cela est trop
            facile, sans compter que cela fait tort à d’autres hommes, à qui nous nous devons aussi.
            Jean Baudry sera donc libre, sans famille, célibataire, quoique vieux déjà ; et l’auteur
            ne commettra point la faute de le marier au dénouement. Pour que la bonté soit parfaite,
            il faut qu’elle soit sans salaire, il faut que ceux à qui elle a fait du bien lui aient
            fait du mal. Donc Baudry recueillera chez lui l’enfant vagabond, le voleur de dix ans
            qui cherchait à lui prendre son portefeuille. Mais plus Baudry souffrira par Olivier et
            plus sa bonté éclatera : il s’agit donc d’imaginer des sacrifices qui lui soient
            particulièrement douloureux. Quels sacrifices ? Il en est un qui vous vient tout de
            suite à la pensée : Jean Baudry aimera la même jeune fille qu’Olivier ; naturellement,
            il s’immolera ; mais, pour que l’immolation soit plus cruelle, il ne devinera l’amour
            d’Olivier que lorsqu’il sera lui-même fiancé à celle qu’ils aiment tous deux. — Voilà
            qui est dur : M. Vacquerie a trouvé, à mon sens, quelque chose de plus dur encore :
            c’est dans la dernière scène du premier acte (tout le monde se la rappelle ; elle est
            assez pénible), quand Olivier, malgré les supplications de Baudry, le contraint à
            rester, et à se donner ainsi, aux yeux d’un ami malheureux, les apparences de la lâcheté
            et de la trahison. — À côté de ces deux sacrifices, les autres ne comptent plus. Jean
            Baudry peut bien apporter cinq cent mille francs à Bruel pour le sauver de la faillite :
            un personnage d’Émile Augier en ferait autant !
                     On a vu, chemin faisant, comment la conception du caractère de Baudry déterminait en
            grande partie le caractère d’Olivier. Il fallait de toute nécessité qu’Olivier eût
            beaucoup de mauvais en lui. C’est ce que le public admet difficilement : il trouve,
            surtout dans le premier acte, ce jeune révolté insupportable et odieux, — et cela, un
            peu par la faute de M. Vacquerie qui nous révèle trop tard (au troisième acte) l’origine
            d’Olivier et ne nous montre pas assez non plus pourquoi et de quoi il souffre. Car
            Olivier ne souffre pas seulement d’aimer, étant pauvre, une fille riche : il souffre du
            vol d’autrefois ; il souffre des instincts obscurs et malfaisants, de la haine héritée
            qu’il sent encore remuer en lui ; il souffre même d’être l’âme-lige de Baudry, tout en
            l’aimant du meilleur de son cœur partagé ; il souffre de la tyrannie de cette charité et
            en même temps de la terreur d’être ingrat… Je ne sais pourquoi on l’a appelé un bâtard
            d’Antony : Olivier est autrement intéressant que le héros de Dumas ! Olivier, ce serait
            plutôt Jean Valjean, pris plus jeune et placé dans d’autres conditions. Le poète nous
            fait assister à une crise morale d’où sortira un homme nouveau. Comme Baudry personnifie
            la bonté, Olivier nous représente la suprême lutte du bien et du mal dans une
            conscience. C’est que M. Vacquerie est d’un temps où florissait dans la littérature une
            sorte de lyrisme moral, où l’on ne voulait pas croire à la fatalité des instincts, où
            l’on avait foi à la liberté humaine. Les dernières pages de Mauprat,
            si belles, seraient un excellent  de Jean Baudry.
                     Tout cela a bien changé.
                     Mais on voit maintenant pourquoi beaucoup subissent ce drame plus qu’ils ne l’aiment.
            Baudry paraît d’une bonté plus qu’humaine, prend les proportions d’une figure symbolique
            conçue a priori. Olivier, trop peu expliqué, semble plus révolté qu’il
            n’était nécessaire, et il faut avouer aussi qu’il a parfois des allures de désespéré
            romantique. Ces deux personnages n’étonneraient point dans un drame historique à la mode
            de 1830 ; mais justement la hardiesse de M. Vacquerie consiste à les avoir enserrés dans
            des habits noirs. Baudry et Olivier ont l’air de deux échappés du théâtre ou des romans
            de Hugo dans une pièce d’Émile Augier. Qu’importe ? Et pourquoi n’accepterait-on pas
            cette combinaison ? Aimeriez-vous mieux que Baudry ne fût qu’un brave homme, qu’il
            épousât Andrée et qu’Olivier, transformé avant le dénouement, la lui cédât avec des
            larmes de repentir ? Ne voyez-vous pas que l’œuvre en serait tout affadie ? Telle
            qu’elle est, un grand souffle la traverse et la soutient. Elle est austère, elle est
            triste, mais elle élève les cœurs, elle fortifie, et, — pourquoi ne pas employer le
            mot ? — elle édifie. Par là-dessus, elle est singulière, elle est curieuse, elle est
            unique. Et si au bout de vingt ans elle a encore sur la foule, même résistante, une
            telle prise, ne serait-ce point enfin par ce qu’elle contient de romantisme, de ce
            romantisme tant raillé aujourd’hui, et avec si peu de discernement ?
                  
                  
                     
                     J’ai pris le plus vif plaisir à la représentation de Souvent homme
              varie. La forme de cette comédie élégante m’a donné beaucoup à penser sur ce que
            c’est que le romantisme, et le fond m’a donné beaucoup à penser sur ce que c’est que
            l’amour. Et j’ai vu que je ne savais ni l’un ni l’autre.
                     Mais laissez-moi vous rappeler la pièce, qui est de 1859, et que vous aviez peut-être
            oubliée.
                     Nous sommes dans un beau parc, près de Florence. C’est un pays où la seule occupation
            est d’aimer. Un jour, Beppo, mis à la porte par la marquise Fideline, tombe sur son ami
            Troppa. Il est furieux, il jure de se venger. Troppa lui dit : — C’est bien simple.
            Prends le vieux moyen.
                     
                        
                        
                        
                     
                     — Mais, répond Beppo, je n’ai pas une autre femme sous la main : il en faudrait une
            jolie, et qu’on pût aimer. — Fais comme moi, dit Troppa ; et montrant une maison dans le
            parc : — Ci-gîte une ravissante enfant de seize ans que personne ne
            connaît. — Ta maîtresse ? — Pas encore. — Mais tu la loges ! — Je lui ai fait croire que
            sa mère me l’avait confiée en mourant. — Prête-la moi, dit Beppo. Le bon Troppa se fait
            un peu prier, puis cède. Et Beppo promène sous le balcon de Fideline la petite Lydia,
            toute fraîche, toute rieuse, et qui raille gentiment son cavalier sur ses airs
            distraits…
                     Le classique stratagème a réussi : Fideline est piquée au vif. Elle tâche d’exciter la
            jalousie de Troppa : — Oui, je sais, vous avez prêté votre maîtresse à votre ami. La
            ruse était jolie. Mais voilà qu’elle tourne contre vous ; Beppo aime vraiment Lydia : ce
            n’est, plus un mystère pour personne, et l’on se moque de vous. — Eh ! oui, explique
            Troppa, faisant le brave, je ne suis qu’une dupe :
                     
                        
                        
                        
                     
                     Et tout à coup, à part :
                     
                        
                     
                     Après avoir ainsi mis la puce à l’oreille à Troppa, Fideline entreprend Lydia, lui
            révèle la fourberie où on l’a mêlée, lui fait honte du rôle qu’on lui a donné. — Je ne
            vous crois pas, dit l’enfant. — Vous ne me croyez pas ? Eh bien ! cachez-vous ici, et
            écoutez les propos des deux compères.
                     Et en effet, Troppa, très allumé, reproche sa trahison à Beppo, qui le traite
            d’ivrogne. Troppa le traite de lâche. Alors Beppo :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                     Tous deux dégainent. Troppa est piqué à la main.
                     La pauvre Fideline voit que le mieux est de se rendre, et qu’il n’est que temps : — Eh
            bien ! oui, je m’avoue vaincue, dit-elle à Beppo. Voici ma main. Mais Beppo la refuse ;
            c’est décidément Lydia qu’il aime, et Lydia y consent :
                     
                        
                        
                     
                     C’est, comme vous voyez, une jolie comédie à la Marivaux, qui met en action un des plus
            vieux axiomes, et des plus sûrs, de la psychologie amoureuse : à savoir que le meilleur
            moyen de se faire aimer d’une femme qui vous repousse, c’est d’en courtiser une autre.
            Et le dénouement a été fourni au poète par une autre observation presque aussi
            généralement acceptée, à savoir que très souvent, en faisant semblant d’aimer, on finit
            par aimer pour de bon.
                     Je ne trouve donc rien à reprendre au mécanisme moral qui nous est développé dans Souvent homme varie. Le mécanisme est fort plausible ; et, au surplus,
            il est classique et traditionnel. Seulement, je me disais : — Quoi donc ! Est-il bien
            vrai que ces choses soient réglées comme un papier de musique, qu’il y ait une science
            certaine, et pour toujours établie, des « passions de l’amour », de leurs démarches, et
            de leurs transformations selon les circonstances ? Et des doutes me venaient malgré
            moi.
                     
                        
                        
                        
                     
                     Il y a dans cette petite chanson une contradiction flagrante. Elle nous dit que l’amour
            ne connaît point de loi, et c’est pourtant bien une loi que semble exprimer le troisième
            vers. Mais ce sont peut-être les deux premiers qui ont raison.
                     Prenez les quatre personnages de Souvent homme varie ; prenez-les
            dans leur situation respective, et prenez-les tels qu’ils sont. Ne croyez-vous pas que
            la ruse de Troppa et de Beppo pourrait, avec une vraisemblance presque égale, tourner de
            quatre ou cinq façons diverses et aboutir à quatre ou cinq dénouements différents ?
            Cherchons-les. Bien entendu, je ne me soucierai point, dans cette recherche, de
            l’intérêt dramatique, mais seulement de ce qui aurait pu arriver.
                     1º Beppo, tout en feignant d’aimer Lydia, ne cesserait point d’aimer Fideline, et quand
            Fideline s’avouerait vaincue, il tomberait à ses pieds. Et Lydia, indignée du rôle qu’on
            lui a fait jouer, giflerait Troppa de sa petite main blanche ; et Troppa, sous les
            gifles, pris subitement d’un sérieux amour, implorerait son pardon ; et Lydia, soulagée,
            le lui accorderait. — Notez que cela serait imprévu à force d’être bête et facile à
            imaginer.
                     2º Beppo et Fideline se réconcilieraient comme ci-dessus. Mais Lydia, ayant cru aux
            belles paroles de Beppo et s’étant mise à l’aimer, mourrait de lui avoir servi de jouet.
            Et ce serait alors le dénouement de On ne badine pas avec l’amour.
                     3º Ou bien (car tout arrive) Fideline dédaignerait très sincèrement qui la dédaigne.
            C’est ce que ne veulent jamais les peintres de l’amour au théâtre : cela serait pourtant
            aussi vrai que le contraire. Et, de son côté, Lydia n’aimerait point Beppo, ou se
            trouverait trop blessée dans sa dignité pour lui pardonner. Et Beppo resterait assis par
            terre entre deux « belles », et complètement quinaud : ce qui serait le juste châtiment
            de sa fourberie et de ses prétentions de psychologue.
                     4º Ou bien Troppa, après avoir cédé Lydia, s’apercevrait qu’il l’aime éperdument. Il
            voudrait la reprendre, mais n’oserait pas, crainte du ridicule. Il aurait dans son cœur
            tous les serpents de la jalousie et se croirait obligé de sourire et de faire bonne
            contenance. Et peut-être, alors, s’entendrait-il avec Fideline et chercherait-il, avec
            elle, quelque moyen de lui ramener Beppo. Et dans cette hypothèse, Troppa deviendrait le
            principal personnage.
                     5º Ou bien, tandis que Beppo fait sa cour à Lydia, Troppa se mettrait à aimer Fideline,
            et Fideline se laisserait faire, et c’est ainsi qu’elle se vengerait de l’infidélité de
            Beppo. Et la pièce, alors, rappellerait un peu la Double Inconstance,
            de Marivaux.
                     Vous pouvez prolonger ce jeu et imaginer d’autres combinaisons. Je crois que presque
            toutes seront plausibles. Et, s’il vous en vient à l’esprit quelqu’une qui vous paraisse
            tout à fait absurde, ne vous hâtez pas de l’écarter ; car, demain, peut-être, en
            regardant autour de vous, vous la trouverez réalisée. Je sais bien que celle de
            M. Vacquerie est une des plus piquantes, quoique des plus prévues ; mais vous avez
            remarqué que plusieurs autres se rencontraient aussi dans des comédies célèbres. Et,
            encore une fois, toutes sont possibles.
                     Ce serait donc folie de vouloir édicter les lois qui règlent la naissance de l’amour,
            ses métamorphoses et son déclin. D’abord, il y a trop d’inconnu dans les origines même
            de ce sentiment ; puis, le degré et l’espèce en sont trop variés, et aussi les
            conditions qu’il rencontre. Ainsi, ce qui est commun à tous les amours nous échappe par
            sa nature même ; et ce par quoi ils diffèrent se dérobe aux classifications et aux
            formules à cause de l’infinie diversité des cas, que nous ne saurions jamais tous
            prévoir. Une seule chose apparaît clairement dans cette obscurité. C’est que l’amour est
            une chose affreuse. Car, s’il ne s’agit que de l’amour-caprice et de l’amour-goût, il ne
            va jamais sans une très déraisonnable et très féroce vanité. Et, s’il s’agit de
            l’amour-passion, de l’amour-maladie, il ressemble au plus impérieux et au plus torturant
            des égoïsmes.
                     Aimer d’amour, c’est sans doute préférer un être à tous les autres, mais c’est aussi
            vouloir être préféré par lui. On n’aime que pour être aimé et pour en jouir. Aussi
            dit-on communément que c’est la jalousie qui révèle l’amour. Voyez Fideline ; à quoi
            reconnaît-elle enfin qu’elle aime Beppo ? À ceci, qu’elle ne peut supporter qu’une autre
            femme soit pour lui la créature essentielle, celle qui l’occupe et l’impressionne le
            plus. Elle l’aime, c’est-à-dire qu’elle veut tenir plus de place en lui que le reste du
            monde. — Aimer avec passion, c’est vouloir la même chose, mais c’est le vouloir
            invinciblement, et non plus seulement pour avoir bonne opinion de soi, ni parce que cela
            fait plaisir d’emplir et de posséder une autre âme, — mais parce qu’on en a
              besoin (donnez au mot toute sa force), parce qu’on ne peut plus faire autrement.
            Il y a un être de qui vous recevez des impressions uniques par la puissance et la
            douceur ; mais il ne peut vous les donner pleines qu’à la condition que vous soyez tout
            pour lui comme il est tout pour vous. Reprenons la chanson de Carmen :
                     
                        
                        
                     
                     c’est-à-dire : « Je suis à toi, mais, si tu n’es pas à moi, j’aime mieux que tu
            disparaisses. J’aime mieux te tuer que de n’être pas pour toi l’univers. » C’est bien là
            le vœu, secret ou déclaré, de l’amour-passion : absorber en soi l’être aimé. La Bruyère
            a dit : « L’on veut faire tout le bonheur, ou, si cela se peut ainsi, tout le malheur de
            ce qu’on aime. » Si l’on n’aimait pas pour soi, la jalousie n’aurait
            pas de sens. — Maintenant, ce qui absout l’amour-passion, c’est qu’il n’est pas maître
            de ne point éprouver ce désir implacable et forcené, et que, lorsque ce désir est
            trompé, il en peut souffrir effroyablement.
                     Bref, il n’y a point d’amour sans vanité ou sans égoïsme, puisqu’il n’y a pas d’amour
            sans jalousie ou que, si elle fait défaut, c’est que l’occasion a manqué. J’avais donc
            raison : l’amour est horrible… Et il est vrai aussi qu’il est charmant.
                     La petite comédie de M. Auguste Vacquerie n’a pas moins brouillé mes idées sur le
            romantisme.
                     Quand on n’a pas lu M. Vacquerie, on est tenté de le prendre pour un romantique
            intransigeant, d’autant plus qu’il a été longtemps le disciple du chef de l’école
            romantique, ou qu’il s’est donné pour tel (avec une modestie qui l’honore), et que les
            disciples ont, comme on sait, l’habitude d’exagérer les défauts des maîtres. Or, nous
            sommes ici loin de compte. Nous trouvons, dans Souvent homme varie, à
            peu près tous les caractères qu’on attribue d’ordinaire aux œuvres de la littérature
            classique.
                     On dit que les classiques étudient surtout l’homme en général, l’homme de tous les
            temps, et qu’ils sont fort peu soucieux de « couleur locale ». Or, cette couleur-là est
            radicalement absente de la pièce de M. Vacquerie ; l’action se passe dans les jardins de
            Florence, parce que c’est un joli endroit, où l’on se promène avec de jolis costumes,
            mais supprimez cinq ou six vers, et elle pourra se passer n’importe où, — comme la Princesse d’Élide, ou comme les Fausses Confidences.
            C’est une petite étude très générale d’un cas très connu de psychologie.
                     Les procédés de composition et de développement sont bien aussi ceux du théâtre
            classique. Dans la première scène, quand Beppo supplie Troppa de lui prêter sa
            maîtresse, Troppa refuse ; puis, quand Troppa se décide, c’est Beppo qui ne veut plus…
            jusqu’à ce que Troppa lui ait dit : « À ton aise ! » Cette alternance, cette sorte de
            mouvement oscillatoire, vous les trouverez vingt fois dans Molière. — Un peu plus loin,
            Fideline développe avec beaucoup de méthode cette idée que la femme n’est jamais libre ;
            que, jeune fille, elle a son père et, femme, son mari ; qu’elle ne fait ainsi que
            changer de maître, et que le veuvage seul l’affranchit. Nous connaissons ces
            développements généraux, ces morceaux de satire ou d’épître morale ; la comédie
            classique en est toute nourrie. Et ce monologue, où Fideline montre à la fois tant de
            finesse et de piquante inconscience, d’observation et en même temps d’ignorance de soi,
            ne ressemble-t-il pas à du Marivaux rimé, c’est-à-dire un peu à du Racine non
            tragique ?
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        Elle est très 
jeune. Elle a bien l’
air de ce qu’elle est
.Qu’il l’a 
prise. Oui
, d’abord 
; mais maintenant peut-être
…Elle ne voit donc plus qu’elle se 
perd ? J’aurai
                     J’oserai dire que Souvent homme varie est une fantaisie très
            sévèrement composée et déduite, presque sans caprice, par un esprit très lucide et très
            raisonnable.
                     Le style même n’a point l’intempérance que vous pourriez supposer chez un si fervent
            adorateur de Victor Hugo. Il est net, court, concis, un peu laborieux, un peu heurté,
            avec quelque chose d’anguleux et de sec, et, si je puis dire, des arêtes d’un luisant un
            peu froid. De rares couplets font exception et rappellent un moment que le romantisme a
            pourtant passé par là. Ces vers de Beppo, par exemple :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
                     Encore je ne sais pas si ces vers (sauf les premiers) ne me rappellent pas plutôt le
            lyrisme précieux de la première moitié du xviie
                         siècle.
            Surtout l’exquise et mignarde conversation de Beppo et de Lydia (acte I, scène v) vous
            en fera ressouvenir. Et, pour le reste (je ne vous livre là qu’une impression), le style
            et la versification de M. Vacquerie m’ont très souvent fait songer à la façon fine et
            sèche de certaines comédies (trop peu connues) de qui ?… Mon Dieu, de Dufresny, si vous
            voulez le savoir.
                     La plupart des autres drames de M. Vacquerie ne sont pas pour éclaircir la notion assez
            vague que j’ai du romantisme. Ils ne sont pas beaucoup plus « situés » dans le temps que
            les tragédies de Corneille et de Racine ; ils ne le sont pas autant que les comédies de
            Molière, et ils le sont beaucoup moins que les comédies d’Augier ou de Dumas fils. Même
            dans ceux qui se passent de nos jours (Jean Baudry, le Fils),
            l’observation des mœurs, du milieu contemporain, se réduit à fort peu de chose. L’unité
            de la conception, la rigueur de la composition y sont admirables. Et, si la forme y est
            « précieuse », c’est bien autant à la façon de Corneille que de Victor Hugo. Corneille…
            eh bien, oui, c’est souvent à Corneille que M. Vacquerie me fait penser : il me le
            pardonnera. Formosa m’a bien l’air d’une tragédie cornélienne, — dont
            le style implique seulement (je veux bien l’avouer) un renouvellement de la langue
            poétique. Don Jorge, Jean Baudry, Louis Berteau sont conçus comme des personnages de
            Corneille ; ce sont des Idées qui parlent, avec éloquence et subtilité. Et quand, par
            endroits, le poète réussit à faire vivre les personnages où il a incarné ces idées, ils
            semblent alors plus grands que nature, comme les héros cornéliens. On dirait qu’ils ont
            tous été conçus a priori. Don Jorge, c’est l’honneur absolu ; Jean
            Baudry, c’est la charité absolue ; Louis Berteau, c’est la probité absolue. M. Vacquerie
            s’est demandé : — Dans quelles circonstances un gentilhomme, pour qui l’honneur est
            réellement une religion, souffrira-t-il le plus ? Et cette religion, quelle est la
            marque la plus éclatante, la plus inattendue, la plus saisissante qu’il en pourra
            donner ? Et il a écrit les Funérailles de l’honneur. — Dans quelles
            conditions la bonté paraîtra-t-elle le plus désintéressée et le plus héroïque ? Il faut,
            pour cela, qu’elle s’épanche sur des étrangers ; il faut qu’elle soit sans salaire ; il
            faut qu’elle souffre et que cette souffrance lui vienne de ceux à qui elle s’est
            dévouée, etc. Et M. Vacquerie a écrit Jean Baudry. — Dans quelles
            conditions la probité pourra-t-elle être sublime ? Il faut pour cela qu’elle soit
            douloureuse ; il faut, par exemple, qu’elle exige le sacrifice du plus ardent et du plus
            bel amour et que, ce sacrifice, elle soit obligée de le cacher et qu’elle ne puisse
            donner ses raisons sans déshonorer une mère… Et M. Vacquerie a écrit le Fils. Et tout, dans la construction de ces trois pièces, est subordonné à ce
            dessein de nous montrer, dans le plus haut degré de pureté et d’éclat qui se puisse
            concevoir, les trois vertus que j’ai dites. Tout le théâtre de M. Vacquerie exprime la
            sublimité morale, le plus haut stoïcisme, le plus bel Idéal que puisse embrasser, du
            moins par le désir, une âme de nos jours, une âme qui, tard venue, a pu emprunter à la
            fois à la sagesse antique, au christianisme et à la Révolution ses principes de noblesse
            intérieure. Et ainsi, encore que le théâtre de M. Vacquerie tienne un peu de celui de
            Victor Hugo par certains procédés d’invention dramatique et de style, il me paraît (j’y
            reviens) plus proche peut-être de celui de Corneille. Il est vrai que, de son côté,
            l’auteur de Hernani est quelque peu parent de l’auteur du Cid, — et que le romantisme lui-même a quelque rapport avec la littérature du
            temps de Louis XIII, — autant que cela est possible à travers deux siècles et après
            qu’il a coulé tant d’eau sous les ponts. Bien indéfinissable, le romantisme. Car voyez :
            Lamartine n’est guère romantique, Vigny non plus, ni peut-être Musset. Si on le serre de
            près, le romantisme ne sera plus qu’une révolution de la langue. — Mais, direz-vous,
            cette révolution ne suppose-t-elle pas celle de la pensée et du sentiment ? — C’est
            vrai. J’avais donc raison de vous dire que Souvent homme varie m’avait
            brouillé les idées.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     Je n’ai pas besoin de vous raconter scène par scène Francillon, que
            tout le monde connaît aujourd’hui. En deux mots. Francillon, comtesse de Riverolles, est
            une « princesse Georges » qui se défend et qui se venge, et qui ne pardonne qu’après
            s’être vengée. C’est une honnête jeune femme amoureuse de son mari, charmante, loyale,
            généreuse et fière, — et un peu nerveuse. Lui est un homme du monde quelconque, ni bête
            ni spirituel, ni méchant ni bon, correct et insignifiant. Comme Francine a voulu nourrir
            elle-même son enfant, il n’a pu supporter ce régime et est retourné à une de ses
            « anciennes », Rosalie Michon. Le soir où commence le drame, il doit aller retrouver
            Rosalie au bal de l’Opéra. Francine, jalouse et toute fiévreuse, le supplie de rester,
            et, comme il refuse : « Écoute alors, dit-elle, et qu’il n’y ait pas de malentendu entre
            nous. Regarde-moi bien. Je t’aime passionnément ; j’adore l’enfant né de cet amour, je
            suis une très honnête femme et je n’ai qu’une idée, c’est de continuer à l’être ; mais,
            comme je tiens le mariage pour un engagement mutuel, comme nous nous sommes
            volontairement juré respect et fidélité, que je te suis fidèle et que tu n’as à me
            reprocher que d’avoir fait mon devoir, je te donne ma parole que, si jamais j’apprends
            que tu as une maîtresse, une heure après que j’en aurai acquis la certitude… j’aurai un
            amant. Et je te promets, moi, que tu seras le premier à le savoir. Œil pour œil, dent
            pour dent. » Lucien ne prend point ces propos au sérieux, et part. Francine sort
            derrière lui, achète un domino et un masque, se fait conduire au bal de l’Opéra, y voit
            Lucien avec Rosalie, avise sous le péristyle un inconnu de bonne mine et l’emmène souper
            à la Maison d’Or, dans le cabinet voisin de celui où soupe Lucien.
                     Le second et le troisième acte qui, à vrai dire, n’en font qu’un, sont remplis par le
            récit que Francine fait à son mari de son expédition, par l’enquête à laquelle procède
            Lucien, par le conseil qu’il tient avec son père et ses amis, par les affirmations
            persistantes de Francine, et enfin par la ruse de femme qui lui arrache l’aveu de son
            innocence et amène le dénouement. L’inconnu rencontré par Francine est justement le
            clerc de notaire que Lucien a fait venir pour établir l’état respectif de leurs deux
            fortunes (car ils vont se séparer). La baronne Thérèse Smith, une bonne femme, une
            couveuse, amie de Francine, lui fait croire que le clerc s’est vanté d’avoir été son
            amant. Alors, Franchie avec un cri involontaire : « Il en a menti ! » Et voilà Lucien
            aux pieds de sa femme. Cela durera ce que cela pourra.
                     Deux actions épisodiques, fort jolies l’une et l’autre : Henri de Symeux, un brave
            garçon un peu grisonnant déjà, mais très gentil et qui aime bien sa maman, épousera la
            très fine et bonne petite Annette, la sœur de Lucien. Et un autre ami de la maison, Jean
            de Carillac, atteint d’une gastrite, épousera Rosalie parce que la mère Michon fait très
            bien les infusions de camomille.
                     Je ne sais pas encore si Francillon est un chef-d’œuvre. Nos enfants
            le sauront. Mais c’est un drame extrêmement intéressant, qui conduit à miracle, et qui
            va d’un train ! Cela part de la même veine que Monsieur Alphonse ou
              la Princesse Georges. C’est le dialogue le plus rapide, le plus
            nourri et le plus brillant ; c’est l’observation la plus acérée et l’esprit le plus
            éblouissant ; c’est la plus vigoureuse et la plus gaillarde misanthropie ; c’est le
            mouvement dramatique le plus haletant, le plus précipité, et le plus sûr. Vraiment,
            c’est le comble de l’art, et l’on sent comme une allégresse intellectuelle dans cette
            maîtrise de soi et dans cette triomphante perfection de métier. Et la « thèse » n’y
            manque point, la thèse morale qui donne toujours, quoi qu’on ait dit, un si poignant
            intérêt aux drames de M. Dumas, qui fait qu’ils ne vivent pas seulement de la vie des
            personnages qu’ils mettent aux prises, mais que l’âme même de l’écrivain, toute son âme,
            s’y agite intérieurement ; et qu’ils n’intéressent pas seulement notre esprit et qu’ils
            n’émeuvent pas seulement notre cœur, mais remuent toute notre conscience dans ses
            profondeurs les plus secrètes.
                     Une simple remarque, d’abord, sur la construction de la pièce. Cette construction est
            très particulière. Après l’exposition du premier acte, la pièce est toute en
            interrogatoires et en récits. Les mêmes faits y sont racontés cinq ou six fois, plus ou
            moins longuement, par des personnages différents. Nous avons le récit de Francine à son
            mari, celui du domestique Célestin à son maître, celui de Lucien au marquis son père,
            celui du garçon de restaurant Eugène à Stanislas de Grandredon et celui du clerc de
            notaire Pinguet à Lucien et à ses amis. Mais tous ces récits et tous ces
            interrogatoires, c’est l’action même, comme dans l’Œdipe-Roi ou
            encore, si vous voulez, comme dans l’École des Femmes. Molière le dit
            justement dans la Critique : « Les récits eux-mêmes sont des actions,
            selon la constitution du sujet. » Et nous verrons tout à l’heure que M. Dumas, s’étant
            arrêté à l’idée de faire Francillon innocente, toute l’action ne pouvait plus être
            qu’une enquête, c’est-à-dire une série d’interrogatoires et de récits.
                     Et la thèse maintenant ? Elle n’est pas, comme dans d’autres ouvrages de M. Dumas,
            développée et soutenue par un personnage qui n’est que le porte-voix de l’auteur. Elle
            est intimement mêlée à l’action. Cette fois, pas l’ombre d’un Thouvenin. C’est l’héroïne
            du drame, c’est Francine elle-même qui soutient cette idée (sinon expressément, du moins
            par ses actes) : que la femme a le droit de répondre par l’infidélité à l’infidélité du
            mari, ou plutôt (car on n’a jamais le droit de commettre une faute, même pour en punir
            une autre) que la femme, en trompant l’époux qui l’a trompée, ne lui fait rien de plus
            que ce qu’il lui a fait, et lui rend bien, en réalité. « Œil pour œil » et « dent pour
            dent » ; bref, que la faute de la femme et celle du mari sont moralement égales ; que, par conséquent, la morale mondaine a tort de se montrer
            moins rigoureuse pour celle-ci que pour celle-là, et enfin (ce qui est la même vérité
            sous un autre aspect) que le devoir de la fidélité conjugale est aussi absolu pour le
            mari que pour l’épouse.
                     Or, voici un de ces démentis que l’observation de la réalité inflige souvent à la
            logique : il semble que la dernière proposition soit vraie, mais non pas les autres, qui
            n’en sont pourtant que des corollaires. D’où vient cette contradiction ? Des lois mêmes
            de la nature et de celles de la conservation sociale. Oui, théoriquement, le crime
            paraît égal chez l’homme et chez la femme infidèles. Mais d’abord, la faute de l’épouse
            peut avoir des conséquences matérielles que la faute du mari n’a pas. Il est donc utile à la société que la première passe pour plus grave. Et notez que,
            vraie ou fausse, cette idée, inculquée de bonne heure dans l’esprit de la femme, et
            consacrée à chaque instant par les jugements du monde, rend sa faute plus grave en
            effet, même à ses propres yeux. Mais ce n’est pas tout. L’acte qui est ici le signe
            extérieur de la faute, la Nature y incline moins vite l’Ève délicate que l’Adam
            grossier. Dans le paradis primitif, c’est l’homme que le désir tourmente le premier ; il
            ne s’éveille chez la femme que sollicité par son compagnon. Les filles d’Ève tentent
            longtemps avant d’être tentées. Il est évident que, dans une réunion mondaine, leurs
            bras et leurs gorges nues nous parlent plus éloquemment que ne leur parlent, à elles,
            notre musculature ensevelie sous l’habit noir. Puis, certains détails de leur plastique
            leur sont comme un conseil et une aide à la pudeur. Elles sont faites pour attendre et
            se défendre, et pour provoquer peut-être, non pour attaquer. Et la pudeur a chez elles
            des charmes qu’elle n’aurait certainement pas chez nous. Elle ajoute, je ne sais
            comment, à leur beauté. Aussi, quand elles sont bien nées, ont-elles toujours beaucoup
            de peine à violer les derniers commandements de la pudeur. Nous, point. À cause de tout
            cela, la suprême rencontre de la chair ne sera jamais tout à fait la même chose pour les
            femmes que pour nous. Pour elles, cela s’appelle une « chute ». Bref la nature a voulu
            que cela leur parût une bien plus grosse affaire qu’aux hommes, et, d’autre part, la
            société avait intérêt à ce qu’il en fût ainsi et à régler là-dessus ses usages et ses
            jugements.
                     Et c’est pourquoi Francine a beau faire : honnête femme, elle peut bien se donner
            toutes les apparences de la faute ; elle ne pourrait pas, elle ne voudrait pas la
            commettre. Elle sent vaguement, bien qu’affolée, que, si elle la commettait, elle
            rendrait beaucoup plus que « dent pour dent » et deviendrait d’un seul coup plus
            criminelle que son mari ; que, dans tous les cas, elle serait plus « souillée ». C’est
            par tendresse qu’elle a souffert, mais c’est par orgueil qu’elle se venge. « Ne me rends
            pas ridicule », a-t-elle dit à son mari, et c’est ce même orgueil qui lui rend
            impossible la réalité des représailles. Elle n’a pas songé un moment à livrer à
            l’inconnu du bal de l’Opéra quelque chose de plus que le bout de ses doigts gantés.
            Aussi personne autour d’elle ne peut croire qu’elle a fait ce qu’elle dit. Et nous, nous
            ne le voulons pas. Nous ne nous demandons plus : « Avait-elle le droit de le faire ? »
            mais : L’aurait-elle fait, par hasard, dans une heure de désespoir fou ? et ce doute
            nous emplit d’angoisse. Et c’est ce qui explique que toute la pièce soit en
            interrogatoires. Sa folie nous fait peur, non pour son mari, mais pour elle. Ce qu’il
            nous faut, ce que nous attendons, c’est la confession de son innocence. Et finalement,
            M. Dumas lui-même, ayant clairement senti que malgré tout, et fût-ce dans un coup de
            folie, sa Francillon ne pouvait choir, semble avoir réduit sa thèse à cette
            proposition : que l’homme est aussi étroitement obligé que la femme à la fidélité dans
            le mariage.
                     Et cela est déjà assez sévèrement évangélique et assez « dur à entendre », pour parler
            comme l’apôtre saint Jean. Car enfin, si aux mois de grossesse vous ajoutez les mois
            d’allaitement, songez que ce malheureux Lucien de Riverolles serait condamné par là à
            une continence de plus de dix-huit mois. Et ne dites point qu’il ne serait pas plus à
            plaindre que sa femme. La situation n’est pas égale. Pendant tout ce temps la chair de
            la femme est occupée et absorbée par ses nouvelles fonctions ; celle de l’homme reste
            oisive, et forcément s’ennuie et s’inquiète… Mais qu’importe à M. Dumas ? Cet homme est
            le plus farouche des idéalistes et le plus déterminé des mystiques. C’est le moine et
            l’ascète du théâtre contemporain. Il a passé sa vie et consacré toute son œuvre à
            opposer aux basses exigences de la nature et aux hypocrites convenances sociales le
            commandement impérieux d’un idéal austère et purement chrétien. C’est là proprement le
            sel et le levain de son œuvre. Et le singulier bonheur de ce théâtre, c’est que, si cet
            ascétisme vous gêne, vous pouvez en faire abstraction : ce qui restera, ce sera la
            peinture la plus vivante et la plus vraie de nos mœurs. Mais laissez-y, croyez-moi, et
            acceptez l’ascétisme qui est au fond : ces comédies n’en vivront pas moins et elles vous
            feront grandement réfléchir par surcroît.
                     Venons aux objections que n’a pas manqué de susciter, comme bien vous pensez, le
            nouveau drame de M. Dumas. On a en fait deux principales. Elles se contredisent et je
            m’en réjouis.
                     La première est celle des gens du monde, de ceux qui guettent chez l’auteur d’Une visite de noces tous les manquements aux habitudes des salons, qui
            remarquent avec suffisance depuis trente ans que ses personnages s’appellent quelquefois
            par leur titre et que cela est contraire à l’usage du monde, et qui triomphent
            là-dessus, et qui se croient très malins. D’après eux, il est impossible et même
            inconcevable qu’une « femme du monde » parle et agisse comme Francine, ni que ses amis
            lui parlent comme ils font (Ah ! Dieu ! quel ton dans ce salon !), ni que Lucien,
            aussitôt qu’il a appris l’aventure de sa femme, s’en aille la leur confier. Pourquoi
            est-ce impossible ? — « Parce que c’est impossible, vous dis-je. On voit bien que
            M. Dumas n’est pas du monde. » — On a quelque répugnance à répondre à ces niaiseries.
            Quelqu’un m’affirme d’abord que, à l’heure triste où nous sommes, on trouve plus d’un
            salon où l’on en dit d’autrement « raides » que dans celui de Francillon. Mais, au
            reste, faut-il vous rappeler avec quel soin M. Dumas nous explique ces familiarités, ce
            ton de camaraderie et, d’autre part, le pacte conclu entre Lucien et ses amis ? Puis
            vous connaissez bien mal le cœur humain si vous vous imaginez qu’un mari trompé est
            nécessairement le plus silencieux et le plus discret des hommes. Et encore celui-là
            n’est pas trompé ; il craint seulement de l’être. Et, pour en venir à Francillon,
            M. Dumas n’a-t-il pas pris soin de nous la présenter comme une créature un peu
            exceptionnelle ? Ne nous a-t-il pas avertis qu’elle souffre depuis longtemps ? L’action
            ne s’ouvre-t-elle pas dans un moment de crise ? Et ne voyons-nous pas, durant tout le
            premier acte, qu’elle perd la tête peu à peu, et que la jalousie l’envahit et l’affole ?
            C’est, comme dit la baronne Thérèse, « un petit cheval de sang avec lequel il faut avoir
            la main légère ».
                     Je suis bien bon de répondre à ceux qui ont fait cette découverte que Francine manque
            absolument aux convenances ; car d’autres trouvent qu’elle n’en fait pas assez, qu’elle
            devrait mener sa vengeance jusqu’au bout et ne pas s’en tenir à une apparence de
            représailles. Cela, c’est la seconde critique, celle des hommes forts, et des esprits
            audacieux. Ils estiment, cette fois, que M. Dumas s’est montré timide, qu’il a reculé
            devant sa propre thèse, qu’il n’a point osé en tirer les conséquences logiques, qu’il
            les a adroitement et lâchement escamotées. Francine devait être la maîtresse du beau
            garçon rencontré à l’Opéra, et le dire, et le prouver, et croire qu’elle a bien fait.
            Voilà qui eût été crâne ! M. Dumas n’est qu’un faux brave. — Évidemment l’auteur de Francillon a songé à tout cela. Mais, comme j’ai dit, Francine, telle
            qu’elle nous est présentée, ne peut se charger que des apparences de
            la faute, et ces apparences, d’ailleurs, suffisent à son dessein. — Ou bien, alors, il
            fallait tout changer, modifier profondément le caractère de Francine, lui donner un
            amoureux, qui attendrait, et pour qui elle aurait d’avance quelque faiblesse combattue ;
            déplacer l’intérêt de la pièce (il ne s’agirait plus de savoir si la femme offensée a
            réellement fait ce qu’elle dit ; le mari saurait tout de suite à quoi s’en tenir) ;
            bref, bouleverser toute l’économie de l’œuvre. Le dénouement, d’ailleurs, ne pourrait
            guère être que la mort ou le suicide ; ce qui, par un détour, démentirait la thèse trop
            absolue et nous ramènerait aux conclusions mitigées de Francillon. Et,
            enfin, cette pièce de conception radicale pourrait sans doute être bonne ; mais M. Dumas
            n’a pas voulu la faire, et celle qu’il nous a donnée est excellente. Alors quoi ?
                     Autres  objections : « Lucien est vraiment un homme trop médiocre pour être aussi
            éperdument aimé par cette adorable créature. » Je vous laisse le soin de répondre à
            cette critique ingénue. — Ou bien ; « Ce n’est qu’une donnée de vaudeville prise au
            tragique. » Oui, tout de même qu’une donnée de tragédie peut être traitée en vaudeville.
            Ou bien : « Le vieux marquis de Riverolles est indécent et prend vraiment avec trop de
            légèreté le malheur de son fils. » — Ou bien : « Il n’est plus “chic” d’aller au bal de
            l’Opéra. » Quoi encore ? Je crois que c’est tout.
                  
                  
                     
                     La semaine n’a rien donné de nouveau. Je n’en suis pas moins obligé d’écrire, sur ce
            rien, le même nombre de lignes que si j’avais vu un drame en cinq actes et deux ou trois
            vaudevilles. C’est une des bizarreries de ma profession.
                     Quand je dis qu’il n’y a rien… il y a une parodie de Francillon. Mais
            j’ai tant parlé dans ces derniers temps de la pièce de M. Dumas, que je n’ai plus rien à
            en dire, je vous le jure. J’ai exalté Francillon ; j’ai expliqué de
            mon mieux l’idée de l’auteur, comme je la comprenais ; j’ai essayé de réfuter les
            objections qu’on a faites ; j’ai comparé, peu s’en faut, M. Dumas au Christ et à
            Çakia-Mouni… Que puis-je faire aujourd’hui ? Dire le contraire ? Mais je ne le pense pas
            encore.
                     Et pourtant, il faut que je parle une fois encore de Francillon. Il
            le faut ; le devoir m’y oblige, et la plus pressante des nécessités. Je ne sais pas du
            tout, en ce moment, avec quoi je remplirai ces cinq cents lignes ; je sais seulement
            qu’elles seront écrites pour l’heure qui m’est fixée. Mais quelles angoisses jusque-là !
            Si je n’allais rien trouver ? Ou plutôt, si, n’ayant rien à dire, la puissance de
            développer ce rien, de l’exprimer par de longues suites de mots, allait me manquer
            subitement ? Au fond, je ne crois pas qu’il soit de plus dur labeur que celui d’un homme
            qui est obligé de livrer, tel jour, une quantité déterminée de phrases écrites. Heureux
            le cantonnier qui casse des cailloux sur la grande route bordée de peupliers, ou le
            vigneron qui accole avec des brins d’osier les souples sarments de la vigne ! Heureux
            aussi ceux qui pèsent du sucre ou qui vendent des étoffes ! Heureux ceux dont le travail
            n’est qu’une série de petits actes matériels, déjà connus, toujours les mêmes, et qu’ils
            sont sûrs de pouvoir accomplir ! Ils sentent quelquefois la lassitude, mais ils n’ont
            jamais l’anxiété. Heureux même les ouvriers des arts plastiques, peintres ou
            sculpteurs ! Ceux-là, sans doute, peuvent être inquiets, et sentir leur œuvre inégale à
            leur rêve : mais il y a, dans leur travail, toute une partie de métier à laquelle ils
            sont assurés de pouvoir suffire. Ils auront toujours la force d’appliquer, bien ou mal,
            des couleurs sur de la toile ou de façonner de la terre mouillée. S’ils ne sont pas
            certains de bien faire, ils sont certains de pouvoir faire quelque chose. Car la matière
            de leur œuvre, argile ou pâte colorée, est visible et tangible ; elle est là, devant
            eux, et ils savent bien qu’elle n’échappera pas à leurs doigts. Mais l’écrivain fait son
            œuvre avec je ne sais quoi dont il n’est pas sûr et qui peut sans cesse se dérober. Il
            est obligé de tout tirer de son cerveau, et il ignore ce qu’il y a dedans. Non seulement
            il ne sait pas si ce qui en sortira sera bon ; mais il ne pourrait même jurer qu’il en
            sortira quelque chose. Tandis que j’écris cette phrase, je ne sais pas encore quelle
            sera la suivante, ni si je serai capable de l’écrire. Je travaille avec de l’inconnu.
            L’opération intellectuelle qui produit en moi des pensées et qui les traduit ensuite par
            des mots, il me semble qu’elle se fait sans moi, que je n’y suis et que je n’y puis être
            pour rien ; et à chaque instant je crains qu’elle n’échoue, j’ai peur que ce travail
            inconscient et mystérieux ne s’arrête subitement et ne me laisse la plume en l’air. Et
            cela sans doute nous enseigne la vanité de la gloire littéraire ; cela nous apprend que
            nous ne devons point nous attribuer le mérite de ce qui s’élabore en nous de passable ;
            et c’est là une excellente leçon ; mais en même temps l’incertitude continuelle sur le
            résultat de ce travail intérieur est pleine d’angoisse et de souffrance. Dites-moi,
            Seigneur, irai-je jusqu’au bout, cette fois ? Je ne sens en moi qu’un vague grouillement
            d’idées banales ou d’idées confuses. Pourrai-je débrouiller celles-ci ? Saurai-je me
            passer de celles-là ? Et enfin, vulgaires ou rares, trouverai-je des assemblages de mots
            qui les expriment ? Non, non, je ne les trouverai pas. Je sens maintenant la congestion
            toute proche… Rien, rien… des signes noirs sur du papier blanc… les spirales bleues de
            ma cigarette… la grosse chaleur du poêle… plus de pensée, et un immense effort pour
            penser, n’importe quoi et n’importe comment… Ah ! comme je comprends le vers de
            Musset :
                     
                        
                     
                     Eh bien ! donc, puisqu’il le faut, parlons encore de Francillon et de
            la parodie qu’en a donnée le Palais-Royal. Si vous trouvez que c’est beaucoup de Francillon à la fin, je suis peut-être de votre avis, mais je passe
            outre, ne pouvant d’ailleurs pas faire autrement.
                     Il y a, ce me semble, trois principales façons d’entendre la parodie, et qui sont
            toutes bonnes. Et peut-être aussi qu’il y en a d’autres.
                     Si c’est un poème, tragédie ou épopée, qu’il s’agit de parodier, on peut, en conservant
            aux héros leur nom et leur rang, leur prêter le langage le plus vulgaire (ainsi Scarron
            dans l’Enéide travestie), ou bien au contraire garder la pompe du
            langage, mais substituer aux héros antiques des gens d’aujourd’hui, et, de préférence,
            de petites gens ou des grotesques (ainsi Boileau dans Chapelain
              décoiffé). L’effet comique est alors produit par le contraste entre la solennité
            du style et la vulgarité du sujet, ou inversement. Le Lutrin
            appartient à ce genre de parodie, et aussi les Odes funambulesques de
            Théodore de Banville.
                     Ou bien, si c’est un drame ou une comédie sérieuse, on exagère démesurément les traits
            distinctifs des personnages, leurs caractères, leurs tics, leurs façons de parler et
            d’agir. Le comique de la parodie est alors le même que celui de la caricature.
                     Enfin, s’il y a quelque affectation dans le style, quelque incohérence dans le
            caractère des personnages, quelque invraisemblance dans l’action, on y insiste, un les
            pousse jusqu’à l’absurde ; et, si la pièce contient quelque thèse morale, quelque
            paradoxe ou quelque sentiment singulier, on cherche à en tirer des conséquences
            lointaines, imprévues et ridicules. La parodie peut être alors une forme joyeuse de la
            critique.
                     Il va sans dire qu’on peut mélanger ces trois espèces de parodie. Ce n’est guère à la
            dernière, mais plutôt à la seconde qu’appartient le Franc-Chignon de
            MM. Busnach et Vanloo. Ils y ont été tranquillement et bonnement. Francillon s’appelle
            Franc-Chignon, a le diable au corps et fait des sauts de carpe. Riverolles s’appelle
            Rive-Gniolle, est complètement idiot et tourne comme un ours en cage. Annette s’appelle
            Canette, lave la vaisselle, balaye les appartements et compte les morceaux de sucre.
              Mme Smith s’appelle Mme Suite, a eu cinq
            enfants en deux fois, et les a nourris elle-même tous les cinq. « Les deux premiers, je
            comprends ça, dit Franc-Chignon, tu avais de quoi ! Mais les trois autres ?… Que faisait
            le troisième ? — Eh bien ! il attendait son tour. — Et ton mari ? — Il attendait
            aussi. » Symeux s’appelle Ciremieu ; Grandredon, Grand-Édredon ; Pinguet, Seringuet. Le
            reste à l’avenant. C’est bien simple.
                     Pourtant, MM. Busnach et Vanloo ont eu une idée : c’est de mettre en action le récit de
            Francillon et de nous montrer Eugène. Mais je ne trouve pas qu’ils en aient tiré
            grand’chose.
                     Ils ont habillé Pinguet en Pierrot et en ont fait un pitre d’aspect misérable et
            piteux, qui se précipite sur les truffes, et que le garçon appelle Alphonse. Pendant ce
            temps-là, Francillon regarde par un trou de vrille, ce que fait son mari dans le cabinet
            d’à côté. « Ah ! il lui prend la main… Venez, monsieur, prenez-moi la main. » Et
            Seringuet accourt, la bouche pleine. « Le bras, maintenant. Montez, montez, mais montez
            donc ! » — Cela est assez gai ; mais je crois que la scène serait plus plaisante si les
            auteurs, au lieu de transformer en clodoche le clerc de notaire Pinguet, avaient au
            contraire exagéré encore la correction et la dignité de sa tenue, tout en lui laissant
            la gaucherie et la timidité d’un débutant. Ce monsieur si bien, traité comme un
            domestique par une dame qui lui paye à souper sans qu’il y comprenne rien, pouvait
            avoir, avec sa belle tête de magistrat, de beaux ahurissements.
                     Ou bien on pouvait faire tout le contraire. On pouvait (insinuant ainsi dans la parodie
            un peu de critique presque sérieuse) montrer Pinguet si entreprenant… que Francillon,
            qui n’a pas tout prévu et qui a d’ailleurs un peu de champagne dans la tête, finit par
            se venger plus complètement qu’elle ne voulait… Et elle se trouverait d’abord tout
            sotte, et puis elle en prendrait son parti, et le dénouement de la pièce resterait le
            même. Seulement, après ce grand cri : « Il ment ! » Francillon prendrait Thérèse à part
            et lui dirait : « Eh bien ! non, tu sais, il ne ment pas. Ça y est, ça y est
            parfaitement… Mais ne le dis pas à M. Dumas. Il n’a pas prévu ça, et ça
            l’embarrasserait… Ou bien il voudrait que je me tue : il est si sévère ! Ah ! il ne
            plaisante pas sur l’article ! C’est comme moi avant. Mais à présent, je suis
            raisonnable… C’est drôle, mon accident me fait mieux voir les choses… Je suis plus juste
            pour mon mari, depuis que je me suis donné des torts… Tu verras, comme nous allons faire
            un bon petit ménage ! »
                     Et Eugène ? Nous comptions beaucoup sur Eugène. L’affiche nous avait prévenu : « On
            verra Eugène. » Et nous l’avons vu, et nous l’avons trouvé un peu terne. Tout son rôle
            consiste à énumérer à Francillon les occupants des cabinets particuliers (au 3
            l’intrépide Vide-bouteille et le Phoque ; au 4, la petite duchesse et Laure de Noves,
            etc.), à tutoyer Pinguet et, quand Francillon est partie, à s’attabler avec lui devant
            le buisson d’écrevisses, — le buisson où, d’après Grosclaude, Jéhovah apparaît à
            M. Dumas fils.
                     Nous attendions un Eugène plus grand. Eugène pouvait être énorme. Il doit avoir vu tant
            de choses, cet homme à figure de diplomate, avec son sourire discret et digne entre ses
            favoris réguliers, dans la bouffissure pâle des garçons de restaurants de nuit. Il a vu
            défiler les malheureux qui s’amusent et leurs lamentables compagnes. Peut-être même
            a-t-il vu verser du champagne dans les pianos, ce qui est, comme on sait, le « comble »
            et l’expression suprême de la haute vie. Il sait quelle bête stupide est l’homme, et à
            quel point c’est triste de faire la fête… Glissant par les couloirs surchauffés de gaz,
            dans ses silencieux escarpins, il frappe, avant d’entrer, à la porte des salons
            cythéréens, parce que c’est l’habitude ; mais vraiment il ne dérangerait personne ; rien
            ne le surprend, rien ne l’émeut ni le tente, il sait le fond des choses et la vanité de
            tout. Il est philosophe et pessimiste. Il connaît les hommes et les femmes, et les
            méprise également. Il devine l’honnête femme, imprudente et curieuse, qui vient, pour la
            première fois, souper avec son ami et qui ne veut pas mal faire, et qui a l’intention
            bien arrêtée de se refuser encore, et qui se donnera pourtant, et peut-être avant le
            dessert. Et il se dit : « Encore une ! » et il songe en refermant la porte : « Pauvre
            petite femme ! » Eugène a pu se former ainsi, peu à peu, une philosophie de l’amour
            assez semblable à celle de M. Dumas fils. Ne croyez-vous pas qu’on eût pu mettre, dans
            la bouche d’Eugène, quelques-unes des théories favorites de l’auteur d’une Visite de noces ? Entre le perdreau et le foie gras, il débiterait quelques
            tirades de Lebonnard ou quelque paragraphe de l’Homme-Femme. Ce garçon
            nocturne serait à la fois cinglant comme de Ryons, mystique comme Claude et chaste comme
            Thouvenin. Il serait apocalyptique ; il parlerait de « la Bête », comme quelqu’un qui la
            connaît bien, qui lui sert depuis quinze ou vingt ans des truffes et des homards à
            l’américaine, et qui lui prête même de l’argent, quelquefois. Tout de suite il
            pressentirait le cas de Francillon et son dessein, et il l’aiderait à l’accomplir, et il
            veillerait sur elle, la consolerait, se ferait son directeur spirituel, et il
            exhorterait Pinguet à la continence… J’ignore du reste, n’ayant en aucune façon le don
            du comique, si cet Eugène-là serait plaisant. Mais celui de MM. Busnach et Vanloo manque
            certainement un peu d’ampleur et d’imprévu.
                     Mlle Alice Lavigne est, comme vous n’en doutez pas, tout à fait
            remarquable dans le rôle de Franc-Chignon. Cette artiste a le génie de la caricature.
            Elle a des soubresauts, des bondissements, des hoquets et des cris de tragédienne en
            délire, avec des grimaces subites, des gestes et des intonations de fille des faubourgs,
            qui font un amalgame le plus savoureux du monde. Les autres interprètes, sauf le lunaire
            Daubray, n’ont guère de fantaisie ni de gaieté.
                     M. Henri de Lapommeraye vient de publier la Critique de Francillon,
            — ingénieusement imitée de la Critique de l’École des Femmes ; trop
            imitée, à mon avis, et c’est même le seul reproche que j’aie à faire à
            M. de Lapommeraye. Au lieu d’Uranie, d’Élise, de Dorante, du poète Lysidas, etc., que
            n’a-t-il pris pour interlocuteurs des gens d’aujourd’hui ? Sa petite pièce aurait ainsi
            quelque chose de plus vivant, de moins scolaire, et nous n’aurions pas la surprise et la
            douleur d’entendre des contemporains de Molière parler quelquefois notre vilain langage.
            « Ne poussons pas de pointes, marquis, fait-il dire à Dorante ; le jeu est dangereux
            pour tous ! Restons sur le terrain des idées, sans faire d’excursion sur le terrain des
            personnes, lequel conduit souvent sur un autre terrain… » Le terrain des
              idées et, pour comble d’horreur, le terrain des personnes,
            M. de Lapommeraye sait pourtant bien que ce n’est pas là précisément la langue du
                xvie
                         siècle. Au reste, et ce léger défaut signalé, la
            petite étude dialoguée de mon excellent confrère est un modèle de netteté, de bonne
            grâce, de bon sens et de bon jugement.
                     Depuis le temps qu’on parle de Francillon, on a dit sur elle bien des sottises,
            — parfois spirituelles. On ne saurait répondre à toutes, et ce serait d’ailleurs fort
            inutile… Mais il me paraît que M. de Lapommeraye n’a oublié aucune des critiques un peu
            sérieuses dirigées contre la pièce de M. Dumas, et qu’il les a toutes réfutées par les
            meilleures raisons, les plus simples et les plus claires.
                     Voici de fort bonnes réflexions sur la donnée même de la pièce : « … Le marquis, dit
            Dorante, parle loi sociale, droit écrit. Nous nous occupons, nous, de la loi et des
            droits du cœur. Pas plus que moi, M. Dumas ne prétend que la femme est fondée légalement
            à tromper le mari qui la trompe ; la représaille juridique est la plainte en adultère,
            la demande en séparation de corps ou en divorce suivant l’intensité de la foi
            religieuse ; mais, en dehors de la loi écrite, en vertu de la loi naturelle qui prime
            celle-ci, la femme peut se croire déliée à l’égard de son mari, quand le mari n’exécute
            plus le contrat. C’est d’ailleurs un moyen très légitime de défense préventive de la
            part de l’épouse que de menacer l’époux de la peine du talion. Donc la donnée de la
            comédie nouvelle est inattaquable. »
                     Elle l’est d’autant plus, pourrait-on ajouter, que la théorie en question n’est point
            formulée par l’auteur lui-même ou par quelque personnage qui serait son porte-voix, mais
            par une femme jalouse, passionnée, exaltée, que l’auteur saisit en pleine douleur, en
            pleine maladie, en pleine crise morale.
                     On dit (et c’est une des plus spécieuses parmi les objections des mécontents) : — À qui
            ferez-vous croire que Francine se conduit comme une honnête femme ? Une honnête femme
            répugnerait à l’idée seule de la comédie que joue Francine, comme à un commencement de
            souillure. Elle pourrait sans doute, à tort ou à raison, se croire le droit de rendre à
            son mari « œil pour œil » et « dent pour dent », mais elle n’en userait pas, elle ne
            voudrait même pas faire semblant d’en user. Pourquoi ? Par un sentiment d’irréductible
            pudeur, par un invincible respect de soi. Elle sentirait d’ailleurs que, en faisant
            exactement ce qu’a fait son mari, elle serait infiniment plus coupable que lui, parce
            qu’elle le ferait, elle, sans être tentée et en portant dans son cœur un autre idéal du
            devoir ; et que, à cause de cela, c’est elle, vraiment, qui serait sans excuse. Et elle
            ne consentirait même pas à simuler la faute, parce qu’elle ne pourrait jamais supporter
            l’idée d’être souillée et perdue dans l’esprit de l’homme qui la fait souffrir, mais
            qu’elle aime malgré tout. Non, décidément, que Franchie, que cette charmante et fière
            Francine s’en aille la nuit acheter un domino ; qu’elle se faufile dans l’obscène cohue
            d’un bal public ; qu’elle « raccroche » un homme ; qu’elle s’expose à sentir sur elle
            les mains de cet homme ; que, dans un cabinet particulier, sous la glace rayée de noms
            de filles, près du divan public, elle célèbre cette espèce de « messe blanche » de la
            débauche sans être même sûre que ce sera une messe blanche jusqu’au bout… non, non, cela
            est impossible, et nous n’y croyons pas !
                     Or, écoutez maintenant le sage Dorante : « … Eh ! parbleu, c’est la condition même de
            toute comédie que de faire agir les gens autrement qu’ils ne le devraient s’ils étaient
            sages, sensés, calmes, de sang-froid. Si tous les personnages qu’on met sur la scène
            faisaient ce qui est bien, juste, réfléchi, mais il n’y aurait plus de théâtre
            possible ! Il est évident que, si Orgon avait une dévotion raisonnable, il ne serait pas
            tartufié ; si Don Juan n’était pas… Don Juan, il n’aura il pas tant de femmes dans les
            bras et sur les bras ; si Oreste n’avait pas écouté Hermione, il n’eût pas tué Pyrrhus :
            et Phèdre ne serait pas morte victime de Vénus, si elle n’avait pas brûlé d’une flamme
            incestueuse pour son beau-fils. Francine est une sensible, une nerveuse, même, si vous
            le voulez, une exagérée qui, étant jalouse, pousse jusqu’à l’extrême une idée
            juste. »
                     L’autre objection, la moins sotte qu’on ait faite, est celle-ci : « Et après ?
            Croyez-vous que le dénouement arrange les choses pour longtemps ? Riverolles s’est
            entendu traiter de Sganarelle par sa femme ; Francine a respiré l’odeur du vice. Je vous
            le dis : rien n’est raccommodé : au contraire. Cela fera un ménage de chien. Et Lucien
            ne tardera pas à retourner aux filles ; et, comme Satan est là qui rode, un beau jour
            Francine tombera dans ses bras. » Eh bien ! non ; moi je crois plutôt qu’elle se
            souviendra de Pinguet, du bon Pinguet, si doux, si discret, si bien élevé, — si beau
            gars du reste, et qu’elle voudra le retrouver ; et, si j’avais écrit une parodie de Francillon, j’aurais ajouté un tableau pour développer cette hypothèse.
            Mais, pour parler sérieusement, l’avenir du ménage Riverolles ne m’apparaît, pas si
            sombre. Ils ont tous deux au cœur d’amers et salissants souvenirs ? Mais le temps efface
            bien des choses. Et pourquoi ne s’aimeraient-ils pas enfin, par cela seul qu’ils ont
            beaucoup à se pardonner l’un à l’autre et que l’étrange escapade de Francillon a, peu
            s’en faut, égalisé les torts ? Et enfin, si Francillon tourne mal, la thèse essentielle
            de M. Dumas n’en triomphe que plus clairement : à savoir que l’homme est tenu, dans
            l’état de mariage, à la même fidélité que la femme ; car on verra, en remontant la série
            des causes que, si Francillon se perd, c’est par la faute de son mari…
                     Mais j’ai bien tort de m’embarrasser dans ces explications. La meilleure réponse est
            évidemment celle de Dorante : Oh ! madame, vous imaginez là une suite à la comédie.
            L’exemple a été donné dès longtemps ; mais qu’est-ce que cela prouve contre l’auteur ?
            Par ce procédé toutes les suppositions sont possibles, et, sauf la mort des personnages,
            laquelle tranche toute question, il n’y a pas un dénouement qui résiste à l’application
            de ce système, etc. » C’est le langage même du bon sens.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     Cette opérette célèbre a été déjà été reprise, je crois, il y a une dizaine d’années,
            et, si je ne me trompe, elle n’eut pas alors un très grand succès. C’était sans doute
            trop tôt ; on craignait, en y prenant trop de plaisir, d’avoir l’air d’absoudre la
            « corruption impériale ». On n’a plus de ces scrupules aujourd’hui ; le public, cette
            fois, se presse à la Belle Hélène et semble s’y divertir
            singulièrement.
                     On en peut donner plus d’une raison. La Belle Hélène présente déjà un
            intérêt historique, un intérêt de document. Elle est, avec la Grande
              Duchesse et Orphée aux enfers, l’exemplaire le plus éclatant du
            seul genre dramatique relativement nouveau qu’ait produit la seconde moitié de ce siècle
            (la première moitié ayant inventé le drame romantique). Puis, la Belle
              Hélène a été l’un des divertissements favoris d’une époque fort insouciante par
            malheur, mais qui a été aussi l’une des plus tranquilles, des plus gaies, des plus
            amusantes et des plus brillantes de notre histoire. Et nous revoyons cette société un
            peu étourdie de plaisir, vive et spirituelle et qui avait inventé la « blague ». Puis,
            pour beaucoup d’hommes dont les tempes commencent à s’argenter, la Belle
              Hélène, c’est leur jeunesse ; et ce qu’ils aiment dans cette musique endiablée
            d’Offenbach, c’est le souvenir de leurs belles années. Joignez que cette parodie de
            l’antiquité classique est faite pour flatter la pédanterie naturelle et les instincts
            scolaires du peuple de bacheliers que nous sommes. Tel bourgeois, en écoutant les
            plaisanteries (dirons-nous sacrilèges ?) de MM. Meilhac et Halévy, se sait bon gré de
            les comprendre, est tout heureux de retrouver au fond de sa mémoire des lambeaux
            d’Homère et de Virgile, des souvenirs de textes grecs ou latins qui l’ennuyaient fort,
            qu’il comprenait mal et qu’il ne sentait à aucun degré, mais qui lui inspiraient tout de
            même du respect : car il était entendu que d’avoir ânonné sept ou huit ans sur ces
            textes, cela constituait une éducation proprement « libérale ». Et le brave homme se
            rappelle sa rhétorique, les caricatures des écoliers aux marges de leur Iliade ou de leur Énéide, et le Virgile
              travesti de Scarron, dont leur professeur leur a lu un jour des passages. Et
            alors il se gaudit, et, pour un peu, il ferait à son voisin des citations latines, comme
            les deux Labadens qui se retrouvent dans la comédie de Labiche. Hélène qui est une
            « cocotte », la petite princesse Hermione qui collectionne les timbres-poste, le jeu des
            calembours et des bouts rimes, Ménélas habillé de jaune, etc., ces anachronismes et ces
            transpositions sont exactement à sa portée et lui sont en outre excessivement agréables
            parce qu’ils remuent en lui des restes vagues de baccalauréat. Il se pourrait, dans
            trente ou quarante ans, quand les nouveaux programmes auront eu le temps de porter leurs
            fruits, quand les générations formées par l’enseignement nouveau n’auront même plus de
            l’antiquité grecque la teinture qu’en ont Mistingue et Lenglumé, il se pourrait que le
            succès de la Belle Hélène en fût sérieusement compromis. Mais ne
            prévoyons pas les malheurs de si loin.
                     Pour l’instant, nul ne songe à résister à la Belle Hélène. L’autre
            jour, aux premières notes de l’ouverture, dès que cet air de la Marche des rois, si
            rapide et si gai (avec je ne sais quoi de fantasque et de falot), a jailli de
            l’orchestre, une joie irrésistible a envahi toute la salle ; les faces se sont
            épanouies, les mentons ont battu insensiblement la mesure ; un frisson de plaisir a
            parcouru, à toutes les galeries, toutes les rangées de spectateurs, comme on voit sur
            l’eau, autour d’un caillou jeté, se  des cercles lumineux. C’est qu’elle est
            exquise, cette musique si fine, si légère, si élégante dans ses caprices les plus
            hardis, j’allais dire si attique ; et pourquoi pas ? Nous ne savons pas trop aujourd’hui
            ce que c’était au juste que l’atticisme ; mais, si l’on entend par la le tour aisé, la
            clarté, la mesure et la grâce, quelque chose qui nous donne l’idée d’une vie heureuse et
            facile sous un ciel lumineux (telle que nous concevons la vie antique et
            particulièrement celle des Athéniens), ne peut-on pas bien appeler attique la partition
            de la Belle Hélène ? En dépit de ses ironies et de ses bouffonneries,
            cette jolie musique, voltigeant sur le décor, sur le petit temple grec, sur l’Acropole
            au fond, sur les tuniques et les chlamydes pailletées d’or, m’a fait rêver un moment
            d’une Grèce coquette et pimpante, d’une Grèce en miniature, d’une petite île de
            l’Archipel, pleine de fêtes et de jeux, aimée du soleil, consacrée à Vénus, habitée par
            une belle race contente d’être au monde, ignorante du péché, inaccessible à la tristesse
            chrétienne et fort insoucieuse de la vie future… Il est vrai que le libretto de la
            pièce, aggravé par les grimaces et les coups de gueule des pitres, dément un peu le rêve
            suggéré par la musique. Mais le contraste même est curieux. La parodie irrévérencieuse
            et, çà et là, un peu débraillée, est traversée par des souffles de gracieuse et légère
            poésie. Le charme des mélodies absout l’impiété des paroles. Ou plutôt il semble que les
            auteurs de la Belle Hélène, tandis qu’ils s’égayent sur l’antiquité
            homérique, sentent tout à coup l’attrait mystérieux de ces beaux poèmes qu’ils
            parodient, oublient de railler, et s’attendrissent, et achèvent le dialogue burlesque en
            duo gracieux.
                     Cette grâce est le premier mérite de la fantaisie d’Offenbach et de MM. Meilhac et
            Halévy. Un autre mérite, c’est le piquant de cette parodie. Elle ne consiste pas
            seulement à transformer en queues-rouges les magnifiques héros de la plus antique épopée
            et de la plus vénérable qui soit, ni à prêter à des gens d’il y a trois mille ans les
            usages, la langue et même l’argot d’aujourd’hui. La parodie vise ici (et c’est ce qui
            fait l’unité de la Belle Hélène) une des croyances essentielles de ce
            monde lointain. L’idée de fatalité, qui rend parfois si mélancoliques les épopées
            d’Homère et remplit d’épouvante les tragédies d’Eschyle, les auteurs de la
              Belle Hélène s’en emparent ; ils la laissent planer sur leur petite Hélène
            transformée en « cocotte » et sur toute son aventure, et ils tirent de là des effets
            d’un comique excellent. Cette « fatalité », si terrible dans les vieux poèmes, devient,
            sur les lèvres d’Hélène, de Paris et de Calchas modernisés, une excuse d’une drôlerie
            inépuisable ; et l’on finit par y voir beaucoup moins une parodie d’Homère qu’une satire
            inattendue de la morale de quelques milliers de romans contemporains. Que de choses dans
            une opérette !
                     Vous vous rappelez la première apparition d’Hélène « aux bras blancs », dans le
            troisième chant de l’Iliade. À cause d’elle, deux peuples se
            massacrent depuis neuf ans déjà. Mais dès qu’elle approche, les cœurs des hommes sont
            émus ; et les vieillards eux-mêmes, « semblables aux cigales qui chantent dans le
            feuillage d’un grand arbre », les vieillards se disent entre eux, en baissant la voix :
            « Non, il ne faut pas s’indigner si, pour une pareille femme, les Troyens et les Achéens
            supportent de longues misères. Car elle égale en beauté les déesses immortelles.
            Cependant, plût aux dieux qu’elle s’en retournât sur les vaisseaux pour ne point causer
            notre perte et celle de nos enfants ! » Voilà tout ce qu’ils trouvent à dire contre
            l’enchanteresse. Priam l’appelle « chère fille » et Hector « chère sœur ». Tous lui sont
            bienveillants et la traitent même avec respect. Pourquoi ? C’est d’abord parce qu’elle a
            la beauté, et que la beauté est divine. Oh ! les noms charmants que donne à Hélène le
            vieil Eschyle ! « Âme sereine comme le calme des mers, beauté qui ornait la plus riche
            parure, doux yeux qui perçaient à l’égal d’un trait, fleur d’amour fatale aux cœurs. » —
            Donc, ils ne veulent pas qu’elle soit coupable ; mais, de plus, ils ne croient pas
            qu’elle le soit. Aux yeux de ces hommes primitifs, il y a certains entraînements des
            sens auxquels on ne résiste point. C’est une force inconnue, invincible, comparable aux
            puissances terribles de la nature extérieure. C’est un mal d’en haut, un mal envoyé par
            les dieux. « Tu n’es point coupable, dit le pieux Priam à Hélène : ce sont les dieux qui
            ont tout fait. » Hélène n’est que l’instrument de leurs desseins qui sont de mêler
            l’humanité et en même temps d’arrêter, dans son intérêt, son développement excessif.
            C’est ce qu’Homère entrevoit peut-être : en tout cas, c’est ce qu’Euripide exprimera
            plus tard fort clairement : « Les dieux ont employé la beauté d’Hélène pour mettre aux
            prises les Grecs et les Phrygiens, et provoquer des carnages qui ont soulagé la
            terre. »
                     Hélène le sait ; elle sait qu’elle est en proie à une force supérieure et divine. Elle
            essaye de résister. Elle est modeste, réservée, laborieuse. Elle passe son temps
            enfermée dans la maison de Paris, où elle file la laine et distribue la tâche à ses
            femmes, comme une sage matrone. Elle s’en veut d’avoir suivi le bel étranger aux douces
            paroles, l’élégant et paresseux jeune homme à la beauté de femme. Elle se traite
            elle-même d’« épouse odieuse » et de « chienne ». Elle se rappelle son enfance, elle
            regrette le foyer déserté, elle regrette Ménélas, « l’homme vaillant qui fut son premier
            époux » et « qui ne le cède à personne, ni pour la sagesse, ni pour la beauté »… Elle le
            dit en face à son amant, et le raille sur sa lâcheté : « … Tu te vantais de l’emporter
            sur lui… Va, maintenant, va provoquer Ménélas chéri d’Arès à combattre encore contre
            toi !… Ou plutôt, garde-toi de cette folie ! Tu ne tarderais pas à tomber sous sa
            lance… » Ainsi, l’amant élégant et beau parleur, l’amant citadin et artiste, préféré au
            mari un peu simple et rustique ; puis les désillusions, les remords, l’ennui, la justice
            rendue à l’époux, le séducteur méprisé et pourtant subi, la liaison devenue une chaîne
            pesante, la tyrannie de l’habitude et de la chair retenant seule la malheureuse et
            l’emprisonnant dans sa faute… rien n’est donc nouveau ; car cela a défrayé je ne sais
            combien de romans, et cela est déjà dans les poèmes homériques. Donc, elle souffre, la
            pauvre Hélène ; elle s’écrie, à peu près comme Job : « Ah ! plût au ciel que, le jour
            même où ma mère m’enfanta, un souffle de tempête m’eût emportée sur la montagne ou m’eût
            abîmée dans les flots de la mer retentissante ! » Et quand Aphrodite, la divine et
            irrésistible entremetteuse, veut la jeter encore une fois dans les bras de Pâris, elle
            l’insulte et la brave : « Va toi-même, va prendre place aux côtés de ton favori ;
            renonce aux routes divines ; que les pieds ne se tournent plus vers l’Olympe ; mais
            toujours près de lui, souffre et garde-le, jusqu’à ce qu’il fasse de toi sa femme ou son
            esclave. Pour moi, je n’irai point partager sa couche, car vraiment ce serait une chose
            abominable ! » Mais elle a beau faire ; il faut qu’elle aille où Vénus l’entraîne, et
            elle y va, dans ce lit parfumé où l’attend le lâche et gracieux amant qu’elle
            méprise…
                     Telle est l’Hélène d’Homère : victime et instrument du destin, mue par les dieux
            ennemis, marchant droit devant elle, dans le sang, sur les corps amoncelés, pareille à
            une statue d’airain d’une beauté merveilleuse vers laquelle se tournent avec adoration
            les mourants qu’elle écrase, grande par là, d’une beauté surhumaine et comme
            impersonnelle ; — et femme en même temps, femme de chair, vivante et souffrante, et
            gracieuse infiniment : une Némésis involontaire, aux doux yeux éplorés de colombe.
                     Vous voyez maintenant l’artifice essentiel de la parodie de MM. Meilhac et Halévy. La
            grâce très pure, très simple, un peu austère, de l’Hélène homérique, ils l’ont
            chiffonnée et encanaillée, ils en ont fait du « chic » et du « chien », ils ont changé
            la fille de Léda en une belle petite du second empire. Et surtout, cette fatalité
            formidable dont le mystère enveloppe la belle Argienne et qui répand autour d’elle une
            terreur religieuse, ils l’ont tournée en plaisanterie, ils en ont fait la « fatalité »
            commode et comique, invoquée par les héroïnes de roman, par les personnes de petite
            vertu, la fatalité des chaises-longues et des cabinets particuliers, la fatalité d’Emma
            Bovary ou simplement de Chichinette. La tragique apostrophe à Vénus, que je citais tout
            à l’heure, ils l’ont traduite comme vous savez :
                     
                        
                        
                     
                     « C’est la faute à la fatalité », cela revient comme un refrain dans leur
            irrespectueuse bouffonnerie. Ils blaguent l’Ananké, ils en font le synonyme grec d’un
            tempérament joyeux et exigeant. Ils relèvent ainsi leur parodie d’un grain de satire
            morale. C’est une ironie de boulevard, avec un fond rigoriste et chrétien, comme il y en
            a souvent dans l’ironie de boulevard. Le sévère prologue des Destinées, d’Alfred de Vigny (le monde antique disant : « Fatalité », et le monde
            moderne : « Responsabilité », ce qui du reste n’a pas changé grand’chose aux affaires
            humaines), pourrait, Dieu me pardonne ! servir d’épigraphe à la Belle
              Hélène. Cela fait un fond joliment solide aux refrains d’Offenbach et aux
            coq-à-l’âne de MM. Meilhac et Halévy. Un fond si solide que j’en suis moi-même
            effaré.
                     D’ailleurs, outre l’excellence de l’idée maîtresse de cette parodie, que d’inventions
            réjouissantes ! Le grand-prêtre Calchas semble échappé d’un dialogue de Lucien. (Je
            m’étonne seulement de trouver tant de plaisanteries anticléricales dans un ouvrage
            auquel a collaboré M. Ludovic Halévy.) Le culte de l’antiquité grecque pour la beauté du
            corps et pour la force physique est ingénieusement raillé par la stupidité d’Achille, la
            fatuité de Paris et le gâtisme des deux Ajax. Je vous dis que la Belle
              Hélène est une œuvre d’une inspiration austère, une protestation contre le
            naturalisme hellénique. Je vous avouerai même que, lorsque je relis la lumineuse Iliade, cette protestation macaronique me fait peine. Et ne
            souffrez-vous pas de voir « le blond Ménélas, chéri d’Arès », que les anciens ne
            trouvaient nullement ridicule, transformé en mari de fabliau, en cocu de pure tradition
            gauloise ? Mais c’est ma faute ; pourquoi ai-je relu l’Iliade ? J’ai
            peur que ce ne soit là une mauvaise lecture quand on est décidé, comme je suis, à
            admirer la Belle Hélène. Au surplus, que de gaieté, que de traits
            heureux, et même que d’observation spirituelle sous cette bouffonnerie sans prétention !
            Quand le plus malin des deux Ajax nous récite ces bouts-rimés :
                     
                        
                        
                        
                        
                     
                     j’admire la sagacité d’Agamemnon prévoyant trois mille ans à l’avance les poètes
            « symbolistes » et disant au doux gâteux : « Ça ne veut rien dire, mais c’est
            harmonieux : tu feras école. » Le mot de Pâris à Hélène qui lui objecte « sa
            réputation » : — « Ah ! nous retombons dans le marivaudage », me semble plein de suc ;
            et quand, Pâris étant proclamé vainqueur, Hélène embrasse son mari pour marquer sa joie,
            j’aime ce mouvement si naturel.
                  
                  
                     
                     Le Gymnase a repris Froufrou ; il ne pouvait me faire un plus grand
            plaisir. Froufrou est la seule comédie « sérieuse » et à dénouement
            tragique de MM. Meilhac et Halévy. Elle garde la grâce piquante de leurs fantaisies
            dramatiques, et elle y joint les larmes, l’émotion pénétrante et profonde. C’est un
            drame touchant qui est en même temps une ravissante comédie de mœurs, et c’est, je
            crois, le plus simple des drames touchants. C’est une histoire tout unie qui se déroule
            avec une clarté et une aisance incomparables ; rien de la tension, de l’effort de
            ramassement qu’on sent parfois dans les pièces d’Augier et de Dumas, deux robustes à qui
            la grâce manque un peu.
                     Remarquons, du reste, que, trois ou quatre imbroglios mis à part, ce qui caractérise
            éminemment le théâtre de Meilhac et Halévy, c’est la simplicité absolue de la
            conception, de la composition et du style. Pour un rien j’appellerais cette simplicité
            « attique ». Ajoutez à cela l’observation la plus aiguë et la moins pédante, aucune
            prétention, pas de « mots d’auteur », nulle affectation d’esprit, et pourtant de
            l’esprit répandu partout, comme à fleur de phrase ; le don divin de la fantaisie, de
            l’imagination capricieuse dans l’observation exacte ; le don plus rare encore de la
            modernité ; ce rien qui, dans une pièce ou un roman, laisse cette impression que c’est
            bien ce qu’il y a de plus récent dans nos mœurs et dans nos façons d’être dont on nous
            fait la peinture ; enfin, parmi cet esprit, cette ironie et ce caprice, on ne sait
            comment, une pointe d’attendrissement çà et là (comme dans la Petite
              Mère et dans la Cigale) ; un don de sympathie humaine et de
            pitié. Tous ces dons, haussés pour une fois du vaudeville à un genre plus relevé,
            devaient produire Froufrou, la moins ambitieuse, la plus aisée et la
            plus charmante des « grandes comédies ».
                     L’héroïne est adorable, et si vivante ! C’est déjà la femme de cette fin de siècle,
            mais prise, si je puis dire, dans sa période de formation, au moment où elle n’est pas
            encore irrémédiablement sèche et perverse. Depuis, nous avons vu Paulette, qui n’a
            presque plus de cœur ni de sens, qui n’a guère que de la curiosité. Froufrou a encore en
            elle de quoi aimer et de quoi souffrir. Mais, en attendant qu’elle meure de ce qui reste
            de bon dans son âme d’oiseau, c’est un petit animal délicieusement frivole, avide de
            mouvement et de bruit, chez qui les impressions sont si mobiles et se succèdent avec une
            telle rapidité qu’on peut se demander si elle a bien le temps d’être une personne
            morale, d’avoir une conscience, un for intérieur et tout ce qui s’ensuit ; exquise
            d’ailleurs, et qu’on adore pour sa gentillesse, sa vivacité, sa fragilité, son
            inutilité. Ces petites créatures-là sont attirantes justement par le mystère de leur
            vide et par le vertige de leur mouvement perpétuel. Elles ont un charme irritant ; il y
            a quelque chose de presque douloureux dans l’impossibilité de les saisir, de les fixer,
            de les tenir. On les aime désespérément…
                     « Fragilité, fugacité, caprice, votre nom est femme ! » cela est vrai ; mais, si vous
            dites ; « Femme, ton nom est douceur, dévouement, sacrifice », cela sera vrai encore ;
            et voici, en face de Froufrou, la douce Louise, sa sœur, la grâce et la bonté sereine en
            bandeaux plats et en robe noire, Louise la résignée, à qui je prête involontairement le
            doux, modeste et pur profil de la Jeune Fille d’Hippolyte Flandrin,
            vous savez ? celle qui est au Musée du Louvre. Entre Louise et Froufrou, Sartorys
            n’hésite pas ; comme il est d’un caractère sérieux et un peu concentré, c’est
            naturellement la folle et l’évaporée qu’il choisit, ne se doutant pas que Louise l’aime,
            et que Louise, ce serait le bonheur… Dès lors, voyez comme tout le drame se déroule
            aisément et logiquement. Froufrou s’habille, babille, brille et froufroute. Elle répète
            des comédies avec son père, cet aimable Brigard, le plus moderne et le moins grave des
            pères. Et, comme elle ne s’occupe ni de sa maison, ni de son enfant, ni de son mari, la
            bonne Louise, appelée par Froufrou elle-même, s’installe au foyer et lentement,
            doucement, sans le savoir ni le vouloir, lui prend sa place. Cependant, ce qui devait
            arriver arrive : Froufrou est tentée ; elle croit aimer M. de Valréas ; elle est prise
            de peur ; elle veut changer de vie et réclame la place qu’elle a abandonnée à sa sœur.
            Mais son mari refuse de la prendre au sérieux, et la traite comme une petite fille — ou
            comme une maîtresse. Qui donc la sauvera ? Son père ? Il est trop jeune, il ne comprend
            pas, ou il a peur de comprendre. Son fils ? Il est avec tante Louise. Louise lui a tout
            pris, son mari et son enfant. Ah ! c’est comme cela ? Personne ne veut la défendre ?
            Elle ira donc où tout le monde la pousse. Et c’est par un dépit de linotte que Froufrou
            se perd. Pauvre Froufrou ! Quelle merveille que ce troisième acte ! La scène de Froufrou
            avec Sartorys, puis avec Brigard, la scène entre les deux sœurs, que de finesse et
            d’exactitude dans toute cette observation morale ! et quelle vie et quelle vérité dans
            ces dialogues ! et comme tout cela s’enchaîne et se développe naturellement et aisément,
            jusqu’à la fuite | éperdue de la pauvre petite folle ! Je ne sais s’il y a, dans tout le
            théâtre contemporain, rien de plus vrai, de plus fort, comme on dit, ni dont la force
            soit plus souple et moins étalée.
                     Puis, les voilà à Venise, les deux pauvres amants, dans la ville des gondoles, des
            romans et des romances. C’est lugubre ; ils s’ennuient ; ils sont obligés de faire des
            efforts désespérés pour se persuader qu’ils se suffisent l’un à l’autre. « Êtes-vous
            heureuse ? demande Mme de Cambri à Froufrou. — Mais, oui ; qu’est-ce
            que je deviendrais, mon Dieu ! si je n’étais pas heureuse ! » Sartorys arrive ; il
            rapporte à Froufrou sa dot, qu’elle lui avait renvoyée : il n’en veut pas. Puis il tue
            Valréas. Il est bien dur, Sartorys. Qu’il tue Valréas, nous le voulons bien encore. Mais
            il devrait comprendre, avoir un peu pitié de la pauvre Froufrou, du moins avoir pitié
            plus tôt… Froufrou rentre chez son père, mais elle est bien malade… Un jour, elle
            revient chez son mari, suppliante, revoit son enfant et meurt pardonnée. Il y a
            longtemps que nous lui avons pardonné, nous. Bien sombre, ce dénouement. MM. Meilhac et
            Halévy nous montrent une petite phtisique, malheureuse comme on ne l’est pas, et jolie
            comme les amours, qui se traîne à genoux, puis qui retrouve son petit garçon et
            l’étouffe de baisers, puis qui s’éteint doucement, — en disant des choses si gentilles
            et si tristes… Et ils nous font pleurer avec cela, les lâches ! Je pleure, du moins j’en
            ai grande envie ; mais je proteste contre un dénouement où l’on abuse de mon bon cœur,
            et, un peu plus, je crierais au mélodrame. — Eh bien ! j’aurais joliment tort. Car que
            faire de Froufrou, je vous prie ? La laisser vivre ? Non, non, je ne veux pas la voir
            vivre, avec la plaie inguérissable d’un horrible souvenir et des airs de pénitente et
            d’humiliée auprès de Sartorys, qui n’oublierait pas non plus et qui, sûrement, n’étant
            que d’une finesse médiocre, laisserait voir qu’il se souvient… Et puis Froufrou grave,
            sérieuse, austère, ce n’est plus Froufrou. Ou bien, si Froufrou reste au fond Froufrou,
            la leçon a beau avoir été rude, on n’est sûr de rien avec les petites femmes de cette
            espèce, et qui sait si elle ne recommencera pas ? Décidément, le mieux est qu’elle
            meure. La mort, la douce mort la sauve à jamais de sa fragilité et ne nous laisse le
            souvenir que de sa grâce et de sa souffrance. Et puis, Froufrou, c’est un souffle, un
            frisson, un bruissement qui court, quelque chose qui fuit et échappe, qui ne peut pas
            durer longtemps. Je ne vois pas Froufrou vieille, j’ai même beaucoup de peine à voir
            Froufrou mûre. J’aime mieux qu’elle s’en aille.
                     Et la morale de la pièce ? Il n’y en a point. Pas l’ombre de thèse, mais la vie comme
            elle est, de la vérité et des larmes, et, partout, une indulgente équité de moraliste
            clairvoyant. Sartorys est un excellent garçon : sa seule faute est d’épouser Froufrou
            parce qu’il l’aime, et de l’aimer trop ; cette poupée de Froufrou a un fond de loyauté
            et de courage ; Louise est la perfection même ; Valréas est un galant homme ; Brigard
            n’est pas un père fort respectable, mais il a bon cœur… Et voyez le résultat de la
            rencontre de tous ces braves gens : des douleurs, des désespoirs et des morts.
                     
                        
                     
                     C’est la morale de Froufrou, s’il vous en faut une : en sorte que ce
            drame, si moderne et si parisien, est en même temps aussi largement humain qu’il se
            puisse.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     « De l’importance de l’unité d’impression dans les œuvres d’art », on pourrait, sous ce
            titre, à propos de la nouvelle pièce de M. Henri Meilhac, récrire un chapitre
            d’esthétique qui ne serait pas neuf, — oh ! non, — mais qui continuerait d’être
            juste.
                     Voici, d’une part, un vaudeville excellent, d’une bouffonnerie audacieuse, imprévue,
            originale, avec ce fond d’observation qui ne manque jamais chez l’auteur de la Petite Marquise. Voici, d’autre part, une fine comédie de ton moyen, une
            pénétrante étude de sentiments, de beaucoup de vérité avec un grain de fantaisie.
            Chacune de ces deux pièces est bien près d’être une merveille en son genre. Mêlez-les
            ensemble et entrelacez-les, fût-ce avec l’art le plus consommé : il semble que cette
            opération ne leur puisse rien enlever de leur mérite ; et cependant il y a des chances
            pour que, réunis et combinés, vos deux chefs-d’œuvre ne vaillent plus tout à fait ce
            qu’ils valaient isolément. C’est que ces passages répétés d’un ton à l’autre nous
            obligent à un effort, à un petit travail d’accommodation qui ne peut jamais se faire
            assez rapidement et ne laisse point assez de sécurité au plaisir que nous goûtons.
                     C’est, je crois, le cas pour Gotte. J’y ai pris un plaisir très
            délicat et très vif, gâté par un peu de trouble et d’incertitude. On me forçait trop
            souvent à modifier l’orientation de mes esprits ; on substituait trop vite une espèce de
            comique à une autre. Bref, on me changeait trop soudainement mon plaisir. Renvoyé à
            chaque instant du vaudeville énorme à la fine comédie et du sourire discret au rire fou,
            j’éprouvais quelque chose des angoisses d’un volant entre deux raquettes. Maintenant que
            je suis prévenu, il est probable qu’une seconde représentation de Gotte me semblerait délicieuse. Je tâcherais de me munir, auparavant, d’une
            agilité d’esprit suffisante. Mais, la première fois, j’ai été, çà et là, quelque peu
            déconcerté. J’étais ravi, je me sentais chatouillé par tous ces traits comiques, de
            qualité si rare et d’espèces si variées, et je riais tout le temps ; mais, ballotté
            entre des impressions trop diverses, je finissais par rire aux anges, sans trop savoir
            de quoi, comme les hydrocéphales et les petits enfants. C’est égal, ce n’est pas une
            œuvre vulgaire qu’une comédie où il y a tant de délicatesse et tant d’imagination
            bouffonne, tant de fantaisie et de vérité, de sagesse et de folie, de gaîté et, tout au
            fond, d’amertume, — et dont le seul défaut, enfin, est dans l’excès même de sa richesse.
            Tâchons de nous reconnaître dans ce gaspillage. Le mieux est peut-être de vous raconter
            séparément les deux jolies pièces que M. Meilhac a écrites, croyant sans doute,
            l’insouciant ! n’en écrire qu’une.
                     M. et Mme Courtebec sont deux excellents époux, deux tourtereaux de
            cinquante ans. Ils vivent doucement, dans la bonne graisse d’un égoïsme bien tranquille,
            — chacun avec son vice qu’il entretient soigneusement. Le vice de M. Courtebec est la
            gourmandise : « Bonne humeur toujours et, quand on peut, bonne nourriture, c’est ma
            devise », répète ce digne homme toutes les cinq minutes. Le vice de Mme Courtebec est le jeu, particulièrement le poker. Elle a cette idée fixe
            qu’elle gagnera quelque jour une fortune et, quand elle perd, elle trépigne et braille
            comme un enfant en colère.
                     Les Courtebec ont pour cuisinière la jeune Gotte, une orpheline qui leur a été
            recommandée par le notaire Verduron. Gotte est tombée amoureuse de son maître pour
            l’avoir entendu fredonner l’air de Gounod : Dans les sentiers ombreux.
            Depuis, elle lui fait des yeux de carpe et lui donne quand elle peut des coups de poing
            dans le dos. Ces familiarités gênent un peu Courtebec ; mais il les supporte : Gotte
            fait si bien les petits plats !
                     Or, un jour Gotte reçoit une lettre du notaire Verduron, lui annonçant qu’un certain
            Benoît-Benoît, mort au Chili, lui laisse dix-huit millions. Gotte se fait lire la lettre
            par Mme Courtebec.
                     Dix-huit millions ! Mme Courtebec en pâlit : « Ma chère enfant,
            dit-elle à Gotte, Me Verduron vous écrit simplement qu’il se porte
            bien et vous exhorte à vous bien conduire. » Dix-huit millions ! Une cuisinière ne peut
            pas hériter de dix-huit millions.
                     Ici la farce devient très belle, très hardie et vaguement effrayante. Mme Courtebec conte la chose à son mari. La vision de tout cet or réveille
            instantanément chez ces bourgeois de bonne vie et mœurs deux gredins pleins
            d’inconscience et de sérénité. Très naturellement, ils ont tout d’abord l’idée de
            supprimer la cuisinière… Mais ils ne s’y arrêtent pas, car ils sont « d’honnêtes gens ».
            — « Voyons, dit Courtebec, comment d’honnêtes gens s’y prendraient-ils pour s’emparer de
            l’héritage de leur cuisinière ? » Le meilleur moyen, c’est de l’amener d’abord, à force
            de petits soins, à tester en leur faveur, avant qu’elle sache l’aubaine qui lui est
            tombée du ciel. Et voilà les deux époux qui caressent Gotte et qui la font asseoir à
            leur table. Madame elle-même lui portera son café au lait dans son lit, etc. En même
            temps ils la pressentent, ils lui demandent ce qu’elle ferait si, par hasard, elle
            héritait d’une grosse somme. « Oh ! dit Gotte en montrant le blanc de ses yeux, si
            j’avais de la fortune, je la déposerais aux pieds de celui que j’aime. »
                     Comme les mauvaises pensées s’engendrent l’une l’autre avec une merveilleuse facilité,
            ce mot de Gotte inspire au bon Courtebec un projet atroce. Puisque Gotte l’aime, s’il
            divorçait pour l’épouser ? C’est ce qu’il essaye de faire entendre, en douceur, à Mme Courtebec. Il faut dire, à sa décharge, qu’il a arrosé son dîner
            d’une bouteille d’excellent chambertin et de quelques petits verres… C’est égal, il y a
            un fond de morosité sous la fantaisie folle de ce troisième acte. Cela fait songer aux
            dernières scènes de l’Affaire de la rue de Lourcine : mais, dans le
            vaudeville de Labiche, l’enchaînement des crimes de Lenglumé s’explique par la terreur ;
            au lieu que c’est la fascination de l’or qui fait pulluler les noirs desseins dans l’âme
            des Courtebec. Cela est d’un comique violent, mais non d’une grande gaîté. On fait de
            pénibles retours sur la misère de la nature humaine. « Seigneur, dit la prière
            chrétienne, ne nous exposez pas à la tentation. » Qui sait, monsieur mon voisin, si vous
            n’épouseriez pas Gotte ? Et qui sait surtout si vous ne feriez pas le petit mouvement du
            pouce qui supprimerait, à trois mille lieues d’ici, le mandarin chinois et vous
            donnerait une fortune ? Et cette grosse Mme Courtebec, qui souffle
            dans l’oreille de son mari l’idée scélérate, et ce gros et pacifique Courtebec qui, une
            fois parti et le chambertin aidant, ne s’arrête plus dans la voie du crime… ne les
            avons-nous pas vus sous un autre habit, dans les plus sombres drames ? N’est-ce pas
            Macbeth et lady Macbeth ? N’est-ce pas le ménage assassin de Monte-Cristo (j’oublie les noms) ? J’exagère à dessein mon impression. Mais il
            est certain que Gotte ne vous secoue pas d’un rire innocent, libre,
            aisé et purement hygiénique. C’est de la farce un peu amère et un peu féroce ; de celle
            qui se gaudit de trouver l’humanité abominable, et de constater qu’il n’y a souvent,
            entre les honnêtes gens et les coquins, que l’épaisseur d’une occasion…
                     Au quatrième acte, M. Meilhac revient à un comique plus clément. Les époux Courtebec,
            en se réveillant le lendemain matin, retrouvent sur l’oreiller leur antique innocence.
            La veillée criminelle n’a été qu’un mauvais rêve. Ils se repentent, ils se réconcilient.
            Cotte, touchée des bontés de madame, a renoncé à soupirer pour monsieur, et, quand elle
            apprend qu’elle est dix-huit fois millionnaire, l’excellente fille les plante là, comme
            il est naturel, pour aller tout de suite se faire habiller en dame et acheter, à
            l’agence de Truc-sur-Mer (vous ai-je dit que nous étions aux bains de mer ?) les
            vingt-sept villas qui sont à vendre.
                     Mais on apprend à la fin que la lettre du notaire Verduron s’était trompée d’adresse.
            Elle était pour Mme Lahirel, et c’est Mme Lahirel qui a reçu la lettre d’amour écrite pour Cotte.
                     Cet échange de lettres est le seul détail par où le noir, farouche et désopilant
            vaudeville que je viens de résumer se rattache à l’exquise comédie qu’il me reste à vous
            présenter.
                     Lahirel est un mari jaloux, mais d’une espèce originale. C’est un jaloux plein de
            franchise et qui se rend justice. Il a cinquante ans et sa femme en a vingt. Il sait
            qu’elle est sage, mais il n’est pas tranquille. Il passe son temps à regarder
            Marceline ; puis, quand il l’a bien regardée, il se regarde et il compare, et il tire
            des conclusions. « Il est impossible qu’elle m’aime et il est impossible qu’elle ne me
            trompe pas… Moi même, si j’étais à sa place, je me tromperais ! — Mais alors, lui dit
            Courtebec, pourquoi l’as-tu épousée ? — Eh ! parce que je l’aimais. On est si bête quand
            on aime ! Je me sentais tout rajeuni… jusqu’au moment où, selon l’usage, on nous a
            laissés seuls ! »
                     Il est touchant, ce bon jaloux. Et Marceline est charmante. C’est une honnête femme qui
            aime tranquillement son mari, parce qu’il est son mari, parce que c’est un brave homme,
            parce qu’elle a de l’esprit, de la raison et un tempérament calme, et aussi un peu parce
            qu’il est jaloux. « Cela flatte toujours, dit-elle, qu’un homme devienne si bête à cause
            de vous. »
                     Les adorateurs ne lui manquent pas. L’un d’eux la poursuit jusque chez les Courtebec.
            C’est Alfred des Esquimaux, un petit jeune homme pas méchant qui a gardé un fond de
            candeur. Il fait sa déclaration. Marceline se moque de lui, gentiment, et s’amuse de son
            reste de gaucherie et d’innocence. Mais elle ne lui enlève pas tout espoir. « Une femme,
            dit-elle, peut manquer à ses devoirs pour trois raisons : 1º Si elle est perverse. Or,
            je ne le suis pas. 2º Si son mari est insupportable. Mon mari l’est, mais pas encore
            assez. 3º Si l’homme qui l’aime est irrésistible. Êtes-vous irrésistible ? — Et que
            faut-il faire pour être irrésistible ? — C’est bien simple : me donner une preuve
            d’amour à laquelle je ne puisse résister. »
                     À Truc-sur-Mer. Lahirel a changé de méthode. Il a juré de ne plus surveiller sa femme
            et de ne plus être jaloux ; et il essaye. En réalité, il est plus jaloux que jamais.
            « N’abuse pas de ma confiance, dit-il à Marceline… J’en ai si peu ! » Là-dessus arrive,
            à l’adresse de Mme Lahirel, la lettre destinée à Cotte. Lahirel ne
            peut se tenir de la décacheter. La lettre commence par ces mots ; « Délicieuse
            coquine. » Joignez que Lahirel amène trois fois de suite neuf au baccarat. Plus de
            doute. Il devient si « insupportable » que Marceline, exaspérée enfin, se décide à ne
            plus attendre la « preuve d’amour » qu’elle exigeait au premier acte. Elle-même le
            laisse comprendre à Alfred des Esquimaux. Et alors, par un revirement imprévu et
            pourtant naturel, le brave garçon, touché jusqu’au cœur, et pris de pitié pour l’aimable
            petite femme, lui remontre quelle sottise elle va faire et lui conseille de rester
            fidèle quand même à son imbécile de mari ; « Eh quoi ! c’est vous, vous qui me parlez
            ainsi ? dit Marceline toute surprise. — Vous m’avez demandé une grande preuve d’amour,
            répond le bon Alfred, voilà ce que j’ai trouvé de mieux. — Ah ! s’écrie la petite femme,
            c’est gentil ce que vous faites là ! Tenez, c’est trop gentil, il faut que je vous
            embrasse ! »
                     À ce moment même, le mari paraît. Vous l’attendiez. Cette fois, il demandera le
            divorce. Même quand il sait que la « délicieuse coquine » était Cotte, et que c’est
            Marceline qui hérite des dix-huit millions, il persiste dans son dessein. Ce
            désintéressement touche Marceline. Elle daigne alors se justifier, et trouve des mots et
            un accent qui rassurent son jaloux. « Alors, dit Lahirel, je ne suis pas trompé ?… C’est
            drôle, je ne puis pas me faire à cette idée-là ! »
                     On le voit, les deux pièces que je viens de raconter n’ont aucun rapport entre elles,
            sinon qu’elles sont nouées et dénouées l’une et l’autre par le même accident extérieur.
            Leurs scènes alternent régulièrement, mais ne se tiennent point. Et elles paraissent
            d’autant moins se tenir que les deux pièces sont écrites, comme j’ai dit, d’un style et
            dans un esprit sensiblement différents, — le vaudeville étant d’une folie débridée et
            d’un pessimisme éclatant, au lieu que la comédie est d’une rare délicatesse et d’une
            cordialité toute souriante.
                     J’attends que le Palais-Royal modifie son affiche comme il suit : Gotte, comédie en deux pièces : 1º les Courtebec ou la
              Tentation, pièce en trois actes, assez courts ; 2º Lahirel ou le
              Jaloux corrigé, pièce en un acte, assez long. Je me hâte d’ajouter que, si
            M. Henri Meilhac s’obstine à maintenir sa combinaison, je me résignerai à goûter
            simultanément deux œuvres que je préférerais savourer l’une après l’autre. Ce n’est pas
            un si grand malheur, après tout, que de passer dix fois de suite, dans la même soirée,
            du Meilhac délicat au Meilhac délirant. On est un peu cahoté, mais je vous assure qu’on
            s’y fait. Peut-être aussi M. Meilhac a-t-il eu ses raisons pour s’en tenir à ce plan un
            peu singulier, dont les inconvénients n’ont pu lui échapper. Ces raisons, je les
            trouverais en les cherchant, mais je ne les cherche pas, parce que je les condamnerais
            tout de même… Et peut-être enfin ai-je exagéré, par jeu et par malice innocente,
            l’indépendance réciproque des deux actions qui se déroulent parallèlement dans Gotte, — tout de même qu’une Iliade et une Achilléide se développent côte à côte dans l’épopée homérique.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     On me pardonnera d’avoir attendu huit jours pour parler d’Un
            Parisien. Au fond je ne suis pas fâché d’avoir attendu. La pièce m’avait fort
            amusé ; mais, qui sait ? si j’avais dû en rendre compte au pied levé, peut-être
            aurais-je été pris, comme plusieurs de mes confrères, d’une singulière honte d’y avoir
            eu trop de plaisir. J’aurais dit, comme les autres, qu’il y a là beaucoup d’esprit, mais
            qu’il n’y a point de pièce. Au lieu qu’en prenant mon temps j’ai pu découvrir le sujet
              d’Un Parisien, un peu d’étoffe sous les broderies, un peu de pâte
            solide sous la mousse légère des mots.
                     C’était une entreprise hasardeuse et imprudente que de faire jouer Un
              Parisien devant des Parisiens. Je crois que les spectateurs étaient sur leurs
            gardes et que beaucoup de Parisiens, vrais ou faux, étaient d’avance secrètement
            disposés à trouver « que ce n’était pas cela ». Et ils l’ont trouvé, naturellement, et
            ils ont même été bien durs pour ce pauvre Brichanteau. Sans doute, ils faisaient un
            retour sur eux-mêmes : « Voyons, est-ce que je suis comme ça, moi ? » Et, en effet, ils
            ne sont pas comme ça ; ils ne font pas autant de mots que Brichanteau, et il y en a
            beaucoup, parmi eux, qui n’ont jamais recueilli d’orpheline. — Ou plutôt ils avaient
            tous en tête je ne sais quel type absolu du Parisien, et ils comptaient que M. Gondinet
            le leur mettrait sous les yeux. Or, c’est ce que ni M. Gondinet, ni personne ne pourra
            jamais faire, et l’on comprend aisément pourquoi. Ce type du Parisien par excellence
            devrait réunir les traits communs à tous les Parisiens, et c’est de cela qu’il serait
            fait tout entier. Or, ces traits se réduisent à assez peu de chose. Ce sera, si vous
            voulez, une certaine tournure d’esprit, dégagée et un peu frivole, l’habitude de la
            raillerie, un esprit d’ironie, de tolérance et de détachement aimable… Et puis c’est
            tout. Le parisianisme ne saurait donc constituer un caractère : ce n’est qu’une allure,
            une façon d’être, je dirais presque un accent. Il y a assurément des
            Parisiens, et il y en a même en province, et c’est à cet accent qu’on les reconnaît.
            Mais un homme qui ne soit que Parisien, mais le Parisien absolu, je ne l’ai jamais
            rencontré et je ne puis même le concevoir.
                     Maintenant est-ce bien « un Parisien » que Brichanteau ? Et le titre
            modeste de la pièce de M. Gondinet est-il justifié ? Pour moi il me semble bien
            difficile de refuser à Brichanteau l’accent de Paris. Il a, au plus haut point, cette
            habitude de « persiflage », comme on disait au siècle dernier, de « blague », comme on
            dit aujourd’hui, qui caractérise éminemment l’esprit parisien. C’est, de plus, un
            épicurien délicat, un dilettante, un nonchalant très ingénieux, qui a su arranger et
            composer toute sa vie avec art et qui tire doucement de Paris tout le plaisir qu’il peut
            donner. Très égoïste, en apparence, très indulgent, très indifférent, très bon garçon,
            au reste spirituel en diable… Si vous lui refusez le nom de Parisien, à qui le
            donnerez-vous ? — Mais il s’applique trop à être Parisien, et dès lors il ne l’est plus
            autant qu’il le croit. — J’avoue que cette affectation ne m’a pas frappé. — C’est donc
            que vous-même n’êtes pas Parisien ? — Alors nous n’en sortirons plus, à moins de dire
            que cette affectation est plutôt du fait de M. Coquelin aîné que de celui de M. Edmond
            Gondinet.
                     Il est vrai aussi (mais il le fallait bien) que Brichanteau est un Parisien d’une
            certaine espèce. C’est un Parisien qui aime Paris et qui l’avoue, et cela lui a fait
            tort. Il habite boulevard des Italiens ; il vit entre la Madeleine et la rue Drouot ; il
            ne voyage pas : il trouve que la verdure est déjà trop crue aux Champs-Élysées ; il
            reste des heures à sa fenêtre, renversé dans un bon fauteuil, à écouter le bruit
            délicieux de son cher boulevard. Là-dessus, ceux qui se donnent pour les vrais, les
            seuls Parisiens, se récrient de pitié : « Ça, un Parisien ? Allons donc ! Mais un
            Parisien demeure au parc Monceau ou dans le quartier de l’Étoile. Un Parisien voyage. Un
            Parisien passe l’hiver à Monaco et l’été à la mer. Brichanteau est un Parisien d’il y a
            cinquante ans, du temps de Roqueplan ou d’Auber. Ou plutôt Brichanteau n’est qu’un
            provincial. » Ces objections sont spécieuses. Mais, outre qu’il faut tenir compte ici
            d’un peu d’exagération scénique, pourquoi Brichanteau ne représenterait-il pas une
            variété particulière du Parisien, je veux dire le Parisien amoureux de Paris ? Cette
            espèce se fait rare, mais elle n’a pas complètement disparu, je vous assure. Maintenant
            il est possible que ceux-là surtout aiment chèrement Paris qui sont venus de leur
            province et qui croient l’avoir découvert. Vous vous rappelez que le Gascon Montaigne
            aimait la grande ville jusque dans ses verrues. Brichanteau appartiendra donc, si vous
            le voulez, à l’espèce des Parisiens qui ne sont pas nés à Paris, et qui n’en sont que
            plus Parisiens.
                     Le parisianisme de Brichanteau offre encore une autre particularité. Ce Parisien, qui a
            le ridicule d’adorer Paris, est de plus « un homme sensible ». Sur quoi les Parisiens de
            tout à l’heure, se formant sans doute du Parisien une image à la Balzac, rêvant la
            Palférine, Rubempré ou tout au moins Morny, haussent les épaules avec dédain devant ce
            candide Brichanteau qui sait si peu la vie, qui recueille une orpheline, comme dans les
            romans, qui la fait élever par une gouvernante dans un coin de sa garçonnière et qui n’a
            pas l’air de se douter que cela peut paraître étrange. Mais d’abord il faut faire ici la
            part d’un peu de fantaisie, comme dans certains petits chefs-d’œuvre de MM. Meilhac et
            Halévy. Pour moi, ce rien de romanesque, mêlé à une vive esquisse de mœurs
            contemporaines, n’a rien qui me déplaise. On dit : « Cela est absurde, cela ne se fait
            pas. Dans la réalité, votre viveur n’aurait jamais l’idée saugrenue de s’embarrasser de
            cette petite. Au moins, si par un caprice bizarre il recueillait Geneviève, la
            mettrait-il au couvent. » Mais Brichanteau ne nous dit-il pas lui-même qu’il a plaisir à
            voir la petite « tripoter près de lui ses pelotons de laine » ? M. Gondinet a justement
            voulu que son Parisien gardât un joli coin de sensibilité et presque d’ingénuité. Et qui
            ne sait que ce mélange de scepticisme et de tendresse se rencontre en effet assez
            fréquemment chez les Parisiens ? Les exemples ne manqueraient pas s’il n’était indiscret
            de les citer. On n’aurait pas de peine à découvrir chez M. François Coppée, Parisien de
            Paris pourtant, et dont la conversation manque étrangement de naïveté, un fond de
            sensibilité et, peu s’en faut, de sensiblerie populaire. Et, sous une forme littéraire
            très différente, vous trouveriez un mélange analogue dans plus d’une pièce de
            MM. Meilhac et Halévy, déjà nommés. L’auteur de Mme Cardinal n’est-il pas aussi celui de l’Abbé
            Constantin ? Et j’imagine que vous ne traiterez point M. Halévy de provincial.
            Enfin, nous avons tous connu des boulevardiers « gobeurs » et qui n’étaient point pour
            cela des sots.
                     Après cela, il me semble que le dessein de M. Gondinet est clair comme le jour, et
            qu’il fallait un peu de mauvaise volonté pour ne point le voir. La « variété » qu’il a
            voulu nous montrer est justement celle du Parisien sensible. La pièce, si les
            sous-titres étaient à la mode, pourrait aussi bien s’appeler : « l’Égoïste généreux »,
            ou « le Sceptique tendre », ou « le Boulevardier romanesque ». L’idée essentielle de
            l’auteur a dû être de développer ce piquant contraste d’un esprit ironique et d’un très
            bon cœur. Mais en même temps il a voulu faire ressortir le parisianisme de son héros par
            une opposition facile, en le fourvoyant en pleine province, et peut-être ce long épisode
            obscurcit-il un peu son dessein principal. Ce dessein n’est certes pas difficile à
            démêler, mais je ne le trouve point marqué assez constamment ni assez fortement, et ce
            serait là, à mon avis, l’unique défaut de la pièce.
                     Mais, ce point accordé, M. Gondinet a certainement imaginé les détails les plus propres
            à mettre en lumière le parisianisme spécial de Brichanteau. D’abord son départ pour, la
            province est plaisamment motivé. Son nouveau propriétaire, M. Savourette, vient lui
            donner son congé. Car Mme Savourette, au temps où elle s’appelait
              Mme Valageot, a eu des bontés pour Brichanteau qui a même fait
            décorer son premier mari, et la bonne dame ne serait pas tranquille si Brichanteau
            restait dans sa maison. Voilà donc notre Parisien obligé de déménager : il est atterré
            et, par un coup de désespoir, il se décide à suivre à Montauban des parents de province.
            M. et Mme Pontaubert et leur fille Léonide, élève aussi diplômée que
            possible du lycée de filles de Toulouse. On a dit : « Un Parisien qui a peur d’un
            déménagement, mais c’est stupide ! Personne ne déménage plus facilement qu’un
            Parisien ! » Pardon : je vous jure qu’il y en a que cela ennuie. À entendre certains
            critiques, on dirait qu’un Parisien est essentiellement un homme qui n’aime pas Paris et
            que les déménagements amusent. C’est très bizarre.
                     Voilà donc Brichanteau à Montauban. Les mêmes farceurs qui avaient dit : « Ça, un
            Parisien ? » ont dit : « Ça, la province ? » Il est certain que ce n’est pas toute la
            province, et qu’il y a là, d’ailleurs, comme dans toute la pièce, une pointe
            d’exagération plaisante. Mais il me paraît aussi que M. Gondinet a su dégager
            précisément ce qui, dans la vie provinciale, doit agacer le plus un Parisien de l’espèce
            de Brichanteau. Ce que Brichanteau aime dans Paris, c’est la liberté complète, une sorte
            de solitude charmante et toujours amusée, la joie de faire ce qu’il veut sans se mêler
            de ce que font les autres. Or, à Montauban, il ne peut bouger sans que toute la ville
            braque les yeux sur lui. Quarante-sept fenêtres surveillent le jardin des Pontaubert. Il
            ne peut faire un pas sans marcher sur une convenance. On lui enlève Geneviève parce
            qu’il n’est pas « convenable » qu’elle reste auprès de lui, et on la met en pension chez
            deux vieilles demoiselles qui lui disent pis que pendre de son tuteur. Avec son
            laisser-aller de Parisien, il compromet, sans s’en douter, Mlle Léonide. Mme Pontaubert la lui jette à la tête, les
            bijoutiers lui font des offres pour la noce, et la fleuriste, sans attendre la commande,
            lui envoie le bouquet de fiançailles…
                     Heureusement M. Savourette vient le tirer de là. Le digne homme a trouvé au fond d’un
            pot, sur la cheminée de son locataire, une photographie de Mme Savourette. Très digne, il demande une explication : « Hé ! dit Brichanteau,
            celle que vous a donnée Mme Savourette est la vraie. — Et laquelle ?
            — Il ne me plaît pas de la répéter. » Sur quoi, M. Savourette télégraphie à sa femme
            qui, rassurée par la discrétion de Brichanteau, consent à lui rendre son appartement. Et
            le Parisien reprend le train de Paris en emportant Geneviève.
                     Nous rentrons dans le vrai sujet de la pièce. C’est la vieille histoire du tuteur qui
            finit par aimer sa pupille. La donnée n’est pas neuve, mais elle est toujours
            excellente, car les conditions et les détails en peuvent être variés à l’infini. Déjà, à
            Montauban. Brichanteau a été très frappé de la gentillesse de Geneviève. À Paris il
            s’aperçoit, à l’attitude d’un ami, qu’il a fait sans le savoir une situation difficile à
            cette enfant. Après une scène où ce bon diable de viveur explique à Léonide Pontaubert,
            devant Geneviève, qu’elle doit se marier selon son cœur, et à quels signes une jeune
            fille reconnaît celui qu’elle aime, il découvre tout à coup qu’il aime, lui, la petite
            orpheline. Je l’avoue ingénument : cette scène, un peu artificielle, où le vieux
            boulevardier débite sa petite homélie entre les deux fillettes qui s’essuient les yeux,
            m’a paru gracieuse et piquante.
                     Je n’ai indiqué que le principal de l’action. Mais que d’épisodes réjouissants ! et,
            partout, que de jolis mots ! Je n’en veux pas citer un seul, car je n’aurais pas le cœur
            de choisir. Il est regrettable que tous ne soient pas, comme on dit, des « mots de
            situation », en sorte que plusieurs pourraient à la rigueur se détacher des scènes dont
            ils sont le très précieux ornement et se transporter dans quelque autre pièce. Oui,
            c’est vrai, et c’est vrai aussi qu’il y a dans Un Parisien un peu trop
            de froufrou et de papillotage. L’action pourrait se développer plus simplement et plus
            largement. Et j’aimerais, par exemple, que, en même temps que Brichanteau s’éprend pour
            sa pupille d’une tendresse croissante, il fût épouvanté des embarras, des dérangements
            de toute sorte que cette petite fille apporte dans sa vie si commode et si bien
            organisée d’égoïste raffiné. Une lutte s’engagerait au cœur du vieux Parisien, qui
            pourrait être plaisante et touchante. Mais, telle qu’elle est, la pièce de M. Gondinet
            m’a charmé. L’observation rapide s’y relève d’un aimable caprice d’imagination. J’aime
            Brichanteau, je le connais, je l’ai rencontré, et son cas m’intéresse. Le domestique
            Gontran, raisonneur et indulgent pour son maître, est une esquisse d’une touche bien
            fine et bien moderne. Il est évident que M. Gondinet a trop d’esprit, mais je ne mets
            point d’amertume dans le reproche que je lui en fais. Il paye assez cher cette
            intempérance, car c’est à cause d’elle que sa pièce, qui est claire, n’est pourtant pas
            lumineuse, puisqu’on a affecté de ne pas la comprendre. Mais, si vous voulez bien vous
            pénétrer d’avance de ce qu’il a voulu faire et de ce qu’il a d’ailleurs presque fait,
            vous passerez à la Comédie française deux heures exquises.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     Le dernier livre de M. Renan a provoqué des accès de pudeur bien divertissants chez un
            grand nombre de pharisiens, ou de simples nigauds. Il y a deux ou trois phrases qu’on se
            répète, d’un air à la fois scandalisé et émoustillé : la phrase de l’avorton, celle du
            signe de la croix de la Bretonne… J’ai rencontré des gens qui voyaient déjà l’auteur de
            la Vie de Jésus enfermé pour sadisme dans ses vieux jours et occupant
            ses journées à tracer sur le sable, du bout de sa canne, des figures symboliques
            empruntées aux cultes phéniciens… Il m’a été impossible, après avoir lu l’Abbesse de Jouarre, de partager ces étonnements vertueux ni ces sombres
            prévisions. C’est un livre exquis, d’un grand charme, tout plein d’humanité, de honte,
            d’indulgence, — et de candeur. M. Renan, que beaucoup considèrent comme un Protée
            insaisissable aux détours infinis, a toujours écrit ce qu’il pensait et sentait, avec
            une franchise absolue. Et c’est souvent par là qu’il a semblé . Il n’a pas
            cru que sa très haute situation dans la science et dans la littérature, la gravité et le
            caractère officiel de ses fonctions, l’obligeassent à ignorer que la femme existe, et
            qu’elle occupe une assez grande place dans la vie des hommes. Le jour où il s’est senti
            troublé et intéressé par la femme, il l’a dit. Seulement, ce jour-là a été pour lui un
            peu plus tardif que pour d’autres. Puis, il venait à la femme avec des dispositions
            particulières, déterminées par son éducation cléricale et par tout son passé. Et c’est
            pourquoi il a eu, en présence du monstre, des impressions originales. Ces impressions,
            il les a exposées avec la gravité, l’ironie et la grâce qui lui sont habituelles. Mais
            il faut être étrangement frivole, gaulois au sens le plus chétif du mot, disciple du
            Caveau et adepte de la théologie de Béranger ; il faut avoir l’esprit bien mal fait et
            le nez singulièrement tourné aux friandises banales pour flairer dans ces confessions ce
            que quelques-uns y flairent. Pour moi, c’est justement ce que je sens de scrupule et de
            pudeur chrétienne tout au fond des hardiesses de l’Abbesse de Jouarre
            qui me rend ce livre adorable. Je n’y trouve pas le plus petit mot pour rire. Pour
            sourire, je ne dis pas. L’Abbesse de Jouarre, c’est le retour aux
            bonnes lois de nature d’un esprit qui s’en est éloigné dans la saison où le commun des
            hommes y obéit le plus volontiers. C’est donc un retour par le plus long, avec beaucoup
            de complications et de cérémonies. Mais ces cérémonies sont charmantes. Les bons
            boulevardiers, qui ont pris tout de suite le plus court, jugent ce livre inconvenant.
            Ils sont admirables ! Moi, je trouve le cas du grand écrivain on ne peut plus
            intéressant, — je dirai même touchant, pour peu que vous me pressiez.
                     Mais, avant de vous donner mes raisons, il faut vous rappeler le sujet du drame. Il
            commence en pleine Terreur. Julie de Saint-Florent, abbesse de Jouarre, libre esprit et
            grand cœur incrédule aux dogmes chrétiens, mais fidèle aux rites de la religion et de
            toute l’ancienne institution monarchique à cause des bienfaits qu’elles ont apportés au
            monde, est enfermée dans la prison de l’ancien collège du Plessis, où elle attend la
            mort. Elle y rencontre le marquis d’Arcy, qui l’a aimée autrefois, et à qui elle s’est
            refusée, par dignité, et aussi parce que la liberté d’esprit doit avoir pour rachat le
            respect absolu des règles qui maintiennent l’ordre social. D’Arcy pensait comme elle ;
            mais il estime que les circonstances les délient de ce devoir : « Assignés pour une mort
            très prochaine, nous sommes libres ; les lois établies en vue des nécessités d’un monde
            durable n’existent plus pour nous. » Julie ne trouve à lui opposer que son orgueil :
            « Nous n’avons en ce moment à tenir compte de personne ; mais jusqu’à la chute du
            couperet, nous aurons à tenir compte de nous-mêmes… Voulez-vous donc que je me présente
            devant la mort amoindrie à mes propres yeux ? » D’Arcy lui répond : « Vous croyez entrer
            plus grande dans l’éternité avec votre attitude inflexible. Erreur, croyez-moi. Moindre
            vous y serez… La vertu altière est chez la femme un vice. Quelque chose vous manquera
            éternellement ; éternellement, vous pleurerez votre virginité… » Julie cède et
            s’abandonne, quelques heures avant le supplice.
                     On fait l’appel des condamnés ; Julie a été rayée de la liste. Un officier républicain,
            un des vainqueurs de Fleurus, frappé de la beauté de son attitude devant le tribunal
            révolutionnaire, a obtenu sa grâce. Mais elle ne se croit plus le droit de vivre. « Je
            n’ai manqué à mon vœu que quand je pouvais me croire déjà en la possession de la mort.
            Je serais lâche, parjure, avilie, si je profitais de ce sursis misérable. J’ai donné des
            arrhes à la mort ; je payerai. » Elle essaye de s’étrangler avec son bandeau d’abbesse.
            On la sauve. Un prêtre qui se trouve dans la prison, l’abbé Clément, la force à lui
            faire sa confession. « Voyez, ma fille, lui dit-il, le danger de prendre la vie plus
            haut que ne le veut notre condition misérable… Vous avez eu tort de raisonner avec le
            devoir. L’aspiration transcendante est mauvaise en tout ; oh ! vous devez maintenant le
            voir ; heureux les simples ! » Et il lui impose pour pénitence d’accepter la vie.
                     Un an s’est écoulé. Julie est devenue mère d’une petite fille. Elle gagne son pain en
            faisant des commissions pour deux marchandes de gâteaux du jardin du Luxembourg. C’est
            là que La Fresnais la revoit. Il lui demande son secret : elle le supplie de ne point
            l’interroger et de ne plus la revoir. Six ans s’écoulent encore. La Fresnais est devenu
            un très brillant général. Il a su le secret de Julie par le frère de l’ancienne abbesse
            de Jouarre. Il accepte tout, car il l’aime toujours. Le frère de Julie intervient.
            « Chère sœur, il faut en finir… Les temps que nous avons traversés, et dont notre devoir
            à présent est de réparer les ruines, ont été comme un interrègne de la nature… L’homme
            n’a eu momentanément d’autre loi que la noblesse de son cœur. Cette loi, qui ne chôme
            jamais, vous l’avez observée… Je vous absous. La Fresnais représente, en ce siècle
            naissant, un principe excellent, l’anoblissement par la victoire… Vous l’aimez…
            Épousez-le. » Julie, revenue au respect des formes établies, objecte ses anciens vœux.
            Mais le premier consul a reçu du pape le droit de l’en délier. Elle tend la main à
            La Fresnais.
                     Ai-je besoin de dire que la forme est ravissante ? Des phrases courtes, où la même
            pensée est exprimée par des formules de plus en plus surprenantes et qui tout doucement
            aboutissent, sans qu’on sache comment, à une dernière formule, d’une hardiesse
            impertinente et tranquille ; puis, une phrase plus longue, sinueuse et comme fluide, qui
            berce, ainsi qu’un flot transparent, quelque claire image… Cela est d’un art
            merveilleux. Au reste, cette langue indéfinissable, tous les personnages la parlent plus
            ou moins. — tous, jusqu’au geôlier et aux marchandes de pain d’épices. Et quant aux
            autres… On entend Julie, au moment le plus pathétique, alors qu’elle doit haleter
            d’émotion, s’exprimer ainsi : « Qu’il en coûte de se faire dans l’ordre moral une loi
            pour soi seul ! » et d’Arcy : « Votre grande intelligence, saisissant à la fois les
            pôles opposés des choses, a toujours séparé l’esprit de la lettre, l’institution de son
            but idéal, la convention de ce qui la justifie. » C’est une sorte de transposition
            philosophique du langage de la passion. Et, d’autres fois, Julie et d’Arcy parlent comme
            des héros de Diderot ou de Jean-Jacques ; « Arrêtez-vous, vous me percez le cœur… Oh !
            lutte affreuse ! D’Arcy, vous me forcez à vous haïr ! » Il est vrai qu’ils parlent aussi
            comme des poètes : « J’eus pour elle une de ces amitiés d’enfance qui embaument toute
            une vie et servent de chemin couvert à l’amour, en permettant une douce familiarité »…
            « Je toucherai le rivage glacé, toute moite encore de tes baisers ; je m’assoirai dans
            la nuit, à peine séparée de toi. » Comment tout cela se fond, je ne sais, mais c’est un
            délice.
                     Si maintenant vous voulez pénétrer jusqu’au fond de l’œuvre, vous la trouverez
            intéressante de deux façons : par la bizarrerie de l’idée principale qui reste obscure,
            ou du moins inexpliquée, et par l’étrangeté du sentiment dominant qui, en revanche, est
            fort clair et nous fait entrer assez avant, ce me semble, dans l’âme de l’écrivain.
                     L’origine du drame paraît être dans cette page de la préface : « Je m’imagine souvent
            que, si l’humanité acquérait la certitude que le monde dût finir dans deux ou trois
            jours, l’amour éclaterait de toutes parts avec une sorte de frénésie ; car ce qui
            retient l’amour, ce sont les conditions absolument nécessaires que la conservation
            morale de la société humaine a imposées, etc. » M. Renan a raison, et l’expérience a été
            faite : Thucydide nous raconte que, pendant la peste d’Athènes, les habitants de la
            ville, se sentant tous menacés d’une mort prochaine, se livraient aux débauches les plus
            effrénées… Mais quelles conclusions M. Renan tire-t-il de là ? C’est ici que
            l’incertitude commence.
                     Julie et d’Arcy, qui, pendant de longues années, ont lutté contre leur amour et
            considéré cette lutte comme un devoir, s’abandonnent tout à coup. Pourquoi ? Parce
            qu’ils doivent mourir et que leur faiblesse devient sans conséquence, ne risque plus de
            troubler l’ordre social ni de faire tort à qui que ce soit. Ils n’ont plus à songer aux
            suites de leur acte. D’Arcy précise : ils sont bien sûrs de ne pas faire d’enfant. Il
            exprime cela par cette étonnante périphrase : « Le fruit de notre amour mourra avec
            nous, avorton de quelques heures, perdu dans le sein de la nuit infinie… » Et M. Renan
            approuve Julie et d’Arcy, on n’en saurait douter. C’est bien lui qui parle, sinon par la
            bouche de d’Arcy, du moins par celle du marquis de Saint-Florent.
                     La conclusion ? Il semble qu’elle doive être bien modeste. M. Renan veut, sans doute,
            nous apprendre qu’il n’attache aucune idée de péché à l’œuvre de chair, laquelle n’est
            en soi ni bonne ni mauvaise, et ne devient coupable, en certains cas, que par les suites
            qu’elle peut avoir. Rien de plus. Cette opinion est radicalement antichrétienne, mais
            elle n’est pas prodigieusement originale. Et, pour tout dire, l’aventure de Julie et de
            d’Arcy n’a rien qui nous transporte. Ils se sont contenus jusque-là par décorum et par
            respect de l’ordre établi ; du moment où ils ne risquent plus de scandaliser leurs
            frères ni d’ébranler les institutions, ils s’en donnent ! C’est bien. Mais cela prouve,
            d’abord, que leur vertu leur pesait étrangement, puis, que cette vertu n’était qu’une
            vertu de politiques et n’avait pour fondement que l’intérêt social. Cela prouve enfin
            (songez donc ! trois heures avant la mort !) qu’ils ont du tempérament. Ce sont deux
            philosophes positivistes pleins de santé. Nous n’avons rien à leur dire ; mais nous
            n’avons pas non plus à les admirer. Ce qu’ils font est légitime, mais n’a vraiment rien
            d’héroïque. Il est toujours très facile, quand on n’est pas malade, de suivre certaines
            lois de la bonne nature.
                     Eh bien ! il paraît que nous nous trompons. La conduite de Julie et de d’Arcy a quelque
            chose d’extrêmement élevé et, peu s’en faut, de sublime. Car « le bien est le but de ce
            monde, et l’amour est l’expression intense du bien ». Quel bien ? Tout ce passage est si
            équivoque qu’on peut très bien croire qu’il s’agit ici de bien moral. Plus loin, d’Arcy
            dit à Julie qui résiste encore : « Moi qui n’ai à sauver ni l’honneur d’un Ordre, ni je
            ne sais quel vœu frivole, je suis plus grand que vous. » En quoi plus
            grand ? Je prends ma tête dans mes mains et ne trouve pas… Quand la chose est faite.
            Julie dit à son ami : « Merci pour ton acte de maître ! Tu m’as rendue plus
              chrétienne que je ne l’étais. » — En quoi plus chrétienne, Seigneur ? Voilà un
            genre de baptême qui n’a été prévu par aucun théologien. Pendant que Julie est en train,
            que ne s’écrie-t-elle comme Pauline :
                     
                        
                     
                     Je comprends bien que d’Arcy et son abbesse ne se sont pas ennuyés ensemble, et cela ne
            me fâche point, et, s’il ne leur faut que mon absolution, je la leur administre à
            pleines mains. Mais le sublime de leur conduite m’échappe absolument. Ils appellent ça
            « christianisme supérieur » et « aspiration transcendante ». — « Voilà, aurait pu dire
            quelque contemporaine de l’abbesse de Jouarre, bien des affaires pour une coucherie. »
            Revenir à la loi naturelle avec ce fracas, voilà qui n’est guère naturel !…
                     Mais, au moment même où nous constatons ce qu’il y a d’étrange et d’un peu obscur dans
            le livre de M. Renan, nous touchons à ce qui en fait le charme intime et rare. Cette
            bizarrerie s’explique par l’invincible sentiment de pudeur qui est, comme j’ai dit, au
            fond de l’œuvre et qui paraît surtout par l’effort que fait l’écrivain pour se mettre
            au-dessus.
                     Cette façon de prendre les choses de l’amour est bien d’un ancien clerc, d’un homme en
            qui les enseignements de la morale chrétienne ont été profondément imprimés dans son
            enfance et dans sa jeunesse. Si cet homme revient au naturam sequere,
            ce ne sera jamais de la même allure ni avec la même sécurité que ceux dont le
            christianisme a été superficiel et éphémère. L’amour physique ne sera jamais pour lui
            une chose toute simple et tout unie. Car, songez-y, pour le vrai chrétien, et plus
            encore pour celui qui a franchi le seuil du sanctuaire et s’est approché de l’autel, la
            chair n’est que souillure, et ses œuvres sont abominables en elles-mêmes, depuis la
            faute d’Adam. Le plus grand péché, le péché par excellence, c’est l’impureté. Et
            l’impureté subsiste, même dans le mariage, dès que les époux accordent quelque chose au
            plaisir et font plus que n’exige la propagation de l’espèce. Cela est la pure doctrine
            chrétienne. La chair est maudite. « Les dévots, dit la Bruyère, ne connaissent de crime
            que l’incontinence. » Cette remarque va loin… Mais que suit-il de là ? C’est que le
            clerc ou le prêtre, émancipé, continuera d’attacher une importance énorme à « l’œuvre de
            chair ». Et même c’est le tranquille et libre accomplissement de cette œuvre qui
            constituera pour lui l’émancipation totale de l’esprit. Et c’est pourquoi Julie et
            d’Arcy, à qui M. Renan a prêté involontairement son âme, font tant de manières pour en
            venir là. Dans la réalité, un gentilhomme et une abbesse incrédules du xviiie
                         siècle n’y auraient pas mis tant de façons. Les empêchements
            dont ils nous parlent sont de ceux qu’il est facile de lever. S’ils craignaient de
            scandaliser les simples, ils n’avaient qu’à prendre quelques précautions ; et, s’ils
            avaient eu un enfant, il leur était aisé d’assurer son sort. S’ils étaient vraiment des
            gens du siècle dernier, ils se seraient donnés l’un à l’autre dès le premier jour. Mais
            l’esprit qui est en eux c’est celui de l’auteur de la Vie de Jésus ;
            et, ils ont beau dire, ce qui les a retenus, ce ne sont point des raisons de convenance
            ni d’intérêt général, c’est l’idée persistante et ineffaçable, encore qu’inavouée, que
            le plaisir charnel n’est en lui-même que souillure et péché. Et cela explique que la
            pensée de ce péché suprême exerce sur eux une sorte de fascination, et qu’ils en parlent
            tant, et que leur imagination s’y enfonce et ne s’en puisse dépêtrer.
                     Mais aussi, dès qu’ils ont consenti à ce qui reste pour eux un péché, ils éprouvent le
            besoin invincible d’ennoblir, de spiritualiser, de sublimiser un acte si simple, de lui
            attribuer un caractère religieux, d’en faire une espèce de sacrement mystique. Ils
            n’auront jamais le courage de considérer cet acte tout nu, et de le prendre pour ce
            qu’il est. Il faut absolument qu’ils y fourrent Dieu, et le ciel, et l’infini. Et ainsi
            ils demeurent chrétiens et tout préoccupés de pureté et de pudeur chrétienne, au moment
            même où ils offensent cette pudeur… « Plus que jamais, dit Julie en sortant des bras de
            d’Arcy, je suis sûre que notre passage à travers la lumière répond à une volonté du
            ciel, et que l’ombre où nous allons entrer n’est que le revers d’un autre infini,
            comparable au sein d’un père. » Un peu avant, d’Arcy disait à son amie : « Le don
            suprême s’est présenté à vous… », un peu comme Jésus dit à la Samaritaine : « Si vous
            connaissiez le don de Dieu !… » et, tout en remettant ses vêtements en ordre :
            « L’amour, s’écrie-t-il, est la révélation de l’infini, la leçon qui nous enseigne le
            divin. » Au fond, ces mots n’ont aucun sens précis. Qu’importe ? Il faut, à ces âmes
            incurablement chrétiennes, ce galimatias religieux pour se consoler de leur chute.
                     Ainsi, ce qui rend ce livre si attachant et si singulier, c’est que l’amour charnel y
            est absous et glorifié par un homme pour qui cet amour a été la
            suprême souillure, et qu’on le sent à travers les hardiesses trop préméditées de cette
            glorification inquiète. Et il y a autre chose encore. Le livre est d’un homme qui s’est
            trop tard soucié de l’amour. Si l’on sent du trouble dans l’Abbesse de
              Jouarre, on y sent plus encore du regret. Regret de quoi ? Laissez-moi vous
            conter un apologue.
                     Il y avait autrefois, dans une ville de l’Inde, un fakir très saint, nommé Valmiki,
            qui, dès son adolescence, s’était appliqué à dompter sa chair par les macérations afin
            d’entrer vivant dans la paix du Nirvâna. Mais, un jour, ayant lu des livres étrangers,
            il reconnut la vanité de son entreprise et cessa de croire à ce qu’enseigne le Bouddha.
            Même il écrivit des ouvrages où il démontrait que le Bouddha n’avait point fait de
            miracles et qu’il n’était point Dieu. Mais, en même temps, il professait une sagesse si
            haute et si sereine, et ses écrits avaient tant de grâce, qu’il se fit, dans la ville et
            dans tout le royaume, un grand nombre de disciples et d’admirateurs.
                     Cependant, Valmiki continuait à vivre dans la chasteté, afin que nul ne pût dire que
            c’était l’attrait des plaisirs grossiers qui l’avait fait renoncer à ses premières
            croyances. Mais, à mesure qu’il avançait en âge, il semblait aimer beaucoup les femmes,
            et il parlait d’elles, sans nécessité, dans tous ses livres comme si elles l’eussent
            préoccupé très vivement. Et il écrivait sur elles des choses si douces, si caressantes
            et si délicates, que tous ceux qui le lisaient en étaient charmés et troublés jusqu’au
            fond de leur cœur.
                     Or, un jour, une veuve de trente ans, qui s’appelait Maïa, jolie, intelligente et
            riche, eut cette pensée :
                     — Si Valmiki parle ainsi des femmes, c’est sûrement qu’il regrette de ne les avoir pas
            connues dans sa jeunesse. Il voudrait les connaître à présent ; mais, il n’ose, soit par
            timidité, soit parce que sa vie passée et sa grande situation l’obligent à persister,
            par dignité, dans son amère continence. Eh bien ! j’irai, et je me livrerai secrètement
            à lui. S’il n’a plus la jeunesse et la beauté du corps, il a la bonté, il a l’esprit, il
            a le prestige de la gloire et du génie, et il ne m’en coûtera pas trop d’être son
            initiatrice. Enfin, j’ai pitié de lui : et je veux qu’il ait connu par moi, avant de
            mourir, ce que n’ignore presque aucun des autres hommes.
                     Maïa s’habilla de gazes légères et se parfuma soigneusement. Elle alla chez Valmiki à
            la nuit tombante, s’assit auprès de lui, et l’interrogea sur quelque points de
            philosophie. Et, tout en lui parlant, elle se serrait contre lui, elle le grisait de son
            haleine, et, enfin, elle lui passa ses bras nus autour du cou :
                     — Je sais, dit-elle, de quoi vous souffrez : prenez-moi.
                     Mais Valmiki se dégagea doucement et répondit :
                     — Vous vous trompez.
                     Par la fenêtre ouverte, qui donnait sur la campagne, on pouvait voir, aux dernières
            lueurs du crépuscule, une bergère de quinze ans, toute blonde et toute rose, qui
            ramenait ses moutons.
                     Valmiki la montra du doigt à Maïa, et dit avec une grande tristesse :
                     — Je voudrais avoir vingt ans et être aimé d’une enfant pareille à celle-ci. Or, voilà
            ce que vous ne pouvez me donner, ni vous, ni personne.
                     Et, comme Maïa s’en allait, toute confuse, elle entendit Valmiki murmurer derrière elle
            une des phrases de son dernier livre :
                     — Quelque chose te manquera éternellement ; éternellement, tu pleureras ta
            virginité.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     On est rassasié de livres : on croit qu’il n’est plus possible d’en écrire de nouveaux
            et que tous ceux qu’on pouvait faire ont été faits. Les œuvres même des plus habiles et
            des plus réputés de nos contemporains, on les connaissait, semble-t-il, avant de les
            lire. On les parcourt cependant avec un reste de curiosité, mais sans que le cœur en
            batte plus vite ni que les yeux s’humectent un instant. On jurerait qu’on a perdu à tout
            jamais la faculté d’être ému par les choses imprimées. Et cela arrive surtout au
            malheureux critique, qui n’a plus le droit de lire naïvement et pour son plaisir, et qui
            n’ouvre plus un livre qu’avec l’obsédante préoccupation de savoir « comment c’est fait »
            et « ce qu’il en dira »… Mais un jour, tandis qu’il feuillette avec une défiance
            tranquille et résignée un ouvrage nouveau, — tout à coup il se sent pris. Une pitié, une
            tendresse où une terreur l’envahit. Ce que ce livre lui raconte, c’est peut-être une
            très vieille histoire ; et pourtant il lui semble qu’il ne la connaissait pas. C’est
            comme s’il découvrait l’humanité. Et alors il pardonne à la littérature ; il reprend
            confiance ; il se dit que l’art ne meurt point, et que le monde a beau être vieux et
            toujours le même, toujours il se rajeunira au miroir de certains hommes privilégiés,
            pour la consolation et le ravissement des autres hommes. Il n’y faut que bien voir,
            sentir profondément, et avoir du génie.
                     Le drame récent du comte Tolstoï, la Puissance des ténèbres, m’a
            donné cette surprise, ce coup au cœur, et cette grande joie. J’en avais cependant
            commencé la lecture avec un parfait détachement, sans désir d’admirer et d’être ému.
            Même je me disais qu’on a beaucoup vanté ces Russes ; qu’on a un peu trop accablé, sous
            leur naturalisme évangélique, le naturalisme curieux, sensuel et dédaigneux de nos
            romanciers ; que ceux-ci, sachant mieux choisir, mieux lier, mieux composer, sont, après
            tout, de plus grands artistes ; que leur refus de s’attendrir et de s’apitoyer trop
            visiblement n’est peut-être qu’une pudeur ou bien une crainte de sortir de l’art, de
            nous émouvoir à trop bon compte et par des moyens qui ne relèvent pas de la
            littérature ; que leur morosité même, leur pessimisme, leur mépris des hommes est un
            sentiment très intéressant, très humain, et qu’enfin rien ne nous empêche d’éprouver
            cette pitié qu’ils n’expriment pas volontiers, mais que la tristesse et la brutalité de
            leurs tableaux nous suggèrent… Ainsi je réclamais pour mes compatriotes et je les
            voulais défendre contre ces Slaves diffus, désordonnés et mystiques… Eh ! ce n’est pas
            difficile d’être mystique ! Si nous voulions… Et pendant ce temps-là, à travers la forme
            bizarre et dépourvue pour nous de beauté proprement littéraire, à travers la singularité
            et parfois l’obscurité de tournures et d’images probablement intraduisibles, subitement
            l’âme de Tolstoï m’ébranlait d’une secousse, s’emparait de moi et bientôt me possédait
            tout entier.
                     C’est loin, loin, là-bas, dans la Russie immense. Là vivent des paysans plus primitifs,
            plus près de la terre, plus ignorants que les derniers paysans de France ; de pauvres
            créatures ne roulant dans leur cerveaux étroits qu’un très petit nombre d’idées, en
            proie aux instincts élémentaires, et sur qui règne vraiment « la puissance des
            ténèbres ».
                     Le drame qui se joue entre eux est  brutal. Le « riche moujik », Petr
            Ignatitch a épousé en secondes noces Anissia. Il a une fille du premier lit, Akoulina,
            « un peu dure d’oreille et un peu idiote », et Anissia lui a donné une autre fille, la
            petite Anioutka. Petr est de santé chétive et passe ses journées à se traîner et à
            grogner sur le poêle de l’isba. Anissia le hait et le malmène, et elle a pris pour amant
            son valet de ferme, Nikita. Mais elle apprend que les parents de Nikita veulent le
            marier avec une certaine Marina. « Écoute, Nikita, dit-elle, si tu épouses Marina, je ne
            réponds pas de moi… Je me tuerai. J’ai péché, j’ai violé la loi ; mais à présent,
            impossible d’y revenir… » Nikita, passif, promet ce qu’elle veut et la prend dans ses
            bras…
                     À ce moment Matrena, la mère de Nikita (vous allez certainement vous embrouiller dans
            ces noms, mais ce n’est pas ma faute), Matrena entre « en faisant des signes de croix
            devant les icônes ». Elle a vu Nikita et Anissia s’écarter vivement l’un de l’autre.
            « Et moi, dit-elle, ce que j’ai vu, je ne l’ai pas vu ; ce que j’ai entendu, je ne l’ai
            pas entendu. Il s’amusait avec une petite baba (femme). Eh bien ! un petit veau, ça
            s’amuse aussi. Pourquoi ne pas s’amuser ? C’est l’affaire de la jeunesse. » Et Matrena,
            ayant renvoyé son garçon, conte à Anissia que le mariage dont on a parlé ne se fera
            point : « Vois-tu, ma petite baie, le petit… tu sais toi-même comme il aime les petites
            babas… Et puis, il est beau, il n’y a pas à dire… Eh bien ! il vivait au chemin de fer.
            Là vivait aussi une jeune fille comme cuisinière. Eh bien ! elle s’amouracha de lui,
            cette petite fille… S’est-il passé entre eux quelque chose ou non ?… Mais le vieux (le
            père de Nikita) en eut vent… « Marions-les, qu’il dit, marions-les pour couvrir le
            péché… » Mais ne t’inquiète pas, cela ne sera point… Notre petit-fils vit dans le
            bonheur, attend le bonheur, et moi j’irais le marier à une coureuse !… Nous ne voulons
            ni l’emmener, ni le marier. Vous nous donnerez un peu d’argent, et, ma foi, qu’il
            reste !… Je connais tout, ma petite baie, je sais pourquoi les jeunes babas ont besoin
            de paquets de poudre à faire dormir… J’en ai apporté… Je vois, ma petite baie, que ton
            vieux va tourner de l’œil : et comment vivrait-il ? Si on lui donnait un coup de
            fourche, il ne sortirait pas de sang. Et voilà qu’au printemps tu l’enterreras sans
            doute… Il te faudra bien alors prendre quelqu’un dans ta cour. Et mon fils, pourquoi ne
            serait-il pas moujik ?… » Et elle tend à Anissia les paquets de poison, et Anissia les
            prend, presque sans résistance.
                     Mais voici venir Akim, le père de Nikita. De tous ces ignorants, celui-là est le plus
            ignorant et le plus humble. Pour l’instant, le métier de ce pauvre homme, si vous voulez
            le savoir, c’est de vider des fosses d’aisances. Ce n’est pas un mauvais métier. Il en
            parle avec la simplicité d’un enfant de Dieu. Et comme sa femme fait la dégoûtée :
            « C’est vrai, dit-il, que tout d’abord… taïè… ça suffoque pour ainsi dire ; mais on s’y
            fait… C’est comme du marc, pour ainsi dire… et puis on y gagne assez… Quant à l’odeur,
            pour ainsi dire, taïè… nous autres, nous ne devons pas y regarde trop près : sans
            compter que rien n’empêche de se changer. » La parole d’Akim, vous le voyez, n’est qu’un
            balbutiement, un embryon de langage. À peine ce pauvre homme est-il un homme. Pourtant
            il a quelque chose à dire. Il veut savoir si c’est vrai que son fils a séduit et trompé
            la petite Marina. Et alors…
                     Alors c’est comme une lumière soudaine et surnaturelle parmi ces « ténèbres ». Au
            travers de ses « pour ainsi dire », de ses « taïè » et de son obscur bégayement, ce
            misérable entre les misérables révèle une âme sublime et sainte sans le savoir. Car
            chacun de ses balbutiements exprime l’amour de la justice, la bonté, la charité, la foi
            en Dieu. Ce pauvre homme qui, seul, entre ces créatures d’ombre, porte en lui cette
            lumière, la conscience, devient tout à coup grand et vénérable. Il a des paroles, — bien
            simples pourtant, — qui viennent, on le dirait, de plus loin que lui. On a la vision
            soudaine de la beauté morale, dans les conditions les plus propres à faire sentir ce que
            cette beauté a de mystérieux, d’inexpliqué, d’irrésistible et de divin. On a
            l’impression que cet être si borné, si infime, possède la vérité éternelle, connaît seul
            le sens et le but de l’univers. Les bouts de phrases informes qu’il émet péniblement
            prennent la majesté d’une révélation. Toute cette scène est d’une beauté incomparable ;
            je vous y renvoie, ne pouvant la citer tout entière et ne voulant pas la mutiler. C’est
            la plus dramatique et la plus saisissante mise en action de la pensée de Pascal : « Tous
            les corps, les firmaments, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le
            moindre des esprits, car il connaît tout cela et soi : et les corps, rien. Tous les
            corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas
            le moindre mouvement de charité : car elle est d’un ordre infiniment plus élevé… De tous
            les corps ensemble on ne saurait en faire réussir une petite pensée ; cela est
            impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits on n’en saurait tirer un
            mouvement de vraie charité : cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel. »
                     Nikita jure devant l’icône qu’il n’y a rien eu entre Marina et lui ; et, quand il est
            resté seul : « Je me suis senti comme poussé, dit-il, quand j’ai fait le signe de la
            croix devant l’icône. Comme ça, j’ai tout fini d’un seul coup. On dit qu’on a peur de
            jurer faux… Des bêtises, tout cela, des mots. C’est très simple. »
                     Là-dessus, Marina vient trouver Nikita. La douceur et la résignation de Marina ont le
            même caractère de simplicité absolue et de grandeur que la sainteté du vieil Akim : « Tu
            sais bien toi-même, dit-elle à Nikita, que je n’ai aimé personne que toi. Que tu
            m’épouses ou non, je ne t’en voudrai pas… Je n’ai jamais eu aucun tort envers toi :
            pourquoi ne m’aimes-tu plus ? pourquoi ?… Ce qui me peine, ce n’est pas que tu m’aies
            promis le mariage, mais que tu ne m’aimes plus… Tu m’as reniée ; tu m’as tuée ; mais je
            n’ai aucun ressentiment contre toi. Va avec Dieu ! Si tu trouves mieux, tu m’oublieras ;
            sinon, tu te souviendras de moi. Nikita, adieu, puisque c’est ainsi. » Elle veut
            l’embrasser ; il l’écarte avec violence. « Ah ! dit-elle en s’en allant, Dieu ne te
            donnera pas le bonheur ! »
                     Le second acte est effrayant comme un cauchemar. Petr s’obstine à ne point mourir
            malgré la poudre blanche. « Ah ! dit Anissia à Matrena, pourquoi m’as-tu donné cette
            poudre ?.. Que j’ai peur ! Oh ! s’il pouvait mourir de mort naturelle ! » Mais
            l’horrible Matrena la rassure et la presse. « Une seule chose, ajoute-t-elle. Ne dis
            rien de tout ceci à Nikita. Il est bête ; Dieu préserve qu’il entende parler de cette
            poudre ; il ferait Dieu sait quoi ! Il est trop sensible, lui, tu sais : il ne peut pas
            même égorger un poulet. Ne lui dis rien. Malheur ! Il ne réfléchirait pas… » Ce qui
            inquiète les deux femmes, c’est qu’elles ne savent point où Petr a caché son argent, et
            que Petr veut voir sa sœur Marfa, sans doute pour le lui remettre. Enfin, Anissia
            découvre le magot dans les vêtements du mourant… Maintenant, Marfa peut venir… Petr
            meurt ; les commères arrivent. « Il faut appeler les anciennes ; il faut apprêter le
            corps… Y a-t-il de l’eau dans le chaudron ? N’en reste-t-il pas dans le samovar ? »
                     Neuf mois après. — Nikita a épousé Anissia, et, presque tout de suite, est devenu
            l’amant de sa belle-fille Akoulina. Ici, une scène fort curieuse. Le vieil Akim vient
            pour emprunter une petite somme à son fils. On lui dit que Nikita est allé à la ville
            pour toucher de l’argent. Akim ne comprend pas. Le vieux valet de ferme Mitritch lui
            explique laborieusement ce que c’est que la banque. Akim, le bon chrétien, s’indigne :
            « … Comment ! Dieu ordonne de travailler, et toi, pour ainsi dire, tu places ton argent
            à la banque, et tu dors ! Et ton argent, pour ainsi dire… taïè… te nourrira ! Une
            infamie, pour ainsi dire ; ça… taïè… pas conforme à la Loi. » Et, poursuivant ses
            réflexions naïves : « Ah ! oui, nous vivons dans un temps… taïè… Ainsi le “sortir” (lieu
            d’aisance), pour ainsi dire, que j’ai vu à la ville… taïè… comment a-t-on imaginé cela ?
            C’est poli, c’est lisse, pour ainsi dire : on dirait des magasins… taïè… Et à quoi ça
            sert-il ? À rien !… Ah ! on oublie Dieu, on oublie, pour ainsi dire. Dieu… taïè…
            Dieu !… » Cependant Nikita rentre, absolument ivre, avec des cadeaux pour Akoulina… Les
            deux femmes échangent d’abominables injures. Akoulina sait le crime d’Anissia et le lui
            jette à la face… Nikita met Anissia à la porte, puis, dans un attendrissement d’ivrogne,
            la rappelle… Le vieil Akim sort de la maison en secouant la poussière de ses pieds :
            « Tu es pris, dit-il à son fils, dans la richesse comme dans un filet, pour ainsi dire.
            Ah ! Nikita, il faut avoir une âme. » Et comme, un peu après. Akoulina offre le thé à
            Nikita : « Non, dit-il subitement dégrisé ; je ne veux pas… Éteignez la lumière… Oh !
            que je suis malheureux ! que je suis malheureux !… »
                     Le quatrième acte dépasse tout en épouvante. Akoulina est enceinte et est prête
            d’accoucher. Il faut faire disparaître l’enfant, car Akoulina est demandée en mariage
            par un garçon de bonne famille. Pressé par sa mère et par Anissia, le malheureux Nikita
            creuse une fosse dans la cave, reçoit le nouveau-né, le met sous une planche et s’assied
            dessus… La scène est pleine de mots terribles. « Descends dans la cave, dit Matrena ;
            creuse dans un coin une petite fosse ; la terre est molle. Après, tu nivelleras de
            nouveau. Notre petite mère, la terre, ne le dira à personne. Elle nivellera comme une
            vache avec sa langue. Va donc, va, mon fils. » Et Anissia : « Il m’a déjà assez bafoué,
            avec sa gueuse. Mais en voilà assez. Au moins je ne serai pas la seule… Il sera aussi un
            assassin… Qu’il sache ce que c’est ! » Et Matrena, pendant que Nikita s’assied sur la
            planche : « Ho ! Ho-o-o ! On aimerait mieux ne pas pécher, mais que faire ? » Et quand
            c’est fini. Nikita répète cinq ou six fois :
                     « Comme ils craquaient sous moi, ses petits os ! Krr… krr… Qu’est-ce qu’ils ont fait de
            moi ? Il piaule encore, parole, il piaule… — Ma chère petite mère, aie pitié de moi. »
            Il boit de grands coups d’eau-de-vie ; mais il entend toujours les petits os craquer et
            l’enfant piauler : « Il piaule toujours… Qu’est-ce qu’ils ont fait de moi ?… Où me
            sauver ? »
                     Et il y a une variante à ce quatrième acte ! Et je ne sais si la variante n’est pas
            plus tragique encore que la première version ! Nous n’assistons plus au meurtre de
            l’enfant. Nous sommes dans l’isba ; la petite Anioutka est couchée dans son lit, et le
            vieux Mitritch sur le poêle. Anioutka a peur ; elle a entendu les cris du petit enfant ;
            elle entend du bruit dans la cave… Elle supplie le vieux de la prendre sur son poêle
            avec lui ; et le vieux, qui soupçonne ce qui se passe, berce la petite avec de bizarres
            histoires, qu’il entremêle de malédictions à l’adresse des « babas »… Mais, lisez,
            lisez, je vous prie ! C’est plus terrible, en vérité, que Macbeth ou
              le Roi Lear.
                     Au cinquième acte, c’est la noce d’Akoulina. Nikita reste dans la cour. Anissia lui
            fait horreur : il songe à la tuer. Il songe aussi à se pendre. Et toujours il répète :
            « Qu’ont-ils fait de moi ? » Marina le rencontre : elle est douce et résignée comme
            autrefois : elle a épousé un vieux veuf qu’elle soigne bien, et dont elle aime les
            enfants. Elle essaye de consoler Nikita : « On ne vit pas sans chagrin. Mais on pleure,
            et ça passe… Moi, je ne me plains pas de ma vie. Non, je ne me plains pas. J’ai tout
            avoué à mon vieux, et il m’a pardonné, et il ne me reproche rien. Je n’ai pas à
            regretter ma vie ; mon vieux est tranquille et gentil pour moi ; j’habille, je
            débarbouille ses enfants ; et, de son côté, il me comble d’attentions. Pourquoi me
            plaindrais-je ? C’est Dieu qui l’a voulu ainsi. — Ah ! dit Nikita, je n’ai eu de bon
            temps qu’avec toi : te rappelles-tu comme les nuits nous semblaient courtes, au chemin
            de fer ? — Ne rouvre pas la plaie. Je suis mariée selon la Loi, et toi aussi. Mon péché
            m’a été remis : ne remue pas les vieux souvenirs. » — Les discours de la bonne Marina
            éveillent une première lueur dans l’âme obscure de Nikita. Les propos d’ivrogne de
            Mitritch achèvent l’œuvre intérieure. Cette phrase du vieux soldat l’a frappé : « Il ne
            faut pas avoir peur des gens. » À ce moment, sa mère et sa femme (à moitié ivres)
            l’appellent. Il entre dans la salle du repas de noces et avoue publiquement ses péchés.
            L’ouriadnik, qui se trouve là, veut l’arrêter et « dresser l’acte » dès le commencement
            de sa confession. Mais le père, le vieil Akim intervient : « Toi, pour ainsi dire… taïè…
            bouton de cuivre… pour ainsi dire, attends. Laisse-le… taïè… dire tout, pour ainsi dire…
            Ne parle pas maintenant de l’acte. Il y a ici œuvre de Dieu… taïè… un homme, pour ainsi
            dire, se repent, et toi… taïè… un acte !… Parle, mon fils, dis tout. Tu te sentiras
            mieux. Épanche-toi devant Dieu, n’aie pas peur des hommes. Dieu ! Oh ! le voilà,
            Dieu ! » Et Nikita, ayant terminé sa confession, ajoute, voulant sauver sa femme et sa
            mère : « C’est moi qui ait tout fait. C’est moi qui ai conçu la chose, c’est moi qui
            l’ai exécutée. Mène-nous où il faut : je ne dirai plus rien. »
                     Tel est ce drame. Je n’ai pu vous en donner qu’une analyse fort incomplète. C’est une
            œuvre d’une vie intense, et c’est une œuvre de pitié et de foi. Cette foi, le comte
            Tolstoï vous la communique. Si l’on pouvait se reprendre, on dirait : — Je vois bien
            qu’Anissia est criminelle par amour, Matrena par ambition maternelle, Nikita par
            faiblesse et parce que les fautes s’engendrent fatalement l’une l’autre ; si bien que
            les crimes de ces pauvres êtres paraissent presque involontaires. Mais je vois que les
            vertus d’Akim et de Marina ne le paraissent pas moins. J’admire ces saints, j’ai
            compassion de ces brutes ; et après ? Je doute fort que dans la réalité ces brutes se
            transforment jamais, comme Nikita, par le repentir, et je constate une fois de plus que
            ce monde est mauvais ou, si vous voulez, inintelligible. — Mais, en y repensant, je me
            souviens que Tolstoï a laissé veiller une petite lumière dans l’âme ténébreuse de
            Matrena, d’Anissia et de Nikita : ils savent et répètent qu’ils commettent le péché… À
            la fin, cette petite lumière de la conscience se ravive (du moins chez Nikita) à
            l’approche du grand foyer que portent en elles les âmes saintes et modestes d’Akim et de
            Marina. Et l’idée du drame est sans doute celle-ci : « Les méchants (qui ne sont que des
            malheureux) ont toujours en eux de quoi connaître Dieu et lui revenir, — surtout si les
            bons aiment et plaignent les méchants. » Cela me rappelle ces vers très candides que
            j’écrivais il y a bien longtemps :
                     
                        
                        
                        
                        
                     
                     Mais, pour cela, il faut croire que l’univers existe uniquement afin que la justice y
            règne un jour entre les hommes, et, pour que, en attendant, l’amour de la justice (qui
            implique la pitié et la charité) soit engendré dans les âmes par l’épreuve même de la
            vie… Croyons-le donc. Nous avons besoin que l’univers ait un sens, et qu’il ait
            celui-là. Ce besoin, ceux qui l’éprouvent le plus vivement sont les meilleurs d’entre
            nous : mais, puisque nous reconnaissons ceux-là pour « les meilleurs », c’est donc que
            ce besoin est au fond de toutes les âmes. Il y est, quelquefois bien au fond, mais il y
            est. Je m’y abandonne sans bonté, puisque, si je me trompe, c’est avec toute la
            planète…
                  
               
               
                  
                  
                     
                     Je ne me rappelle pas exactement le détail du mythe solaire d’où est sortie la légende
            d’Orphée. Sauf erreur, Orphée doit être le Soleil, Eurydice l’Aurore et Pluton la Nuit.
            Et Eurydice, ramenée des enfers par son époux, lui échappe dès qu’il se retourne, de
            même que l’Aurore s’évanouit aussitôt que le Soleil l’a regardée…
                     Les trois quarts des anciens récits inventés par les hommes ont ainsi pour origine
            l’observation naïve des phénomènes célestes ; ils ne sont que de l’astronomie et de la
            cosmographie interprétées par des imaginations enfantines. Presque toutes les fables de
            la mythologie grecque, et jusqu’aux contes de ma Mère l’Oie, c’est, en dernière analyse,
            l’histoire du soleil, de l’aurore, des nuages, du jour et de la nuit, de l’hiver et du
            printemps. À vrai dire, il n’est pas de conte, de légende, voire de drame et de roman
            qui ne puisse se ramener à un mythe solaire ou météorologique. On y a ramené, comme vous
            savez, l’histoire de Napoléon, et je me fais fort d’y réduire les Trois
              Mousquetaires ou le Vicomte de Bragelonne. Et cela se comprend.
            Le ciel et les saisons n’offrent aux hommes que des images de vie, de mort, de fuite, de
            voyage, de lutte, de résurrection. Or, c’est aussi de cela qu’il s’agit toujours dans
            les drames humains. Les douze travaux du Soleil sont les douze travaux d’Hercule, et
            pourraient être les douze vengeances de Monte-Cristo.
                     Les anciens ne se doutaient guère et ne s’inquiétaient point, à ce qu’il semble, de
            l’origine et du sens primitif des belles légendes que les poètes leur racontaient.
            L’aventure d’Orphée n’était pour eux, du temps de Virgile, qu’une mélancolique histoire
            d’amour. Le jour même de ses noces, Eurydice meurt, piquée par un serpent. Son époux,
            armé de la lyre divine, va la redemander aux royaumes infernaux. Pluton consent à lui
            rendre l’aimée à la condition qu’il marchera devant elle et qu’il ne la regardera pas
            avant d’avoir atteint les plages de la lumière. Mais il se retournera, n’en doutez
            point. S’il ne se retournait pas, c’est qu’il l’aimerait faiblement. Il faut qu’il la
            perde de nouveau, puisqu’il l’adore ! Sentez-vous la tristesse et la beauté de ce
            symbole ? — Après qu’il l’a perdue, il passe ses jours et ses nuits à la chanter, à
            l’appeler par son nom, le long des bords désolés d’un fleuve du Nord, tel qu’un héros
            des vieux poèmes germaniques. Et, alors, les Ménades jalouses l’égorgent et le
            déchirent, et jettent ses membres dans le fleuve. Mais sa tête surnage, et, tandis que
            les flots l’entraînent, ses lèvres mortes continuent de murmurer : « Eurydice !
            Eurydice ! » Et cette délicieuse histoire d’amour et de fidélité, qui nous vient
            pourtant de la Grèce lumineuse, a, je ne sais comment, par la mélancolie de ses détails,
            par la profondeur du sentiment qu’elle traduit, un air de légende du Nord : et, si
            j’étais quelque peu érudit, je chercherais, et je suis sûr que je trouverais, à ce conte
            tragique et tendre des origines septentrionales.
                     Mais Orphée n’est pas seulement le parfait amant, fidèle et épris jusque par-delà la
            mort, c’est l’ancêtre des poètes, le père de la civilisation, le législateur inspiré qui
            rassemble les hommes, les déshabitue de la vie éparse et sauvage, leur enseigne la
            douceur et la concorde, et fonde la première cité. Si nous ne connaissions ces choses
            depuis si longtemps, si notre faculté de sentir et d’admirer n’était tout émoussée par
            l’accoutumance, rien ne nous semblerait plus beau ni plus grand que cette antique
            conception du poète, plus fort par la lyre que les chefs primitifs par les muscles et
            par l’épée ; que les lions suivent, charmés, avec des lambeaux de chair entre leurs
            dents, à qui les tigres viennent lécher les pieds, et qui fait s’incliner en cadence,
            sur son passage, les chênes et les grands pins : âme toute-puissante sur les hommes, sur
            les animaux et sur la nature entière, parce qu’elle est tout amour, toute sympathie et
            toute bonté. Saluons avec humilité, nous, ses fils indignes, ce lointain et magnifique
            patron des hommes de lettres.
                     Poète et législateur, Orphée passait, en outre, pour le fondateur de la religion la
            plus pure, la plus noble, la plus « intérieure » et la plus sanctifiante que l’antiquité
            ait connue. C’est de lui, disait-on, que les mystères d’Éleusis tenaient leurs rites et
            leur enseignement. Avant l’« orphisme », on croyait sans doute à une vie future, mais
            inerte et sans châtiments ni récompenses ; l’idée de justice était encore confuse ; on
            mettait le crime dans l’acte plus que dans l’intention, et l’ancien dogme rejetait le
            crime d’un seul sur toute la famille ou la cité.
                     Les Mystères établissent le dogme de la responsabilité personnelle. Par eux, la vertu
            devient ce qu’elle est restée : l’empire sur les passions. Ils enseignent qu’on va à la
            félicité éternelle par la vertu, et à la vertu par l’épreuve. Et ils ont leur culte,
            — leurs « offices », leur « messe », — qui consiste dans la représentation de deux
            drames symboliques : l’histoire d’Éleusis et celle de Bacchus, l’évangile du blé et
            l’évangile du vin.
                     Ils mettent en scène la douleur et la joie de Cérès perdant et retrouvant sa fille,
            c’est-à-dire l’allégresse et le deuil de la nature, selon que le grain est sur l’épi ou
            qu’il est enfoui dans la terre. Mais la vigne, outre la vertu de revivre qu’elle partage
            avec le blé, en a encore une autre, et qui n’est qu’à elle. Du raisin foulé sort le vin,
            qui donne l’ivresse poétique, qui soulève l’âme au-dessus d’elle-même, et par qui
            s’accomplit l’union entre les puissances physiques et les puissances morales. Ainsi,
            c’est un acte religieux que de boire ensemble le vin ; c’est déjà une « communion »
            mystique, car le vin est le sang d’un dieu. Et ce dieu a souffert, a répandu son sang
            avant d’être assis dans l’éternelle paix. Il a donné à ses fidèles l’exemple de la
            purification par la douleur.
                     Dans la légende générale de Bacchus, il s’est formé, en effet, une légende
            particulière : « Bacchus, fils de Jupiter et de Proserpine, est confié aux Curètes ; les
            Titans, quelquefois considérés comme ses frères, trompent la vigilance de ses gardiens,
            le déchirent, font bouillir ses membres dans une chaudière et s’en repaissent. Mais
            Pallas leur dérobe le cœur et l’apporte encore palpitant à Jupiter, qui reforme autour
            de ce centre le corps de son fils, foudroie les Titans et l’associe à sa gloire. Par
            cette légende, le principe immortel de la vie se personnifie avec une particulière
            énergie dans Bacchus ; les épreuves par où il passe deviennent une passion, un drame plein d’émotions, de crainte, de douleur, d’espérance et de
            joie. De plus, cette histoire est la nôtre, car nous sommes nés des cendres des Titans
            foudroyés, de ces cendres où étaient mêlées avec la substance des monstres des parcelles
            du corps du dieu. Dans cette origine l’homme lit sa destinée : il doit séparer en lui
            les deux éléments dont il est formé, le pur de l’impur, Bacchus des Titans ; cette
            purification, commencée maintenant, continuée à travers des existences successives, le
            conduira à l’existence finale, où, délivré des misères humaines, il se reposera dans la
            béatitude infinie. » (Bersot, d’après le Sentiment religieux en Grèce,
            par M. Jules Girard.)
                     Les plus grands esprits de la Grèce antique furent initiés à ces mystères. C’est
            l’orphisme qui a inspiré à Eschyle ses Euménides et son Prométhée, et à Sophocle son Œdipe à Colonne. Tout le théâtre
            d’Euripide est imprégné d’orphisme. Et il est permis de se demander, avec un peu
            d’inquiétude, si, après vingt-quatre siècles écoulés, l’humanité a trouvé quelque chose
            de mieux que cette morale et cette religion. L’orphisme ne sépare point l’homme de la
            nature ; il l’y plonge au contraire ; il nous fait sentir notre parenté avec les choses
            et c’est aux phénomènes naturels qu’il demande des images et des symboles de nos joies,
            de nos douleurs et de notre vie morale. C’est une religion charmante pour l’imagination.
            Et c’est aussi une religion émouvante pour le cœur ; la « passion » de Notre-Seigneur
            Bacchus était célébrée avec des chants d’amour et de deuil, des gémissements et des
            lamentations, puis des cantiques de joie et des alleluias. Il semble bien que, dans ces
            Mystères, commence déjà d’éclore le sentiment qui sera la grande nouveauté du
            christianisme : l’amour de Dieu. Et, enfin, cette religion est austère ; elle affirme
            nettement la responsabilité morale ; elle nous présente la vie comme une expiation :
            elle conseille même la chasteté, elle en connaît le charme et le prix. L’Hippolyte
            d’Euripide, ce pur représentant de l’orphisme, a la pudeur et la gravité d’un jeune
            religieux. Il porte à Diane, sa patronne, des guirlandes de fleurs, comme font les
            jeunes filles aux autels du mois de mai ; et les strophes qu’il lui récite ont la
            douceur et la piété d’un cantique à la sainte Vierge. Vraiment le degré de beauté
            morale, où pouvaient s’élever les hommes par la doctrine d’Orphée, n’a guère pu être
            dépassé.
                     Et, en même temps, cette doctrine est si flexible que l’esprit s’y meut à l’aise : les
            récits où les âmes simples aiment à voir des réalités, les sages sont libres de les
            prendre pour de beaux mythes et de profonds symboles… Ce qu’une autre religion
            apportera, c’est le mépris de la nature, dont elle séparera l’homme violemment, c’est un
            plus grand et plus effectif amour de Dieu, c’est une plus grande pitié de la condition
            humaine, c’est un accroissement de la charité ; mais c’est aussi plus de tristesse, plus
            de terreur, et l’obligation morale de croire à un dogme précis, comme à la vérité
            absolue… Ah ! cher Orphée, si délicieusement chanté par Virgile, j’ai, après tout, le
            soupçon que tu n’avais pas dit à l’âme humaine le dernier mot qu’elle voulait entendre ;
            mais comme on devait être bien dans ta petite église, et quelle douce halte l’élite de
            l’humanité à dû y faire !
                     Je remercie M. Hector Crémieux de m’avoir fourni l’occasion de repasser ces beaux
            souvenirs, et je ne lui reprocherai point de les avoir profanés. Il pourrait me répondre
            que, s’il est le premier en France qui ait parodié les dieux de l’Olympe sous cette
            jolie forme de l’opérette (Orphée est antérieur à la
              Belle Hélène), les plus spirituels des écrivains grecs lui avaient donné
            l’exemple de cette impertinence ; qu’Aristophane, ce conservateur, a, le premier
            « blagué » les dieux ; qu’Euripide nous montre Mes-Bottes à table sous la figure
            d’Hercule dans la plus touchante de ses tragédies (Alceste), et que
            tout l’Olympe est traité avec la plus complète irrévérence dans les dialogues
            voltairiens (déjà !) de Lucien de Samosate. Il pourrait ajouter que Scarron et Perrault
            ont parodié l’Enéide et que Marivaux a travesti l’Iliade. Et il ne faut point s’indigner de ces libertés qu’ont prises d’aimables
            esprits avec ces dieux vénérables et charmants de l’antiquité grecque ; car ces dieux
            sont un peu les nôtres ; nous aimons à regarder les Grecs comme nos ancêtres
            intellectuels, et ce ne sont donc là qu’amusements de famille. C’est ainsi que les
            bonnes gens du moyen âge traitaient les saints avec un naïf sans-gêne, jugeant qu’ils ne
            s’en offenseraient pas et qu’on peut se permettre bien des choses avec les gens qu’on
            aime, et qui le savent. Nous ne commettons pas un si grand crime en tirant la barbe aux
            Olympiens, comme font les petits enfants aux vieux grands-pères. Et j’alléguerai encore,
            en faveur de M. Hector Crémieux, que sa parodie est restée ingénieuse, claire et gaie,
            et que nous avons été fort contents de la revoir l’autre jour.
                     Vous vous rappelez l’idée de cette parodie. Elle est simple, elle est plaisante, elle
            est dans la pure tradition de l’esprit gaulois. À qui fera-t-on croire qu’Orphée, ayant
            eu le bonheur de perdre sa femme, n’ait pu s’en consoler et soit allé de lui-même la
            redemander aux enfers ? Aussi est-ce l’Opinion publique qui traîne le malheureux à la
            recherche d’une compagne qui ne pouvait le sentir. Il convient aussi qu’Orphée soit un
            mari trompé, le « cocuage » étant le fond même du comique moderne. Et, à ce propos, je
            voudrais bien qu’on me dise pourquoi cette situation du mari, qui depuis quatre ou cinq
            siècles nous paraît si divertissante et qui défraye les neuf dixièmes de nos fabliaux,
            de nos contes et de nos vaudevilles, n’a jamais suggéré aux anciens la moindre
            plaisanterie ; et pourquoi ce qui met en liesse Rabelais, Molière, la Fontaine et
            Labiche, échappe à Aristophane, à Plaute et à Térence. Car, je ne crois pas me tromper,
            le type de Sganarelle et les traditionnelles plaisanteries sur le cas de ce malheureux
            appartiennent bien exclusivement au moyen âge et aux temps nouveaux. Je pense qu’on en
            trouverait les raisons en considérant ce qu’était le mariage et ce qu’était la famille
            chez les anciens et chez nous. Mais j’abandonne cette recherche à plus habile que moi,
            car il y faudrait un érudit doublé d’un moraliste…
                     Le réveil des dieux, au commencement du second acte, est charmant. C’est une gentille
            idée d’avoir fait rentrer sournoisement, avant l’aurore, dans leurs palais de nuages,
            les déesses et les dieux coureurs de prétentaines terrestres : Vénus, Cupidon, Mars et
            Diane. Les rodomontades de Jupiter, les scènes que lui fait Junon, l’énorme déesse
            « calée » par tous les Olympiens, cela vous a une bonne odeur de littérature classique
            et rappelle aux honnêtes gens les gracieuses fantaisies d’Homère dans la divine Iliade. L’arrivée du pauvre Orphée, que l’Opinion publique pousse par
            les épaules, la visite de Pluton à son bon cousin Jupiter sont d’ingénieux prétextes à
            des tableaux et à des défilés qui, dans le papillotage d’un Olympe en clinquant baigné
            de lumière électrique, nous aident à ressaisir la vision de l’antique Olympe, de
            l’humanité divinisée, de la plus belle mythologie qui ait été créée par l’imagination
            des hommes. — La splendeur du spectacle et des décors, que notre esprit corrige et
            complète, suffirait à nous faire absoudre l’inoffensive impiété de la comédie. Et le si
            joli ballet des Mouches, au troisième acte, ne nous fait point sortir de la Grèce
            antique. Je songe à ce que devait être le chœur des Guêpes dans la comédie
            d’Aristophane, et je me rappelle que les Grecs avaient leur Jupiter chasse-mouche : Zeus apomyos. Et quelle adorable musique voltige sur tout cela, tantôt
            fine, pimpante et railleuse, tantôt rapide, violente et endiablée ! La chanson
            d’Eurydice à Bacchus me remue tout entier. Non, ce n’est point une chanson de grisette
            en petit bonnet, mais de bacchante couronnée de raisins et ceinturée d’une peau de
            tigre ; ce n’est point un air du Caveau ; c’est vraiment une mélodie sacrée ; elle ne
            s’adresse point au dieu de Panard et de Béranger, mais je la vois monter vers le fils
            ressuscité de Zeus, vers l’Iacchos des Mystères… Et tout à coup voici éclater la musique
            du cancan infernal, de cet effréné quadrille dont Francisque Sarcey disait si bien dans
            son feuilleton du 10 octobre 1881 :
                     « Vous l’entendez chanter à votre oreille, n’est-ce pas ? Est-ce qu’aux premiers sons
            de cet orchestre enragé il ne vous semble pas voir toute une société se levant d’un bond
            et se ruant à la danse ? Elle réveillerait des morts, cette musique. Comme ses rythmes,
            tantôt sautillants, tantôt furieux, avaient l’air d’être faits pour communiquer une
            trépidation morale aussi bien que physique à ce public de désaccordés, pour qui la vie
            n’était qu’une manière de danse macabre ! Au premier coup d’archet qui sur la scène
            mettait en branle les dieux de l’Olympe et des Enfers, il semblait que la foule fût
            secouée d’un grand choc et que le siècle tout entier, gouvernements, institutions, mœurs
            et lois, tournât dans une prodigieuse et universelle sarabande. »
                     Tel qu’il est aujourd’hui (et je ne regrette point qu’on ait agrandi cette opérette
            jusqu’aux proportions d’une féerie), Orphée aux Enfers est un de ces
            spectacles qui occupent doucement tous les sens à la fois, qui amusent l’esprit,
            sollicitent l’imagination, éveillent la mémoire et font surgir de ses profondeurs toute
            une procession de beaux souvenirs. On y ressent un peu du plaisir qu’on a à relire
            Homère, et beaucoup de celui qu’on trouve à regarder de belles images. Cela réunit les
            charmes divers du harem, de la parade, de la musique, des contes chers à nos aïeux et de
            la poésie grecque. C’est une transposition gauloise d’une fable antique, qui vous induit
            en rêveries d’exégèse religieuse, cependant qu’on écoute de la musique parisienne et que
            les yeux s’arrêtent sur de gracieux corps féminins. On jouit obscurément de trente
            siècles à la fois, car il n’y en a pas beaucoup moins entre le joueur de lyre Orphée et
            le compositeur Jacques Offenbach.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     La Vie parisienne est, en effet, un journal très parisien et qui, à
            cause de cela, ne se lit bien qu’en province. À Paris on n’a pas le temps ; et puis on a
            Paris même. La Vie parisienne est un journal unique et excellent,
            étant exclusivement consacré à l’étude et à la glorification, parfois ironique, de la
            femme de luxe, de la femme considérée comme le plus joli des êtres créés, comme celui
            dont l’habillement est le plus compliqué et dont le possession est le plus recherchée ;
            considérée enfin comme l’expression suprême de tout ce qui, dans la civilisation
            contemporaine, tend à l’accroissement et au raffinement du plaisir. Les études, en
            apparence frivoles, de la Vie parisienne ont par là une grande portée.
            Car la femme de luxe, à y regarder de près, suppose, résume et révèle l’état social, les
            mœurs, la philosophie, le tour d’esprit, et même l’industrie, l’art et la littérature
            d’une époque. Une société peut se trahir tout entière dans le plus beau, le plus riche
            et le plus cher de ses joujoux. Vous pouvez donc, si cela vous fait plaisir, regarder
            les directeurs de la Vie parisienne comme de grands moralistes sans le
            savoir, comme des sociologues qui ne seraient pas de l’Institut.
                     La Vie parisienne est d’abord le recueil d’écritures le plus
            profondément imprégné de cette odor di femmina qui flotte sur le monde
            depuis qu’Ève s’est dressée parmi les grandes fleurs du paradis terrestre, ou depuis que
            Vénus a tordu ses cheveux ruisselants de l’eau de la mer Ionienne. La Vie
              parisienne est le seul moniteur intelligent, amoureux et vraiment renseigné, de
            la « mode » féminine et des chiffons féminins. Vous n’avez pas oublié la remarquable
            série d’études méthodiques qu’elle a publiées dans ces dernières années sur les
            différentes parties de la toilette des femmes (Comment elles
              s’habillent). Vous avez pu mesurer avec stupéfaction à quel point l’antique
            feuille de figuier s’est compliquée. À dire vrai, je crois qu’elle s’est plus compliquée
            en ce siècle que dans tous ceux qui ont procédé. Si nous avions une étude analogue,
            aussi savante, aussi précise, aussi minutieuse, sur la toilette complète des femmes vers
            la fin du siècle dernier, sentez-vous combien la comparaison serait intéressante, et
            quelles conséquences un moraliste et un historien en pourraient tirer ? Vous y verriez,
            je pense, nos arrière-grand-mères presque uniquement soucieuses de la partie extérieure
            de leur habillement ; et, de ce culte croissant pour ce que Philaminte appelait « une
            guenille », vous pourriez conclure, suivant les cas, soit à un pervers raffinement de
            mollesse, soit au contraire à un sentiment idéaliste et artistique, à un instinct
            perfectionné d’hermine, à un orgueil de la beauté qui, s’il n’est point la pudeur, en
            fait souvent l’office. Soyez certains que la complication et l’irréprochable minutie des
            toilettes de Paulette d’Alaly sont pour quelque chose dans sa vertu (une vertu purement
            formelle, je l’avoue) et contribuent à la maintenir dans sa froideur naturelle ou
            acquise. (Il est vrai que Blanche d’Altorf a peut-être la même lingère et que cela ne la
            protège point.) Quant au lecteur, si vous voulez savoir quel obscur et subtil plaisir il
            peut bien trouver dans ces descriptions, rappelez-vous le petit Justin, ce Chérubin
            apothicaire, regardant Félicité repasser le linge d’Emma Bovary : « Le coude sur la
            longue planche où elle repassait, il considérait avidement toutes ces affaires de femme
            étalées autour de lui, les jupons de basin, les fichus, les collerettes… — À quoi cela
            sert-il ? demandait le jeune garçon, en passant la main sur la crinoline ou les agrafes.
            — Tu n’as donc jamais rien vu ? répondait en riant Félicité. » Or il ne s’agit ici que
            du linge d’une petite bourgeoise du temps de Louis-Philippe.
                     La Vie parisienne ne donne pas seulement la toilette, elle donne la
            femme. C’est Marcelin qui la dessine, à la page du milieu, d’un trait fort simplifié, un
            peu conventionnel et étrangement expressif. Ce n’est point Ève, Aphrodite, ni Chloé ;
            c’est la femme telle que l’ont faite et pétrie des siècles de civilisation et de corset,
            très éloignée dans son anatomie des proportions naturelles et normales que nous présente
            la statuaire grecque, mais rapprochée de l’idéal de grâce et de beauté féminine propre à
            cette fin de siècle ; quelque chose de délicat et de chiffonné dans les traits du
            visage, parfois quelque reste des principaux types ethnographiques de la race blanche,
            mais atténué, adouci, enveloppé ; dans les lignes du corps une grande sveltesse, même
            une longueur excessive ; la taille amincie, comprimée, jusqu’à renverser les proportions
            de la cage des côtes qui semble retournée ; le buste et les hanches singulièrement
            amplifiés par cet article ; bref, un dessin général qui, tout en allongeant le corps, en
            exagère les cambrures et les saillies significatives. En somme, c’est un peu la femme de
            Grévin, mais avec plus de mollesse. D’ailleurs, les jolies créatures que Grévin campe en
            trois coups de crayon immuables se rapprochent visiblement du type égyptien ; tandis que
            les longues jeunes femmes de la Vie parisienne rappelleraient plutôt
            certaines statuettes florentines.
                     Mais, outre que la Vie parisienne nous renseigne avec abondance sur
            la plastique et sur le vêtement de la femme de luxe contemporaine, elle la fait vivre et
            parler et nous montre ce qui s’agite autour d’elle. Ce journal qui semble écrit par un
            couturier, une lingère, un tapissier, un cuisinier et un parfumeur qui auraient du génie
            et de l’esprit ; ce journal qui, pour chaque détail de la vie élégante, nous révèle la
            mode de demain, tout en se moquant de la mode, nous offre en même temps, croquées d’un
            trait vif et juste, avec une pointe d’exagération railleuse, les plus amusantes scènes
            de mœurs contemporaines, de fins tableaux du monde et du demi-monde, du monde des
            cercles, du monde des théâtres. Songez que c’est à la Vie parisienne
            que nous devons ces chefs-d’œuvre : Monsieur et Madame Cardinal et les
              Notes de M. Thomas Graindorge, sans compter Monsieur,
              Madame et Bébé, un livre qui a été original, et qui est encore piquant et
            gracieux. La Vie parisienne a deux académiciens parmi ses anciens
            rédacteurs. Il n’a manqué, je pense, à M. Renan que l’occasion d’y écrire. Et encore
            telle page exquise sur la toilette des femmes, dans son Marc-Aurèle,
            pourrait servir d’épigraphe à certaines études de Marcelin. La Vie
              parisienne est assurément un des journaux les mieux écrits de Paris. Les honnêtes
            gens qui la rédigent parlent naturellement la meilleure langue, la plus saine, la plus
            vive, la moins prétentieuse. La Vie parisienne est le plus libre des
            journaux (je vous prie d’entendre « libre » au meilleur sens). Les rédacteurs y disent
            absolument tout ce qu’ils pensent. La critique des livres et des pièces de théâtre s’y
            fait, sous une forme fantaisiste, avec une grande indépendance de jugement et une
            malveillance universelle, mais sans amertume ; et, parmi les railleries volontairement
            injustes et les caquetages impertinents, vous y trouverez souvent de bonnes vérités qui
            vous soulageront. Enfin la Vie parisienne est un journal éminemment
            bienfaisant et consolateur. Chaque semaine, pendant une heure ou deux, elle fait vivre
            ses lecteurs, même les plus humbles ou les plus solitaires, de la vie la plus somptueuse
            et la plus brillante, de la vie de Gaillac, de Montespan, de Poiseul, de La Balade, de
            Pourailles et de Parabère. Presque aussi bien que les romans de M. Georges Ohnet, la Vie parisienne révèle « le monde » aux déshérités qui ne le connaissent
            pas. Grâce à elle, Bouvard et Pécuchet peuvent se livrer en imagination à des débauches
            de la dernière élégance. Et comme se représenter les choses c’est en jouir, et peut-être
            mieux que quand on les tient ; comme, d’autre part, la Vie parisienne
            mêle à ses tableaux les plus osés une ironie qui les empêche d’être des tableaux
            proprement « corrupteurs » et dangereux aux âmes, jugez quelle reconnaissance nous
            devons à cette feuille frivole.
                     Si j’en parle aujourd’hui, c’est que justement trois de ses rédacteurs ordinaires
            viennent de réunir en volume quelques-unes des fantaisies qu’ils y ont publiées, et que,
            ces fantaisies se développant souvent sous la forme du dialogue, on peut croire à la
            rigueur qu’elles relèvent de la critique dramatique.
                     Que dis-je ! le nouveau livre de Gyp (Autour du divorce) en relève
            certainement ; car d’abord il est tout entier en monologues et en dialogues ; puis
            beaucoup mieux qu’Autour du mariage, il forme un petit drame complet
            qui a son exposition, son nœud et son dénouement. Même le dénouement y est amené par un
            de ces « retournements » que recommande M. Sarcey. Au fond, le sujet est le même que
            celui de Divorçons. Mais ce sujet-là est éternel et appartient à tout
            le monde. Vous le trouvez également dans la Bible (Ier chapitre de
            la Genèse) et chez M. Camille Doucet (le Fruit défendu). Il suffit que
            Gyp y ait mis sa marque, et je vous assure qu’elle y est.
                     Paulette d’Alaly, la Paulette que vous connaissez, en a assez de son mari. Elle ne l’a
            pris que pour être libre ; et sans cesse M. d’Alaly, excité par la vieille marquise, la
            gêne, la contrarie, lui fait des scènes. Elle veut divorcer ; mais comment s’y prendre ?
            Voilà Paulette à la Librairie nouvelle, puis à la librairie de la place Dauphine,
            achetant toute une bibliothèque de livres sur le divorce. Il faut, pour qu’elle puisse
            divorcer, que son mari se soit rendu coupable d’« injures graves » et de « sévices ».
            Elle les aura ! Elle parvient un jour à se faire dire par M. d’Alaly, devant témoins,
            qu’elle a une « conversation de fille ». Voilà l’injure grave. Une autre fois, dans un
            bal, elle l’exaspère à ce point qu’il lui serre le bras un peu fort ; et voilà les
            sévices. Elle court chez un avocat, qu’elle ahurit et ensorcèle. Le tribunal « permet
            d’engager l’instance ». Enquête, interrogatoire des témoins. Visite de Paulette aux
            trois juges : puis plaidoyers et jugement. Le divorce est prononcé… Peu de temps après,
            Paulette rencontre M. d’Alaly dans le monde. Maintenant qu’il n’est plus son mari, elle
            le trouve charmant ; il l’est devenu en effet, depuis qu’il n’a plus à surveiller sa
            femme. Elle va chez lui un soir, en secret, comme chez un amant… Ils se remarieront.
            Pour combien de temps ?
                     Paulette est exquise et étourdissante. Elle mène son affaire avec une impétuosité, une
            décision, une audace, une crânerie, une impertinence, un esprit, un dédain des
            conventions et des convenances !… Paulette est une figure ou, si vous voulez, une
            figurine qui restera. Premièrement, elle est jolie à croquer et réalise le type féminin
            le plus moderne, celui qui appartient peut-être le plus en propre à ces dix dernières
            années, celui d’un être quelque peu androgyne, très féminin par le caprice, la nervosité
            et l’illogisme, mais masculin par l’allure, par le dédain du sentiment, et un peu aussi
            par le costume. Contraste piquant, où l’élément garçonnier fait ressortir l’autre, rend
            la femme plus tentante et plus savoureuse. Puis Paulette est amusante, et même comique.
            Le comique vient ici de ce que Paulette, appartenant à un monde où certaines convenances
            et certains préjugés sont encore très puissants, et qui même ne subsiste encore que par
            eux, passe continuellement par-dessus, avec une audace toujours neuve et imprévue et une
            espèce de sérénité dans l’insolence. Et l’effet est d’autant plus grand que Paulette
            elle-même a l’air, physiquement, d’un produit fabriqué, d’un objet artificiel : en sorte
            qu’on est « suffoqué », comme elle dirait, de trouver ce libre esprit, ce mépris du
            convenu, cette indépendance absolue de jugement chez cette poupée de luxe. Paulette,
            c’est en somme Froufrou, mais une Froufrou née vingt ans plus tard. Elle est beaucoup
            plus mal élevée, plus savante et plus hardie que Froufrou. Elle représente un phénomène
            social dont on ne pouvait encore observer, au temps de Froufrou, que les premiers
            symptômes : le « monde » cessant de se prendre au sérieux, se « blaguant » lui-même,
            blaguant ses propres rites et les conventions qui le protègent. On avait déjà vu quelque
            chose de cela vers la fin du siècle dernier : mais c’était moins complet. Paulette est
            essentiellement irrespectueuse. Paulette est une révolutionnaire. Paulette, avec ses
            gilets d’homme taillés par Worth ou Doucet, est presque une nihiliste. Et voyez ce qui
            la distingue profondément de Froufrou et quel chemin a fait, depuis vingt ans, l’héroïne
            de Meilhac et d’Halévy. Paulette n’est plus capable de la faute et de la folie de
            Froufrou. Elle n’a pas de faiblesse. Cette petite créature immorale reste « vertueuse »
            par froideur de tempérament, par sécheresse de cœur, et aussi par une espèce de
            désenchantement universel et anticipé. Un soir, sans amour, sans désir, par un coup de
            tête, elle donne rendez-vous à un de ses adorateurs. Elle va jusqu’à la porte, et ne
            monte pas. « Est-ce assez cocasse, hein ?… C’est bien plus difficile qu’on ne croit de
            se mal conduire ! puisqu’il est convenu que ça s’appelle se mal conduire. Et pourtant je
            me raisonnais, je m’activais… Ah ! ouiche ! impossible de se décider ! » Et plus loin, à
            son mari : « C’est vous qui êtes cause de tout, vous m’embêtez tellement que je n’ai
            plus l’entrain nécessaire pour me venger. » Et enfin, quand l’idée du divorce lui est
            venue : « Divorcer ! c’est-à-dire avoir la paix, pouvoir aller et venir tranquillement,
            parler à celui-ci, ou à celui-là… sans être accusée de… fornication !… je suis
            absolument décidée à divorcer !… puisque je ne suis pas capable de faire autre chose !
            Enfin, on ne peut pourtant exiger que je tourne mal… si ça m’est désagréable ! » Et la
            voici peinte par elle-même : « Que voulez-vous ? Je suis folle, capricieuse, fantasque,
            et par-dessus tout rêveuse. — D’Alaly, stupéfait : Rêveuse ? Vous ? — Chercheuse, si
            vous préférez un autre mot… Oui… je m’imagine toujours que ce que j’ignore doit être
            supérieur à ce que je sais… que ce que je connais est ennuyeux et ce que je ne connais
            pas amusant… que les choses défendues sont d’adorables choses puisque, pour les faire,
            on risque toutes les autres… » Qu’est-ce à dire ? Paulette est une curieuse, une
            « cérébrale », comme on dit dans l’argot d’aujourd’hui. Une âme plus vieille et plus
            usée que les rues, une âme ironique, incapable de joie, incapable de foi, incapable
            d’amour, incurablement blasée et éternellement inquiète — l’âme de la vieille humanité
            parvenue au moment aigu de l’âge de la critique, qui est peut-être pour elle « l’âge
            critique », vit, enveloppée d’une grâce malfaisante, dans ce corps de poupée. Et c’est
            pourquoi Paulette est immense ; Paulette est une marionnette presque symbolique…
            Croyez-vous que son second mariage dure longtemps ? Elle n’aura peut-être pas d’amants.
            Mais plût au ciel qu’elle en eût ! C’est qu’un peu d’innocence lui serait revenue.
                     Tout autour de Paulette s’agitent des silhouettes très vivantes, esquissées d’un trait
            juste et rapide : Gaillac et Montespan, M. d’Hautretan, les avocats et les juges. La
            station de Paulette à la Librairie nouvelle, son expédition rue Dauphine, sa rencontre
            avec le magistrat galant et « nouveau jeu » qui demeure rue Monceau, l’interrogatoire et
            la déposition de la duchesse de Corda-Potencia, la scène des plaidoiries et du jugement,
            et bien d’autres encore, ont ce ragoût parisien, offrent ce mélange de fantaisie
            imprévue et d’observation exacte que nous aimons tant dans les meilleures pages de
            Meilhac et d’Halévy. Vous trouverez seulement, chez Gyp, quelque chose de moins serré,
            de plus aventureux, de plus « va comme je te pousse ».
                     Je serais curieux de voir au théâtre cette comédie légère et capricieuse d’Autour du divorce. Je l’y transporterais telle quelle. L’action, très simple,
            marcherait lentement, s’embarrasserait à chaque instant de petits incidents inattendus,
            comme dans la réalité. Le décor changerait à chaque scène, comme dans un drame de
            Shakespeare. Dans l’acte où Paulette rend visite aux trois juges rue de Condé, rue
            Pérou, rue de Monceau, il y aurait trois changements à vue : pourquoi pas ? Je garderais
            les innombrables monologues où Paulette exprime tout haut ses réflexions intimes. C’est
            une convention nécessaire. Il n’y a pas de meilleur moyen de nous faire connaître ce
            qu’un personnage ne peut, avec vraisemblance, dire à d’autres. Ainsi, je chercherais le
            plus de vérité possible (sans exclure la fantaisie) dans le fond et dans la conduite du
            drame, et en même temps j’admettrais autant de convention qu’on voudrait dans les
            procédés qui nous mettent ce drame sous les yeux. On reviendrait ainsi à une forme
            dramatique très élémentaire, et cela semblerait charmant aux honnêtes gens qui se
            moquent d’une action corsée. Autour du divorce serait, sur un sujet
            moins triste, une tentative analogue à celle de Sapho l’an dernier, et
            même déjà beaucoup plus hardie. Il est temps de chercher du nouveau, car voyez : le
            théâtre languit, et les pièces qu’on nous fait encore selon les anciennes formules ne
            nous intéressent presque plus.
                  
               
               
                  
                  On vient de décorer M. Porel pour le zèle qu’il apporte à diriger l’Odéon, pour son amour
          des bonnes lettres, et parce qu’il a perdu beaucoup d’argent, dit-on, avec le Songe d’une nuit d’été. C’est bien. On devait décorer M. Maubant pour la longueur
          de ses services, la sagesse de son talent et son respect de la tradition. C’eût été bien
            aussi6. Cela ne me choque en
          aucune façon que l’on décore les comédiens.
                  La plus grande partie du public n’a pas toujours été de cet avis et n’en est peut-être
          pas encore. Nos gouvernants non plus, à y bien regarder. Ce ne sont pas des comédiens
          qu’ils ont décorés jusqu’ici, mais des professeurs du Conservatoire. Le détour est puéril
          et en réalité personne ne s’y trompe ; mais ce détour s’explique et doit être excusé. La
          décoration des comédiens est parfaitement fondée en droit et en bonne logique : mais, en
          fait, il y a contre eux, aujourd’hui encore, un préjugé instinctif et invincible. On veut
          honorer leur talent, mais non leur métier. On s’en tire comme on peut, par une cote mal
          taillée.
                  J’ai essayé déjà de démêler les raisons de ce préjugé que beaucoup d’honnêtes gens ont
          conservé à l’endroit des artistes dramatiques. J’ai rappelé que, dans la Grèce antique et
          dans la France du moyen âge, le fait de monter sur les planches n’entraînait aucune
          déconsidération, parce que ce n’était point alors un métier, mais un service gratuit et
          volontaire, et que tout le monde pouvait être comédien pour un jour. À Rome, au contraire,
          et chez nous à partir du xvie
                      siècle, depuis que les
          comédiens font de leur art « métier et marchandise », ils peuvent être admirés, acclamés,
          enviés, ils peuvent être aimés des femmes, ils peuvent exciter une curiosité infiniment
          flatteuse pour leur amour-propre ; malgré tout, un peu de mésestime s’attache à leur
          profession. César fait monter Labiénus sur le théâtre pour le déshonorer. Ce que Bossuet,
          dans sa fameuse lettre, condamne surtout, c’est, plus encore que l’immoralité des pièces,
          l’immodeste exhibition ; Bossuet dit : la prostitution de corps purifiés par le baptême.
          C’est par le même sentiment que les mères très chrétiennes disent à leurs petits enfants
          que c’est un péché de faire des grimaces ou de mettre un masque et que cela fait pleurer
          la sainte Vierge.
                  Le préjugé dont les comédiens continuent d’être victimes est à la fois romain, féodal et
          chrétien. On juge que se montrer publiquement pour de l’argent afin d’amuser les autres
          hommes et là, sur des tréteaux, exprimer des idées et des passions qui ne sont point les
          vôtres, faire semblant d’être ce qu’on n’est pas, c’est se manquer à soi-même, c’est
          violer en soi la dignité du citoyen, de l’homme libre et du chrétien racheté par un Dieu.
          Et c’est pourquoi les Romains considéraient les acteurs comme des hommes incomplets,
          « décapités » (capitis diminuti) : c’est pourquoi nous concevons mal
          qu’une certaine fierté délicate, une certaine noblesse d’âme se puisse accommoder du
          métier de comédien ; c’est pourquoi un gentilhomme qui monterait sur les planches nous
          semblerait y descendre : c’est pourquoi enfin (sans parler des autres raisons), les
          prêtres ne feront jamais que tolérer les comédiens.
                  Voilà le préjugé, autant que je le puis saisir dans ses origines cachées7. Or ce préjugé est injuste, de
          quelque côté qu’on l’envisage. Car, si c’est le salaire qui diminue les comédiens, ils
          redeviennent donc des hommes, au sens complot du mot, les jours de représentations de
          charité ; ils ont donc une dignité intermittente ; et, d’autre part, les moins payés sont
          donc les moins « diminués ». Si c’est en prenant un masque, en revêtant des personnages
          étrangers, qu’ils se font tort dans notre estime, les jours où par hasard ils jouent un
          rôle conforme à leur caractère, les jours où ils ont l’occasion d’exprimer les beaux
          sentiments qu’ils seraient capables d’éprouver, les jours où ils ne mentent plus, ils
          retrouvent donc la tête que leur enlevait la loi romaine ; et — conséquence bizarre, —
          M. Maubant, qui ne joue que des rôles de vieillards héroïques, est fort supérieur,
          moralement, à M. Coquelin, qui joue les Crispin ou les duc de Septmonts et n’exprime
          presque jamais que des sentiments d’un cynisme épouvantable. Enfin, si c’est en s’exhibant
          tout entiers devant de nombreux spectateurs que les comédiens compromettent leur dignité
          d’hommes, que dirons-nous des prêtres, des avocats, des orateurs politiques et des
          conférenciers ? — Mais ceux-là, la fin qu’ils se proposent les absout : ils ne s’exhibent
          que dans une pensée d’intérêt public. — Eh ! les comédiens également ! Il est aussi utile
          d’amuser ses contemporains que de les instruire et de les éclairer. Et voyez : à le bien
          prendre, les comédiens se « prostituent » moins évidemment (au sens latin du mot) que les
          autres hommes chargés de magistratures publiques ; car ce que l’acteur expose, ce n’est
          plus son corps à lui ; c’est, par une convention, par une fiction nécessaire, le corps du
          personnage qu’il représente, de Mascarille ou d’Agamemnon. Le corps du comédien, ce n’est
          plus lui-même, ce n’est que la matière de son art. Et enfin il y a une raison qui emporte
          tout. Vous admettrez, j’imagine, que l’art dramatique est une des plus belles et des plus
          glorieuses manifestations du génie humain ; d’autre part, vous pensez que les pièces sont
          faites pour être jouées. Or, comme il n’y a point de théâtre sans comédiens, l’intérêt
          supérieur de l’art dramatique les couvre, les absout, les sauve de toute indignité. Que
          dis-je ? ils sont les seuls qui, tout en consacrant à l’art leur intelligence et leur cœur
          comme les écrivains et les poètes, lui consacrent, en outre, leur personne physique et lui
          immolent toutes leurs pudeurs comme les danseurs et les gymnastes. Ces martyrs ne méritent
          point notre dédain et méritent mieux que notre indulgence.
                  S’ensuit-il qu’ils puissent mériter le ruban de la Légion d’honneur ? que le talent de
          nous amuser, non par des œuvres qu’on tire de son propre fond, mais simplement par la
          récitation mimée des œuvres d’autrui, doive être honoré publiquement et solennellement ?
          — Si le ruban rouge ne s’accordait qu’à la vertu, au dévouement, à l’héroïsme, la question
          serait tranchée ; je ne plaiderais point alors pour les comédiens, et même il me
          déplairait de voir le même signe sur la poitrine de Tabarin et sur celle du chevalier
          d’Assas. Car, comme dit Pascal, il y a trois ordres : celui des corps, celui des esprits,
          et celui de la charité, et ces trois ordres n’ont point entre eux de commune mesure. Mais
          justement la Légion d’honneur a été instituée pour récompenser des mérites qui n’ont guère
          de mesure commune, pour honorer toutes les supériorités, quelle qu’en soit l’espèce, — à
          condition qu’elles n’aient point un caractère notoirement immoral. Et rien n’égale, en
          effet, la diversité des raisons pour lesquelles on décore nos concitoyens. On décore l’un
          pour son talent, l’autre pour son succès ; celui-ci, tout jeune, parce qu’il est dans la
          diplomatie ; celui-là, tout décrépit, parce qu’il s’est assis trente ans sur un rond de
          cuir ; un autre parce qu’il a fabriqué beaucoup de chocolat, ou parce qu’il pense « bien »
          en politique, ou parce qu’il est le fils de son père. On décore le nom, la situation, les
          opinions, l’âge ; il n’y a vraiment aucun motif pour ne pas décorer le talent de dire et
          de mimer de la prose ou des vers.
                  Mais alors il faut aller jusqu’au bout. Il faut décorer les comédiens, non comme
          fonctionnaires, mais comme comédiens. Il faut renoncer à des hypocrisies superflues.
          Est-ce le poète, est-ce le conteur qu’on vient de décorer en M. Armand Silvestre ? Point ;
          c’est le bon employé du ministère des finances. Cela est admirable ! On a jugé que le
          fonctionnaire purifiait le conteur et excusait le poète. Il faut honorer les rimeurs parce
          qu’ils riment, et les comédiens parce qu’ils jouent la comédie. Et peu importe le théâtre,
          peu importe le genre, du moment que l’excellence de l’artiste est reconnue. J’ajoute : peu
          importe le sexe. Pourquoi ne pas décorer aussi les comédiennes éminentes ? Cherchez une
          raison : vous n’en trouverez point. Je demande qu’on décore M. Coquelin d’abord (peut-être
          cela le fera-t-il rester : ainsi l’on prend avec du drap rouge les rainettes innocentes) ;
          puis M. Dupuis, des Variétés, et M. Baron. Je demande qu’on décore Mlle Reichemberg, mais aussi Mlle Réjane et Mlle Mily-Meyer. Et qu’on ne s’en tienne pas aux artistes qui parlent. Les muets
          ont du bon. Je demande qu’on décore les Hanlon-Lee et Mlle Carmen.
          Pourquoi pas ? Il est aussi utile, et plus difficile assurément, de donner l’exemple de la
          souplesse et de l’agilité que « l’exemple de la fortune », pour parler comme M. Victorien
          Sardou. Le talent d’un excellent gymnasiarque suppose, outre la conception d’un certain
          genre de beauté, autant d’efforts et autant de qualités morales (courage, sobriété,
          patience), que la possession de la richesse, même acquise par le travail et non héritée.
          Je vous assure que je parle très sérieusement.
                  Maintenant les comédiens ont-ils raison de tenir tant que cela à être décorés comme de
          simples bourgeois ? C’est une autre question. M. Henry Fouquier et quelques autres sages
          ont expliqué maintes fois aux acteurs qu’ils feraient beaucoup mieux de rester dans la
          situation exceptionnelle que leur métier et les préjugés même du public leur ont faite. Et
          je crois aussi qu’à en vouloir sortir ils perdraient plus de privilèges qu’ils ne
          conquerraient d’avantages. Même en leur cédant, le préjugé ne désarmera pas : on se
          moquera d’eux un peu plus et l’on sera moins indulgent. Ou bien on s’habituera tellement à
          les traiter et à les juger comme des notaires, qu’ils trouveront eux-mêmes que c’est trop.
          Mais quelle rage ont-ils donc d’être officiellement honorés et d’attacher à leurs
          pourpoints bergamasques et à leurs habits de carnaval les signes conventionnels du respect
          public, — quand ils ont déjà tant de choses, et ce que n’ont point les autres artistes :
          l’ivresse de l’applaudissement immédiat et direct ? À leur place, je serais fier d’être
          « à part ». Je laisserais aux chefs de bureau, aux diplomates et aux marchands de bois, je
          laisserais à la société régulière les distinctions banales qu’elle m’offre de si mauvaise
          grâce. Je songerais à mes aïeux du Roman comique, ces joyeux déclassés,
          et je ne voudrais point les trahir en mendiant la considération des bourgeois. Je dirais à
          mon ancêtre Gautier-Garguille : « De ta suite, j’en suis ! » Je penserais : « Quelque
          chose de plus grand que moi excuse et glorifie l’offrande publique que je fais de mon
          corps. Je suis en dehors du troupeau, comme le prêtre ou le soldat. On me refuse ou l’on
          me marchande ce qu’on prodigue à M. Perrichon ? Tant mieux ! Je n’en veux pas. » Et je
          dirais fièrement comme François Villon :
                  
                     
                  
                  et je ne reculerais même pas devant le refrain de la ballade :
                  
                     
                  
                  En résumé, je pense qu’on a bien tort de refuser la croix aux comédiens. Mais je pense
          également qu’ils ont bien tort de la demander. Qu’ils prennent garde que ni M. Sarcey, ni
          M. Zola, ni M. de Maupassant ne sont décorés (je cite les noms qui me viennent) ; et ils
          regarderont leur propre boutonnière d’un œil plus serein.
                  Mais ils me répondront sans doute qu’ils ne sont point forcés d’être plus philosophes que
          les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millièmes des autres Français. Et je leur pardonnerais
          même de l’être moins, car leur métier ne les prépare guère à la philosophie ni au mépris
          des vanités.
                  Il y a en France trois principales façons de penser et de sentir, touchant le ruban de la
          Légion d’honneur.
                  Je ne parle de la première que pour mémoire. C’est celle des sages accomplis, des hommes
          complètement détachés des vanités humaines. Ils sont en fort petit nombre. Ceux-là,
          — chose étrange, invraisemblable, — ne désirent point être décorés. Ils jugent d’abord
          qu’il y a certains mérites qui se trouvent assez récompensés (quand ils le sont) par le
          respect, l’estime ou l’admiration spontanée du public, et qui même ne sauraient être
          récompensés autrement ; que, d’ailleurs, les gens chargés de distribuer ces distinctions
          honorifiques sont très souvent incompétents pour discerner ceux qui en sont dignes, en
          sorte qu’ils se trompent une fois sur deux — au moins — soit en honorant la médiocrité,
          soit en oubliant le mérite. J’ajoute que les philosophes austères qui pensent ainsi sont
          en général des esprits absolus, des Alcestes qui apportent dans leur dédain des
          distinctions extérieures beaucoup de parti pris, et à qui leur détachement procure de
          grandes jouissances d’orgueil. Ou bien encore, s’ils font peu de cas de ces décorations,
          c’est qu’elles ne peuvent plus leur apporter aucun avantage ; c’est qu’ils sont au-dessus
          par leur réputation, ou qu’ils sont trop vieux pour accueillir une récompense qui devient
          presque ridicule quand elle vous arrive dans l’âge de la décrépitude.
                  La seconde attitude est celle des sages tempérés, de ceux qui disent : — Moi, cela m’est
          égal d’être décoré ; mais cela ferait tant de plaisir à ma famille ! Puis cela vous fait
          bien voir des garçons de café et vous recommande aux employés de chemins de fer. Après
          tout, ce ruban est toujours le signe d’une supériorité, réduite à ce que vous voudrez,
          mais réelle en son espèce. S’il n’indique pas nécessairement que vous êtes un homme de
          mérite, il signifie, pour le moins, que vous avez de la fortune, ou que vous êtes bien
          apparenté, ou que vous avez une jolie femme. Il ne faut pas se presser de dire, en voyant
          le ruban rouge sur l’habit d’un monsieur dont la tête ne vous revient pas : « Qu’est-ce
          que cet idiot a bien pu faire pour cela ? » — Si tous ceux qui mériteraient d’être décorés
          ne le sont pas, du moins la plupart de ceux qui le sont méritaient à peu près de l’être,
          voilà la vérité. Vienne donc ce ruban ! continue notre philosophe, je ne le refuserai pas.
          Cela ennuiera quelques-uns de mes meilleurs amis. Les bonnes gens de la petite ville d’où
          je suis me prendront pour un grand homme. Enfin, les femmes aiment cela. Une femme est
          fière, dirait Labiche, de s’appuyer sur un bras qui porte un ruban rouge à sa
          boutonnière.
                  La troisième attitude est celle de M. Homais. C’est aussi celle du plus grand nombre des
          Français. C’est la passion dévorante (dissimulée ou non), le désir aigu, féroce et naïf.
          Il est fort heureux qu’il en soit ainsi. La Légion d’honneur est par là un des moyens de
          gouvernement les plus puissants qui soient. Un ministre habile peut en tirer un excellent
          parti. Et non seulement ce ruban excite, avant, l’émulation des
          citoyens ; il les soutient, après, les encourage à persévérer dans le
          bien, à ne point démériter. Honneur oblige : le monsieur décoré se surveille. Tel qui a
          commis des infamies pour avoir la croix devient honnête homme quand il l’a. Pour en
          revenir aux comédiens, si l’on accordait la décoration aux artistes des deux sexes,
          peut-être que le niveau des mœurs s’élèverait subitement dans le personnel des théâtres.
          — Y tenez-vous beaucoup ? — Évidemment. J’arrive à cette conclusion banale : la Légion
          d’honneur est une institution excellente, qui ne va ni sans ridicules, ni sans absurdités,
          — comme beaucoup d’institutions humaines.
               
               
                  
                  
                     
                     
                        Speranza est un ballet italien dont l’action se passe en Espagne, et
            qui est dansé sur un théâtre français devant un public cosmopolite. Est-ce mieux que Excelsior et que Messalina ? Je ne sais, mais ce qu’on
            peut dire, c’est que l’action de Speranza convient mieux pour un
            ballet ; car, de traduire par des danses un des plus sombres chapitres de Tacite, ou
            d’exprimer par des cabrioles cette idée, que le progrès doit enfin triompher de
            l’ignorance et de la misère, c’était d’une assez belle . Cette fois,
            l’histoire est plus modeste : c’est celle d’une jeune personne que se disputent un jeune
            sculpteur et un vieux richard, et qui épouse enfin son amoureux. Mais qu’importe ? Tous
            les sujets sont bons, pourvu que nous puissions voir se nouer et se dénouer des pas
            harmonieux ou fantasques dans une lumière d’apothéose. Speranza est
            une orgie admirablement réglée de couleurs qui chatoient et de formes mouvantes qui
            composent, en fuyant, des systèmes de lignes courbes savamment combinées. Le ballet tout
            entier est comme une traduction, pour les yeux seuls, de quelque poème somptueux de
            Théodore de Banville, et chaque « figure » apparaît éclatante et précise comme un sonnet
            de José-Maria de Heredia.
                     
                        Speranza met en branle un nombre considérable de jolies créatures.
            Avez-vous remarqué que, dans un ballet, toutes les danseuses semblent bien faites ? D’où
            vient cela ? Sans doute il est des artifices qui corrigent la nature, et ce n’est pas
            uniquement de chairs rebondissantes que les maillots sont pleins. Mais surtout dans
            cette fuite perpétuelle des jambes et des bras l’œil ne saisit que des contours
            changeants, et ne peut qu’avec la plus grande peine arrêter, parmi ce grouillement, une
            anatomie complète et isolée. Et quand le mouvement se ralentit ou s’arrête un instant,
            de cette rangée de corps féminins, dont les lignes se trouvent sensiblement parallèles
            (car leurs déviations se compensent), une forme moyenne se dégage, la seule que l’on
            voie, une et multiple, et qui doit être à peu près parfaite. Le plaisir que donne un
            ballet ne consiste-t-il pas justement dans cette poursuite, à travers les lignes et les
            couleurs papillotantes, d’un corps féminin idéal, qui, toujours près d’être saisi et
            fixé, toujours s’échappe et se dérobe ? Tant qu’enfin cet éparpillement du regard,
            sollicité par des images trop nombreuses et trop fugitives, devient presque une
            souffrance…
                     Même les pas dansés par une seule ballerine sont trop complexes et trop rapides et ne
            reposent pas assez les yeux. La Cornalba est divine, et, comme l’indique son nom,
            pareille en beauté à un blanc croissant de lune ; la señora Carmen est un ange brun qui
            a le diable au corps, et Mlle Laus donne envie de s’écrier : Laus Laudi ! Mais ces bonds éperdus et ces tournoiements, est-ce donc
            toute la danse ? Je voudrais parfois, après les pointes, les pirouettes et les
            entrechats, quelqu’une de ces belles danses d’Orient qui ne sont qu’une série lente et
            expressive de délicieuses attitudes. Tandis que fourmillait sous mes yeux ce ballet
            démesuré, un souvenir me revenait. C’était en Algérie ; la chambre avait bien dix mètres
            carrés. L’unique danseuse s’appelait Barkaoum ; elle était jolie. Son nez légèrement
            aquilin, ses yeux très fendus, ses lèvres saillantes et son menton court rappelaient les
            élégantes figures gravées sur les monuments égyptiens. D’épaisses nattes de cheveux
            noirs mêlées de laines voyantes faisaient un large encadrement à son visage couleur de
            brique et tatoué d’étoiles bleues. Elle avait une robe d’un rouge éclatant, brodée d’or
            sur la poitrine ; aux oreilles, de grands cercles d’argent ; à ses bras nus et à ses
            jambes, des bracelets d’argent très lourds : sous le ventre, une grosse serrure d’argent
            qui pendait au bout d’une longue chaîne.
                     Ses bras se pliaient et se déroulaient ; ses mains, élevant et laissant retomber tour à
            tour un voile de couleur éclatante, cachaient ou découvraient ses yeux doux comme des
            étoiles. Elle semblait appeler et fuir l’amour et peu à peu se laisser vaincre et,
            furieusement, s’abandonner. Elle avançait ou reculait à petits pas, d’un mouvement
            insensible, avec une claudication légère et rythmée ; mais sur ses jambes presque
            immobiles son ventre roulait, et la serrure d’argent oscillait comme une pendule. Tout
            son torse, pris entre ses hanches comme dans une gaine, ondoyait et se balançait
            au-dessus. Et cependant sa tête, un peu renversée, restait impassible et chaste, les
            lèvres entr’ouvertes par un clair sourire. Le contraste du ventre tumultueux et du
            visage paisible me frappait à la façon d’un symbole grandiose et vivant. Ainsi,
            pensai-je, la face de la terre demeure innocente et sereine tandis qu’un rut éternel
            émeut ses flancs. Cette danse est profonde comme une métaphysique. Et cette danse n’est
            plus sensuelle ; elle est triste, presque effrayante, car elle exprime quelque chose de
            fatal, d’universel et de mystérieux.
                     « La voilà, la vraie danse, la voilà ! » dirait Dupuis. Oui, je voudrais, au milieu de
            nos ballets trop tourmentés, quelques soli moins pétulants, qui nous
            seraient comme des reposoirs voluptueux. Hérode, qui n’était pas une bête, se,
            contentait de la seule danse de Salomé, comme il appert de l’Hérodias
            du grand Flaubert.
                  
                  
                     
                     
                        La Folie parisienne est une agréable pantomime qui a plu par une
            « scène dans la salle » (procédé infaillible), et par un mélange imprévu d’habits noirs
            et de basquines, de chapeaux à haute forme et de résilles espagnoles. Au moment où le
            jeune Oscar va épouser, sans conviction, la nommée Angéline, des amis immoraux
            l’entraînent dans un hippodrome des environs de Paris, où il rencontre la danseuse
            Carmen, qui lui inspire immédiatement la plus folle passion. Il va donc la voir danser à
            l’Eden-Théâtre. Mais il n’y peut tenir, enjambe le velours de l’avant-scène et vient
            tomber aux pieds de la danseuse. Son papa et sa future belle-mère l’ont aperçu : ils se
            précipitent à sa suite et envahissent le théâtre avec toute la noce. Cette irruption
            d’habits noirs à travers le personnel d’une course de taureaux, picadors, toréadors,
            chulos et gitanes, au milieu du clinquant et des paillons d’une fête espagnole incendiée
            par la lumière électrique, était faite pour ravir un peintre impressionniste. C’est
            comme si l’on renversait une bouteille d’encre sur un tableau de Fortuny. Ajoutez que ce
            véhément contraste de couleurs a fait douloureusement sentir au public la mélancolie
            toute pessimiste du costume contemporain. Comment pourrions-nous être gais sous des
            vêtements si mornes ? Nos pères, qui portaient des dentelles, des plumes, des habits
            rouges, bleus, gorge de pigeon, vert pomme et lilas tendre, devaient se sentir plus
            enclins à la joie et à l’action, en se voyant fleuris comme des parterres. C’est sous
            des costumes pittoresques que nos armées ont fait jadis le tour de l’Europe. Le jour où
            la mode nous forcerait de nous promener dans les rues en habit zinzolin, nous serions
            sauvés du doute et de la désespérance.
                     Mlle Carmen a dansé plusieurs pas espagnols. Ce sont des merveilles
            de précision et de vie énergique dans la grâce la plus parfaite. Elle a une façon de se
            retourner d’un coup de reins, qui réveillerait un mort. C’est quelque chose de violent
            et d’emporté qui se trahit soudain parmi l’harmonieuse souplesse des mouvements. Ces
            vives secousses tout enveloppées de grâce font songer à l’œuvre du Printemps, aux
            poussées de la Vie, irrésistibles et brutales sous la douceur des apparences : et ainsi
            la danse de Mlle Carmen prend une signification hautement
            symbolique. Au reste, toute la poésie de la race espagnole est peut-être dans ce mélange
            d’une énergie presque sauvage et d’un charme voluptueux.
                     J’ai moins aimé Djemmah que la Folie parisienne.
            Sans doute il n’est point nécessaire que le livret d’un ballet soit un prodige
            d’invention ; mais vraiment les auteurs du livret de Djemmah se sont
            contentés à peu de frais. Nous assistons d’abord au triomphe d’un roi de Perse,
            vainqueur de je ne sais quel peuple ennemi. Des guerriers défilent portant le butin.
            Trop de casques, et des couleurs trop criardes. Ces guerriers ont l’air de pompiers
            fantastiques costumés par un peintre incohérent. Des derviches tourneurs rendent hommage
            au roi en tournant comme des toupies ; puis, ils tombent à plat ventre, et, seuls, leurs
            longs bonnets en pains de sucre s’agitent sur la jonchée de leurs corps bruns. L’effet
            est d’une cocasserie facile, propre à divertir les âmes simples. Arrive alors une espèce
            de Nana-Sahib, couleur jus de réglisse, avec des roues de cabriolet aux oreilles. Il
            prie le roi de lui rendre une jeune captive, Djemmah, et lui offre en échange son cheval
            de guerre. À partir de cet endroit, mes impressions s’embrouillent un peu. À ce qu’il
            m’a semblé, le fils du roi de Perse, Arisch, amoureux de Djemmah, s’enfuit avec elle.
            Nana-Sahib les rejoint, et offre traîtreusement à son rival une coupe et une fleur
            empoisonnées. Djemmah, en dansant, brise la coupe et jette la fleur ; sur quoi
            Nana-Sahib poignarde la jeune fille.
                     Mlle Cornalba danse le rôle de Djemmah avec une légèreté
            incomparable. Si ce genre littéraire florissait encore, j’aimerais à esquisser le
            parallèle de Cornalba et de Carmen, comme on faisait jadis celui de Turenne et de Condé,
            ou de Démosthène et de Cicéron. Carmen est brune, la Cornalba est blonde. L’une est
            pétrie de plus de matière, mais que cette matière est heureusement façonnée ! L’autre
            est une âme de papillon dans un corps svelte et allongé qui ne pèse pas une once. L’une
            a plus de vigueur et l’autre plus de grâce. L’une danse surtout avec ses reins et
            l’autre avec ses jambes. Celle-ci danse comme Psyché et celle-là comme Vénus. Les pas de
            Carmen plaisent davantage aux philosophes matérialistes ; ceux de la Cornalba respirent
            l’idéalisme le plus pur et ont de quoi ravir les platoniciens. Tour à tour on croit voir
            bondir une bacchante ou voltiger un ange du paradis. L’une pourrait danser, comme
            Salomé, devant Hérode ; l’autre devant l’Arche, comme le saint roi David. Ainsi, après
            que les bonds emportés de Carmen et l’élasticité de son enveloppe mortelle ont éveillé
            dans votre cœur un trouble délicieux et malfaisant, l’aile invisible de la Cornalba vous
            rafraîchit et vous apaise ; et, comme c’est elle qui clôt le spectacle, vous vous sentez
            meilleur en sortant de l’Eden-Théâtre.
                     Je suis obligé de dire qu’il n’y a dans Djemmah que la Cornalba. Le
            reste est médiocre. Au moins il y avait dans Speranza, qui aurait dû
            fournir une plus longue carrière, deux ou trois tableaux tout à fait ingénieux et
            charmants, par exemple le réveil et le ballet des étoiles, et, dans un autre genre, le
            ballet où des nounous du huit ans plantaient là leurs nourrissons représentés par de
            grandes filles, pour s’en aller valser avec d’imposants militaires. Vous ne trouverez
            même pas dans Djemmah ces vastes « figures » d’ensemble qui valent par
            la précision des mouvements, par le fourmillement rythmé d’une mêlée harmonieuse. Je
            crains aussi qu’on n’ait voulu, cette fois, faire des économies sur le costume et le
            décor et même sur la qualité plastique des danseuses. Or, c’est une chose adorable qu’un
            ballet, mais à de certaines conditions.
                     Le véritable objet, avoué ou non, de cette sorte de divertissement, c’est l’exhibition
            savante, enveloppée et discrète, du glorieux corps féminin. Les ballerines qu’on nous
            met sous les yeux doivent donc être choisies avec le plus grand soin. Sans doute, ainsi
            que je l’expliquais à propos de Speranza, le mouvement continuel des
            formes trompe ici sur leur qualité ; et, de plus, de tous ces corps qui se meuvent
            parallèlement, une image moyenne se dégage, qui doit nécessairement approcher de la
            perfection. Mais au moins faut-il qu’aucun de ces corps, surtout quand le nombre en est
            très limité, comme dans Djemmah, ne soit disgracieux en lui-même,
            qu’aucun ne pousse au-delà d’un certain point la sveltesse ou l’ampleur. Car cette
            moyenne que nous poursuivons, nous ne pourrons plus nous la façonner que par opération
            réfléchie de l’intelligence, si les données extrêmes sont par trop éloignées l’une de
            l’autre. Bref, il ne faut, dans un ballet, ni boules ni échalas. Les bras trop longs en
            devront aussi être exclus, et les nez trop pointus et les profils trop plats. Il ne
            serait pas mauvais qu’une commission de l’Académie des Beaux-Arts fût préposée au choix
            des ballerines. Je le dis presque sérieusement, et vous voyez pourquoi. Un ballet, s’il
            ne séduit pas les yeux victorieusement et sans résistance possible, leur devient bientôt
            presque pénible. C’est, de tous les genres, celui qui supporte le moins la médiocrité.
            Et même la médiocrité ne s’y comprend point. Cette vision de grâce féminine accomplie,
            que le ballet doit nous suggérer, nous l’avons ou nous ne l’avons pas, cela ne se
            discute point. Le ballet est proprement un charme, ou il n’est rien.
                     Mais ces corps aimables, sinon irréprochables, qui sont nécessaires dans un ballet, il
            faut un prétexte à les mouvoir harmonieusement : il faut une action, une fable. À vrai
            dire, j’admettrais fort aisément qu’un ballet se passât de livret, n’exprimât rien de
            précis ni de suivi, ne fût qu’une succession de « figures » plaisantes aux regards. Mais
            j’accorde qu’à la grâce des mouvements chorégraphiques peut se joindre la poésie d’un
            drame léger, d’un joli conte bleu, et que même la fable peut soutenir la danse, la
            forcer d’être plus variée et plus expressive. Par malheur, les poèmes de nos ballets
            sont pour la plupart d’une extrême pauvreté. Exceptons, si vous le voulez, Coppelia, Sylvia et la Korrigane. La composition de ces poèmes
            devrait toujours être confiée à quelque poète lyrique épris des formes et des couleurs
            et qui ait aussi le don de la fantaisie et du rêve. Volontiers je demanderais un ballet
            à Théodore de Banville, et je voudrais qu’on mît à la scène ceux qu’a laissés Théophile
            Gautier. Il est étrange que l’on écrive Djemmah quand on a sous la
            main les contes des fées, des milliers de légendes de tous les pays, le répertoire de la
            comédie italienne, les féeries de Shakespeare et toutes les gracieuses inventions des
            grands poètes depuis Homère jusqu’à Victor Hugo. C’est dans ce riche fonds qu’il
            faudrait puiser des sujets de ballets. Et je voudrais aussi que nos chorégraphes fussent
            à leur tour plus vraiment artistes et poètes qu’ils ne sont. La danse n’est plus guère
            chez nous, à l’heure qu’il est, qu’un exercice d’agilité, une série de sauts extrêmement
            compliqués. Tout ce que les Italiens ont imaginé, c’est de mettre en mouvement de
            grandes masses et de faire de la danse quelque chose d’analogue aux belles manœuvres
            militaires. Je voudrais que la danse redevînt profondément expressive, comme elle l’a
            été dans l’antiquité grecque et romaine, comme elle l’est encore dans tout l’Orient. Je
            voudrais qu’on reprît toutes les danses nationales, les seules originales et
            savoureuses. Je voudrais qu’on s’en inspirât pour inventer des pas nouveaux. Il me
            semble qu’on peut faire, avec le corps féminin pour instrument et par des systèmes de
            mouvements et d’attitudes, bien autre chose encore que ce qu’on a su faire jusqu’à
            présent. Quoi ? je ne sais pas au juste, et peut-être que les limites de l’art
            chorégraphique sont plus étroites que je ne pense. Qu’on me donne, en attendant, un
            petit nombre de danseuses, mais choisies, des costumes dont les couleurs auront été
            assorties par un grand peintre, une musique écrite par un grand musicien, un livret
            composé par un grand poète, et une danse qui exprime toute la poésie du livret, et je
            m’en contenterai.
                  
                  
                     
                     Cette fois, pour varier mes impressions, je me suis surtout appliqué à considérer en
            philosophe les jambes éternellement fuyantes des innombrables ballerines. Elles sont
            toutes différemment expressives selon leur forme et aussi selon le maillot qui les
            revêt. D’abord celles de la Cornalba sont élégantes et longues, celles de Carmen
            robustes et un peu massives. Et ainsi la structure même des ressorts qui les meuvent est
            en harmonie avec le caractère de la danse de ces deux éminentes artistes. De plus la
            Cornalba porte simplement la petite jupe classique de gaze rose qui est proprement le
            costume des sylphides, et sa danse ne suggère en effet que des idées innocentes et
            glorieuses d’agilité surhumaine et fantastique, de victoires aisément remportées sur la
            pesanteur de la matière. Mlle Carmen au contraire porte, du moins au
            premier acte, une jupe qui lui descend jusqu’aux genoux ; mais cette jupe trompeuse est
            faite de minces lanières au bout desquelles sonnent des grelots ; ces lanières en
            s’éparpillant, la découvrent parfois… et je n’insisterai pas sur le genre de plaisir que
            nous peuvent donner cette hypocrisie et ce mensonge du vêtement, ces visions partielles
            et rapides de chairs rebondissantes.
                     Mais les maillots sont aussi un élément d’expression qu’il n’est point permis
            d’oublier. Il y a les maillots roses qui n’évoquent dans notre esprit qu’une image
            générale de la plastique féminine. Il y a les maillots écaillés d’or et d’argent, qui
            font rêver de reptiles somptueux, glissants et froids, qui éveillent des idées de
            souplesse serpentine, des images de femmes sinueuses, mystérieuses, cruelles, de Circés
            et de Sirènes. Il y a les maillots rayés qui allongent les jambes, leur prêtent une
            sveltesse excessive, gracieuse encore, mais un peu comique et clownesque, rappellent les
            jambes d’Arlequin, nous ouvrent le fantasque pays bleu de la comédie italienne. Il y a
            les maillots coupés d’une petite botte à l’écuyère, qui ont le charme paradoxal des
            travestis et qui, par d’insensibles associations d’idées, nous remémorent l’étrange
            invention de l’androgyne antique en ce qu’il a, non de pervers et de troublant, mais de
            piquant et d’inattendu. Il y a les maillots mi-partis qui font que, dans la mêlée des
            jambes, le spectateur, qui malgré lui les apparie d’après leurs couleurs, brouille tout,
            confond tout, ne sait plus au juste à quels torses elles appartiennent. Or, s’il est
            vrai que le plaisir que donne un ballet consiste essentiellement dans la poursuite d’une
            forme idéale à travers l’enchevêtrement des corps toujours mobiles, le caractère de
            cette forme rêvée et jamais atteinte se modifie lui-même, à mesure que des groupes de
            maillots et de costumes d’une expression différente nous passent sous les yeux ; et ces
            changements perpétuels, en déroutant notre poursuite, en lui marquant sans cesse un
            objet nouveau, nous font sentir enfin la secrète mélancolie de ce désir vague, toujours
            à demi contenté, jamais assouvi. Ainsi la danse peut émouvoir aussi mystérieusement et
            profondément que la musique, et presque de la même façon. Et c’est peut-être pour cela
            que, lorsqu’on sait regarder un ballet comme il faut, on oublie souvent d’écouter
            l’orchestre : car une seule âme ne pourrait suffire en même temps à deux ordres de
            sensations aussi subtiles et aussi fortes.
                  
                  
                     
                     L’Eden-Théâtre nous a donné un grand ballet, Brahma, où plusieurs
            choses sont à louer. La donnée est simple et se prête à des exhibitions variées, ce qui
            est l’essentiel pour un ballet. La scène représente d’abord un rideau de nuages ; une
            lucarne s’ouvre dans les nuages, par où Brahma, chassé du paradis pour une faute qu’on
            nous laisse ignorer, saute sur les planches. Il s’abandonne à une mimique désespérée. En
            même temps se déploient sur sa tête, en lettres lumineuses, ces mots fatidiques :
            « Brahma, tu ne rentreras dans le séjour des dieux que lorsque tu auras trouvé sur la
            terre une femme qui t’aime d’un amour pur et désintéressé. » Ce prologue a quelque chose
            de cocasse et de bon enfant : on dirait les théogonies de l’Inde interprétées dans une
            baraque de la foire au pain d’épice. Cependant des femmes sanglées, harnachées, vêtues
            sans aucune simplicité et les lèvres toutes saignantes de fard, circulent lentement dans
            le promenoir, parmi les architectures ultra-babyloniennes, avec l’intention bien arrêtée
            de vendre le plus cher possible à leurs contemporains quelques minutes décevantes. Et
            comme nous sommes dans un pays où la gratuité est visiblement exclue de l’amour, où il y
            a partout des tourniquets à la porte de ce que M. Renan appelle si élégamment le paradis
            de l’idéal, l’évocation de l’amour « pur et désintéressé » y prend une énorme valeur
            comique.
                     Voilà donc Brahma en quête de la femme qui l’aimera pour lui-même. Il la cherche dans
            le monde entier, ce qui permettait à l’auteur du ballet de choisir, pour nous en donner
            l’image chorégraphique, les pays les plus jolis et les plus pittoresques du monde. À mon
            sens, il n’a que médiocrement usé de la permission. Il promène Brahma en Chine, en
            Espagne, en Perse ; mais il n’y a que le Céleste-Empire qu’il ait su exprimer avec
            quelque originalité. C’est une trouvaille que cette longue, cette interminable enfilade
            de magots accroupis les uns derrière les autres, balançant tous à la fois, d’un
            mouvement mécanique, leurs têtes rondes et leurs éventails de plumes, tandis que
            d’autres magots, et des mandarins et des mandarines, dansent à l’entour, à tous petits
            pas, avec des gestes et des attitudes de personnages de paravents. Toute la Chine est
            là, dans un éclair ; on a, d’un coup, la vision complète et intense de tout un peuple
            puéril et souriant, gracieux et rabougri, sautillant sur de petits bancs, les deux index
            levés à la hauteur des yeux obliques… L’impression eût été plus vive encore si les
            ballerines eussent été maquillées de jaune et coiffées d’encre de Chine. Mlle Rivolta, dans le petit rôle de la mandarine, est assurément délicieuse. Mais
            c’est une statuette de Diane en cire, ce n’est point une mandarine ; car qu’est-ce
            qu’une mandarine rose, avec des cheveux blonds ? Décidément, le ballet ethnographique,
            tel que je le conçois, est encore dans l’enfance. Si, malgré tout, la Chine de
            M. Monplaisir est, à un certain moment, excessivement chinoise, sa Perse et son Espagne
            manquent un peu de saveur propre et de couleur. Cela n’est point désagréable à voir ;
            c’est même, si vous voulez, éclatant et somptueux, mais c’est médiocrement expressif. Si
            j’avais composé Brahma, je me serais souvenu des danses voluptueuses
            et lentes que nous décrit Robert de Bonnières dans le Baiser de Maïna,
            et je me serais rappelé les danseuses aux voiles blancs, soulevés, comme des ailes de
            chauves-souris, par les longues mains dont les ongles sont enfermés dans des étuis, les
            danseuses pareilles à des mortes, qui épouvantent les matelots ivres dans le roman de
            Pierre Loti… Et, puisque M. Monplaisir avait le monde entier à sa disposition, pourquoi,
            après les ballets des pays ensoleillés, ne nous a-t-il pas déroulé les danses des pays
            neigeux et glacés ? Pourquoi son Brahma n’irait-il pas en Norvège, ou plus haut encore,
            vers le pôle ? J’imagine, dans un décor de cristal, un ballet très lent et tout blanc,
            tout blanc, d’une mélancolie mystérieuse, dansé par des jeunes filles pâles, aux cheveux
            de lin, un ballet d’âmes, un ballet swedenborgien, un rêve de Séraphitus-Séraphita… La
            poésie de chaque pays et de chaque époque pourrait être ainsi exprimée par des danses et
            des costumes. Ce serait l’histoire et la géographie dansées, la « légende des siècles »
            traduite par des pas entrelacés et par des étoffes de couleur flottant sur de souples
            corps féminins. Mais il faudrait que le chorégraphe eût l’imagination de Victor Hugo et
            l’esprit de M. Renan. Verrons-nous jamais cela ?
                     Après avoir rencontré une Chinoise et une Espagnole et constaté avec douleur que ces
            deux aimables créatures ne l’aiment pas pour lui-même, l’infortuné Brahma découvre enfin
            une jeune Persane, Padmana, qui lui donne des preuves multipliées d’un amour gratuit et
            pur. Je passe sur ces aventures que je n’ai pas toutes très bien comprises ; car le
            langage des jambes n’est clair qu’en un sens, et la plus mauvaise prose vaudra toujours
            mieux pour raconter des histoires. Mais, au reste, on n’éprouve pas le besoin de
            comprendre dans le détail. Sachez seulement que Brahma est enfin condamné à être brûlé
            vif et que Padmana veut être brûlée avec lui. Comme ce n’est évidemment pas par intérêt,
            Brahma est pardonné, le ciel s’ouvre et l’apothéose flamboie. La scène du bûcher est
            précédée par des danses funèbres qui m’ont assez plu. Les ballerines sont enveloppées
            d’écharpes de tulle noir. Ce deuil n’a rien d’attristant. Il rappelle, au contraire,
            l’artifice dont se servent communément des femmes habiles dans leur art pour paraître
            plus blanches. Ce pas des funérailles est d’ailleurs presque joyeux. Et pourtant c’est
            bien de la mort qu’il s’agit, et rien n’est plus singulier, quand on y songe, que cette
            évocation de la mort, dans cet endroit, parmi tout cet appareil de plaisir. Et, plus
            cette danse d’enterrement est allègre, plus les danseuses se trémoussent dans la
            transparence des plis noirs et sourient et font des mines, et plus le spectacle devient
            lugubre. La mort plane sur toute cette chair offerte ; c’est pour la mort que dansent
            ces petites. Car tous leurs mouvements et toutes leurs poses tendent à exprimer et à
            provoquer l’amour, et l’amour est le pourvoyeur de la mort. Et alors le sourire des
            danseuses apparaît effrayant. Ce sourire, s’adressant à tous, ne s’adresse à personne ;
            il n’exprime rien de particulier, il est vide et vague, il ne traduit rien que le désir
            indéterminé de plaire, l’offre générale d’un sexe à l’autre. Ce sourire est donc
            impersonnel, comme le rire des têtes de morts. C’est le rire du squelette d’ivoire que
            les antiques épicuriens dressaient sur la table de l’orgie. Et c’est au fond ce même
            rire mystérieux, indéfinissable, que le peintre Willette prête à ses Parisiennes ; c’est
            ce rire de la mort qu’il fait éclater, tout blanc, entre leurs lèvres écartées, et c’est
            ce qui leur donne, je ne sais comment, un air de stryges et de goules innocentes…
                  
                  
                     
                     De spectacle nouveau, il n’y en a point cette semaine. Je ne vois guère que les
            Achantis, au Jardin d’acclimatation. Il est charmant, ce jardin. Il ressemble à un
            alphabet en images ou à une illustration vivante du Robinson suisse.
            Les petits enfants ont la joie d’y retrouver les bêtes mystérieuses dont il est question
            dans les histoires de voyages. Ils peuvent se faire voiturer par l’autruche, se jucher
            sur le chameau ou sur l’éléphant. Et, pour que rien ne manque à la fête, on leur montre
            des sauvages.
                     Déjà le Jardin d’acclimatation nous avait fait voir des Fuégiens, des Cynghalais, je ne
            sais quels échantillons encore des « païs estranges », comme dit la chanson des rois
            Mages. Ces exhibitions ne donnent pas une fière idée de l’humanité. Les Achantis sont
            affreux. — Vous me direz qu’ils nous trouvent peut-être fort laids de leur côté, qu’ils
            ont raison, et nous aussi, que la beauté est une idée toute relative, etc. — Eh bien !
            non, je maintiens qu’ils sont affreux.
                     Il y a une beauté humaine, soyez-en sûrs. Un beau visage est celui qui, par sa
            conformation, n’éveille point l’idée des fonctions nutritives et des instincts égoïstes,
            mais n’exprime que des sentiments de sociabilité ou des préoccupations intellectuelles.
            Une belle bouche, par exemple, est celle dont on oublie qu’elle est faite pour manger,
            et que l’on croit formée uniquement pour sourire, pour chanter, — ou pour être baisée.
            Or, la bouche des Achantis est trop évidemment faite pour manger, et pour manger
            malproprement, à grands coups de canines dans la chair sanglante. Elle est deux ou trois
            fois grande comme la nôtre ; elle est soutenue par de très larges mâchoires ; elle
            dépasse de beaucoup la ligne du nez ; elle est toute jetée en avant ; elle menace. Leur
            nez ne semble fait que pour flairer la proie et leurs yeux pour la guetter. Le retrait
            du front sans pensée fait de leur visage un mufle. Si un animal avait cette gueule, il
            pourrait être un fort bel animal, et qui même n’aurait pas l’air plus méchant qu’un lion
            ou un léopard. Mais cette tête carnassière, étant supportée par des corps semblables aux
            nôtres, fait peur et fait mal, peut-être parce que, ainsi placée, elle nous rappelle
            brutalement nos origines bestiales. En somme, ces bons Achantis sont déplaisants à voir,
            non parce qu’ils ont des têtes d’animaux, mais parce que, ayant ces têtes, ils ont
            cependant l’air d’être des hommes.
                     Il est vrai que, s’ils sont horribles, du moins ils ne sont pas ridicules. Leurs
            visages sont, je crois, moins fâcheux à considérer que ceux des trois-quarts de nos
            compatriotes. Rappelez-vous les spectacles que donne l’humanité de chez nous dans les
            omnibus, dans les gares ou sur les bateaux-mouches : les profils cocasses, les nez
            multiformes, les bouches pincées ou molles, les gencives aux dents gâtées, les faces
            décharnées ou trop grasses, les museaux et les trognes, les mines niaises, chétives ou
            basses, les figures marquées du pli des métiers serviles, de l’égoïsme rapace ou de la
            suffisance béate. Et je ne parle pas des corps, ni des anatomies qu’on devine sous les
            jupes, les corsages et les braies. (Je puis bien dire ce que je pense de cette foule,
            puisque j’en suis.) J’arrive donc à cette conclusion mitigée : Je préfère encore, pour
            le plaisir de mes yeux, la tête des Achantis à celle de la plupart des Parisiens ; mais
            j’aime mieux celle d’un tigre ou d’un buffle que celle des Achantis. J’ajoute seulement
            que je préfère tout de même la tête de Mme Jane Hading ou de Mlle Rosa Bruck à celle d’un tigre des jungles ou d’un buffle des
            savanes.
                     Du moins les Achantis (je ne parle que des mâles) ont d’assez beaux corps, — moins
            beaux cependant que ceux des gymnastes de nos cirques, et portés sur des jambes un peu
            grêles. — Les femmes ont des têtes plus présentables que les hommes, et une douceur de
            bêtes soumises dans les yeux et dans la bouche. Mais elles sont petites, massives, le
            torse court, les jambes comme des piliers, les mamelles longues et pendantes comme des
            outres et, au bout, des rugosités de peau d’éléphant qui forment le mamelon. — Les deux
            sexes sont ceinturés de cotonnades rayées ou de peaux teintes de couleurs vives.
                     Les hommes, avec des cris gutturaux, des cris de sauvages (naturellement), jouent à la
            guerre, simulent des combats et des massacres. De temps en temps, l’un d’eux feint de
            tomber mort, et les autres exécutent autour de lui des danses d’une allégresse féroce.
            Ces danses sont pénibles à voir, parce que les mouvements en sont trop rapides et trop
            violents : la bête y cherche sa joie dans la détente éperdue des muscles, sans nul souci
            et même sans nul soupçon de l’harmonie des évolutions et de l’équilibre des lignes
            déplacées. On n’y sent que le déploiement aveugle de forces animales. Et les mouvements
            n’y sont pas, comme dans les bonds des fauves, assouplis par le caoutchouc des pattes ni
            enveloppés et ouatés par le moelleux des pelages et par le flottant des peaux qui
            revêtent les ossatures. Cette danse de nègres est gracieuse comme un ouragan.
                     Pendant ce temps, deux femmes, têtes rondes comme des pommes, troncs pareils à de
            courtes saucisses bien cirées, s’amusent à lutter front contre front, les bras autour
            des nuques. Horribles, les quatre jambes épaisses et brèves. Horrible, entre ces quatre
            supports, le ballottement des quatre seins pareils à des pis vidés. — Mais, après la
            danse guerrière, voici la danse amoureuse. Un homme et une femme s’avancent l’un vers
            l’autre, avec des mouvements saccadés des hanches et du ventre. Quand ils se touchent
            presque, la femme se dérobe, d’un glissement de côté, et la cérémonie recommence. Cette
            danse est parfaitement obscène (songez à l’effet qu’elle produirait, dansée par un blanc
            et une blanche), et, chose singulière, personne ne s’en doute, et ce n’est qu’à la
            réflexion qu’on s’avise de cette obscénité. D’où vient cela ? C’est sans doute que les
            créatures qui se livrent à cette gymnastique sont trop laides pour être indécentes.
            — Point, direz-vous ; car, si on leur substituait deux blancs, même très
              vilains, l’impureté de cette danse nous frapperait aussitôt : ce n’est donc pas
            la laideur des mimes qui empêche de sentir l’infamie de la mimique. Oui ; mais la
            laideur de ces blancs serait celle de notre race, et par conséquent éveillerait en nous
            l’idée de la beauté blanche ; et c’est pour cela que la vue de leurs ébats choquerait
            une délicatesse en nous. C’est donc bien le sentiment de la beauté humaine qui a créé la
            pudeur.
                     L’amour se cache pour faire son œuvre, parce que son œuvre altère cette beauté par des
            violences de mouvements et des déformations d’expression, et semble violer et déshonorer
            un mystère. J’avais donc raison : si la danse abominable des Achantis ne nous tente ni
            ne nous indigne, c’est qu’ils sont affreux ou que, s’ils sont beaux, c’est à la façon
            des bêtes, dont les ébats ne déshonorent rien qui nous soit sacré et, par suite, ne nous
            font point rougir. — Et vous pensez bien que je vous donne cette explication pour ce
            qu’elle vaut.
                     Tandis que ces sauvages dansaient, je me répétais malgré moi la vieille réflexion qui
            est dans la Sagesse de Pierre Charron et qui devait être déjà dans
            quelque auteur ancien : « Il y a plus de différence d’homme à homme que d’animal à
            homme. » Allez voir ces fils monstrueux de l’Afrique équatoriale : vous aurez sûrement
            cette impression que l’abîme est moindre entre les bons chiens qui jappent près de là et
            un Achanti, qu’entre un Achanti et M. Taine ou M. Herbert Spencer.
                     Oui, je sais ce qu’on répond : — Ces nègres ont la faculté de concevoir des idées
            générales, et ils ont un rudiment de langage parlé ; et cela seul les met beaucoup plus
            loin d’un caniche que d’un homme de génie. — Hélas ! qu’en savons-nous ? Il y a presque
            sûrement des animaux qui raisonnent, et certaines idées générales peuvent être le
            produit naturel de multiples expériences retenues par la mémoire. — Mais ces nègres ont
            la parole. — Eh ! les animaux trouvent le moyen de se dire entre eux bien des choses.
            — Mais ces nègres ont un petit commencement de moralité. — Eh ! qui osera affirmer que
            les bêtes n’en ont point, surtout celles qui vivent en société ? — Mais ces nègres sont
            perfectibles. — Peut-être… Je veux bien d’ailleurs que, entre l’intelligence d’un chien
            et celle d’un sauvage, il y ait une différence de nature (quoique je n’entende pas
            clairement ce que cela signifie), tandis que, entre l’intelligence d’un sauvage et celle
            de Max Muller, il n’y a qu’une différence de degré. Mais, à la considérer de notre point
            de vue d’êtres vivants en rapport avec les autres êtres, cette seconde espèce de
            dissemblance n’est-elle pas plus profonde et aussi incurable que la première ? Certes,
            un Achanti diffère moins d’un bon chien que de M. Renan, pour ce que nous
              en faisons.
                     Et, comme nous sommes invinciblement « causefinaliers », que nous voulons qu’il y ait
            un plan et un dessein de l’univers et que tout ce qui existe serve à quelque chose,
            quelqu’un, auprès de moi, demandait ingénument et presque avec colère : — Mais, enfin, à
            quoi les Achantis servent-ils ? Pourquoi y a-t-il des Achantis ? Qu’est-ce que ces
            gens-là sont venus faire au monde ?
                     Ils y sont venus manger, boire, danser, jouir, souffrir, dormir, mourir, — tout comme
            les civilisés. C’est déjà bien joli. Mais vous pensez peut-être que cela ne les excuse
            pas suffisamment de vivre ? Vous croyez que nous, les Aryas, nous avons seuls ou presque
            seuls, par nos rêves, par notre art, par nos vertus, par la connaissance toujours plus
            grande que nous prenons de l’univers, de valables raisons d’exister ? — Eh bien ! disons
            donc que les Achantis et les autres sauvages existent pour nous servir un jour. Quand la
            terre commencera de se refroidir, les races supérieures, obligées de redescendre vers
            l’Afrique centrale, seront bien aises que ce pays leur ait été préparé et rendu
            habitable par ces pauvres nègres. Mais au reste, avant cela, tel d’entre eux pourra
            conduire et sauver de la mort quelque voyageur européen, et contribuer ainsi,
            indirectement, à l’accroissement de la science, de la puissance et de la dignité
            humaines. Et puis, dès maintenant il doit bien se produire parfois, chez ces êtres
            affreux, quelque acte de bonté et de désintéressement. À cause de cela, ils méritent de
            vivre.
                     Ne les chicanons pas trop sur leurs titres à l’existence. Soyons modestes. Les
            quatre-vingt-dix-neuf centièmes des blancs ne vivent également que pour vivre, — ou pour
            faire vivre leurs petits. Mais de cette masse énorme de créatures occupées à des
            besognes égoïstes sort de temps en temps un homme de génie ou un saint. Cela suffit. Il
            y a des noirs parce que les noirs (tout en les mangeant quelquefois) peuvent être,
            d’aventure, utiles aux blancs ; et l’existence de tous les blancs ensemble est assez
            justifiée par la production d’une tragédie de Racine ou par un acte de charité de saint
            Vincent de Paul. C’est Pangloss qui me l’a dit et M. Renan qui me l’a fait croire.
            Amen.
                     J’ai donc quitté les Achantis d’une âme plus bienveillante que je ne les avais abordés.
            J’ai songé, d’ailleurs, qu’ils devaient être bien meilleurs à voir, chez eux, sous le
            soleil et parmi les végétations des tropiques. Je me suis souvenu que d’autres nègres
            m’avaient tout à fait plu jadis, en Algérie. Il est vrai que c’étaient de bons nègres,
            ceux-là, des nègres bienveillants, presque des nègres de vaudeville. Mais enfin, s’ils
            « conspiraient aux fins idéales de l’univers », ils ne s’en doutaient pas plus que les
            Achantis, et ils n’avaient, en dansant, guère plus de grâce ni de décence. Cela ne
            m’avait pas empêché de les haranguer en vers (je faisais des vers dans ces temps
            heureux). Ces vers, j’ai bonne envie d’en redire quelques-uns aux pauvres Achantis, par
            grand regret de les avoir peut-être méconnus :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                     
          
                  
               
            
            
               
               
               
               
               
               
               
            
         
      
    
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