« On ne sait pas le français, on ne le parle pas, on ne l’écrit pas sans savoir
              quantité d’autres choses qui font ce que l’on appelait jadis : l’honnête
                homme. Le Français porte mal le mensonge. Pour parler français il faut avoir
              dans l’âme un fonds de noblesse et de sincérité ; une âme vile, une âme menteuse, une
              âme jalouse ou même simplement turbulente, ne parlera jamais complètement bien cette
              langue des Bossuet, des Fénelon, des Sévigné, 
des Corneille,
              des Racine ; elle possédera quelques notes, jamais le clavier. » 
                     
                     Cette belle sortie de Louis Veuillot contre ceux qui, sous prétexte de renouvellement,
            attaquent en ce moment la langue française et semblent chercher à en faire un
            incompréhensible patois, m’est rappelée par la lecture de l’œuvre nouvelle de
            M. de Maupassant. C’est en effet par la clarté dans les idées, dans les mots qu’excelle
            l’auteur de tant de belles et solides pages. Ce n’est ni dans les dictionnaires du
            passé, ni dans ceux des langues étrangères qu’il va chercher les moyens de rendre
            l’image qui est empreinte dans son cerveau ; c’est dans le seul répertoire de nos grands
            écrivains qu’il trouve pour peindre ses tableaux, charmants surtout par la fidélité,
            toutes les couleurs jusqu’aux nuances les plus délicates ; comme sa pensée est toujours
            nette, d’un contour très arrêté, il n’a pas besoin d’artifices de langage pour en
            dissimuler les imperfections ; il la montre franchement, telle qu’elle est, sans trop de
            souci de son vêtement, parce qu’il sait que sa structure est impeccable.
                     C’est par ce respect de la langue que M. de Maupassant a conquis la situation qu’il
            occupe encore jeune dans les lettres ; est-ce à dire qu’il ait atteint déjà la
            perfection ? ce serait trop avancer, mais ce qu’on peut affirmer sans trop de crainte
            d’être aux prophète, c’est qu’il est un des très rares 
écrivains
            d’aujourd’hui, sinon le seul dont les œuvres aient chance d’entrer dans le siècle
            prochain. Un gros bagage n’est pas nécessaire pour aller loin, c’est quelquefois même un
            embarras, et je pense qu’il suffira à M. de Maupassant de montrer un volume de ses
            nouvelles pour que la postérité ne lui soit pas trop difficile. Je ne veux pourtant pas
            partir de là pour médire de ses romans ; eux aussi ont leur valeur très réelle et les
            lecteurs en trouveront la preuve dans Fort comme la mort.
                     Ceci dit, je commencerai l’analyse du nouveau livre de M. Guy de Maupassant par une
            citation qui indiquera, mieux que je ne saurais faire, la donnée délicate sur laquelle
            il a édifié son roman. Il s’agit de la mère et de la fille :
                     
                        Olivier Bertin, à force de les voir ensemble et de les comparer sans cesse, arrivait
              presque, par moments, à les confondre. Quelquefois, si la jeune fille lui parlait
              alors qu’il regardait ailleurs, il était, forcé de demander : « Laquelle a dit
              cela ? » Souvent même, il s’amusait à jouer ce jeu de la confusion quand ils étaient
              seuls tous les trois dans le salon aux tapisseries Louis XV. Il fermait alors les yeux
              et les priait de lui adresser la même question l’une après l’autre d’abord, puis en
              changeant l’ordre des interrogations, afin qu’il reconnût les voix. Elles s’essayaient
              avec tant d’adresse à trouver les mêmes intonations, à dire les mêmes phrases avec les
              mêmes accents, que souvent il ne devinait pas. Elles étaient parvenues, en vérité, à
              prononcer si pareillement, que les domestiques répondaient : « Oui, Madame » à la
              jeune fille et « Oui, Mademoiselle » à la mère.
                        
À force de s’imiter par amusement et de copier leurs
              mouvements, elles avaient acquis ainsi une telle similitude d’allures et de gestes,
              que M. de Guilleroy lui-même, quand il voyait passer l’une ou l’autre dans le fond
              sombré du salon, les confondait à tout instant et demandait :
                        « Est-ce toi, Annette, ou est-ce ta maman ? »
                        De cette ressemblance naturelle et voulue, réelle et travaillée, était née dans
              l’esprit et dans le cœur du peintre l’impression bizarre d’un être double, ancien et
              nouveau, très connu et presque ignoré, de deux corps faits l’un après l’autre avec la
              même chair, de la même femme continuée, rajeunie, redevenue ce qu’elle avait été. Et
              il vivait près d’elles, partagé entre les deux, inquiet, troublé, sentant pour la mère
              ses ardeurs réveillées et couvrant la fille d’une obscure tendresse. 
                     
                     On prévoit ce qu’aurait pu devenir ce programme de roman réalisé par un esprit
            grossier, par un de nos trop nombreux naturalistes de la dernière heure ; celui-là n’eût
            pas manqué de nous raconter par le  tous les détails de la chute de la mère et nous
            eût peint d’étranges « frémissements de nuque » escortés « d’assoiffements de la chair »
            sans oublier « les senteurs moites » les plus variées et les plus répugnantes. M. Guy de
            Maupassant n’a pas eu besoin d’avoir recours à de telles extrémités, et c’est d’une
            plume, je dirai chaste, qu’il nous a décrit toutes les phases de ces deux passions pour
            la même femme en deux créatures. Échappant à cette banale combinaison qui consiste à
            donner brutalement le même amant à la mère et à la fille, l’auteur, par des gradations
            d’une 
délicatesse extrême, a conduit le lecteur jusque dans l’âme
            même de son héros, et l’y fait assister peu à peu à tous ses étonnements devant
            l’étrangeté de la passion naissante, à toutes ses luttes, à tous ses désespoirs.
                     Les héros de M. de Maupassant sont des êtres intelligents qui ne se livrent pas comme
            des brutes au premier tressaillement de la chair, mais qui se défendent de toute
            dépravation morale jusqu’à la mort. Car Olivier Bertin meurt, emportant au-delà de la
            vie un amour désavoué par lui-même et ignoré de celle qui l’avait inspiré. Mon intention
            n’est pas d’analyser page à page ce livre qui, pour moi, renferme comme un spécimen de
            toutes les qualités littéraires de M. de Maupassant. À côté de l’étude psychologique se
            placent d’autres études, matérielles celles-là, prises sur le vif avec la fidélité d’un
            instrument de précision guidé par un grand artiste.
                     M. de Maupassant perçoit des images instantanées ; en un clin d’œil il a reçu une
            impression qui ne semble au premier abord qu’un aspect de l’objet reproduit : regardez
            de plus près, prenez une loupe, vous retrouverez dans ce que vous considériez comme un
            simple croquis, tous les détails de la nature avec leur mouvement et leur charme. Par
            exemple, ce portrait de la comtesse Anne de Guilleroy :
                     
                        
Plus toute jeune, mais encore belle, pas très grande, un peu
              forte, mais fraîche avec cet éclat qui donne à la chair de quarante ans une saveur de
              maturité, elle avait l’air d’une de ces roses qui s’épanouissent indéfiniment jusqu’à
              ce que, trop fleuries, elles tombent en une heure. 
                     
                     Et plus loin, ce dessin exquis d’une fillette jouant au lawn-tennis :
                     
                        Agacée de perdre toujours, elle s’animait, s’excitait, avait des cris de dépit ou de
              triomphe, des élans impétueux d’un bout à l’autre de son camp, et, souvent, dans ces
              bonds, des mèches de cheveux tombaient, déroulées, puis répandues sur ses épaules.
              Elle les saisissait, et, la raquette entre les genoux, en quelques secondes, avec des
              mouvements impatients, les rattachait en piquant des épingles, par grands coups, dans
              la masse de la chevelure. 
                     
                     C’est à la fois tout le charme, toute l’élégance de la nature ; en cinq lignes le
            romancier a dressé une charmante statuette. Je ne puis résister au plaisir de signaler
            encore, parmi ces vues instantanées, ce petit tableau représentant un roquet agaçant
            trois génisses :
                     
                        Sur la pelouse, trois lourdes vaches, rassasiées d’herbe, accablées de chaleur, se
              reposaient couchées sur le flanc, le ventre saillant, repoussé par la pression du sol.
              Allant de l’une à l’autre avec des aboiements, des gambades folles, une colère gaie,
              furieuse et feinte, un épagneul de chasse, svelte, blanc et roux, dont les oreilles
              frisées s’envolaient à chaque bond, s’acharnait à faire lever les trois 
grosses bêtes qui ne voulaient pas. C’était là, assurément, le jeu
              favori du chien, qui devait le recommencer chaque fois qu’il apercevait les vaches
              étendues. Elles, mécontentes, pas effrayées, le regardaient de leurs gros yeux
              mouillés, en tournant la tête pour le suivre. 
                     
                     Impossible de mieux peindre rien qu’avec des mots. Cette puissance d’observation de
            l’être, de sa forme, de son mouvement, l’art de traduire, M. de Maupassant le possède
            aussi dans l’ordre psychologique, et cela sans s’armer de mots soi-disant nouveaux,
            uniquement par l’usage intelligent, rationnel, de notre belle langue. Il peint tout ce
            qui se rencontre sur son passage, et les avides de documents en trouveront sur toutes
            choses dans son livre ; les motifs parisiens n’y manquent pas ; c’est une promenade au
            Bois, au vernissage, au Parc Monceau, chez Ledoyen, au Hammam, à l’Opéra, au cercle, au
            café des Ambassadeurs, partout enfin, et toujours avec la vérité des vues instantanées
            dont je parlais tout à l’heure. Chemin faisant, je cueille cette charmante définition du
            cercle parisien :
                     
                        Le Cercle est une famille, la, famille de ceux qui n’en ont pas encore, de ceux qui
              n’en auront jamais et de ceux qui s’ennuient dans la leur. 
                     
                     Je passe bien des pages et j’arrive à celles-ci qui me semblent parmi les plus belles
            du livre. La 
comtesse pressent que les années sont venues et que
            la séduction de la jeunesse et de la beauté appartient désormais à sa fille ; celle-ci
            est, sans s’en douter, sa rivale, et la pauvre femme, coupable et punie, veut lutter
            contre ces années tant redoutées :
                     
                        Elle se sentait une âme vivace et fraîche, un cœur toujours jeune, l’ardeur d’un être
              qui commence à vivre, un appétit de bonheur insatiable, plus vorace même qu’autrefois,
              et un besoin d’aimer dévorant.
                        Et voilà que toutes les bonnes choses, toutes les choses douces, délicieuses,
              poétiques, qui embellissent et font chérir l’existence, se retiraient d’elle, parce
              qu’elle avait vieilli ! C’était fini ! Elle retrouvait pourtant encore en elle ses
              attendrissements de jeune fille et ses élans passionnés de jeune femme. Rien n’avait
              vieilli que sa chair, sa misérable peau, cette étoffe des os, peu à peu fanée, rongée
              comme le drap sur le bois d’un meuble. La hantise de cette décadence était attachée, à
              elle, devenue presque une souffrance physique. L’idée fixe avait fait naître une
              sensation d’épiderme, la sensation du vieillissement, continue et perceptible comme
              celle du froid ou de la chaleur. Elle croyait, en effet, sentir, ainsi qu’une vague
              démangeaison, la marche lente des rides sur son front, l’affaissement du tissu des
              joues et de la gorge, et la multiplication de ces innombrables petits traits qui
              fripent la peau fatiguée. Comme un être atteint d’un mal dévorant qu’un constant
              prurit contraint à se gratter, la perception et la terreur de ce travail abominable et
               du temps rapide lui mirent dans l’âme l’irrésistible besoin de le constater dans
              les glaces. Elles l’appelaient, l’attiraient, la forçaient à venir, les yeux fixes,
              voir, revoir, reconnaître sans cesse, toucher du doigt, comme pour s’en mieux assurer,
              l’usure ineffaçable des ans. Ce fut d’abord une pensée 
intermittente reparue chaque fois qu’elle apercevait, soit chez elle, soit ailleurs,
              la surface polie du cristal redoutable. Elle s’arrêtait sur les trottoirs pour se
              regarder aux devantures des boutiques, accrochée comme par une main à toutes les
              plaques de verre dont les marchands ornent leurs façades. Cela devint une maladie, une
              possession. Elle portait dans sa poche une mignonne boîte à poudre de riz en ivoire,
              grosse comme une noix, dont le couvercle intérieur enfermait un imperceptible miroir,
              et souvent, tout en marchant, elle la tenait ouverte dans sa main et la levait vers
              ses yeux.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Couchée, elle ne pouvait dormir, rallumait une bougie et demeurait, les yeux ouverts,
              à songer que les insomnies et le chagrin hâtaient irrémédiablement la besogne horrible
              du temps qui court. Elle écoutait dans le silence de la nuit le balancier de sa
              pendule qui semblait murmurer de son tic tac, monotone et régulier — « ça va ça va, ça
              va », et son cœur se crispait dans une telle souffrance que, son drap sur sa bouche,
              elle gémissait de désespoir.
                        Autrefois, comme tout le monde, elle avait eu la notion des années qui passent et des
              changements qu’elles apportent. Comme tout le monde, elle avait dit, chaque hiver,
              chaque printemps ou chaque été : « J’ai beaucoup changé depuis l’an dernier. » Mais
              toujours belle, d’une beauté un peu différente, elle ne s’en inquiétait pas.
              Aujourd’hui, tout à coup, au lieu de constater encore paisiblement la marche lente des
              saisons, elle venait de découvrir et de comprendre la fuite formidable des instants.
              Elle avait eu la révélation subite de ce glissement de l’heure, de cette course
              imperceptible, affolante quand on y songe, de ce défilé infini des petites secondes
              pressées qui grignotent le corps et la vie des hommes. 
                     
                     
Il faut se garder de jamais comparer un écrivain à un autre,
            pas plus qu’un peintre à un autre peintre ; chacun a sa valeur propre ; mais je ne puis
            m’empêcher, en présence de tous ces détails si poignants, si vrais, si désespérés du
            supplice d’une femme, de penser aux plus beaux morceaux de Balzac. Je n’y vois nulle
            imitation, nul souvenir, mais je veux dire qu’en lisant cette étude j’ai ressenti un
            plaisir égal à celui que j’ai éprouvé quand, dans ma jeunesse, je lisais et je relisais
            les pages du grand maître.
                  
                  
                     
                     
                        Le Cavalier Miserey, Nathalie Madoré, ont placé leur auteur, M. Abel
            Hermant, tout près de nos meilleurs romanciers ; à lui comme à beaucoup d’autres il
            faudrait dire et redire qu’il vaut mieux voir qu’observer, et que le trop de soin, le
            trop grand désir de bien faire, de tout faire, est le plus redoutable ennemi de l’art
            aujourd’hui, aussi bien en peinture qu’en musique, qu’en littérature. Le grand point, le
            seul est d’être doué ; le reste ne vaut pas grand-chose et n’est que du talent, ce que
            n’importe qui peut acquérir avec une petite intelligence et une réelle volonté. Les
            œuvres des gens de « talent » seront depuis longtemps en poudre que celles des gens de
            la nature, des simples, des mauvais travailleurs, seront encore pleines de force et de
            jeunesse. Constatation décourageante, je le reconnais, mais pour les médiocres
            seulement.
                     Or, M. Abel Hermant est doué, et voilà qu’afin de mieux voir, lui qui a une vue
            excellente, il s’est mis à prendre une loupe pour observer ; l’inconvénient de la loupe
            qui est au bout de tout appareil photographique est de rompre la relation, la proportion
            des objets entre eux : mathématiquement la loupe ne produit que faussetés, puisque
            chaque objet qui s’éloigne de son centre se grossit et se déproportionne. Balzac
            lui-même a souvent péché quand il s’est servi de cet horrible instrument.
                     C’est dans le monde administratif que M. Hermant nous conduit aujourd’hui : sa Surintendante devait, dit-on, avoir pour sous-titre :
              Fonctionnaires contemporains ; c’est, en effet, une étude sur les
            employés de ministère qu’a voulu faire M. Hermant ; il a particulièrement choisi le
            ministère des beaux-arts, comme plus propre par son côté mondain à lui servir de champ
            d’observation ; il faut dire qu’il a apporté dans cette étude une rare clairvoyance ;
            comme il s’est attaché plutôt à étudier la psychologie des employés qu’à noter le détail
            de leur existence, il a reconnu ce qu’on peut appeler : « l’esprit fonctionnaire », qui
            est le besoin d’une régularité modeste dans la vie et d’une certitude du lendemain, en
            même 
temps que de l’avenir assuré, soit par une petite pension,
            soit par une petite fonction qui est aussi l’horreur de l’aléa et de l’aventure ; il a
            reconnu, dis-je, que cet esprit fonctionnaire est l’esprit de toute la jeune bourgeoisie
            contemporaine.
                     Son roman est ainsi devenu bien plus général, et, partant, bien plus intéressant ;
            c’est une sorte d’éducation anti-sentimentale dont le héros, Émile
            Boucard, est, à l’envers, le Frédéric Moreau de Flaubert. Celui-ci partait pour la vie
            avec toutes les illusions sentimentales, souffrant à chaque minute des platitudes de
            l’existence ; Émile Boucard part, lui, pour vivre avec un stock d’illusions positives,
            se débat au milieu des fantaisies et des illogismes de la réalité.
                     Aussi, M. Hermant l’a-t-il laissé dans le milieu administratif dont je viens de parler,
            ce qui lui a permis de faire vivre autour de lui tout un monde de fonctionnaires, depuis
            le plus humble jusqu’au ministre, jusqu’à la femme du ministre, cette surintendante des beaux-arts et des élégances démocratiques, créature du
            high-life républicain et spécimen des grandes femmes de la troisième République.
                     Partie du trottoir, cette femme arrive au pouvoir, s’édifie péniblement avec de la
            littérature et du cabotinage, une psychologie de grande névrosée (ah ! la névrose !). Le
            dernier chapitre, celui de sa mort, où tout cet édifice artificiel s’écroule et où l’âme
            reparaît, est un des meilleurs morceaux de ce livre.
                  
                  
                     
                     Une bonne fortune pour les lecteurs, un nouveau livre de Pierre Loti :
              Japoneries d’automne. Écrit de la même plume que Madame
              Chrysanthème, ce volume sur le Japon prendra place parmi les plus délicates
            œuvres du charmant voyageur, du conteur exquis : j’ouvre au hasard les Japoneries
              d’automne et je trouve cette description d’une course à travers Yeddo :
                     
                        Mes coureurs n’en peuvent plus. Alors, pour m’amuser, je vais monter en tramway : ce
              sera la première fois de ma vie ; — coup de timbre, coup de sifflet — et nous partons.
              Mais à peine suis-je assis, que la laideur de mes voisins m’épouvante.
                        Nulle part la différence d’aspect n’est tranchée autant 
qu’au Japon, entre les gens du grand air et ceux du travail enfermé des villes. Au
              moins les paysans ont la vigueur, les belles formes dans leur petite taille, les dents
              blanches, les yeux vifs. Mais ces citadins d’Yeddo, ces boutiquiers, ces écrivains à
              l’encre de Chine, ces artisans étiolés de père en fils par la production de ces
              petites merveilles de patience qu’on admire chez nous, quelle misère physique ! Ils
              portent encore la robe nationale et les socques à patins, mais plus le chignon
              d’autrefois ; quelques vieillards seuls l’ont conservé ; les jeunes, ne sachant quel
              parti prendre pour leurs cheveux, ni longs ni courts, les laissent pendre, en mèches
              collées, sur leurs nuques pâles, et posent par-dessus des melons anglais.
                        Tous exténués, blêmes, abrutis, mes compagnons de tramway ; lèvres ballantes ; myopes
              pour la plupart, portant des lunettes rondes sur leurs petits yeux en trous de vrille
              percés de travers, et sentant l’huile de camélia rancie, la bête fauve, la race jaune.
              Et pas une mousmé mignonne ou drôle pour reposer ma vue… Comme je
              regrette, mon Dieu, de m’être fourvoyé dans cette voiture du peuple !
                        — La Saksa ! Heureusement c’est fini, nous arrivons.
                        La Saksa, c’est-à-dire une haute et immense pagode d’un rouge sombre, et une tour à
              cinq étages de même couleur, dominant un préau d’arbres centenaires tout rempli de
              boutiques et de monde. C’est un coin de vieux Japon ici, et un des meilleurs ; il y a,
              du reste, aujourd’hui même, un matsouri (c’est-à-dire une fête et un
              pèlerinage) ; — je m’en doutais : à la Saksa, c’est presque un matsouri perpétuel. Et des légions de mousmés sont là en
              belle toilette, des mousmés comiques et des mousmés jolies ; dans tous ces beaux chignons, si bien lisses, qu’elles savent
              se faire, sont piquées des fleurettes fantastiques ne ressemblant à aucune fleur
              réelle ; et, au bas de tous ces 
petits dos frêles et
              gracieux, déviés en avant par l’abus héréditaire de la révérence, des ceintures de
              couleurs très cherchées font de larges coques en forme d’ailes, — comme si des
              papillons énormes étaient venus là se poser.
                        Naturellement, il y a aussi de ces adorables troupes de bébés en grande tenue, qui
              abondent toujours au milieu des foules japonaises ; des bébés graves dans de longues
              robes, se tenant par la main, s’avançant avec dignité en roulant leurs yeux retroussés
              de petits chats ; et puis coiffés d’une manière, indescriptible, qui fait sourire même
              longtemps après, quand on retrouve en souvenir leurs mi nois…
                        J’irai tout à l’heure, comme tout le monde, dans la pagode saluer les dieux ; mais je
              veux d’abord m’amuser moi aussi aux boutiques du préau, remplies de choses ingénieuses
              et drôlatiques, de jouets étranges, de bibelots à surprise recelant toujours, au fond,
              une grimacé, une diablerie — ou même une obscénité, imprévue et terrifiante…
                        Je m’arrête, avec des bébés nombreux, devant un vieillard à chignon tout blanc qui
              est accroupi au pied d’un arbre ; dans ses bras nus, décharnés et jaunes comme des
              bras de momie, il tient une caisse remplie d’images à deux pour un sou, et tous les
              bébés regardent, l’air captivé, recueilli. Il y a surtout un amour de petite mousmé de six à huit ans, déjà peignée en grand chignon à épingles
              comme une dame, qui se courbe pour mieux voir, les mains derrière le dos sur sa belle
              ceinture, et les yeux tout pensifs. Alors je me baisse moi aussi, curieux de ce qui
              peut les intéresser à un tel point, tous ces innocents. — Oh ! les pauvres petits !
              — Ce sont des danses de morts, sur papier de riz, plus épouvantables que celles
              d’Holbein ; des squelettes qui jouent de la guitare, d’autres qui gambadent,
              s’éventent, folâtrent, lèvent les jambes avec des airs très évaporés… Je crois 
bien qu’elle avait de quoi être pensive, cette mousmé mignonne !… Moi, à son âge, ça m’aurait fait une peur affreuse. 
                     
                     Je m’arrête aussi. Les tableaux se suivent, tous aussi fidèles, tous aussi achevés dans
            cette galerie de petits chefs-d’œuvre.
                  
                  
                     
                     Philosophes, et surtout romanciers, se sont beaucoup préoccupés du rôle de la femme
            dans la société ; les philosophes ont cru la connaître en l’étudiant d’après
            l’échantillon que le hasard en avait mis sous leurs yeux ; quant aux romanciers, aux
            littérateurs, ils se sont contentés d’en inventer une tous les vingt ans ; et les
            générations qui se succèdent jugent la femme de la génération précédente d’après les
            inventions des fantaisistes qui ont noirci du papier pour se distraire ou gagner leur
            vie..
                     Le mal est que, grâce à ces belles élucubrations, la femme française, la Parisienne
            surtout, semble ne plus exister, n’avoir même jamais existé, et 
que, si elle vit, c’est un monstre abominable autant que méprisable.
                     Sans remonter au dix-huitième siècle, ni au dix-septième siècle, ni aux autres, il faut
            avouer que la femme du temps passé n’a jamais pu être jugée que par les mémoires d’une
            trentaine de grandes dames qui ne parlaient guère que d’elles et de leurs aventures, et
            qui ne nous ont jamais soufflé mot des dix millions d’autres femmes de leur époque, tant
            bourgeoises que paysannes.
                     Sans remonter si loin, jugez donc la femme française d’après nos écrivains
            romantiques : la malheureuse, ils l’ont faite mélodramatique, se tordant les bras,
            rugissant, mordant, tout comme nos contemporains l’ont faite idiote, hystérique, vase à
            tous vices, opprobre de la maison, de la société, de la famille. Et personne n’a osé
            dire ; Mais, monsieur l’écrivain, jamais nos mamans, nos femmes, nos filles n’ont joué
            ces mélodrames imbéciles, n’ont rugi, mordu, été affligées de ces horribles maladies
            qu’on soigne (et développe peut-être !) à la Salpêtrière. C’étaient et ce sont encore de
            belles, braves et honnêtes femmes s’occupant de leur ménage, de leur famille, ce qui ne
            les empêchait ni ne les empêche d’être femmes, d’être élégantes et d’avoir même ce petit
            brin de coquetterie qui est le charme particulier de la Parisienne.
                     Tout cela après la lecture d’un petit livre que Mme Alphonse Daudet
            vient de publier, 
d’Enfants et mères, qui, sans
            protestations, rien que par des faits, des pensées, des sentiments, remet, sans y
            chercher, toutes choses à leur place. Des quinze chapitres qui composent le volume et
            dont quelques-uns ont paru dans le Figaro, découlent toutes ces vérités ;
            c’est une femme qui a écrit ce livre, une femme comme toutes les autres honnêtes femmes
            françaises, au style différent peut-être, mais au cœur pareil ; voilà un bon document
            pour les jugeurs, pour les auteurs qui veulent savoir ce que c’est qu’une épouse, une
            mère, une fille de notre temps.
                     Je coupe ces quelques lignes :
                     
                        On peut surprendre dans les regards des tout petits qui s’essaient à marcher, la même
              expression qu’aux yeux des vieillards presque impotents : la même application entêtée,
              le même désir, le même effort d’une petite marche en avant ; un appel vers ceux qui
              sont là, et le désir qu’ils vous aident à commencer l’existence ou à vivre encore un
              peu. 
                     
                     Et plus loin :
                     
                        Joliesse de l’enfance : petits bras nus, cous mignons, esquisses de traits, sourcils
              au crayon léger, cheveux si fins… le sourire, une fossette aux joues ; le geste, une
              fossette aux petits coudes. Visible surtout cette délicatesse dans les photographies
              retrouvées des premiers âges, alors que les enfants grandissent, ces premières
              photographies éclaircies par le temps où ne reste des intelligents et 
gracieux petits visages, avec les yeux en transparence, que la ligne
              principale, le trait, ce qui suffit d’un portrait d’enfant, ce que saurait dessiner
              toute mère aimante. 
                     
                     Je m’arrête, et je termine par cette citation d’un mot charmant de vérité d’une mère
            qui raconte l’enfance de son fils : « Quand mon fils a commencé à marcher seul,
              dit-elle, j’ai senti qu’il se détachait de moi. »
                     
                     Et voilà la véritable femme pour vous, celle qui sait trouver le temps de faire de
            semblables observations, veiller à sa maison, et rester femme du monde.
                     Est-ce à dire que les femmes déséquilibrées, futiles, oisives, occupant leur
            désœuvrement de folles par le vice sous toutes ses formes, n’existent pas ? Certes non,
            mais, je le répète, leur état de démence ou d’imbécillité, comme dit le Code, n’est pas
            l’état normal ; elles sont l’exception, tout comme les moutons à cinq pattes qui
            existent aussi, mais qui sont rares et sur lesquels jamais il n’est venu à l’idée de
            personne d’étudier l’espèce entière des moutons ; aussi le mouton est-il mieux connu que
            la femme.
                  
                  
                     
                     
                        P’tit Mi est une exquise étude du monde administratif provincial, pleine
            d’élégance et de jeunesse. Un viveur parisien, un peu déclassé, un inutile de grand
            cercle, parvient à se faire nommer préfet ; sa préfecture lui donnera des ressources
            pour réparer les brèches que l’existence mondaine a faites à sa fortune, et cela pour ne
            pas infliger à sa femme une réduction du train de sa maison. La vie dégradante du banal
            tripot n’a heureusement pas flétri son intelligence ; dès qu’il en est sorti, son esprit
            assoupi se réveille, et une valeur intellectuelle est rendue à la société. D’un jeune
            parisien, Georgie d’Armaguel, M. de Serpenoise fait son secrétaire et l’emmène dans sa
            province. Les scènes 
de son installation, de son
            administration, les séries de discours à entendre, à faire, les physionomies des
            administrés, le tout est légèrement touché, indiqué avec un rare esprit.
                     Mais ce qui devait arriver arrive, et le jeune Georgie, nouveau Chérubin, amoureux de
            la préfète en est vite aimé. Un duel avec un journaliste, parti d’une brasserie de Paris
            pour faire là-bas de haute politique d’opposition, duel dans lequel périt le
            journaliste, précipite les incidents de la passion du jeune homme et de la jeune femme ;
            par hasard, M. de Serpenoise apprend la trahison de celle à qui il a donné son nom, et
            dans son étonnement et sa douleur, meurt d’une attaque d’apoplexie. La préfète,
            abandonnée à ses destinées, roule de dégradation en dégradation jusqu’à un théâtre
            d’opérettes ou un café-concert dont elle devient l’étoile.
                     Voilà, en deux mots, la fable. Il faut ajouter que, malgré l’intérêt réel qu’a su lui
            donner le romancier, c’est surtout par une suite de tableaux peints d’après nature que
            vaut l’ouvrage. La scène des réceptions officielles, la description d’une émeute
            réprimée par la force armée, la scène d’amour (bien risquée !) de la préfète et de
            Georgie que, par une familiarité qui n’a plus rien de surprenant, elle appelle P’tit mi, sont des morceaux traités avec une rare habileté. J’y voudrais
            quelques crudités de moins, convaincu que je suis qu’elles n’ajoutent rien à l’intérêt
            de ce livre.
                  
                  
                     
                     
                        L’Amour artificiel, tel est le titre d’un livre nouveau de M. Jules
            Case, publié chez Victor-Havard ; Le mot « étude » a été si souvent employé à tort et à
            travers à propos de livres dénués de toute observation, écrits seulement pour être
            vendus, appuyés de préfaces aussi dédaigneuses au fond que bénévoles dans la forme, que
            je n’ose en user pour l’ouvrage que je viens de lire. L’Amour artificiel
            n’a rien de commun avec les livres sucrés, parfumés et obscènes, les romans grossiers,
            brutaux, également obscènes, conçus par des gens à qui de petites églises accordent,
            entre deux absinthes, ou le talent ou le génie ; c’est un livre écrit avec la conviction
            d’un cœur jeune, avec les sincères élans d’une conscience littéraire que 
n’ont pas amoindrie les compromissions avec telle ou telle sous-école ;
            pas de convention acceptée, pas de mot d’ordre reçu d’une coterie, pas de cette
            servilité du jour qui domestique un écrivain et le déshonore en lui infligeant une forme
            qui n’est pas la sienne : la sincérité, l’amour de la vérité, une rare facilité à
            saisir, un ensemble dont les détails sont en juste relation, telles sont les qualités
            maîtresses de l’amour artificiel.
                     C’est un drame bourgeois dans toute sa simplicité que nous a donné M. Jules Case. Une
            fille assez mal élevée, fiancée à un cousin qui ne l’aime guère, s’éprend d’un jeune
            écrivain de talent ; tous deux croient s’aimer et s’aperçoivent bien vite que l’amour
            vrai n’est pas de la partie. Le cousin épouse la maîtresse de piano de sa cousine qui,
            passablement déshonorée, se donne à un vieux colonel dont le nom vient purifier le
            sien.
                     Je ne raconte pas les épisodes du roman qui est absolument intéressant. Je prends,
            entre autres pages, celles dans lesquelles se trouve peint le combat de l’âme d’un
            véritable artiste, d’un écrivain qu’un marchand, un éditeur de basse littérature veut
            détourner de la voie où l’appelle son génie :
                     
                        Dans la rue, l’air lui parut bon à respirer ; il l’aspira profondément et se mît à
              marcher vite.
                        Le sang lui courait, fiévreux, sous la peau. Peut-être avait-il eu tort de dévoiler,
              sans besoin, les hautaines 
aspirations de son âme. Il sourit
              lui-même avec quelque gêne.
                        « Du génie ! en ai-je ? et cela existe-t-il vraiment ? Qu’est-ce ? Sa définition et
              sa preuve manquent. Pourtant si, cela existe. Des êtres sont au-dessus de l’humanité,
              leurs intelligences constellent le passé, leurs cœurs vastes sont les refuges où nous
              nous abritons, où nous nous réchauffons quand nous souffrons trop. La race n’en est
              pas perdue. De hautes et puissantes organisations vivent de nos jours. Mais quel
              concours de circonstances heureuses, favorables, providentielles, pour que l’un de ces
              hommes soit révélé aux autres et leur donne l’abondante et féconde moisson dont son
              cerveau est plein ! Ils périssent stériles, inconnus, étouffés dans les végétations
              trop denses. De loin en loin, l’un d’eux échappe à la mort, il éclaire. Oh ! oui, le
              génie existe ! Il émane du beau, de la réalité, et la nature est réelle et belle.
              Songer à lui, le convoiter, le chercher, croire le trouver en soi, c’est en avoir.
                        » J’en ai en moi, puisque je m’incline pieusement devant lui, comme devant l’unique
              idole, puisque, fervent et mystique, je communique avec lui par un culte, par le culte
              de la pensée ; la pensée, vieille comme la civilisation, née aux premiers confins des
              sociétés, véhiculée, à travers les âges, de cerveau en cerveau, recueillie comme un
              pieux héritage par le fils sur la pâle figure du père mort, déformée dans chaque vase
              nouveau qui la contient, variable, vacillante ainsi qu’une flamme qui peut s’éteindre
              et ne jamais se rallumer, perdue dans la multiplicité des chiffres neufs qui
              l’expriment — cependant, conservée intacte dans son essence, planant au-dessus des
              choses, les dirigeant, les voulant, comme la loi veut la marche des astres. 
                     
                     Voilà de belles et nobles ambitions, mieux encore, des convictions qui décèlent une âme
            d’artiste.
                  
                  
                     
                     La pléiade des poètes, des chansonniers du Chat noir est déjà connue,
            et les noms de Jouy, Mac-Nab et Victor Meusy ont déjà été bien au-delà des limites du
            théâtre des Jeunes de la rue Victor-Massé. Aujourd’hui, M. Meusy a l’heureuse idée de
            publier à la Librairie documentaire, avec dessins d’Eugène Rappe et une humoristique
            préface de Coquelin Cadet, un choix de ses œuvres sous le titre de : Chansons
              d’hier et d’aujourd’hui. Je relis, en feuilletant le recueil, les fameuses
            chansons et petits poèmes : Sur les fortifs, les Halles, etc. Je trouve
            et je reproduis, quelques couplets d’une charmante satire de la situation présente,
            intitulée : les Partis politiques :
          
                     
                        
                        
                        
                         
                     
                     C’est sans façon, on le voit, mais ce n’est pas sans finesse, il s’en faut, et je crois
            que l’auteur a mieux trouvé que tous nos courriéristes politiques le moyen de résumer la
            situation actuelle.
                  
                  
                     
                     M. Francis Poictevin est, parmi ceux qu’on gratifie du nom de décadents, l’écrivain qui
            pourrait servir de trait l’union entre des poètes et des prosateurs la plupart du temps
            volontairement incompréhensibles, et les lecteurs français qui aiment la clarté dans la
            langue et dans les idées. En résumé, le principal reproche qu’on puisse faire à
            M. Poictevin est d’avoir la cruauté d’habiller le plus souvent des pensées de notre
            dix-neuvième siècle avec des costumes du seizième. Dans son nouveau livre :
              Double (chez Lemerre), je me suis vu parfois obligé de traduire ;
            pourquoi ne pas écrire en français tout de suite ? Pour vouloir trop dire, trop
            condenser de choses en un mot, on ne dit 
plus rien ; le lecteur
            n’aime pas les devinettes et fait comme le singe de la fable : si la coque de la noix
            est amère ou trop dure, il la jette et en cherche une autre.
                     Et cependant, je conseillerai de lire le livre de M. Francis Poictevin, qui contient de
            charmantes pensées ; j’avouerai même que parfois cette forme précieuse, contournée,
            recherchée n’est pas désagréable ; je trouve une certaine saveur à des expressions
            peut-être trop quintessenciées, mais qui ont le mérite de s’efforcer à fuir le banal ;
            c’est un petit tableau, un paysage que l’écrivain, très patient, très consciencieux,
            veut peindre jusqu’au moindre détail, et que je devine sous ses brumes. Je m’arrête, je
            sens que le charme de certains passages m’en ferait écrire plus que je ne veux.
                  
                  
                     
                     C’est une rare joie donnée au critique que la découverte d’un livre nouveau dont il
            puisse conseiller sans restrictions la lecture à tout le monde. Voici, cette fois, un
            roman qui n’a rien de médical, où la vaillance des cœurs et le mouvement des passions
            humaines n’est pas cruellement expliqué par un accident névrosique, ce « deus ex machina » si commode, qui sert aujourd’hui aussi bien aux romanciers qui
            veulent faire passer des obscénités, qu’à ceux qui ne peuvent trouver un dénouement,
            qu’aux criminels trop lâches pour avouer leurs crimes.
                     La névrose ! quelle trouvaille de notre temps, quelle panacée universelle ! Désormais,
            on ne dira 
plus : « C’est la faute à Gringalet » mais : « C’est
            la faute à la névrose ! » Et la critique littéraire et les jurés de Cour d’assises
            devront absoudre immédiatement les héros de romans coupables qui auront invoqué cette
            complaisante infirmité.
                     Heureusement le mal n’a pas atteint tout le monde, et il est de sains esprits qui
            savent trouver le chemin du succès sans avoir recours à ce banal expédient. Péri
              en mer ! que M. Gustave Toudouze vient de publier chez Victor-Havard, est un
            de ces rares et bons livres que je demandais tout à l’heure.
                     Le roman de M. Toudouze est tout à la fois une idylle, un roman et un drame dont
            l’action se passe en Bretagne. Nul mieux que lui ne connaît ces plages sévères et n’en
            traduit mieux la puissante impression ; mais analysons rapidement le roman. Celui qui a
              « Péri en mer » est un pauvre petit mousse de treize ans dont la croix
            se voit encore au cimetière de Camaret. L’acte de décès a été dressé comme de coutume,
            non pas sur des renseignements précis, mais sur une de ces lugubres déclarations
            d’absence si fréquentes sur nos côtes bretonnes. La famille a pris le deuil, la jeune
            sœur est devenue folle, dix-neuf ans se sont passés. C’est là que commence l’action.
                     Pendant une terrible nuit d’orage, un navire en perdition est signalé ; ceux qui sont à
            bord sont inévitablement voués à la mort ; ici se place un récit, d’après nature, de ce
            sauvetage :
                     
                        
Au même instant arrivait le commissaire de la marine venant
              de donner ordre de mettre le canot de sauvetage à la mer.
                        Durant quelques minutes, sur le quai, claquèrent éperdument les sabots des pécheurs,
              rapidement prévenus, et un rauque mugissement tonna du côté du Coréjou, l’appel
              funèbre de la trompe appelant l’équipage du canot de sauvetage et la population.
                        Tout Camaret fut debout, les femmes vaillantes, malgré l’involontaire affolement qui
              les secouait à la pensée du danger prochain pour ceux qu’elles aimaient, les enfants
              criant et se bousculant dans l’émoi grandissant, tandis que les conversations
              roulaient, heurtées, fiévreuses :
                        — Navire en perdition !
                        — Où cela, ma Doué ?
                        — Jésus, Marie, nos pauvres hommes !
                        — Que sainte Anne les protège !
                        La plainte de mort traînait, emplissant le port de son impressionnant rauquement, de
              sa voix terrible sonnant le malheur, conviant les pêcheurs à la lutte effrayante avec
              l’Océan.
                        Pas une hésitation, pas un frisson de peur dans ces cœurs courageux et simples.
              Hommes, femmes, enfants, une fois les portes de la maison rouge ouvertes, s’étaient
              attelés aux câbles et balaient le bateau reposant sur le lourd chariot aidant à
              l’amener jusqu’à la mer.
                        Depuis la création de cette station de sauvetage, en 1866, les services rendus par ce
              canot, l’Édouard-Hollandre, ne se comptent plus, et les Camaretois
              considéraient avec fierté la médaille de bronze fixée à son avant, décernée pour un
              sauvetage de deux jours en décembre 1874.
                        On le lança à l’eau, et les hommes de l’équipage, ceinturés de liège, couverts du
              suroît et de leurs cirés, empoignaient les avirons, tandis que
              Tonton Corentin, debout 
à l’arrière, le porte-voix d’une
              main, saisissait la barre de l’autre.
                        Le bâtiment en détresse se trouvait par le travers des Pierres-Noires, à environ dix
              milles dans l’ouest, dans les parages de la Basse-Large, l’un des dangereux écueils
              situés entre l’Iroise et le chenal du Four.
                        C’était tout là-bas, en plein Océan, à la mort presque certaine !
                        Tonton Corentin, sans un tressaillement, très calme regarda si tous ses hommes
              étaient prêts, fit un grand signe de croix, et, ce geste répété par l’équipage,
              commanda :
                        — Démarrez !
                        Puis :
                        — Avant partout.
                        Le canot plongea, glissa à travers les eaux relativement paisibles du port, et,
              rapidement, contournant la cale qui avoisine le fortin, la cale des basses mers, gagna
              la jetée. Là se tenait une partie de la population, entassée entre les parapets, et,
              les plus près du phare, Guivarc’h et Mariannik.
                        Au passage, Corentin les reconnut, les salua de son bras libre, et montrant la mer
              blanche d’écume qui déferlait rageusement, piqua droit dedans, criant :
                        — Adieu va ! 
                     
                     Je ne puis que résumer le roman. Dans cette tempête nos vaillants marins sauvent un
            homme. « Qui es-tu ? » lui demande-t-on. L’homme répond, et tout le monde reconnaît en
            lui le petit marin dont la croix blanchit au cimetière depuis dix-neuf ans. C’est un
            singulier personnage que ce revenant, dont tous les mots sont mystérieux et dont, à vrai
              
dire, les marins du pays reconnaissent bien le corps mais
            point du tout l’âme. La mer qui vient de le rendre, le reprendra bientôt dans une autre
            tempête, et il n’aura laissé de lui, sur la terre natale, que le souvenir d’une vision
            étrange. En effet, chacun de ses pas est marqué d’un malheur ; il aime la fiancée de son
            sauveur, et le crime a heureusement trouvé assez de résistance dans le cœur même où il
            s’était glissé pour n’être point accompli.
                     Je ne puis insister davantage sur ces pages si intéressantes, sur ces tableaux peints
            avec une grande intensité de coloris. Avant de fermer le volume, je transcris encore une
            scène toute charmante de vérité. Il s’agit du second héros du livre, du héros breton qui
            a sauvé la vie à tant de gens et qu’on fait venir à Paris pour le récompenser :
                     
                        Eux, les sauveteurs, on leur avait donné des places d’honneur, sur l’estrade, à
              droite et à gauche, et cela l’avait tout de suite rassuré de se retrouver avec des
              peaux, tannées, des faces goudronnées, des patrons de canots de Roscoff, de Calais,
              d’Audierne, de Boulogne, d’un peu partout, appelés là pour des récompenses.
                        Il y avait eu des discours expliquant le but de la Société, les succès qu’elle
              obtenait, l’histoire des naufrages de l’année écoulée, une pièce de vers lue par un
              acteur, beaucoup de musique exécutée par des soldats, et, enfin, le plus émotionnant,
              quand son nom avait été prononcé.
                        Des bribes de ce qu’on avait dit sur lui flottaient encore çà et là. dans son
              cerveau :
                        
« Le patron Garrec, de la station de Camaret, est un de ces
              vaillants qu’on peut appeler l’homme du devoir, et, pour le sauvetage, le devoir c’est
              l’héroïsme inconnu… Garrec est né à Camaret, son enfance s’est écoulée dans la barque
              de pêche de son père… »
                        L’énumération de ses services, la liste des sauvetages accomplis par lui précédemment
              avant d’arriver aux derniers :
                        « Cette année, Garrec semble avoir voulu surpasser encore sa belle conduite des
              années précédentes ; en octobre, il sauvait douze hommes du bâtiment de commerce la
                Perle, en perdition, par une tempête horrible, sur les
              Pierres-Noires ! En janvier, il conduisait son canot nu sauvetage d’un vaisseau
              norvégien et le ramenait au port ; enfin, il y a quinze jours à peine, c’était une
              femme, un homme et un enfant qu’il, allait arracher à la mort, sur d’effroyables
              écueils, les Tas de Pois ! »
                        Et la fin de cette allocution qui bourdonnait :
                        « C’est la croix de la Légion d’honneur qui lui est décernée aujourd’hui. Venez donc,
              patron Garrec, recevoir cette haute distinction que vous avez si bien conquise !…
                        Quel trouble, quand on l’avait ainsi appelé tout haut devant cette foule qui battait
              des mains, criait bravo, à l’étourdir, et que le sang lui semblait prêt à gicler par
              tous les pores de sa figure !
                        Par exemple, s’il lui avait fallu dire comment il avait traversé tout ce beau monde
              tassé, comment il n’avait pas trébuché sur les marches, comment il avait pu regagner
              sa place, la croix attachée à sa redingote, la fameuse redingote faite exprès, il
              aurait été absolument incapable de l’expliquer.
                        Ce qu’il savait, et c’était aussi cela qui lui repassait dans la mémoire avec une
              parfaite netteté, c’est que le président, ou un autre, quelqu’un enfin, lui avait
              demandé comment il avait fait pour opérer ses sauvetages, et que, 
tout cru, sans chercher au-delà, il avait riposté, dans l’ahurissement
              de son émotion :
                        — F…ez-vous à l’eau, et vous verrez !… 
                     
                     La réponse est historique, et c’est l’un des grands attraits de ce livre que pas un des
            faits qui y sont relatés n’est de pure invention, M. Toudouze a étudié ce coin de la
            Bretagne avec une rare conscience et la fidélité du récit vient ajouter encore à
            l’intérêt d’un roman vraiment et simplement émouvant.
                  
                  
                     
                     Pierre Loti vient de publier chez Calmann-Lévy un nouveau livre intitulé : Au
              Maroc. Ces deux lignes devraient suffire quand il s’agit d’un écrivain comme
            celui-là, car il faut toujours attendre de lui quelque œuvre exquise. Je veux néanmoins,
            citer sa préface qui dit mieux que je ne saurais faire, dans quelles conditions cette
            suite d’impressions se sont produites et ont été enregistrées. L’auteur proteste d’abord
            contre ceux qui voudraient chercher de la politique dans son livre ; il sera discret sur
            les détails qui lui ont été révélés par les conversations intimes :
                     
                        Si, par hasard, les Marocains qui m’ont reçu avaient la 
curiosité de me lire, j’espère qu’au moins ils apprécieraient ma discrète
              réserve.
                        Et encore, dans ces pures descriptions auxquelles j’ai voulu me borner, suis-je très
              suspect de partialité pour ce pays d’islam, moi qui, par je ne sais quel phénomène
              d’atavisme lointain ou de préexistence, me suis toujours senti l’âme à moitié arabe :
              le son des petites flûtes d’Afrique, des tam-tams et des castagnettes de fer réveille
              en moi comme des souvenirs insondables, me charme davantage que les plus savantes
              harmonies ; le moindre dessin d’arabesque, effacé par le temps au-dessus de quelque
              porte antique, — et même seulement la simple chaux blanche, la vieille chaux blanche
              jetée en suaire sur quelque muraille en ruine, — me plonge dans des rêveries de passé
              mystérieux, fait vibrer en moi je ne sais quelle fibre enfouie ; — et la nuit, sous ma
              tente, j’ai parfois prêté l’oreille, absolument captivé, frémissant dans mes dessous
              les plus profonds, quand, par hasard, d’une tente voisine m’arrivaient deux ou trois
              notes, grêles et plaintives comme des bruits de gouttes d’eau, que quelqu’un de nos
              chameliers, en demi-sommeil, tirait de sa petite guitare sourde.
                        Il est bien un peu sombre, cet empire du Moghreb, et l’on y coupe
              bien de temps en temps quelques têtes, je suis forcé de le reconnaître ; cependant je
              n’y ai rencontré, pour ma part, que des gens hospitaliers, — peut-être un peu
              impénétrables, mais souriants et courtois — même dans le peuple, dans les foules. Et
              chaque fois que j’ai tâché de dire à mon tour des choses gracieuses, on m’a remercié
              par ce joli geste arabe, qui consiste à mettre une main sur le cœur et à s’incliner,
              avec un sourire découvrant des dents très blanches.
                        Quant à S. M. le Sultan, je lui sais gré d’être beau ; de ne vouloir ni parlement, ni
              presse, ni chemins de fer, ni routes ; de monter des chevaux superbes ; de m’avoir 
donné un long fusil garni d’argent et un grand sabre damasquiné
              d’or. J’admire son haut et tranquille dédain des agitations contemporaines ; comme
              lui, je pense que la foi des anciens jours, qui fait encore des martyrs et des
              prophètes, est bonne à garder et douce aux hommes à l’heure de la mort. À quoi bon se
              donner tant de peine pour tout changer, pour comprendre et embrasser tant de choses
              nouvelles, puisqu’il faut mourir, puisque forcément un jour il faut râler quelque
              port, au soleil ou à l’ombre, à une heure que Dieu seul connaît ? Plutôt, gardons la
              tradition de nos pères, qui semble un peu nous prolonger nous-mêmes en nous liant plus
              intimement aux hommes passés et aux hommes à venir. 
                     
                     Suivent trois cents pages qui sont une véritable galerie de paysages peints par un
            maître, d’impressions rapportées par un délicieux écrivain et un poète.
                  
                  
                     
                     À propos de la La Bête humaine, je crois intéressant de rapporter une
            conversation que je viens d’avoir avec le chef de l’école naturaliste, conversation qui
            n’a rien de mystérieux et dont forcément la dernière œuvre et la candidature à
            l’Académie française devaient faire tous les frais.
                     — Avez-vous lu mon roman ? me demanda-t-il.
                     — Oui, quand il a paru en feuilletons.
                     — Qu’en pensez-vous ?
                     — Que c’est un de vos meilleurs ouvrages, qu’il est admirablement construit, renferme
            toutes vos grandes qualités de coloriste, votre conscience d’étude, mais qu’il n’est pas
            précisément ce que j’attendais.
                     
— Qu’attendiez-vous ?
                     — Ma foi, quelque chose comme le marbre ou la peinture que les artistes du siècle
            dernier apportaient, sous le nom de morceau de réception, à l’Académie qui venait de
            leur ouvrir ses portes. Au lieu de cela, je trouve, je le répète, une superbe étude très
            dramatique, trop dramatique, composée d’assassinats, de suicides, de trahisons, de
            viols, le tout saupoudré de nombreux jurons qui ont dû faire frissonner les plus
            impassibles et les plus philosophes de nos immortels.
                     Zola sourit et me répondit qu’il s’attendait absolument à mon objection, mais qu’elle
            était loin de l’ébranler dans la satisfaction qu’il éprouvait d’avoir fait ce qu’il
            avait fait, et dans la foi qu’il avait de marcher droit à son but.
                     — Je vous parlerai Académie tout à l’heure, mais commençons par ce dernier roman qui
            n’est pas si loin d’elle qu’on pourrait le croire. Vous me parlez de crimes,
            d’assassinats, de meurtres, de suicides, mais rien n’est plus foncièrement académique
            que cela. L’antiquité n’a guère réservé d’inventions criminelles et meurtrières à la
            postérité. Les pères qui tuent leurs filles, les femmes qui égorgent leurs maris, les
            frères, les fils incestueux et assassins, les mères féroces remplissent le théâtre
            antique, et nos imaginations n’iront jamais plus loin que ce que disent les seuls noms
            des Atrides, d’Agamemnon, de Clytemnestre, d’Oreste, d’Égisthe, 
d’Atrée et Thyeste et de tant d’autres. Voilà pour les assassins de mon roman dont, au
            fond, j’ai voulu faire quelque chose comme une réponse aux romans russes.
                     Dans Crime et châtiment de Dostoïevskya, par exemple, le héros Raskolnikoff tue par
            déduction, par principe, tout comme nos grands hommes de guerre, et un assassinat réussi
            le rend fier de sa force ; il est comme Napoléon qui vient de remporter une victoire
            sans se soucier du sang répandu. Raskolnikoff défend le droit au crime, il décide que
            tel ou tel individu n’a pas le droit de vivre, la vieille usurière par exemple, et il la
            tue par raisonnement. Tel n’est pas le cas de mon personnage dans la Bête
              humaine à qui vous faites allusion. Lui, au contraire, lutte contre les
            tendances qui résultent d’un sang transmis, il se révolte contre cet instinct qui se
            manifeste par intermittence ; et il ne tue que sous son impulsion, et alors que le
            raisonnement est aboli en lui. Il veut, sous l’influence de l’impulsion, se donner des
            arguments qui feront de son meurtre une action sage, légitime, logiquement débattue et
            décidée.
                     C’est bien un droit qu’il croit exercer, le droit même de la vie, puisque ce sang d’un
            autre est indispensable a son existence même. Rien qu’un couteau à enfoncer et il a
            conquis le bonheur. Jusque-là, mon Jacques semble ne répéter que les doctrines de
            Raskolnikoff, Mais la différence entre 
Raskolnikoff et le
            personnage de mon roman, c’est que ce dernier, quand il veut tuer, sent toute une
            débâcle dans son cerveau à la vue seulement de sa victime. Tout croule en lui : non, il
            ne tuera pas, il ne peut tuer ainsi un homme sans défense. Je le dis : le raisonnement
            ne ferait jamais le meurtre, il fallait l’instinct de mordre, le saut qui jette sur la
            proie, la faim ou la griffe qui la déchire. Qu’importe à Jacques si sa conscience n’est
            faite que des idées transmises par une lente hérédité de justice ? Il ne se sent pas le
            droit de tuer, et il aura beau faire, il n’arrivera pas à se persuader qu’il peut le
            prendre. Il succombe plus tard, mais il lui faudra l’impulsion involontaire.
                     — D’où il faut conclure que c’est surtout une étude de l’idée criminelle dans
            l’humanité que vous avez voulu faire en écrivant la Bête humaine.
                     — Absolument, en l’enveloppant d’une fable qui n’en est point une, puisque tous les
            faits que j’ai groupés, et dont je l’ai composée, ont été constatés. Des crimes, oui,
            vous en trouverez dans mon livre, j’ai voulu qu’il y en eût de toutes sortes, depuis le
            crime bas, lâche, timide de cet homme qui, pour prendre mille francs, empoisonne
            lentement sa femme, jusqu’à celui de l’homme qui est bon, mais qui, par dégénérescence
            de sa race, a dans le sang l’atavisme de l’homicide.
                     Ici nous entrâmes dans les détails de ce roman dont l’action se déroule dans le monde
            des 
employés de chemin de fer, action dont le point de départ
            est Le Havre et le point d’arrivée la gare Saint-Lazare, et qui, en les peignant d’une
            façon si saisissante, a fait une œuvre d’art de ces tableaux que nous voyons tous les
            jours. Les manœuvres des wagons, les chocs des tampons, le refoulement des trains, le
            mouvement brusque des signaux, les cris des locomotives demandant la voie à légers coups
            de sifflets, pressés en personnes que l’impatience gagne, le coup de sifflet bref par
            lequel une autre locomotive répond qu’elle a compris, tous les détails enfin sont œuvres
            de maître, et je ne crois pas qu’il soit possible de faire passer d’une façon plus
            exacte, rien qu’avec de l’encre et une plume, ce que les yeux viennent de percevoir et
            cela avec une vitesse, une instantanéité de vision, un relief d’expression
            incroyables.
                     La même fidélité de rendu se retrouve dans les scènes de l’interrogatoire des
            criminels ; qui a seulement été appelé une fois dans sa vie comme témoin au parquet sera
            frappé de la vérité qui éclaire toutes ces scènes. La justice française n’est point
            diffamée dans la Bête humaine, elle est représentée telle qu’elle est
            avec ses qualités, mais aussi avec ses vices d’erreurs, de nonchalance, d’indifférence
            pour les intérêts qui résultent de son irresponsabilité. La cour d’appel confirme un
            jugement inique, condamnez les présidents de première instance et de la Cour ainsi que
            les conseillers à rembourser les 
dommages qu’ils ont causés et
            vous aurez enfin la justice. Mais nous voilà loin de la Bête humaine et
            surtout du point sur lequel je tenais à connaître les impressions de Zola.
                     — Ne craignez-vous point, lui dis-je, que ce livre, qui contient quelques scènes osées
            et pas mal de jurons, vous nuise pour votre élection ?
                     — Supposer cela, me dit-il, serait faire injure à l’Académie et à moi-même. Évidemment,
            dès le premier jour où l’on vit afficher, sur les murs de Paris, une image de mon roman
            représentant une scène assez vive, que je n’avais d’ailleurs pas choisie, il y eut un
            effarement général, on crut que ce livre dont l’affiche ne représentait qu’une scène
            épisodique, n’était fait que de scènes demi-galantes. Il a suffi de l’ouvrir pour voir
            qu’il n’en était rien.
                     — Arrivons à l’Académie.
                     — Nous y voilà. Je me suis présenté avec mon bagage, m’attendant à un échec qui ne peut
            en aucune façon me blesser, mais décidé à savoir ce que l’Académie pensait de mes
            œuvres. Je ne puis entrer dans le détail des visites traditionnelles, malgré votre
            discrète amitié ; mais ce que je puis dire, c’est que partout j’ai été reçu avec une
            grande cordialité ; je n’ai pas parlé littérature chez tous les académiciens, mais j’ai
            vu que j’étais écouté avec curiosité et attention par ceux qui m’invitaient à aborder ce
            terrain. Aucun d’eux ne m’a reproché 
mes ouvrages passés, aucun
            d’eux d’ailleurs n’eût pu écouter un homme qui serait venu donner un démenti à tout ce
            qu’il avait écrit. Je sais qu’on a affirmé que quand j’ai publié le Rêve,
            c’était pour apitoyer l’Académie sur mon sort, qu’en le faisant c’était pour moi une
            façon de lui dire : « Voyez, je suis devenu bien gentil, bien raisonnable, acceptez-moi
            en raison du livre ad hoc que je viens de faire ! « C’eût été
            misérable pour tout le monde, et, vous le savez, indigne de moi. L’Académie ne peut pas
            dire à un écrivain, si elle le reçoit : « Je vous admets, non pas pour les œuvres que
            vous avez faites, mais pour celles que vous ferez peut-être un jour. » Presque tous les
            académiciens ont lu mon dernier livre, et aucun d’eux n’a songé à m’en faire reproche.
            Quant à ceux qui s’étonnent ou feignent de s’étonner de me voir candidat à l’Académie
            française, ils me connaissent peu ou point. Mon avis est qu’un homme, un artiste
            surtout, doit désirer obtenir ici-bas tous les honneurs qu’on peut avoir et qu’il croît
            mériter ; cela a toujours été mon avis, et c’est pourquoi j’ai toujours poussé Flaubert
            aussi bien qu’Alphonse Daudet à se présenter à l’Académie française.
                     — Et, lui demandai-je, croyez-vous réussir cette fois ?
                     — Moi ? pas le moins du monde ! je sais que je tombe au milieu de combinaisons toutes
            faites, d’engagements pris, de candidats dont le nombre 
grossit
            chaque jour, mais cela m’est tout à fait indifférent ; quand on veut arriver à son but,
            il faut en prévoir les obstacles, je les ai prévus ; il faut ne pas se décourager avant
            de l’atteindre, je ne me découragerai pas ; tout comme bien d’autres l’ont su faire, je
            saurai attendre.
                     — Et vous vous présentez quoique certain de n’avoir pas le nombre de voix
            suffisantes ?
                     — Oui, et s’il faut tout vous dire, j’attendais cette occasion de me faire refuser une
            première fois. La vacance d’un fauteuil me l’a donnée. Je savais qu’un grand nombre
            d’académiciens avaient certaines idées, non seulement contre mes œuvres, mais aussi
            contre ma personne. Dix minutes de conversation sincère suffisent pour faire crouler
            vingt ans de mensonges, c’est pourquoi j’ai absolument tenu à faire le plus tôt possible
            ces visites que l’on croit si pénibles et qui ne le sont guère ; j’étais ennuyé de
            sentir à l’Académie certaines préventions, j’ai voulu les faire disparaître en me
            montrant ; je crois bien que j’ai réussi. Ne m’en demandez pas plus long, je vous le
            dirais et je ne le dois pas : vous seriez obligé d’avoir des secrets pour vos lecteurs,
            et cela vous coûterait.
                     — Eh bien ! au revoir, mon cher académicien.
                     Zola s’apprêtait à me répondre, mais il me tendit la main et sourit de l’air d’un homme
            qui ne dit rien dans la crainte d’en trop dire.
                  
                  
                     
                     Que dire de la Vie errante, cette suite d’impressions de voyage que
            notre grand conteur Guy de Maupassant vient de publier chez Ollendorff, sinon que c’est
            toujours le même charme, la même netteté de vision, et que la perfection ne varie chez
            lui que par le changement des points de vue ? Je détache bien vite ces quelques pages
            qui sont un poème en prose, et qui en disent plus que bien des vers. L’auteur, pour se
            reposer, a fait arrêter la nuit sa barque près d’une rive de la Méditerranée ; il
            écoute, il pense :
                     
                        Cette brume de la mer me caressait, comme un bonheur. Elle s’étendait sur le ciel, et
              je regardais avec délices les étoiles enveloppées de ouate, un peu pâlies dans 
le firmament sombre et blanchâtre. Les côtes avaient disparu
              derrière cette vapeur qui flottait sur l’eau et nimbait les astres.
                        On eut dit qu’une main surnaturelle venait d’empaqueter le monde en des nuées fines
              de coton, pour quelque voyage inconnu.
                        Et tout à coup, à travers cette ombre neigeuse, une musique lointaine, venue on ne
              sait d’où, passa sur la mer. Je crus qu’un orchestre aérien errait dans l’étendue pour
              me donner un concert. Les sons affaiblis, mais clairs, d’une sonorité charmante,
              jetaient par la nuit douce un murmure d’opéra.
                        Une voix parla près de moi.
                        « Tiens, disait un marin, c’est aujourd’hui dimanche et voilà la musique de San Remo
              qui joue dans le jardin public. »
                        J’écoutais, tellement surpris que je me croyais le jouet d’un joli songe. J’écoutai
              longtemps, avec un ravissement infini, le chant nocturne envolé à travers
              l’espace.
                        Mais voilà qu’au milieu d’un morceau il s’enfla, grandit, parut accourir vers nous.
              Ce fut d’un effet si fantastique et si surprenant que je me dressai pour écouter.
              Certes, il venait plus distinct et plus fort de seconde en seconde. Il venait à moi,
              mais comment ? Sur quel radeau fantôme allait-il apparaître ? Il arrivait, si rapide,
              que, malgré moi, je regardai dans l’ombre avec des yeux émus ; et tout à coup je fus
              noyé dans un souffle chaud et parfumé d’aromates sauvages qui s’épandait comme un flot
              plein de la senteur violente des myrtes, des menthes, des citronnelles, des
              immortelles, des lentisques, des lavandes, des thyms, brûlés sur la montagne par le
              soleil d’été.
                        C’était le vent de terre qui se levait, chargé des haleines de la côte et qui
              emportait aussi vers le large, en la mêlant à l’odeur des plantes alpestres, cette
              harmonie vagabonde.
                        
Je demeurais haletant, si grisé de sensations, que le
              trouble de cette ivresse fit délirer mes sens. Je ne savais plus vraiment si je
              respirais de la musique, ou si j’entendais des parfums, ou si je dormais dans les
              étoiles.
                        Cette brise de fleurs nous poussa vers la pleine mer en s’évaporant par la nuit. La
              musique alors lentement s’affaiblit, puis se tut, pendant que le bateau s’éloignait
              dans les brumes. 
                     
                     Le morceau est exquis et ne peut être comparé qu’à ceux qui l’accompagnent.
                  
                  
                     
                     Chez Charpentier, dans la « Nouvelle Collection » vient de paraître un charmant volume
            de M. Ferdinand Fabre, intitulé : l’Abbé Roitelet. C’est le récit de la
            vie très simple d’un curé de campagne, qui adore les oiseaux et à qui cette passion
            occasionne mille tribulations. La scène entre le brave abbé et l’évêque qui lui reproche
            sa passion est absolument charmante ; j’en transcris une partie :
                     
                        — Ah ! vous voilà, vous, monsieur le relaps ! lui lança l’évêque en l’apercevant.
                        — Je viens me jeter aux pieds de Votre Grandeur…, bredouilla-t-il.
                        — Vous auriez pu attendre d’être appelé ici avant d’y paraître,
                        
— Non, Monseigneur, je ne pouvais pas attendre : je vous
              avais offensé et, depuis que le sentiment de cette offense était entré dans mon âme,
              je ne vivais plus…, je mourais…
                        — Vous mouriez, dites-vous ? s’écria l’évêque, surpris.
                        Il enveloppa d’un regard plein de bienveillance le desservant de Roquesels, à genoux
              à ses pieds.
                        — Relevez-vous, mon enfant ; le cas n’est pas pendable.
                        — J’ai désobéi à mon évêque…
                        — Votre évêque, indulgent à des manies qui ne portent, en définitive, nulle atteinte
              sérieuse à votre caractère sacerdotal, vous pardonne… Toutefois, je mets une condition
              à ce pardon que je vous accorde entier : c’est qu’à l’avenir vous édifierez votre
              paroisse, non seulement par la pratique de vertus auxquelles je me plais à rendre
              justice, — je me souviens encore de l’abbé Cyprien Coupiac, un des bons sujets de mon
              grand séminaire, — mais aussi par une correction, une hauteur de tenue dignes du saint
              ministère que vous exercez… Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
                        — Je vous comprends fort bien, Monseigneur… Malheureusement, le grand séminaire n’a
              pas réussi à abolir chez moi le paysan, le paysan amoureux de toutes les bestioles de
              l’air, et la franchise me pousse à vous confesser que j’aurai de la peine, beaucoup de
              peine…
                        — À vous détacher des oiseaux ?… Seriez-vous fou, par hasard ?
                        — Si Votre Grandeur savait quels engluements délicieux j’ai faits, dès l’enfance, à
              travers mes campagnes natales de Ginestet ! Dans ma famille, du reste, nous aimons
              tant tout ce qui a des ailes, tout ce qui vole, que mon père, Antoine Coupiac, un rude
              homme, je vous l’assure, n’est connu dans la contrée que sous ce sobriquet : « lou
              Perdigal », autrement dit « le Perdreau ».
                        
— Et vous continuez cette lignée de volatiles ! car, vous ne
              pouvez l’ignorer, partout dans le diocèse, on vous appelle, tant à cause de votre
              taille exiguë que de vos instincts rustiques trop tôt éventés, l’abbé Cyprien
              « Roitelet ».
                        — Ce surnom n’a rien pour me fâcher, Monseigneur. Le roitelet est une bestiole si
              fine, si déliée, si vive, si sautillante ! Il faut voir le roitelet de l’Espinouze
              picorer sur nos figuiers ou nos sorbiers de Ginestet, vers la saison des sorbes ou des
              figues ! Par malheur, sa voix manque de force, d’étendue, elle est un peu courte et
              sèche…
                        — Absolument comme la vôtre.
                        Coupiac, flatté, osa sourire.
                        — Mais, avec votre vie de chasseur, — de braconnier peut-être, — vous devez manger du
              gibier, du jour de l’An à la Saint-Sylvestre ?
                        — Moi, du gibier, Monseigneur ! Je ne l’aime pas.
                        — Que faites-vous, alors, de la quantité de bêtes que vous capturez ?
                        — Et les malades ? et les indigents de ma paroisse, qui n’ont jamais un bon morceau à
              se mettre sous la dent ? balbutia l’humble desservant de Roquesels, les yeux baissés,
              presque honteux.
                        — Les malades ?… les indigents ?…
                        — Je ne voudrais pas tuer mes bêtes moi-même ; je les leur livre vivantes et ils
              s’arrangent… Cela ne me regarde plus.
                        L’évêque lui prit les mains d’un mouvement très prompt de sympathie et les lui pressa
              fortement dans les deux siennes. 
                     
                     La scène n’est-elle pas parfaite ? Je renvoie, pour le reste, au volume ; on y trouvera
            maints passages charmants de calme et de simplicité, entre 
autres une fête de Noël à l’église du village où les troupeaux, tous les animaux du
            pays viennent se faire bénir par le brave curé. Le talent de M. Ferdinand Fabre est trop
            connu pour que je puisse penser faire une surprise à mes lecteurs de ces pages
            empreintes de l’amour de la simplicité littéraire et des beautés de la nature.
                  
                  
                     
                     C’est pour ainsi dire le journal de la vie d’une ouvrière de Paris que M. Jean Ajalbert
            vient de publier chez Tresse, sous ce titre : En amour ; non pas
            l’histoire d’une ouvrière de faubourg, mais de l’une de ces modistes de grands magasins,
            vêtues élégamment et qu’on prendrait volontiers à travers les vitrages, pour de belles
            demoiselles bourgeoises. M. Jean Ajalbert, tout en n’écrivant qu’un roman, a produit une
            étude, au contraire de ceux qui croient avoir publié des études et qui ont à peine écrit
            un roman. Pas à pas, il a suivi son héroïne, il nous la montre dans une famille
            insupportable, dans l’atelier ou le magasin monotone, qui sont bien faits pour rendre
            précieux ses courts moments de liberté.
                     
M. Jean Ajalbert a très scrupuleusement reproduit toutes les
            étapes de l’une de ces idylles banales qui, dans la vie de l’ouvrière, commencent par
            l’offre d’un parapluie ou d’une voilure un jour d’orage, et aboutissent, après quelques
            semaines d’un bonheur douteux, à la sage-femme ou à la rivière. Pour notre héroïne, il
            n’y a pas de suicide, mais reprise, après l’abandon du « séducteur », de la vie triste
            et monotone à laquelle elle avait cru échapper.
                     C’est avec un grand charme, que l’auteur a développé son sujet ; le livre est écrit
            sans prétentions et est jeune sans chercher à l’être. La nature, la vue des choses ont
            seules donné l’impression à M. Ajalbert, et ce sont elles aussi qui lui fournissent
            l’expression. Je reproduirai la scène d’atelier suivante, à l’appui de mon opinion. On
            parle d’une camarade disparue :
                     
                        Les conversations mouraient, de la curiosité était à toutes ces lèvres, sur tous ces
              veux…
                        — Tu l’as vue ? interrogeait Henriette, une blonde, mignonne, frisottée, une petite
              tête de porcelaine, des joues à fossettes, le menton immobile sur un col carcan…
                        — Oui, affirma Berthe, une brune, des boucles sur le front, en Espagnole, délaissant
              le corsage qu’elle s’occupait à bâtir, elle a accouché à l’hôpital.
                        Toutes, une angoisse les tenaillait, désireuses de savoir plus…
                        — Mais… son ami ? exprima Henriette.
                        Son ami ! il l’a plantée là, quand elle lui a appris…
                        
— Un sale calicot… J’ai dîné avec eux une fois, ajoutait
              Jeanne, une au corsage noir, les manches et le col garnis de velours grenat… Si j’étais que d’elle, je lui flanquerais une potée de vitriol…
                        — Et l’enfant ? s’enquérait l’une…
                        — L’enfant ? Il a compris qu’il était de trop, il est mort, répondait Berthe,
              férocement…
                        — Ça vaut bien mieux quand c’est comme ça, philosophait une autre.
                        — Et elle ?
                        — Elle ? aussitôt mieux, elle a recouru après… Ils sont remis…
                        Toutes s’indignaient :
                        — Pas possible… Fallait être rudement lâche… Elle était donc « bien embarrassée de sa
              personne… » Un individu pareil…
                        — Avec ça qu’ils ne sont pas tous les mêmes…
                        Sur ce, Mathilde étira ses bras maigres cerclés de bracelets, étouffa le bâillement
              de ses lèvres exsangues d’une mince batiste, aux initiales coiffées d’une
              couronne…
                        — M. le comte excepté, sans doute, observa Jeanne.
                        Mathilde riposta droit :
                        — Pas plus que M. le docteur…
                        Jeanne feignit d’être totalement à la conversation générale, amassant une rancune de
              la vive repartie…
                        — Je n’avais pas remarqué, fit Marcelle, que Léontine se trouvait…
                        — Enceinte… c’est un mot comme un autre, jeta Berthe… Ne rougis pas, va… on n’osera
              plus s’exprimer devant toi, bientôt…
                        Et toutes taquinaient Marcelle à qui l’on ne connaissait
              personne.
                        Elle se défendait : bien sûr qu’elle persisterait, et que des histoires comme celle
              de Léontine ne l’engageraient pas à…
                        
— Tais-toi donc, tais-toi donc… Tu t’es tenue jusqu’à
              présent… Ça ne prouve rien… Chacune son tour… Tu auras ton soir aussi… où l’on ne sait
              plus… Et toutes tes résolutions et rien ce sera quifquif… Tu veux te
              marier, peut-être ? — et la voix baissée — c’est brillant, nos mariages… épouser un
              sans-le-sou… un employé… des enfants… la popotte… un logement de deux pièces… dans
              une rue dégoûtante… Ah ! je crois que j’aimerais mieux faire la noce…
                        — Avec ça qu’elle s’en prive, susurra Jeanne à une voisine…
                        Mais les autres, une couronne de jeunesse autour de la longue table, une douzaine,
              frêles et jolies, on eût dit du ciel leurs yeux, de la neige leur front, ne
              contestaient pas, paraissaient accepter ; et, dans l’obscur de la salle, une apprentie
              assistait, chétive, fiévreuse, tout oreille. 
                     
                     Je signalerai comme opposition ce charmant petit tableau :
                     
                        Ils débarquèrent à Villeneuve-Saint Georges, et, dès la gare, Marcelle s’accroupit,
              cueillait les fleurs tristes du chemin, à l’étonnement des paysans, de ce couple dans
              la rosée…
                        Paul lui prédit que, plus loin, elle récolterait mieux, que, d’ailleurs, d’ici le
              départ, ce serait fané… alors, elle s’abstint…
                        Ils côtoyaient un sentier d’arbustes où s’effara une compagnie de moineaux qui
              voletèrent devant eux, de branche en branche, comme par jeu, se posaient jusqu’à leur
              approche, fritt, partaient, s’enlevaient, des mains presque de la jeune fille qui, si
              près, déjà croyait les posséder, avançant d’un pas prudent, et frustrée, enfin,
              revenait à Paul qu’elle avait condamné à rester en arrière, de peur 
qu’il ne les effarouchât, rouge et gentiment dépitée, et persuadée
              qu’un peu plus… et gaminement fâchée qu’il se moquât.
                        Il n’était que neuf heures, et déjà un impatient : que faire ? se dressait…
                        Ils naviguèrent sur un pesant canot de passeur, Paul, ramant, suant, l’empois du
              linge mollissant, les muscles réfractaires, manque d’entraînement, vite des ampoules
              aux paumes…
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Enfin, ils s’étendirent sur l’herbe courte, brûlée, d’un chemin, sous la protection
              d’une haute meule blonde, l’or du chaume éclaboussé de l’or du soleil…
                        Paul, d’une paille, agaçait la nuque de sa maîtresse, qui se récriait — à l’effroi
              d’un insecte — la peur d’un serpent ! — terrifiée d’une bête à bon Dieu sur sa
              jupe…
                        Debout, elle réclamait son bouquet… Paul parla d’acheter… Mais, non, non, elle
              voulait cueillir ; comme si les marchands n’eussent pas vendu des vraies, eussent
              fabriqué les leurs.
                        Elle fut séduite de coquelicots qui éclataient, triomphaient, en bordure, à l’orée
              d’une éteule, au loin, dans la plaine rase… ; mais, dès que coupés, ils
              s’effeuillaient misérablement… Impossible de rien garder que la tige. 
                     
                     Je n’insiste pas, mais j’ai tenu à signaler ce livre plein de soleil et de
            jeunesse.
                  
                  
                     
                     
                        L’Inutile Beauté est le titre de l’une des douze nouvelles que le grand
            conteur M. Guy de Maupassant vient de publier chez Victor-Havard. Je ne parlerai que de
              l’Inutile Beauté, une nouvelle très intéressante et qui, outre
            l’attrait d’une fabulation captivante, renferme une thèse plus athée et philosophique
            que chrétienne, mais très curieusement développée. Le petit roman consiste en ceci : Une
            charmante femme, mère de sept enfants à trente ans, ayant plus que goûté les douceurs de
            la maternité, se révolte contre les devoirs du foyer et surtout du lit conjugal qui
            l’ont privée des plaisirs mondains jusqu’à ce jour. Pour arriver à se soustraire aux
            tendresses trop effectives de son 
mari, elle imagine de lui
            dire qu’il n’est pas le père de tous ses enfants. Voilà la comédie qui commence par un
            drame et finit par une entente cordiale sous conditions cependant. La thèse
            philosophique se résume en ces pages indignées contre la nature :
                     
                        L’être normal fait des enfants ainsi qu’une bête accouplée par la loi.
                        Regarde cette femme ! n’est-ce pas abominable de penser que ce bijou, que cette perle
              née pour être belle, admirée, fêtée et adorée, a passé onze ans de sa vie à donner des
              héritiers au comte de Mascaret.
                        Bernard Grandin dit en riant :
                        — Il y a beaucoup de vrai dans tout cela ; mais peu de gens te comprendraient.
                        Salins s’animait.
                        — Sais-tu comment je conçois Dieu ? dit-il : comme un monstrueux organe créateur
              inconnu de nous, qui sème par l’espace des milliards de mondes, ainsi qu’un poisson
              unique pondrait des œufs dans la mer. Il crée parce que c’est sa fonction de Dieu ;
              mais il est ignorant de ce qu’il fait, stupidement prolifique, inconscient des
              combinaisons de toutes sortes produites par ses germes éparpillés. La pensée humaine
              est un heureux petit accident des hasards de ses fécondations, un accident local,
              passager, imprévu, condamné à disparaître avec la terre, et à recommencer, peut-être
              ici ou ailleurs, pareil ou différent, avec les nouvelles combinaisons, des éternels
              recommencements. Nous lui devons à ce petit accident de l’intelligence, d’être très
              mal en ce monde qui n’est pas fait pour nous, qui n’avait pas été préparé pour
              recevoir, loger, nourrir et contenter des êtres pensants, et nous lui devons aussi
              d’avoir à lutter sans cesse, quand nous sommes vraiment 
des
              raffinés et des civilisés, contre ce qu’on appelle encore les desseins de la
              Providence.
                        Grandin, qui l’écoutait avec attention, connaissant de longue date les surprises
              éclatantes de sa fantaisie, lui demanda :
                        — Alors, tu crois que la pensée humaine est un produit spontané de l’aveugle
              parturition divine ?
                        — Parbleu ! une fonction fortuite des centres nerveux de notre cerveau, pareille aux
              actions chimiques imprévues dues à des mélanges nouveaux, pareille aussi à une
              production d’électricité, créée par des frottements ou des voisinages inattendus, à
              tous les phénomènes enfin engendrés par les fermentations infinies et fécondes de la
              matière qui vit.
                        Mais, mon cher, la preuve en éclate pour quiconque regarde autour de soi. Si la
              pensée humaine, voulue par un créateur conscient, avait dû être ce qu’elle est
              devenue, si différente de la pensée et de la résignation animales, exigeante,
              chercheuse, agitée, tourmentée, est-ce que le monde créé pour recevoir l’être que nous
              sommes aujourd’hui aurait été cet inconfortable petit parc à bestioles, ce champ à
              salades, ce potager sylvestre, rocheux et sphérique où votre Providence imprévoyante
              nous avait destinés à vivre nus, dans les grottes ou sous les arbres, nourris de la
              chair massacrée des animaux, nos frères, ou des légumes crus poussés sous le soleil et
              les pluies ?
                        Mais il suffit de réfléchir une seconde pour comprendre que ce monde n’est pas fait
              pour des créatures comme nous. La pensée éclose et développée par un miracle nerveux
              des cellules de notre tête, tout impuissante, ignorante et confuse qu’elle est et
              qu’elle demeurera toujours, fait de nous tous, les intellectuels, d’éternels et
              misérables exilés sur cette terre.
                        Contemple-la, cette terre, telle que Dieu l’a donnée à ceux qui l’habitent.
              N’est-elle pas visiblement et 
uniquement disposée, plantée et
              boisée pour des animaux ? Qu’y a-t-il pour nous ? Rien. Et pour eux, tout : les
              cavernes, les arbres, les feuillages, les sources, le gîte, la nourriture et la
              boisson. Aussi les gens difficiles comme moi n’arrivent-ils jamais à s’y trouver bien.
              Ceux-là seuls qui se rapprochent de la brute sont contents et satisfaits. Mais les
              autres, les poètes, les délicats, les rêveurs, les chercheurs, les inquiets. Ah ! les
              pauvres gens ! 
                     
                     Qui ne sentira un frisson d’inquiétude en lisant ces lignes ? Si le penseur désespéré
            avait dit par hasard la vérité ?
                     Évidemment notre philosophe exagère et, en résumé, tout le monde, toutes les
            aspirations, toutes les intelligences, trouvent à peu près leur pâture sur la terre.
            Est-ce à dire que tout soit bien ? Candide et Pangloss ont prononcé sur cette question,
            et j’avoue qu’après ces maîtres-là je suis tenu d’être fort réservé et de savoir faire
            le sacrifice de mes opinions personnelles.
                  
                  
                     
                     Un des plus grands mérites du dernier livre que Pierre Loti vient de publier chez
            Calmann-Lévy est d’être bien ce qu’il s’annonce : Le Roman d’un enfant,
            c’est effectivement ce roman vécu par tout le monde, que l’auteur de Pêcheurs
              d’Islande a rapporté, page par page, avec cette sincérité, ce scrupule de
            vérité dans les plus petites choses et cette belle clarté, si facile aux véritables
            écrivains.
                     Ayant presque, tout observé de sa vie d’homme jusqu’à ce jour, le philosophe, le poète
            — car Pierre Loti est l’un et l’autre — a voulu revenir sur ses pas et rechercher dans
            sa mémoire ces  faits, ces émotions naïves, ces riens si énormes pour l’enfant. Il
            eût pu inventer, comme et mieux 
que tout le monde ; mais il n’a
            voulu qu’être vrai. Je ne sais quel sera le succès « de vente » du Roman d’un
              enfant, mais je réponds de celui qu’il obtiendra auprès de ceux à qui la vie
            impose le besoin de se replier sur eux-mêmes, de se reposer du présent par le
            ressouvenir. En parcourant ces pages de la vie de l’auteur, chacun pensera à la sienne,
            et en lisant ce livre chacun fera le sien par la pensée.
                     Je regrette de séparer des feuillets qui sont faits pour être réunis, mais je ne puis
            résister au désir de faire admirer des passages délicats comme celui-ci par exemple ;
            l’enfant vient de découvrir la vraie manière de sauter et de courir :
                     
                        Ce devait être au commencement de mon second hiver, à l’heure triste où la nuit
              vient. Dans la salle à mander de ma maison familiale — qui me paraissait alors un lieu
              immense — j’étais, depuis un moment sans doute, engourdi et tranquille sous
              l’influence de l’obscurité envahissante. Pas encore de lampe allumée nulle part. Mais
              l’heure du dîner approchant, une bonne vint, qui jeta dans la cheminée, pour ranimer
              les bûches endormies, une brassée de  bois. Alors ce fut un beau feu clair,
              subitement une belle flambée joyeuse illuminant, tout, et un grand rond lumineux se
              dessina au milieu de l’appartement, par terre, sur le tapis, sur les pieds des
              chaises, dans ces régions basses qui étaient précisément les miennes. Et ces flammes
              dansaient, changeaient, s’enlaçaient, toujours plus hautes et plus gaies, faisant
              monter et courir le long des murailles les ombres allongées des choses… Oh ! alors je
              me levai tout droit, saisi 
d’admiration… car je me souviens à
              présent que j’étais assis, aux pieds de ma grande tante Berthe (déjà très vieille en
              ce temps-là), qui sommeillait à demi dans sa chaise, près d’une fenêtre par où
              filtrait la nuit grise ; j’étais assis sur une de ces hautes chaufferettes
              d’autrefois, à deux étages, si commodes pour les tout petits enfants qui veulent faire
              les câlins, la tête sur les genoux des grand-mères ou des grands-tantes… Donc, je me
              levai, en extase, et m’approchai de la flamme ; puis, dans le cercle lumineux qui se
              dessinait sur le tapis, je me mis à marcher en rond, à tourner, à tourner toujours
              plus vite, et enfin, sentant tout à coup dans mes jambes une élasticité inconnue,
              quelque chose comme une détente de ressorts, j’inventai une manière nouvelle et très
              amusante de faire : c’était de repousser le sol bien fort, puis de le quitter des deux
              pieds à la fois pendant une demi-seconde — et de retomber — et de profiter de l’élan
              pour m’élever encore, et de recommencer toujours, pouf, pouf, en faisant beaucoup de
              bruit par terre, et en sentant dans ma tête un petit vertige particulier très
              agréable… De ce moment, je savais sauter, je savais courir !
                        J’ai la conviction que c’était bien la première fois, tant je me rappelle nettement
              mon amusement extrême et ma joie étonnée.
                        — Ah ! mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il a ce petit, ce soir ? disait ma grande tante
              Berthe, un peu inquiète. Et j’entends encore le son de sa voix brusque.
                        Mais je sautais toujours. Comme ces petites mouches étourdies, grisées de lumière,
              qui tournoient le soir autour des lampes, je sautais toujours dans ce rond lumineux
              qui s’élargissait, se rétrécissait, se déformait, dont les contours vacillaient comme
              les flammes. 
                     
                     Il est intéressant de savoir quelle fut l’impression 
que causa
            au petit enfant la vue de la mer, à celui qui devait passer sur elle son existence
            d’homme :
                     
                        Après le dîner donc, à la tombée de la nuit, je m’échappai seul dehors. L’air vif,
              âpre, sentait je ne sais quoi d’inconnu, et un bruit singulier, à la fois faible et
              immense, se faisait derrière les petites montagnes de sable auxquelles un sentier
              conduisait.
                        Tout m’effrayait, ce bout de sentier inconnu, ce crépuscule tombant d’un ciel
              couvert, et aussi la solitude de ce coin de village… Cependant, armé d’une de ces
              grandes résolutions subites, comme les bébés les plus timides en prennent quelquefois,
              je partis d’un pas ferme…
                        Puis, tout à coup, je m’arrêtai glacé, frissonnant de peur. Devant moi, quelque chose
              apparaissait, quelque chose de sombre et de bruissant qui avait surgi de tous les
              côtés en même temps et qui semblait ne pas finir ; une étendue en mouvement qui me
              donnait le vertige mortel… Évidemment c’était ça ; pas une minute
              d’hésitation, ni même d’étonnement que ce fût ainsi, non, rien que
              de l’épouvante ; je reconnaissais et je tremblais. C’était, d’un
              vert obscur presque noir ; ça semblait instable, perfide, engloutissant ; ça remuait
              et ça se démenait partout à la fois, avec un air de méchanceté sinistre. Au-dessus,
              s’étendait un ciel tout d’une pièce, d’un gris foncé, comme un manteau lourd. 
                     
                     Et ce souvenir des amusements d’enfants ! Qui n’a pas imaginé de pareils jeux, mais qui
            se les rappelle avec tant de fidélité et de charme :
                     
                        Je vais dire le jeu qui nous amusa le plus, Antoinette et moi, pendant ces deux mêmes
              délicieux étés.
                        
Voici : au début, on était des chenilles ; on se traînait
              par terre, péniblement, sur le ventre et sur les genoux, cherchant des feuilles pour
              manger. Puis bientôt on se figurait qu’un invincible sommeil vous engourdissait les
              sens et on allait se coucher dans quelque recoin sous des branches, la tête recouverte
              de son tablier blanc ; on était devenu des cocons, des chrysalides.
                        Cet état durait plus ou moins longtemps et nous entrions si bien dans notre rôle
              d’insecte en métamorphose, qu’une oreille indiscrète eût pu saisir des phrases de ce
              genre, échangées entre nous sur un ton de conviction complète :
                        — Penses-tu que tu t’envoleras bientôt ?
                        — Oh ! je sens que ça ne sera pas long cette fois ; dans mes épaules… déjà… ça se
              déplie… (Ça, naturellement, c’étaient les ailes.)
                        Enfin on se réveillait, on s’étirait, en prenant des poses et sans plus rien se dire,
              comme pénétré du grand phénomène de la transformation finale…
                        Puis, tout à coup, on commençait des courses folles — très légères, en petits
              souliers minces toujours ; à deux mains on tenait les coins de son tablier de bébé,
              qu’on agitait tout le temps en manière d’ailes ; on courait, on courait, se
              poursuivant, se fuyant, se croissant en courbes brusques et fantasques ; on allait
              sentir de près toutes les fleurs, imitant le continuel empressement des phalènes ; et
              on imitait leur bourdonnement aussi, en faisant : « Hou ou ou ! » la bouche à demi
              fermée et les joues bien gonflées d’air… 
                     
                     Et le collège, le terrible collège ! il devint pour Pierre Loti, déjà nerveux et
            sensitif, une prison odieuse : il en parle cependant sans trop de rancune, mais ne peut
            s’empêcher de nous donner ce croquis de deux de ses maîtres.
                     
                        
Parmi ces professeurs qui sévirent si cruellement contre moi
              pendant mes années de collège — et qui avaient tous des surnoms — les plus terribles,
              sans contredit, furent le Bœuf Apis et le Grand-Singe-Noir. (J’espère que s’ils
              lisaient ceci, ils comprendraient à quel point de vue enfantin je me replace pour
              l’écrire. Si je les retrouvais aujourd’hui, j’irais sans nul doute à eux la main
              tendue, en m’excusant d’avoir été leur élève très indocile.)
                        Oh ! le Grand-Singe surtout, je le haïssais ! Quand du haut de sa chaire il laissait
              tomber cette phrase : « Vous me ferez cent lignes, vous, le petit sucré là-bas ! » je
              lui aurais sauté à la figure comme un chat outragé. Il a, le premier, éveillé en moi
              ces violences soudaines qui devaient faire partie de mon caractère d’homme et que rien
              ne laissait prévoir chez l’enfant plutôt patient et doux que j’étais. 
                     
                     Après bien des pages un peu semblables, car l’enfance est heureuse et l’égalité de son
            bonheur est presque invariable, je trouve ces lignes exquises de sentiment où la nature
            parle seule ; il s’agit des séparations éternelles :
                     
                        … Car, puisque je touche à ce mystère et à cette inconséquence de mon esprit, je vais
              dire ici en passant que ma mère est la seule au monde de qui je n’aie pas le sentiment
              que la mort me séparera pour jamais. Avec d’autres créatures humaines, que j’ai
              adorées de tout mon cœur, de toute mon âme, j’ai essayé ardemment d’imaginer un après quelconque, un lendemain quelque part
              ailleurs, je ne sais quoi d’immatériel ne devant pas finir ; mais non, rien, je n’ai
              pas pu — et toujours j’ai eu horriblement conscience du néant des néants, de la
              poussière des poussières. Tandis que, pour ma mère, j’ai presque 
gardé intactes mes croyances d’autrefois. Il me semble encore que,
              quand j’aurai fini de jouer en ce monde mon bout de rôle misérable ; fini de courir,
              par tous les chemins non battus, après l’impossible ; fini d’amuser les gens avec mes
              fatigues et mes angoisses, j’irai me reposer quelque part où ma mère, qui m’aura
              devancé, me recevra ; et ce sourire de sereine confiance, qu’elle a maintenant, sera
              devenu alors un sourire de triomphante certitude.
                        Et même (c’est bien enfantin ce que je vais dire là, je le sais), et même, dans ce
              lieu, je me représente ma mère ayant conservé son aspect de la terre, ses chères
              boucles blanches, et les lignes droites de son joli profil, que les années m’abîment
              peu à peu, mais que j’admire encore. La pensée que le visage de ma mère pourrait un
              jour disparaître à mes yeux pour jamais, qu’il ne serait qu’une combinaison d’éléments
              susceptibles de se désagréger et de se perdre sans retour dans l’abîme universel,
              cette pensée, non seulement me fait saigner le cœur, mais aussi me révolté, comme
              inadmissible et monstrueuse. 
                     
                     Heureux l’homme en qui survit ainsi l’enfant et qui a conservé un cœur assez jeune pour
            y garder les douces espérances de l’au-delà !
                  
                  
                     
                     Huit nouvelles écrites par Jules Claretie viennent de paraître chez Dentu sous ce
            titre : la Cigarette. Pour ceux qui ne connaîtraient pas le talent du
            jeune académicien, ce volume suffirait pour en donner une juste idée ; en effet, toutes
            ses qualités y apparaissent tour à tour et, sous ce petit format, se révèlent aussi bien
            que dans les trente volumes de son bagage littéraire, qui compte cependant :
              Monsieur le Ministre, Jean Mornas, Le Beau Solignac, Robert Burat, Candidat, Le
              Petit Jacques, Michel Berthier, etc., etc. On y retrouvera, dans cette bonne
            langue que M. Jules Claretie a toujours parlée, les mêmes élans patriotiques,
            l’observation, la sensibilité et la jeune gaîté qui ont fait la durée 
du succès de ses œuvres les plus développées.
                     
                        La Cigarette, qui prête son nom au volume, est un récit espagnol des
            plus dramatiques et qui, par sa concision, la netteté des faits et des idées, peut être
            comparé aux nouvelles de Prosper Mérimée. Tuyet, l’histoire de ce pauvre
            petit Tonkinois qui vient mourir à Paris, est un récit tout empreint d’un charme
            douloureux, une délicate poésie en prose qui a pour pendant : Bouddha,
            que j’aurais plaisir à transcrire ici pour le plaisir de mes lecteurs. Mais je ne puis
            qu’énumérer et, après : Collaborateurs, cette fine étude des mœurs
            littéraires, le Mariage manqué, El Gato, une nouvelle dont
            les courses de taureaux font une actualité, je citerai : La Corde, un
            bijou de gaîté et d’imprévu.
                     Dans cette dernière nouvelle il s’agit d’un brave notaire de province qui apprend que
            son fils, étudiant le droit à Paris, ose songer à épouser une certaine Gabrielle,
            comédienne d’un théâtre où l’on joue des revues, opérettes, etc. Bien vite sa malle est
            faite, son discours est préparé. Le brave père se rend le soir même à la première
            représentation pour voir d’abord celle qui a osé rêver de devenir sa bru, puis pour lui
            adresser la semonce voulue. Mais la pièce marche, impossible de causer, on prend
            rendez-vous dans un cabinet particulier. Ô faiblesse humaine !… Heureusement le notaire
            n’a pas lu l’affiche et n’a pas su que le rôle n’était plus tenu par Gabrielle et le
            vaudeville ne 
tourne pas à la tragédie incestueuse. Et, comme
            tout est imprévu dans la vie, pendant que le fils congédie volontairement Gabie, le père
            trouve en la comédienne du souper une belle-mère pour son fils. Tout cela raconté d’une
            façon alerte, légère, et avec une gaîté qui tranche avec le charme et la poésie, je le
            répète, des autres morceaux du volume. Dans cette suite de tableaux de petites
            dimensions, M. Claretie a su donner toutes les couleurs de sa palette.
                  
                  
                     
                     Le dernier roman de M. Guy de Maupassant, Notre cœur, qui vient de
            paraître chez Ollendorff, est, lui aussi, un roman d’analyse, mais celle-ci, qui, chez
            tant d’autres, rend tout pénible, difficile, prend avec M. de Maupassant un charme, un
            attrait particulier. Au lieu des petits morceaux de chair inerte et desséchée que les
            analystes nous mettent sous les yeux pour nous faire juger de l’ensemble d’un être,
            M. de Maupassant, plus hardi, nous apporte l’individu tout vivant, nous le met sous les
            yeux, le fait agir, parler, avec toute la chaleur de la nature.
                     Dans Notre cœur il s’agit de cette éternelle méprise qui accompagne
            généralement l’amour, et 
qui veut que celui qui aime s’entête à
            exiger de celui qui est aimé tout ce que sa nature ne peut pas donner. Voici, par
            exemple, un garçon d’esprit, pourtant, André Mariolle, épris d’une charmante mondaine
            coquette et au cœur exquis, qui exige d’elle une fixité que son tempérament ne peut pas
            comprendre et qui, s’il l’eût comprise, eût fait que Mariolle n’eût jamais songé à
            l’aimer. On devine d’ici toute une série de mécomptes qui aboutissent un jour à la
            lassitude de part et d’autre. Mme de Burne ne trompe pourtant pas
            son monde ; voici à cet égard, une petite profession de foi :
                     
                        Nous regardons tout à travers le sentiment. Je ne dis pas à travers l’amour — non — à
              travers le sentiment, qui a toutes sortes de formes, de manifestations, de nuances. Le
              sentiment est quelque chose qui nous appartient, que vous ne comprenez pas bien vous
              autres, car il vous obscurcit, tandis qu’il nous éclaire. Oh ! je sens que cela est
              bien vague pour vous, tant pis ! Enfin, si un homme nous aime et nous est agréable,
              car il est indispensable que nous nous sentions aimées pour devenir capables de cet
              effort-là, et, si cet homme est un être supérieur, il peut, en s’en donnant la peine,
              nous faire tout sentir, tout entrevoir, tout pénétrer, mais tout, et nous communiquer
              par moments, et par morceaux, toute son intelligence.
                        Oh ! cela s’efface souvent ensuite, disparaît, s’éteint, car nous oublions, oh ! nous
              oublions, comme l’air oublie les paroles. Nous sommes intuitives et illuminables, mais
              changeantes, impressionnables, modifiables par ce qui 
nous
              entoure. Si vous saviez combien je traverse d’états d’esprits qui font de moi des
              femmes si différentes, selon le temps, ma santé, ce que j’ai lu, ce qu’on m’a dit ! Il
              y a vraiment des jours où j’ai l’âme d’une excellente mère de famille, sans enfants,
              et d’autres où j’ai presque celle d’une cocotte… sans amants. 
                     
                     Je saute bien des pages exquises, entre autres celles qui renferment la description
            d’une excursion au Mont Saint-Michel. C’est là que Mme de Burne se
            donne, et de cet acte, qui eût servi de prétexte à cent grossièretés pour d’autres,
            M. de Maupassant a fait une scène délicieuse de délicatesse et de sentiment. Puis, c’est
            le retour à Paris, les rendez-vous avec toutes leurs phases, leurs premières ardeurs et
            le découragement quand ils deviennent une habitude.
                     
                        Comme ils étaient bizarres, leurs rendez-vous !
                        Tantôt elle arrivait rieuse, animée d’envie de causer, et s’asseyait sans ôter son
              chapeau, sans ôter ses gants, sans lever son voile, sans même l’embrasser. Elle n’y
              pensait pas souvent, ces jours-là, à l’embrasser. Elle avait en tête un tas de
              préoccupations captivantes, plus captivantes que le désir de tendre ses lèvres au
              baiser d’un amoureux que rongeait une ardeur désespérée. Il s’asseyait à côté d’elle,
              le cœur et la bouche pleins de paroles brûlantes qui ne sortaient point ; il
              l’écoutait, il répondait, et, tout en paraissant s’intéresser beaucoup à ce qu’elle
              lui racontait, il essayait parfois de lui prendre une main, qu’elle abandonnait sans y
              songer, amicale et le sang calme.
                        Tantôt elle paraissait plus tendre, plus à lui ; mais lui, 
qui la regardait avec des yeux inquiets, avec des yeux perspicaces, avec des yeux
              d’amant impuissant à la conquérir tout entière, comprenait, devinait que cette
              affectuosité relative tenait à ce que sa pensée n’avait été agitée et détournée par
              personne et par rien, ces jours-là.
                        Ses constants retards, d’ailleurs, prouvaient à Mariolle combien peu d’empressement
              la poussait à ces rencontres. On se hâte vers ceux qu’on aime, vers ce qui plaît, vers
              ce qui attire ; mais on arrive toujours trop tôt à ce qui ne séduit guère, et tout
              sert de prétexte alors pour ralentir et interrompre la marche, retarder l’heure
              vaguement pénible. Une singulière comparaison avec lui-même lui revenait sans cesse.
              Pendant l’été, le désir de l’eau froide lui faisait accélérer sa toilette quotidienne
              et sa sortie matinale vers la douche, tandis que, pendant les grandes gelées, il
              trouvait tant de petites choses à faire chez lui avant de partir, qu’il arrivait
              toujours à l’établissement une heure plus tard que d’habitude. Les rendez-vous
              d’Auteuil ressemblaient pour elle à des douches d’hiver. 
                     
                     C’est en vain qu’André a recours à tous les moyens imaginés par les amoureux pour se
            détacher de leur idole ; cent fois il établit par des faits, par des raisonnements d’une
            logique impeccable, que Mme de Burne est absolument indigne d’un
            encens aussi pur, qu’il en est partout de plus complètes, d’aussi élégantes ; il lui
            suffit de retrouver une lettre, une fleur, pour que l’échafaudage solidement construit
            s’écroule misérablement. Tout lui est bon cependant et, pour s’armer, il va fouiller
            dans l’arsenal des paradoxes un peu spécieux et 
émoussés de son
            ami Lamarthe. Celui-ci lui dit avec une étonnante franchise :
                     
                        — Non, ce ne sont pas des femmes. Les plus honnêtes d’entre elles sont des rosses
              inconscientes. Plus je les connais, moins je trouve en elles cette sensation d’ivresse
              douce qu’une vraie femme doit nous donner. Elles grisent aussi, mais en exaspérant les
              nerfs, car elles sont frelatées. Oh ! c’est très bon à déguster, mais ça ne vaut pas
              le vrai vin d’autrefois. Voyez-vous, mon cher, la femme n’est créée et venue en ce
              monde que pour deux choses, qui seules peuvent faire épanouir ses vraies, ses grandes,
              ses excellentes qualités : l’amour et l’enfant. Je parle comme M. Prudhomme. Or,
              celles-ci sont incapables d’amour, et elles ne veulent pas d’enfants ; quand elles en
              ont, par maladresse, c’est un malheur, puis un fardeau. En vérité, ce sont des
              monstres.
                        Étonné du ton violent qu’avait pris l’écrivain et du regard de colère qui brillait
              dans ses yeux, Mariolle lui demanda :
                        — Alors pourquoi passez-vous la moitié de votre vie dans leurs jupes ?
                        Lamarthe répondit avec vivacité :
                        — Pourquoi ? Pourquoi ? Mais parce que ça m’intéresse, parbleu ! Et puis… et puis…
              allez-vous défendre aux médecins d’entrer dans les hôpitaux regarder des maladies ?
              C’est ma clinique, à moi, ces femmes-là.
                        Cette réflexion parut l’avoir calmé. Il ajouta :
                        — Puis, je les adore parce qu’elles sont bien d’aujourd’hui. Au fond, je ne suis
              guère plus un homme qu’elles ne sont des femmes. Quand je me suis à peu près attaché à
              l’une d’elles, je m’amuse à découvrir et à examiner tout ce qui m’en détache avec une
              curiosité de chimiste qui s’empoisonne pour expérimenter des venins.
                        
Après un silence il reprit encore :
                        — De cette façon, je ne serai jamais vraiment pincé par elles. Je joue leur jeu,
              aussi bien qu’elles, mieux qu’elles peut être, et ça me sert pour mes livres, tandis
              que ça ne leur sert à rien, à elles, ce qu’elles font. Sont-elles bêtes ! Toutes des
              ratées, de délicieuses ratées qui n’arrivent, quand elles sont sensibles à leur
              manière, qu’à crever de chagrin en vieillissant. 
                     
                     Comme il est écrit que les amoureux n’inventeront jamais rien, André croit avoir
            découvert dans la fuite un moyen victorieux. Las des froideurs de Mme de Burne, que son amour-propre ne veut s’expliquer que par des trahisons, il
            va chercher dans le repos d’un petit village, couché sur la lisière de la forêt de
            Fontainebleau, l’oubli des maux, dont son inquiétude a bien inventé la moitié. Mais la
            nature, qui sourit aussi parfois à ceux qu’elle égorge, réserve à ce cœur si troublé un
            remède aussi charmant qu’inattendu. Dans l’auberge du village une jolie fille vient le
            servir, les yeux pleins de larmes ; la pauvre servante nouvellement arrivée de Paris a
            été grossièrement complimentée par des peintres joyeux ; il faut qu’elle parte, parce
            qu’elle ne pourra jamais se faire à un pareil service.
                     Élisabeth n’est point une Manon, c’est, au contraire, une très honnête fille aux sens
            délicats, et, du haut de son expérience, André reconnaît en elle la femme de chambre
            qu’il lui faut pour tenir 
sa maison de garçon. On devine
            comment se transforme la reconnaissance de la jeune fille pour son bienfaiteur, et c’est
            pas à pas, nuance par nuance, que, très discrètement, M. de Maupassant nous fait
            franchir le chemin parcouru par les sentiments de la jeune servante. Il est très clair
            qu’Élisabeth aime André, mais celui-ci n’y songe guère, étonné de sentir se fermer peu à
            peu la blessure de son cœur. Des journées d’indolence, de lectures vagues lui suffisent
            à présent. Mais voici un hasard qui va peut-être changer bien des choses :
                     
                        Après cette journée de paresse, Mariolle s’assoupit, quand le soir vint, dans une
              espèce de songerie où toutes ces femmes se confondaient. N’ayant subi, depuis la
              veille, aucune fatigue, et n’ayant même fait aucun mouvement, son sommeil était léger,
              et il fut troublé par un bruit inaccoutumé entendu dans la maison.
                        Une fois ou deux déjà, pendant la nuit, il avait cru distinguer des pas et des
              mouvements imperceptibles au rez-de-chaussée, non point au-dessous de lui, mais dans
              les petites pièces attenantes à la cuisine : la lingerie et la salle de bains. Il n’y
              avait point pris garde.
                        Mais ce soir-là, las d’être couché, incapable de se rendormir avant longtemps, il
              prêta l’oreille et distingua des frôlements inexplicables et une sorte de clapotement.
              Alors il se décida à aller voir, alluma sa bougie, regarda l’heure : dix heures à
              peine. Il s’habilla, mit en sa poche un revolver et descendit à pas de renard, avec
              des précautions infinies.
                        En entrant dans la cuisine, il reconnut avec stupeur que le fourneau était allumé. On
              n’entendait plus rien, puis il crut percevoir un mouvement dans la salle de 
bains, toute petite pièce peinte à la chaux, contenant juste la
              baignoire.
                        Il s’approcha, fit tourner la clef sans aucun bruit, et, poussant brusquement la
              porte, il aperçut allongé dans l’eau, les bras flottants et les seins frôlant la
              surface de leurs fleurs, le plus joli corps de femme qu’il eût aperçu de sa vie.
                        Elle poussa un cri, affolée, ne pouvant fuir.
                        Il était à genoux déjà au bord de la baignoire, la dévorant de ses yeux ardents et la
              bouche tendue vers elle.
                        Elle comprit, et levant soudain ses deux bras ruisselants, Élisabeth les referma
              derrière la tête de son maître. 
                     
                     Ceci pourrait passer pour une conclusion ; mais le cœur ne sait jamais conclure. Une
            visite bienveillante et sollicitée de Mme de Burne vient remettre
            les choses dans l’état primitif ou à peu près. Heureux de son esclavage, l’amant reprend
            sa première chaîne sans s’apercevoir qu’il vient d’en accepter une autre dont le bout
            est tenu par Élisabeth. Celle-ci, tout d’abord, qui a vu Mme de Burne, reste incrédule quand il lui dit qu’il veut l’emmener à Paris.
                     
                        Il promettait de l’aimer bien — il ne dit pas « aimer » tout court — de lui donner,
              tout près de lui, un joli logis de dame, avec des meubles fort gentils et une bonne
              pour la servir.
                        Elle s’apaisait en l’écoutant, rassurée peu à peu, ne pouvant croire qu’il l’abusât
              ainsi, comprenant d’ailleurs, à l’accent de sa voix, qu’il était sincère. Convaincue
              enfin et éblouie par la vision d’être une dame à son tour, par 
ce rêve de fillette née si pauvre servante d’auberge, devenue tout à coup la bonne
              amie d’un homme si riche et si bien, elle fut grisée de convoitises, de reconnaissance
              et d’orgueil, qui se mêlaient à son attachement pour André.
                        Jetant ses bras sur son cou, elle balbutiait, en couvrant son visage de baisers :
                        — Je vous aime tant ! Je n’ai plus que vous en moi.
                        Il murmura, très attendri et rendant ses caresses :
                        — Chère, chère petite.
                        Elle oubliait déjà presque tout à fait l’apparition de cette étrangère qui lui avait
              apporté tant de chagrin, tantôt. Cependant un doute inconscient flottait encore en
              elle, et elle demanda de sa voix câline :
                        — Bien vrai, vous m’aimerez comme ici ?
                        Il répondit hardiment :
                        — Je t’aimerai comme ici. 
                     
                     Et c’est ainsi que conclut Notre cœur, lequel, nous l’avons dit plus
            haut, ne conclut jamais.
                  
                  
                     
                     
                        Papa la vertu, le dernier roman de M. René Maizeroy (chez Havard), est
            l’histoire d’un pauvre adjudant, l’honneur et l’intégrité mêmes, qui, pris d’amour pour
            une dompteuse, oublie tout, vole les fonds que sa qualité de vaguemestre met sous sa
            main, se livre pour expier son crime, et se brûle la cervelle pour ne pas subir la honte
            de la dégradation militaire.
                     C’était, avant son détournement, un homme exemplaire que ce Cantabeille, épris de son
            métier de soldat, et ne pensant, hors la caserne, qu’à une toute petite sœur que lui
            avait donnée ses parents déjà vieux. Toute sa vie n’avait pour objectif que celle de sa
            petite Étiennette et son avenir était toute sa préoccupation.
                     
                        
À l’heure matinale où les notes stridentes de la diane le
              réveillaient, il eût fallu voir de quel regard profond, attendri, mouillé d’ineffables
              effusions, Cantabeille enveloppait cette pauvre petite frimousse endolorie !
                        C’était comme un bonjour maternel qui s’assourdit, s’imprègne d’une suprême douceur,
              frôle à peine le tout petit encore endormi dans son berceau.
                        On aurait dit qu’il l’embrassait des yeux, qu’il la cajolait un instant, qu’il
              guettait la passagère lueur qui filtre entre les paupières entrouvertes, le premier
              appel des lèvres tendues au baiser.
                        Et avant de refermer la porte, quand il s’en allait, sanglé dans sa tunique, chercher
              le courrier à la poste, pas une fois l’adjudant n’eût manqué de retourner la tête et
              de sourire au portrait.
                        Ainsi se motivaient les privations courageusement acceptées, les lésineries
              continuelles du brave garçon. Mais lequel d’entre ces gouapeurs, attelés en passives
              bêtes de somme à la besogne quotidienne et dans les laps de repos ne pensant qu’à
              jouir, eût consenti à le croire, eût compris un pareil renoncement, une telle force de
              caractère ? Lequel n’eût pas haussé les épaules en lisant les quatre pages de lettres
              que, chaque samedi, Cantabeille écrivait à son Étiennette ?
                        Quatre pages bourrées de conseils, de détails affectueux, de questions inquiètes, de
              recommandations naïves avec en l’enveloppe un mandat de cinq ou six francs et où comme
              une odeur saine imprégnée au papier éclataient la simplesse, la bonté de cette nature
              tendre, honnête que les aimées de service n’avaient pas contaminée.
                        Lequel n’eût pas crié à la blague ou tout au moins à la pose ?
                        Certes, plus d’une fois souffrant trop d’être ainsi séparé du seul être auquel il
              s’intéressait dans la vie, il avait résolu de faire venir Étiennette du pays, de lui
              trouver 
quelque facile emploi dans une des nombreuses
              fabriques de la ville.
                        Il obtiendrait bien la permission du colonel et ce n’eût pas été un petit lit étroit
              de gosseline, une commode de bois blanc où l’on case les grègues et le linge, un
              miroir qui auraient encombré le casernement.
                        Puis, c’est si bon de se serrer, de se gêner un peu lorsqu’on fait entrer le bonheur
              auprès de soi, qu’on fait de la place à ceux qu’on aime !
                        Mais il retardait de mois en mois le départ d’Étiennette, s’épouvantait à la pensée
              de mêler cette innocence à tous ces coudoiements d’hommes, de transplanter cette
              pauvre petite fleur délicate de montagne dans une caserne.
                        Il les connaissait les enfants de troupe qui ont grandi trop près des chambrées, les
              gamines précoces qui regardent déjà les soldats en face avec des yeux pleins de vice,
              qui rôdent aux portes des cantines, qui sont embouchées comme des tambours. 
                     
                     Tout ce qui est relatif à cette petite qui doit mourir sons la neige quand son grand
            frère sera devenu fou d’amour est, comme on le voit, raconté avec une rare délicatesse,
            avec une exquise sensibilité. Commence le drame, drame terrible dont je laisse les
            détails à découvrir au lecteur ; qu’il me suffise de dire que s’étant fait lui-même
            justicier, Cantabeille, qui se voit trompé, déshonoré par la dompteuse et son amant, les
            étrangle à demi tous les deux et les jette dans la cage de leurs fauves. Ceux-ci, qui
            avaient faim, les voyant faibles et ensanglantés, en font leur souper. Je n’insiste pas,
            mais on devine le tableau qu’a dû inspirer à M. Maizeroy cette épouvantable scène.
                  
                  
                     
                     On a lu dans les journaux la préface que M. Jules Claretie a adressée à M. Sardou, en
            lui dédiant son dernier roman : Puyjoli ; traitant comme lui la même
            époque, il a ainsi éviter les réflexions sur les rencontres de sujets. Le personnage de
            La Bussière, le brave comédien qui s’est efforcé, sous la Terreur, de soustraire le plus
            d’honnêtes gens qu’il a pu à la guillotine, a tenté l’auteur de Monsieur le
              Ministre et, profondément érudit en tout ce qui touche à la Révolution
            française, imprégné de ses moindres faits, il a d’un seul trait écrit un roman d’action,
            intéressant à la manière de ceux d’Alexandre Dumas. Puyjoli, le héros du
            livre, ne le cède en rien aux autres héros de la Révolution, 
et
            c’est crânement qu’il suit le chemin d’une vie qui aboutit à l’escalier de
            l’échafaud.
                     Il m’est impossible de rendre compte par le détail de près de six cents pages d’une
            action escortée d’épisodes charmants, gais, passionnés ou dramatiques, mais ce que je
            puis dire, c’est que ce livre prend possession immédiate du lecteur, et cela, de la
            première à la dernière page. Tout l’enthousiasme, toutes les férocités de la Révolution
            soufflent dans ce roman qui nous fait entendre les rumeurs de la rue, le canon d’alarme,
            les hurlements des crieurs de papiers publics, les sanglots et les magnifiques
            protestations des victimes. Pendant ce temps, on entend aussi les crépitements de la
            fusillade des bleus et des blancs, et les grondements des grandes batailles à la
            frontière. M. Claretie, en collectionneur qui veut montrer toutes ses richesses, a
            recueilli aussi les chansons révolutionnaires, et celles qu’il a reproduites contribuent
            à donnera son roman l’accent de la vérité et la couleur de ces horribles temps.
                     Sans vouloir déflorer l’action en la résumant, je ne puis résister au plaisir de citer
            une page charmante qui nous montre de braves bourgeois de l’époque, faisant de la
            musique de chambre pour ne pas entendre les cris de l’émeute et le bruit du tambour
            battant la générale, qui montent de la rue ; la scène se passe chez le souffleur de la
            Comédie-Française :
                     
                        
— On va se battre ? demanda Médard.
                        — Probablement, fit le souffleur.
                        — Aujourd’hui, dit le commis, j’ai congé à mon bureau, quoique ce soit vendredi.
              Comme je me sentais un peu de lourdeur de tête, j’ai sollicité un temps d’arrêt… S’il
              y a trop de tapage, je vous demanderai de me dresser un lit, et demain matin tout sera
              peut-être fini quand je devrai retourner à l’Hôtel de Ville.
                        — Ne vous gênez pas, cher ami, dit Pluche. Vous savez que vous êtes chez vous.
                        — Et que c’est ici la maison du bon D…, de l’Être suprême ! conclut Maximilien
              Médard.
                        — Et la Comédie-Française joue ce soir ? demanda Babet effarée.
                        — Parfaitement. À l’heure où la tragédie est dans la rue, il n’en faut pas moins la
              montrer sur la scène, dit Pluche, qui essayait de sourire. Le théâtre de la Nation est
              ouvert comme de coutume.
                        — Et tu iras au théâtre ?
                        — C’est mon poste d’habitude. On n’a pas besoin de battre la générale pour m’y
              appeler.
                        — Aller au théâtre !… Pourvu qu’il ne t’arrive rien en route !
                        — Et que veux-tu qu’il advienne à un pauvre diable comme moi ? Le souffleur du
              théâtre de la Nation ? Voilà un beau personnage, et le Club des Cordeliers ou la
              réunion de l’Évêché s’en soucient bien ! Quand on n’est rien, on ne craint rien !
              L’orage n’atteint pas les brins d’herbe.
                        — Lire le Chêne et le Roseau, murmura Médard, qui savait ses
              classiques.
                        — D’ailleurs, s’écria Pluche, laissons cela… Vous avez votre flûte, citoyen
              Médard ?
                        — J’ai ma flûte, dit le gros petit homme en tirant ; de sa poche les fragments
              d’ébène, cerclés d’ivoire blanc, qu’il 
mit bout à bout en les
              caressant du regard et de la main, avec un soin de père dorlotant son enfant.
                        — Mon violon, Babet, dit Nicolas.
                        — Quoi ! tu veux ?…
                        — Oui… oui… de cette façon-là nous entendrons peut-être moins battre le rappel et la
              générale !
                        Babet apporta, couché sur ses bras, presque solennellement, comme s’il se fût agi
              d’un trésor — comme on porterait un nouveau-né au baptême — un violon tout luisant,
              d’un beau bois jaunâtre, que le bonhomme Pluche regarda avec le même amour qu’avait
              tout à l’heure Maximilien Médard pour sa flûte, et qu’il prit d’un mouvement
              passionné. Ses doigts éprouvaient visiblement des titillations joyeuses à toucher ce
              bois, à tendre ces cordes, à appuyer cet instrument contre sa joue maigre et à manier
              comme un bâton de commandement l’archet qui frétillait dans sa main droite.
                        — Eh bien ! Médard, y êtes-vous ?
                        — Quand vous voudrez, fit Maximilien, assis à côté de Pluche et ses lèvres déjà
              arquées sur le trou de la flûte.
                        Babet, debout, regardait ces deux hommes, son mari encore vert et vif et ce bon gros
              vieux citoyen Médard, rouge et ridé comme une pomme cuite, qui attaquaient avec une
              ardeur vaillante le rigodon de Dardanus.
                        Leurs pieds battaient la terre en mesure. Le soleil accrochait des étincelles aux
              boucles de leurs souliers. La queue et la perruque de Médard sautillaient gaiement sur
              le collet de son habit, et Nicolas Pluche semblait doucement environné d’un petit
              nimbe de poudre blanche.
                        On entendait au loin le tambour, et, de temps à autre, quelques vers de la
                Marseillaise, brusquement coupés par un roulement. Et c’était
              touchant, ce duo paisible de deux vieux amis, jouant du Rameau, près des plates-bandes
              fleuries, au fond du jardinet de la rue Hautefeuille, contre des murailles grises
              qu’un peu de lierre grimpant égayait : 
— et, dans le tapage
              du dehors, le rigodon sautillait comme un oisillon qui eût chanté dans le tonnerre
              d’une tempête. 
                     
                     Puis l’action se déroule, très captivante, comme je l’ai dit, pour nous conduire au
            dénouement, à la veille du 9 thermidor, dont elle nous montre une des dernières
            charrettes.
                     
                        — À la guillotine, le poltron !
                        — À la mort, les lâches !
                        Les Allemands et le fermier général étaient écrasés, tombés sur leur banc, inertes,
              morts déjà. C’était à eux qu’on jetait ces insultes, mais c’était aussi au marquis, de
              Louverchal.
                        Debout, le cou insolent, la face altière, le soldat chantait maintenant le
                Chant du Départ. Le marquis seul tremblait. Oui, Puyjoli le savait
              bien, il tremblait ; toute sa chair se révoltait sous le vent. Il tremblait, le vieux
              marquis, et la foule qui voulait que l’on tombât bien, répétait : « Le lâche ! le
              lâche ! »
                        Et, pour la première fois, le vicomte de Puyjoli eut peur.
                        — Mourir ? Peu lui importait ; mais il voulait bien mourir ! lui et ceux qu’il
              aimait.
                        Il lui semblait que les injures qui frappaient M. de Louverchal atteignaient aussi sa
              fille.
                        — Ma femme ! répétait Gaston de Puyjoli.
                        Et tandis que le soldat républicain qui partageait le banc de la charrette saluait en
              mourant] l’aurore populaire qui se levait, le vicomte éprouvait un serrement de cœur
              horrible à voir un gentilhomme passer pour un lâche aux yeux de la foule et laisser ce
              souvenir à tous : Le marquis de Louverchal est mort en
              tremblant.
                        
Et sur la route, jusqu’au faubourg, par les rues étroites,
              le même cri continuait, frappant au cœur Gaston de Puyjoli :
                        — Regarde le vieux. Il a peur. À bas les lâches !
                        ……………………………………………………………………………………………
                        En ce moment, le regard du vicomte de Puyjoli rencontra le regard du bourreau, et,
              dans une sorte de muette prière, Gaston montra, d’un geste de tête, à l’homme qui
              allait tuer, le vieillard tremblant qui allait mourir.
                        Qu’y avait-il donc dans les yeux de ce jeune homme ? Une irrésistible supplication,
              un effroi qui disait tout.
                        Samson prit lentement, près de lui, une vieille couverture qui traînait pour couvrir
              les chevaux ; il s’approcha du marquis de Louverchal, et lui jeta le lourd lambeau sur
              les épaules.
                        Le marquis remercia, hébété, comme un enfant qu’on soigne :
                        — Mille grâces, monsieur le bourreau, fit Puyjoli, se voyant compris.
                        La couverture enveloppa la chemise et la chair du vieillard comme une caresse, et à
              mesure que la charrette avançait dans la foule, le marquis, réchauffé, tremblait
              moins. La chaleur revenait ; le frisson disparaissait, et le froid vaincu laissait le
              cœur ferme.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Au pied de l’échafaud, il fallut attendre.
                        Le vicomte vit monter les uns après les autres ses compagnons du dernier voyage, le
              fermier général, le garde du corps, les Allemands.
                        Le soldat du Rhin monta d’un pas ferme.
                        Au premier échelon, il regarda le vicomte de Puyjoli.
                        — Allons, enfants de la Patrie ! dit-il.
                        Puyjoli ne le voyait plus, — mais il l’entendait encore chanter là-haut.
                        À la fin du refrain, le soldat ajouta :
                        
— Vive la Rép…
                        Il se tut.
                        — Vive le roi ! murmura le vieux marquis de Louverchal, se raidissant pour finir
              dignement, et ayant maintenant peur d’avoir peur.
                        Il monta, promenant son regard sur la foule. En tombant, il redevenait
              gentilhomme.
                        Au moment où les aides attachaient M. de Louverchal sur la planchette, Samson, qui
              s’était approché, sentit une main chercher la sienne, la saisir, malgré les liens des
              poignets, et la serrer fortement. C’était pour le vieillard une façon de dire : Merci !
                        — À moi ! dit alors le beau Puyjoli. 
                     
                     Malgré le décousu de ces citations, on peut juger de l’impression que doit produire
            l’ensemble du livre tout enfiévré de l’air de la Révolution, de cette terrible époque où
            la France était assez justement regardée, par les autres nations étonnées, comme un
            navire que des matelots révoltés, ivres et fous, conduisaient aveuglément dans l’Océan
            des tempêtes.
                  
                  
                     
                     La question de l’atavisme, qui a déjà beaucoup fait parler la science, fait
            présentement beaucoup écrire les romanciers. L’un d’eux, connu par des livres à succès
            comme Péri en mer !, Madame Lambelle, etc., M. Gustave
            Toudouze, vient de publier chez Bavard un roman d’abord paru dans l’excellente
              Revue de famille de M. Jules Simon et intitulé : Livre de
              bord, qui développe cette thèse. Très habilement M. Toudouze n’a pas fait de
            son héros un brave marin, un meurtrier maniaque qui tue pour tuer ; il a obéi à la
            persécution d’incessantes réflexions qu’ils ont consignées jour par jour sur un cahier,
            comme il consignait les faits de sa navigation sur un livre de bord. Voici entre 
autres une des observations qui trahissent son obsession :
                     
                        … Les enfants sont de petits animaux tout d’instinct, ayant surtout des instincts
              mauvais, vicieux, destructeurs. On passe sa vie à refréner en eux ces tendances, à
              leur apprendre à les masquer, à leur enseigner le mensonge, l’hypocrisie et on
              s’étonne ensuite de voir cette même hypocrisie étaler partout sa lèpre honteuse,
              triompher, ronger la société : — l’hypocrisie est la matière première dont on fabrique
              la créature humaine !
                        Combien l’enfant est toujours naturellement féroce ! Comme il est avide des choses de
              la mort, à la fois peureux et sanguinaire, se plaisant à faire souffrir le plus petit,
              le plus faible que lui, à tuer sans motif ; à regarder les agonies d’insectes, de
              bêtes !…
                        Je me rappelle à quel point je désirais voir un cadavre, et combien cette envie que
              j’avais, contre laquelle je n’essayais même pas de lutter, me faisait trembler Si, à
              cette époque, on m’en avait montré un, qu’eussé-je dit ?
                        C’est ainsi que, devant l’étang, ma première pensée a été une pensée de fin
              dernière !… Oh ! cette eau morte !… Est-ce assez curieux, cet attrait de la mort, de
              notre ennemie, qui est en nous, tapie dans nos cœurs, attrait et terreur à la fois !…
              C’est la bizarre séduction de cette incessante loi de destruction qui gouverne les
              êtres et les choses. 
                     
                     J’ai dit plus haut que le héros de M. Toudouze était effectivement un meurtrier, mais
            non pas un assassin. Il est dans son droit suivant la loi et il a tué sa femme prise en
            flagrant délit d’adultère, et cela pendant « la semaine sanglante », en sorte que le
            meurtre est confondu avec les accidents d’une 
guerre civile.
            Bien que fort de son droit, se trouvant dans des conditions à être absous par un
            tribunal, ce mari s’est fait son propre juge et ne s’est pas acquitté.
                     Malheureusement, ce persécuté par sa conscience néglige un jour de fermer son livre, et
            sa fille une charmante créature qui, physiquement, est le portrait vivant de sa femme,
            surprend le fatal secret qui torture son père. Celui-ci devine l’indiscrétion et une
            scène du plus grand effet, très délicate de sentiment, éclate entre le père et la fille.
            L’enfant, dans un élan du cœur, embrasse son père : c’est l’acquittement de la nature.
            Mais lui, je l’ai dit plus haut, ne s’est point pardonné ; il a marié sa fille et, en la
            donnant à son époux, a perdu tout ce qui lui restait à aimer au monde.
                     Un vertige de suicide le poursuit ; il va se noyer dans un étang d’eau morte où
            justement sa mère, qu’il n’a pas connue, est venue mourir par un suicide ou un
            assassinat. Par qui aurait été commis cet assassinat ? La question d’atavisme reparaît
            ici et il est vraisemblable que, bien qu’il n’eût rien connu du meurtre commis par son
            père, le sang qui coule dans les veines du capitaine charriait les principes terribles
            du sang paternel.
                     Telle est la donnée de ce roman très impressionnant, d’une poésie un peu sombre, dont
            les qualités d’observation et de sentiment feront un nouveau succès pour
            M. Toudouze.
                  
                  
                     
                     M. Jean-Jullien vient de faire paraître en brochure une pièce jouée au Théâtre-Libre,
            intitulée l’Échéance (étude psychologique) et précédée d’un essai sur le
            théâtre vivant.
                     L’Échéance a rencontré des juges sévères, trop sévères selon moi, pour
            une étude qui méritait d’être traitée comme une étude et non comme une grande comédie ;
            le reproche qui lui a été fait est d’avoir, sans préparations, appris au public, juste
            aux deux dernières répliques de l’acte, que l’ami du mari était l’amant de la femme. De
            là le crime d’inexpérience, et les sarcasmes prévus. J’avoue que mon avis n’est pas
            celui de tous mes confrères et que c’est justement le manque de préparations 
qui me paraît donner son tour original à la pièce. Préparé, le
            dénouement n’avait aucune raison d’être, puisque l’effet voulu était la surprise.
                     Je sais que le public des vieux comme des jeunes prud’hommes exige les
            « préparations » ; j’ai souffert moi-même de cette exigence, et j’ajoute que si M. Jean
            Jullien eût fait pressentir son dénouement, les mêmes juges l’eussent accusé d’être
            aussi naïf que ces donneurs de soirées de la Restauration qui avaient grand soin de
            mettre sur leurs invitations : « Ce soir, il y aura un mystificateur. »
                     Quant à l’Essai sur le théâtre vivant, écrit avec un talent
            incontestable, j’en approuve les tendances, mais je ne pense pas qu’on puisse les
            réaliser de si tôt. Et puis, je crois qu’il faut laisser à chacun son esthétique, le
            génie ayant pour coutume de ne se soucier guère ni des règles ni des barrières.
                  
                  
                     
                     J’avoue que les restrictions faites par le public et par la presse à propos de
              l’Honneur, la pièce que M. Henry Fèvre a fait jouer au Théâtre-Libre,
            m’avaient préparé à d’autres impressions que celles que j’ai éprouvées en lisant le
            livre qui vient de paraître chez E. Kolb. Certes, ce n’est pas une œuvre qui se
            recommande par sa grâce et sa légèreté ; mais il n’y a pas, surtout aujourd’hui, place
            dans le roman que pour ceux qui ont ces deux qualités. Malgré ses étrangetés, ses
            âpretés surtout, il faut reconnaître une puissance d’impressions transmises dans
              l’Honneur. Je ne veux pas dire que le tableau de cette mère qui fait
            criminellement danser sa fille à la corde pour la faire avorter 
soit le dernier mot des convenances littéraires, mais la Gazette
              des Tribunaux nous montre bien des réalités plus horribles encore, et l’on ne
            peut nier l’intérêt de sa lecture. Faire impitoyablement vrai, grouper une suite de
            scènes écrites d’après nature, voilà le mérite ou le défaut de M. Henry Fèvre.
            J’ajouterai que, malgré le réalisme à outrance avec lequel la scène a été traitée, je
            trouve quelque grandeur au premier mouvement de ce père qui ne veut pas laisser épouser
            par un honnête homme sa fille plus que compromise. Je ne puis analyser ici ce livre dont
            tout le monde connaît le sujet d’après les comptes rendus de la pièce qui l’a précédé ;
            mais je tiens à montrer avec quelle chaleur M. Fèvre sait présenter son idée qui, bien
            que défendue par des moyens odieux parfois, n’en est pas moins morale par le fond ;
            voici ce que dit l’auteur à propos des manœuvres de cette mère dont la conduite devrait
            relever des tribunaux :
                     
                        Qui osera cependant condamner Mme Lepape ? Sincèrement elle
              croyait d’une mère vigilante ces pires expédients tortionnaires qui devaient
              sauvegarder à Cécile son honneur, l’honneur extérieur, d’apparat, celui qu’on exige
              dans le monde, celui qu’on vous reconnaît dans la rue, la réputation, qui n’est après
              tout que le qu’en dira-t-on des badauds amplifié. Sa maternité se serait aisément
              dévouée jusqu’au crime. Dévouement égoïste, certes, car c’était autant sa réputation
              personnelle, sa dignité à elle qu’elle défendait solidairement avec celles de sa
              fille. L’avortement interdit par M. Lepape, elle s’apprêtait 
maintenant à fomenter quelque marché-canaille, un mariage débattu à prix d’argent,
              sa fille passée en contrebande avec un sac d’écus, mariage en somme peu différenciable
              des autres. Et pas de scrupules. Toutes les mères de famille m’approuveraient,
              affirmait-elle. Non en public, parbleu, pas à haute voix, mais au fond, dans les
              aveux, qu’on se chuchote dans la cave de sa conscience. Presque toutes en effet
              l’approuveraient, beaucoup l’imiteraient, quelques-unes la dépasseraient. Et bien des
              pères seraient moins papas que M. Lepape.
                        C’est qu’ils sont tellement imbus de dénouements de feuilletons, enflés de devoirs
              mélodramatiques ; ils se croient dans ces circonstances un tel rôle tragique imposé,
              une gesticulation si noble ! Ils se font de la virginité de leur progéniture une idée
              tellement saugrenue, si  emphatique ! Beaucoup se verraient obligés,
              uniquement pour la galerie, de casser, le cas échéant, quelque membre à leur enfant,
              ou de la flanquer à la rivière, comme une bête morte.
                        Les mères surtout sont féroces. Il en est qui piétinent leur fille grosse, la
              séquestrent, l’affament, la martyrisent, font comme cette autre qui, durant les
              couches de sa Cécile, la bâtonnait. Toutes cruautés, et autres, avortements sanglants,
              mortels ou qui estropient, infanticides, multiples jusqu’à l’hécatombe, de
              filles-mères, et le carnage des suicides de toutes celles que tue l’horreur de la vie
              neuve, qui pousse en elles.
                        Il faut l’avouer pourtant, ils ont raison, ces parents, elles ont raison, ces
              filles ; c’est logiquement qu’ils se massacrent entre eux ou s’assassinent eux-mêmes,
              jetés au suicide, forcés aux crimes de l’avortement et de l’infanticide par la société
              même qui les condamne ensuite dans toute la pompe de ses tribunaux avec la plus
              abrupte injustice, étant la première coupable. 
                     
                     
Les déductions qui suivent ce passage ne sont pas moins
            logiques et méritent, certes, d’être examinées. En résumé, je comprends que les
            spectateurs aient été quelque peu effarés d’audaces qui, dans le livre, perdent beaucoup
            de leur crudité. C’est que le théâtre c’est le fait palpable, et que le roman n’est
            qu’un récit. On veut bien lire le compte rendu du supplice d’un criminel, mais on ne
            voudrait pas assister à sa fin sanglante. Tout est là : le livre raconte, le théâtre
            exécute.
                  
                  
                     
                     Chez Charpentier vient de paraître un curieux volume de Maurice de Fleury :
              Amours de savants, L’auteur, qui est un jeune, fait précéder son livre
            d’une courte préface où il prend position et déclare nettement vouloir se séparer des
            écoles décadentes, névrosées, compliquées, en un mot de cette soi-disant « génération
            montante », qu’il a analysée dans ce journal, « Je voudrais raconter, dit-il, de
              bonnes histoires bien simples, dénuées de métaphysique, mais pleines de la joie de
              vivre et d’espoir aveugle en ce qui doit venir après. »
 Faire simple et faire
            vivant, c’est la devise qu’il adopte. On ne saurait trop l’en féliciter.
                     On trouvera dans le volume une quinzaine de 
récits inédits
            et vraiment conformes à ce programme. Des amours de savants ne sont pas toujours
            chastes, mais rien n’est malsain, et pas un mot brutal ne blesse.
                     Certains récits sont dramatiques, comme l’aventure tragique de l’Espagnole
              Conception ; d’autres, alertes et gais : l’Aventure du vieux
              doyen, Hortensia, la Rivale.
                     
                        La Pudeur de Marie Nantelle est l’histoire d’une jeune femme, humble,
            pieuse et d’une vertu scrupuleuse, qui, obligée de se soumettre à l’examen d’un médecin,
            peu à peu se transforme et devient amoureuse de lui. Cette transformation, suivie pas à
            pas, est étudiée d’une manière qui intéressera toutes les femmes. C’est là de la
            psychologie animée, amusante, poussée à fond sans pédantisme.
                     La nouvelle qui termine le volume est, à l’encontre des autres, un amour d’ignorant.
            C’est l’histoire d’un jeune élève des Jésuites à qui sa sagesse exemplaire commence à
            peser lourdement.
                     L’auteur effleure, dans cette quinzaine de nouvelles, bien des sujets scabreux, mais il
            ne s’appesantit jamais sur eux, et c’est sans s’en douter qu’on a lu des
            études-historiettes ultra piquantes, entièrement captivé par le charme du conteur.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     Le nouveau volume des œuvres inédites de Victor Hugo, qui vient de paraître chez Hetzel
            et Quantin, se rattache à ses œuvres de théâtre ; l’une de ces deux pièces, tirée du
              Château de Kenilworth, Amy Robsart, a même été jouée à
            l’Odéon en 1828. Ajoutons qu’elle n’y fut représentée qu’une fois et que, vu l’insuccès
            flagrant, Hugo écrivait le lendemain la lettre suivante :
                     
                        Paris, le 14 février 1828.
                        
                           Monsieur le rédacteur, 
                        
                        Puisque la réussite d’Amy Robsart, début d’un jeune poète dont les
              succès me sont plus chers que les miens, 
a éprouvé une si
              vive opposition, je m’empresse de déclarer que je ne suis pas absolument étranger à
              cet ouvrage. Il y a dans ce drame quelques mots, quelques fragments de scènes, qui
              sont de moi, et je dois dire que ce sont peut-être ces passages qui ont été le plus
              sifflés.
                        Je vous prie, monsieur, de publier cette réclamation dans votre numéro de demain et
              d’agréer, etc.
                        
                           Victor Hugo.
                         
                        
                           P.-S. — L’auteur a retiré sa pièce. 
                     
                     Commencée avec Soumet, puis abandonnée par ce dernier, la pièce, qui était en la
            possession de Victor Hugo, fut donnée par lui à Paul Foucher qui se chargea de la faire
            jouer ; on sait le reste. Malgré ses grands défauts, cette œuvre méritait mieux que le
            sort que lui fit le public, un peu étonné des audaces qu’il y trouvait. Ajoutons
            pourtant qu’on n’y rencontre pas les hautes qualités de Victor Hugo, comme dans la
            seconde pièce non terminée qui paraît dans le même volume. Néanmoins, je signalerai deux
            morceaux capitaux : au second acte, la scène de Varney et d’Élisabeth, vraiment
            saisissante, et au quatrième, la grande scène finale entré Élisabeth, Amy Robsart et
            Leicester. Balzac, dans son étude sur la Chartreuse de Parme, dit que
            cette page est une des plus belles qui soient dans aucun roman ; dans le Château
              de Kenilworth, elle n’est qu’indiquée ; dans Victor Hugo elle est bien plus
            juste, bien plus émouvante 
aussi ; le personnage de
            Flibbertigibbet, très effacé et tout différent dans Walter Scott, appartient tout entier
            à Victor Hugo.
                     Malgré ces qualités, je préfère de beaucoup à Amy Robsart la seconde
            pièce, qui quoique incomplète, les Jumeaux, renferme des parties dignes
            de figurer à côté des plus beaux morceaux du maître. Ajoutons que ce drame fut écrit,
            improvisé pour dire plus juste, en 1838, juste un an avant Ruy Blas et un
            an après les Burgraves, c’est-à-dire au moment où le poète était dans
            toute la puissance de son génie.
                     Je prends au passage des morceaux de premier ordre ; dans le monologue du Masque de fer
            (au second acte), je trouve cette belle tirade :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                         
                     
                     Je signale aux musiciens une délicieuse cantilène que le prisonnier entend au loin, du
            fond de son cachot. Continuant le drame, je trouve ces beaux morceaux, dignes de Ruy Blas, dans un monologue de Mazarin :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        Mais ce n’est rien encor
,
                     Et plus loin :
                     
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                        
                         
                     
                     
Je m’arrête. Évidemment nous n’avons là que des œuvres
            incomplètes, ce ne sont que des fragments, quelque chose comme les pierres d’un, édifice
            à construire ou d’un temple écroulé ; en tout cas, la grandeur artistique de chaque
            morceau dit assez qu’il s’agit d’une œuvre de maître et commande le respect en même
            temps que l’admiration.
                  
                  
                     
                     C’est un livre d’hier, d’aujourd’hui, de demain, que M. Paul Meurice vient de publier
            sous ce titre : Le Songe de l’amour ; c’est une idylle toute printanière
            et profondément dramatique dans laquelle nous avons retrouvé les hautes qualités du
            poète, du romancier et aussi de l’homme de théâtre. Un des plus grands attraits de cette
            œuvre nouvelle est dans sa sincérité, dans l’émotion réelle que dégagent ces pages si
            vivantes, toutes faites des souvenirs du cœur et des yeux.
                     M. Paul Meurice, on le devine dès qu’on a ouvert son livre, n’a point inventé là un
            roman ; il a, dans un cadre d’une grande simplicité, fait tenir une suite de tableaux
            admirablement choisis que le temps n’avait pas effacés de sa fidèle mémoire. 
Voici le très court résumé de cette œuvre dont l’émotion, je le répète,
            va faire le succès.
                      
                     Une toute jeune comédienne de grand talent, protégée par un illustre critique, qui
            pourrait être Jules Janin, bien qu’il s’appelle George Griroux, patronnée par un autre
            critique du monde des théâtres, qui pourrait bien être Nestor Roqueplan, quoique se
            nommant Hector Rochebrune, s’aperçoit un jour du vide profond de son cœur. Très
            ingénument, elle raconte à George Giroux qu’elle vient de rompre avec son amant, un
            flandrin de vicomte quelconque, et que, bien qu’ayant eu deux faiblesses dans sa vie,
            elle ignorait absolument ce que c’est que l’amour. Tout cela dit très chastement par
            cette enfant, devenue grande comédienne, d’ouvrière en dentelles qu’elle était. Un peu
            étonné de cette innocence, de cette virginité de cœur, le critique se laisse aller à
            répéter à Élise Fargeau le fameux : — Mais si je vous disais pourtant que je vous
            aime !… — Oh ! mon parrain, lui répond-elle en un rire charmant, vous m’aimez trop pour
            ça !
                     Mais la vie d’un critique appartient à tout le monde, et le brave G. G. a-t-il à peine
            ouvert la bouche pour riposter quelque chose à ce mot définitif, que la sonnette de sa
            porte se fait entendre. Entrez vite dans ma bibliothèque ! dit-il à la comédienne, et ne
            cherchez pas trop ce que c’est 
que l’amour, peut-être le
            trouverez-vous un soir au théâtre, en causant avec un camarade ! « — Non, les
              acteurs pour moi ne sont pas des hommes comme les autres ; quand je les entends me
              parler d’amour, je m’imagine toujours qu’ils disent leur rôle, je crois être à une
              répétition et je cherche une réplique ! »
                     
                     L’importun qui venait d’entrer était le fils d’un vieil ami, Valentin Monnier, un
            charmant garçon de vingt ans, arrivant à Paris pour y faire son droit et que son père
            recommandait à G. G. L’écrivain accueille avec une amitié bienveillante le nouveau venu
            et l’invite à venir souvent le voir dans son cabinet de critique, « où l’on peut
              écouter tous les bruits de Paris comme on entend le bruit de la mer dans un
              coquillage »
. Je passe rapidement sur cette journée. Probablement impatientée
            du dialogue échangé entre le critique et le jeune homme, la comédienne est partie par
            une autre porte de la bibliothèque ; en se retirant, elle a fait à son protecteur ses
            adieux pour les deux mois de vacances que lui donne le Théâtre-Français.
                     Le jeune Valentin s’installe dans un appartement de garçon et n’est pas moins étonné
            que réjoui de voir, deux jours après son emménagement, à une fenêtre juste en face de la
            sienne, une charmante et jeune ouvrière en dentelles, qui n’a pour toute compagnie qu’un
            moineau franc. C’est ici que 
commence le roman, roman plein
            d’une poésie réelle, qui, sans leur ressembler, fait songer aux nouvelles de Musset et
            de Murger.
                     La comédienne a voulu savoir si vraiment l’amour existait ; elle a deux mois à passer
            avant de rentrer au théâtre ; la conversation qu’elle a entendue du fond de la
            bibliothèque entre le jeune homme et G. G. lui a révélé une âme jeune et candide comme
            la sienne ; elle veut savoir ce que c’est que l’amour, elle le saura. Ce qui arrive
            devait arriver, la comédienne, comme Psyché, est la victime de sa curiosité, et la pièce
            qu’elle a voulu jouer devient sa vie réelle ; belle et douce comédie dont un dénouement
            tragique, hélas ! sera trop tôt la fin.
                     Je n’ai voulu qu’indiquer légèrement l’action ; mais je tiens à insister sur le tact,
            la délicatesse avec lesquels l’auteur nous fait assister à la naissance, aux épisodes,
            au développement de cet amour de deux êtres qu’un hasard a fait se rencontrer.
            Aspirations, Histoire du bonheur, Réveil, telles sont les trois divisions du
              Songe de l’amour. L’histoire du bonheur commence par les divins
            enfantillages.
                     Rien de plus charmant que la façon dont l’étudiant s’efforce de se distraire par le
            travail de cette passion naissante :
                     
                        Valentin continuait à chercher avec ardeur le sujet de 
sa
              thèse. Néanmoins, ses consciencieux efforts n’avaient pas été jusqu’ici couronnés de
              succès. À quoi cela tenait-il ? N’était-ce pas à ce qu’il demeurait immobile sur sa
              chaise, sans jamais en bouger ? Il est connu que le mouvement de la marche facilite
              étonnamment le travail de la pensée. Eh bien ! au lieu de rester en place, il allait
              marcher, marcher dans sa chambre, et non pas en désordre, par écarts de fantaisie, ce
              qui disperserait ses idées ; il marcherait régulièrement, d’un point à un autre, et
              toujours du même point au même point, en prenant, bien entendu, les deux points les
              plus distants l’un de l’autre, pour avoir plus de chemin à faire. Quels étaient ces
              deux points les plus éloignés ? La fenêtre d’une part, la commode de l’autre, Il irait
              donc ainsi, de la commode à la fenêtre, en regardant, machinalement, ce qu’il aurait
              devant lui. Quand il irait vers la commode, il aurait devant lui le mur ; quand il
              irait vers la fenêtre, il aurait devant lui la cour — et la chambre en face. À
              merveille ! on verrait comme il trouverait vite ce qu’il cherchait ! Comment n’y
              avait-il pas pensé plus tôt ?…
                        Ce va-et-vient continu n’était pourtant pas tout agrément. L’aller était charmant,
              mais le retour était un peu ennuyeux. Ce que Valentin voyait quand il marchait vers la
              lumière, c’était, dans un cadre de fleurs, une adorable tête de jeune fille, la vie et
              la grâce. Ce qu’il voyait, quand il se retournait vers l’ombre, c’était, accrochée au
              mur gris, au-dessus de la commode, une grande estampe dans un cadre de palissandre,
              représentant Poniatowski au passage de l’Ellster. 
                     
                     Je passe et j’arrive au moment où, lui aussi, l’étudiant, a franchi l’Ellster ; il
            entre chez la jeune fille qui est loin de le repousser :
                     
                        
— Ne restez donc pas si loin !
                        Il se rapprocha, toujours à genoux. Quand il fut près, elle lui mit vivement la main
              sur la tête, comme si elle prenait possession de lui. Elle l’avait ! enfin ! — Puis
              elle rougit, et retira sa main. Mais il lui adressa du regard une supplication muette.
              Elle remit sa main.
                        Et, de cette petite main posée sur son front, il sentait descendre dans tout son être
              un îlot de délices. 
                     
                     Alors commence l’histoire de leur bonheur ; on part pour la campagne ; on explore
            pendant un mois la vallée d’Aunay, de l’Yvette, les bois de Verrières, et partout les
            amoureux voient la fin de l’univers pour eux. Rien de plus charmant que les joies
            enfantines de ces deux âmes qui semblent unies pour toujours ; un rien est un bonheur
            pour tous deux. Leur amour a attendri jusqu’à un vieux cocher de cabriolet qui apporte
            au roman sa note comique. Le père Dupont, coiffé de sa casquette de loutre, a décidé de
            passer sa vie avec eux, de les conduire partout où ils voudraient, se contentant pour sa
            peine d’être nourri, de les aimer et de leur narrer quelquefois la bataille de Waterloo.
            En échange de son récit, les amoureux lui racontent l’histoire de Roméo et
              Juliette. — « Oh ! les pauvres enfants, les pauvres enfants ! »
            sanglote le cocher sincèrement ému par le récit des malheurs des jeunes héros de
            Shakespeare.
                     Mais tout a une fin, et les amours de la rue de la Harpe, comme ceux de Vérone,
            devaient avoir la leur ! Le jeune homme s’absente de Paris pour 
aller marier sa sœur. Il revient, le nid est vide ! Sa douleur est
            racontée avec une poignante réalité. Comme Olympio, il veut revoir ces belles campagnes
            où il a été heureux avec « elle », il n’y trouve aussi que le désespoir. Un soir, hébété
            par la douleur, il entre au hasard de ses pas au Théâtre-Français. Il la revoit, c’est
            elle ! l’infidèle, jouant la comédie !
                     Ici commence le Réveil, la partie tragique que je ne veux pas raconter pour ne pas
            déflorer les impressions douces et amères qu’éprouvera le lecteur. Je terminerai par ce
            passage d’une lettre de la pauvre comédienne écrite avant la dernière fois où elle verra
            celui qu’elle aurait voulu aimer toujours :
                     
                        « Je devais donc te dire tout… Et je vais tout te dire. J’ai beau m’attarder, il faut
              que j’y arrive.
                        « Ah ! Dieu ! mon cœur se serre et la main me tremble. Allons ! il le faut. Du
              courage !
                        « Laisse-moi cependant te dire encore que, là aussi, avec ton imagination passionnée,
              tu dois aller au-delà de ce qui est. Va ! je ne suis pas bien pervertie ! Si tu
              savais ! à mon arrivée à Paris, j’étais plus qu’innocente, j’étais ignorante. Pense à
              ce que c’est, une enfant de seize ans ! comme c’est peu de chose ! comme ça ne sait
              rien de rien !
                        « L’autre semaine, j’étais allée, chez Delisle, m’acheter une robe, pour un rôle. On
              me montrait des étoffes. Il y en avait une, assez belle et d’un prix élevé, mais qu’on
              pouvait me laisser à bien meilleur marché. J’ai demandé pourquoi. Le commis m’a
              répondu : C’est qu’elle a été 
tachée étant neuve. J’ai
              pensé que j’étais un peu comme cette étoffe-là. » 
                     
                     J’ai promis de n’en dire pas plus long et je m’arrête à grand-peine sur ces lignes si
            touchantes, pour ne pas terminer ici l’analyse de ce livre, œuvre d’un charmant
            écrivain.
                  
                  
                     
                     Un livre récemment paru : Marie Fougère, soulève, depuis quelques jours,
            dans la presse et dans le monde des lettres de nombreuses protestations pour et contre
            lui, sans compter les points d’interrogation qui se dressent au commencement et à la fin
            des articles qui lui sont consacrés.
                     Quitte à examiner plus tard les protestations, il me semble que les points
            d’interrogation sont bien indiscrets ; si l’auteur a voulu garder l’anonyme,
            laissons-lui le plaisir de son incognito et, sans nous occuper de l’absence d’un nom sur
            la couverture, remarquons que le roman est précédé d’une préface signée d’un nom de
            femme : Lucie Herpin. Cela nous suffit, et que Lucie Herpin soit ou non un pseudonyme,
            présentement, pour nous, 
Marie Fougère est
            l’œuvre de Lucie Herpin. Elle-même d’ailleurs se charge de donner tous les
            renseignements demandés dans une préface un peu rageuse.
                     
                        Marie Fougère, dit l’auteur, est une protestation et un acte de foi
            littéraire ; on lit beaucoup, dit-il, dans nos petites villes de province ; or, toutes
            les honnêtes femmes y sont effrayées, pour leurs enfants comme pour elles-mêmes, des
            tendances que manifeste de plus en plus l’esprit moderne ; il m’a paru nécessaire,
            ajoute-t-il, qu’au nom de toutes, une d’elles protestât et tentât de réagir :
              « Paris nous a lancé comme dernier défi la Terre
              et l’Immortel ; ceci est la réponse de la bourgeoisie
              lettrée de province. »
 Affirmant ses tendances, l’écrivain ajoute que l’art ne
            peut être que l’image idéalisée de la nature et de la vie. Il n’en fallait pas davantage
            pour s’attirer les foudres de l’Olympe naturaliste. À ces protestations Mme Lucie Herpin répond à ceux de la nouvelle école : « Vous avez ramené
              toutes les femmes de tous les mondes à un type unique, celui de la fille, et vous
              appelez cela : l’Étude de l’éternel féminin, attribuant à votre examen superficiel du
              système nerveux le titre pompeux de : Psychologie. C’est à qui fera le plus de tapage.
              Tout converge vers un point inconnu de nos pères : la science de la
            vente. »
                     
                     Les naturalistes, on le voit, ne sont pas bien traités dans cette préface, mais les
            déliquescents le sont plus mal, et c’est Lamennais qui est chargé de 
punir certaines coteries de petits auteurs qui sont
            venus secouer leurs sottises sur ce magnifique idiome qui s’appelle la langue française.
            Et de fait, en lisant dernièrement dans un article la phrase suivante : « Ces
              riches bourgeois saginatés qui passent la vespertine à lustrer de sombres
              compites »
, je ne pus m’empêcher de constater que cette langue, si elle n’est
            déjà plus latine, n’est vraiment et heureusement pas encore devenue française.
                     Je n’insiste pas sur une polémique littéraire qui sera, et je le regrette, un des
            grands attraits du livre, car le roman, je l’avoue, m’a touché de plus près que ces
            protestations contre des écrivains comme Zola et Daudet, qui certes sont loin d’avoir
            fait tant de mal que cela à notre littérature.
                     J’arrive à Marie Fougère qui, sous ce nom et ce surnom (un pseudonyme
            encore !) cache une idylle charmante, rappelant les belles peintures campagnardes de
            George Sand, en même temps qu’une douceur de langage à la façon du vieil Amyot. La
            forêt, la lande, des charbonniers et des sabotiers, le ciel au-dessus rejoignant un
            lointain horizon, voilà le décor et les personnages. Rien de la ville, même de la petite
            ville de province, pas même le village. Tous ces gens primitifs ont inventé eux-mêmes
            leurs vices et leurs vertus ; s’ils sont mauvais ou bons, ils n’en sont pas plus
            responsables qu’une plante que la nature 
fait empoisonnée ou
            salutaire. Une vieille mère affolée par la mort de son fils, cruelle à sa fille, de
            braves gens dévoués à l’enfant abandonnée, un garçon laboureur qui tue un lérot aimé par Marie et qui trouve l’amour dans ces yeux qu’il a remplis de
            larmes : voilà en gros ce roman ou plutôt, je le répète, cette idylle qui veut, et
            souvent avec une réelle force d’éloquence, s’opposer aux brutalités raffinées du
            réalisme à outrance.
                     Je ne sais pas si l’auteur de Marie Fougère sortira victorieux de la
            lutte entreprise contre des gens si bien armés. Je n’ose pas le croire ; il se pourrait
            même que là où il tend et agite son épée, il ne trouve aucun fer pour répondre au sien ;
            la polémique n’est pas du goût de tout le monde. Ce qui est plus vraisemblable, c’est
            que, à part les intéressés, beaucoup de lecteurs tourneront, sans s’y arrêter autant
            qu’elles le méritent, les pages de protestation, et qu’entrant de plain-pied dans le
            roman, ils ne se préoccuperont plus que de lui et des émotions qu’il leur procurera
            sûrement. Les qualités de composition, de sensibilité, la mise en scène remarquable,
            l’élévation des sentiments, la vérité d’expression, le charme incontestable de la
            plupart des parties du livre, sont une redoutable concurrence à la polémique de la
            préface ; pour l’auteur, j’aime mieux, je l’avoue, le succès qu’il obtient déjà avec
              Marie Fougère que les applaudissements que pourra lui octroyer la
            galerie, 
toujours heureuse de voir « tomber » les plus
            célèbres lutteurs par le mystérieux amateur masqué.
                      
                     Depuis que cet article a paru l’auteur de Marie Fougère s’est révélé
            sous son véritable nom, il n’est autre que M. Quesnay de Beaurepaire, qui a aussi écrit
            la préface du livre, comme protestation littéraire contre le naturalisme.
                  
                  
                     
                     M. Joséphin Péladan, un des plus intelligibles décadents, publie chez Dentu : la
              Victoire du mari, un roman romanesque à décourager nos pères de 1830.
            L’analyse m’en est difficile et pour cause. Tout d’abord, qu’il me permette d’applaudir
            à la préface baptisée : « Commémoration de Jules Barbey d’Aurevilly ». L’auteur y rend
            un juste hommage au grand écrivain, et tous les amis des lettres l’en doivent
            remercier.
                     Mais il me faut bien parler de la forme recherchée par M. Péladan et que je blâme de
            toutes les forces de mon respect pour la langue française. Je prends par exemple dans sa
            préface, dédiée à une femme avec qui il a respectueusement platonisé, « ce verbe
              insulté et sali par notre époque vile »
, les lignes suivantes ;
                     
                        
… Je me crus transporté en arrière de ce siècle et de ce
              pays ochlocratisés ; la Parisienne, transformée en princesse florentine, parlait de
              gloire et non de modes ; et la majesté de la mer cessa devant cette parole : « Je
              cherche l’androgyne et le secret de Polyclète. »
                        Ah ! Comtesse, ma stupeur à voir issir une telle pensée d’une bouche de grande dame
              ne fut arrêtée que par la pure joie de rencontrer un être de la race solaire, plus
              haut que l’espèce, je dirais Dæmone ou Œlohite, si
              je ne voulais épargner à cette page que Vous illustrez le ridicule que Paris jette
              nécessairement sur toute idée traditionnelle, vraie et sublime.
                        Une phrase de Pline vous hantait : « Polyclète condensa son art en une œuvre. »
                        Polyclète contemporain de Phidias, et plus jeune que lui, donna donc le canon
              plastique : ce qui lui fait, devant le maître du Zeus olympien, la situation de
              Léonard de Vinci en face de Michel-Ange. 
                     
                     Et plus loin :
                     
                        On confond niaisement une difformité avec la superexcellence, l’hermaphrodisme avec
              l’androgynat ; sans se rendre compte que l’art n’hésite jamais sur le pôle organique,
              et que les Sibylles et la Nuit de Michel-Ange, ces gynandres, relèvent
              du même principe que les Apollon du Belvédère, les Antinoüs et les S. Michel des
              Primitifs, ces androgynes.
                        Essentiellement parlant, le grand art n’admet ni le mâle ni la femelle ; il
              représente l’androgyne ou le gynandre, seulement. 
                     
                     Peut-être ces idées gagneraient-elles à être exprimées plus clairement ! Tous ces mots
            ont leur raison 
d’être, de par leurs étymologies, mais quelle
            peine, quel travail pour le lecteur ! Involontairement, par la pensée, je me reporte à
            l’historiette charmante du livre de Pantagruel.
                     Un jour, Pantagruel, après son dîner, se promène avec ses compagnons et rencontre un
            écolier tout « jolliet », il lui demande où il va ; l’écolier lui répond :
                     
                        — De l’alme inclyte et célèbre Académie que l’on vocite Lutèce.
                        — Qu’est-ce à dire ? demande Pantagruel.
                        — Paris.
                        — Bon ! et que faites-vous à Paris, Messieurs les étudiants ?
                        L’Écolier répond :
                        — Nous transfrelons le Séquane en dilucule, et crépuscule, nous déambulons par les
              compiles de l’urbe, nous despumons la verbocination Latiale… et si par forte fortune
              il y a rarité de pécune en nos marsupies pour l’escot, nous dimittons nos codices et
              vestes opignerées, prestolants les tabellaires à venir des pénates et lares
              patriotiques.
                        À quoi Pantaguel dit :
                        — Que diable de langage est ceci ?… Je crois qu’il nous forge ici quelque langage
              diabolique ; il ne fait qu’écorcher le latin et croit ainsi pindariser et il lui
              semble être quelque grand orateur en français ! 
                     
                     Eh bien, poésie et prose décadentes me rappellent toujours involontairement ce charmant
            passage, qui engendra les Précieuses ridicules, et 
le plaisir que j’ai à le relire fait que ma rancune est moins grande.
            Est-ce à dire qu’il faille condamner les décadents sans les lire ? Non certes, et la
            pensée, précieuse partout, vivace chez M. Péladan, vaut toujours qu’on fasse quelques
            efforts pour la dégager des broussailles dont on l’encombre un peu trop dans cette
            école.
                  
                  
                     
                     
                        Un coup d’éventail, de M. Louis Dépret, vient de paraître chez Dentu ;
            ce petit volume, écrit d’une fine plume, contient une série de nouvelles de lecture
            facile ; j’y trouve cette petite histoire très touchante et intéressante surtout par la
            forme humoristique sous laquelle elle est présentée. J’en coupe les principaux
            passages :
                     
                        LE CHIEN NOIR DE BOULOGNE
                        À Boulogne-Sur-Mer, il y a un grand chien noir qu’on voit toute la journée errer ou
              s’étendre près du port.
                        On m’a dit que le maître est un baron de Norvège. Cet homme ignore ou méprise
              l’amitié, car un jour il est parti, laissant à Boulogne son grand chien noir.
                        
Deux ans ont passé sur cet abandon.
                        Depuis deux ans, le chien noir se souvient.
                        S’il n’espère plus, du moins il attend encore. — Toujours il veille, patient et
              douloureux.
                        Quoique flétri d’une boue ancienne, vingt fois par jour il est caressé par la main
              gantée des belles Anglaises.
                        Ces filles du Nord veulent réparer l’injustice de l’homme du Nord ; elles disent au
              chien : poor dear, poor boy ! (pauvre cher, pauvre
                garçon), mais sa queue reste immobile en signe de tristesse.
                        Malgré la pluie ou la chaleur extrême, il ne quitte pas les abords de la jetée. Et
              dès qu’un filet noir à peine visible aux lorgnettes marines, s’esquisse au lointain
              horizon, le chien frissonne…
                        Il arrive en trois bonds au terme de l’estacade, tout près du phare, perce la foule,
              se dresse, appuie son devant à hauteur d’homme sur la dernière palissade et aboie dans
              l’infini !
                        Le mugissement des vagues ne lui importe, le vent des mers ne rafraîchit pas son poil
              fiévreux. Il boit et mange un peu, afin de ne pas mourir sans avoir revu ce baron de
              Norvège.
                        C’est seulement au signal d’un steamer qu’il s’élance et gronde ainsi ; la belle
              majesté des voiliers ne l’attendrit guère, tandis que la fumée noire le
              transporte.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Tant que dure le jour, le chien noir est tranquille ; mais quand tombe la nuit et
              qu’il n’est plus d’espoir, jusqu’au lendemain, d’apercevoir cette fumée sombre, le
              chien s’inquiète, — une agonie furtive l’étreint, il va meurtrir son dos aux clous des
              pilotis ; il sanglote et se pâme, regagne la ville, tête basse, inconsolable.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Nulle gaîté ne peut distraire ce deuil, nul sommeil n’arrête ce tourment.
                        
Je ne sais pas le nom de cette bête magnanime ; je sais
              seulement que pas un homme ne résisterait à trois espérances trompées par jour, durant
              plus de sept cents jours.
                        Je sais que ce souvenir m’oppresse, que j’ai peur d’avoir mal tenu mes serments, que
              ce chien me fait honte, que je n’ai pas si bien souffert, que je n’ai pas autant
              aimé.
                        …………………………………………………………………………………………… 
                     
                     C’est un rien que cette impression et c’est charmant comme tout ce qui renferme de la
            vérité et de l’émotion.
                  
                  
                     
                     Nous n’avons pu parler que d’une façon très sommaire du nouvel ouvrage de M. Camille
            Flammarion, d’Uranie, ce livre étrange et captivant qui, sous une forme
            légère, nous donne le résumé de toutes les conclusions de la science et de la
            philosophie modernes. Philosophie charmante, qui ouvre de si vastes horizons aux
            aspirations de l’âme et qui remplace cette philosophie sèche et désespérante qui, faite
            d’observations scientifiques incomplètes, concluait invariablement au néant. M. Camille
            Flammarion n’a pas l’ambition de fonder une nouvelle religion, mais il peut faire des
            croyants et les rassurer sur le sort de l’âme dans les abîmes de l’infini. Là où jusqu’à
            présent la science n’a vu que le vide et la mort, sa logique 
très serrée nous montre partout la chose créée et la vie pour l’éternité.
                     Un des grands charmes d’Uranie, c’est qu’en parlant de si grandes
            choses, M. Flammarion n’emploie ni les grandes phrases, ni les grands mots ; il met sa
            haute science au service de tous les âges de l’intelligence, et en même temps qu’il
            parle à ceux pour qui sont venues les années, il se fait comprendre des jeunes gens et
            des femmes ; il a su rendre attrayant l’au-delà si inquiétant de la vie, et cela rien
            qu’en ouvrant une porte sur cette féerie qui s’appelle la nature qui défie toutes les
            imaginations humaines.
                     Sous forme de roman, l’auteur a écrit à peu près tout ce qu’on sait aujourd’hui de ce
            qui n’est plus la terre. Épris d’une statuette d’Uranie, le héros du livre est emporté
            par elle dans un rêve aux profondeurs d’espaces inimaginables ; dans cette course
            vertigineuse, c’est à peine s’il a le temps de reconnaître les constellations ; il voit
            noire soleil devenir une petite étoile, se réunir à la constellation du Centaure, tandis
            qu’une nouvelle lumière pâle, bleuâtre, étrange, lui arrive de la région vers laquelle
            Uranie l’entraîné.
                     
                        « Quelle ne fut pas ma stupéfaction, dit-il, lorsque je m’aperçus que nous nous
              approchions d’un soleil absolument bleu, comme un disque brillant qui eût été découpé
              dans nos plus beaux ciels terrestres, et se détachant lumineusement sur un fond
              entièrement noir, tout constellé 
d’étoiles ! Ce soleil
              saphir était le centre d’un système de planètes éclairées par sa lumière. Nous allions
              passer tout près de l’une de ces planètes. Le soleil bleu s’agrandissait à vue d’œil ;
              mais nouveauté aussi singulière que la première, la lumière dont il éclairait cette
              planète se compliquait d’un certain côté d’une coloration verte. Je regardai de
              nouveau dans le ciel et j’aperçus un second soleil, celui-ci d’un beau vert émeraude.
              Je n’en croyais pas mes yeux.
                        « Nous traversons, me dit Uranie, le système solaire de Gamma d’Andromède, dont tu ne
              vois encore qu’une partie, car il se compose en réalité, non de ces deux soleils, mais
              de trois, un bleu, un vert et un jaune-orange. Le soleil bleu, qui est le plus petit,
              tourne autour du soleil vert, et celui-ci gravite avec son compagnon autour du grand
              soleil orangé que tu vas apercevoir dans un instant.
                        « Aussitôt, en effet, je vis paraître un troisième soleil, coloré de cet ardent
              rayonnement dont le contraste avec ses deux compagnons produisait la plus bizarre des
              illuminations. Je connaissais bien ce curieux système sidéral, pour l’avoir plus d’une
              fois observé au télescope ; mais je ne me doutais point de sa splendeur réelle.
              Quelles fournaises, quels éblouissements ! Quelle vivacité de couleurs dans cette
              étrange source de lumière bleue, dans cette illumination verte du second soleil, et
              dans ce rayonnement d’or fauve du troisième ! » 
                     
                     Je passe sur les merveilles que le poète astronome découvre dans cette ascension dont
            le récit est basé sur des découvertes récentes. Le temps de revenir sur la terre est
            arrivé ; la descente s’opère ; notre monde lui apparaît et grandit à son approche ; mais
            notre belle patrie lui semble 
entièrement verte, du Rhin à
            l’Océan et de la Manche à la Méditerranée, comme si elle avait été couverte d’une seule
            et immense forêt.
                     
                        « Nous sommes à une telle distance de la Terre, lui dit Uranie, que la lumière
              emploie pour arriver de là jusqu’ici tout le temps qui nous sépare de l’époque de
              Jules César. Nous recevons seulement maintenant, ici, les rayons lumineux partis de la
              Terre à cette époque. Pourtant la lumière voyage dans l’espace éthéré avec la vitesse
              de trois cent mille kilomètres par seconde. C’est rapide, très rapide, mais ce n’est
              pas instantané. Les astronomes de la Terre qui observent maintenant les étoiles
              situées à la distance où nous sommes ne les voient pas telles qu’elles sont
              actuellement, mais telles qu’elles étaient au moment où sont partis les rayons
              lumineux qui arrivent seulement aujourd’hui, c’est-à-dire telles qu’elles étaient il y
              a plus de dix-huit siècles.
                        « De la Terre, ajouta-t-elle, ni d’aucun point de l’espace, on ne voit jamais les
              astres tels qu’ils sont, mais tels qu’ils ont été. On est d’autant plus en retard sur
              leur histoire qu’on en est plus éloigné.
                        « Vous observez avec les plus grands soins au télescope des étoiles qui n’existent
              plus. Plusieurs même des étoiles que vous voyez à l’œil nu n’existent plus. Plusieurs
              des nébuleuses dont vous analysez la substance au spectroscope sont devenues des
              soleils. Plusieurs de vos plus belles étoiles rouges sont actuellement éteintes et
              mortes : en vous approchant d’elles vous ne les verriez plus.
                        « La lumière émanée de tous les soleils qui peuplent l’immensité, la lumière
              réfléchie dans l’espace par tous les mondes éclairés par ces soleils, emporte à
              travers le ciel infini les photographies de tous les siècles, de tous les jours, de
              tous les instants. En regardant un astre, vous 
le voyez tel
              qu’il était au moment où est partie la photographie que vous en recevez, de même qu’en
              entendant une cloche vous recevez le son après qu’il est parti et d’autant plus
              longtemps que vous vous en êtes plus éloigné. » 
                     
                     La conclusion en est que l’histoire des mondes voyage actuellement dans l’espace, sans
            jamais disparaître, et que tous les événements passés sont fixés dans le sein de
            l’infini et indestructibles.
                     La question de l’indestructibilité de l’âme est le point capital de la seconde partie
            du livre, et l’étonnement vous prend à voir plaider avec tant de simplicité et de charme
            une cause qu’on voudrait bien savoir gagnée définitivement pour l’humanité. Écoutez
            M. Flammarion :
                     
                        « La crainte de la mort me paraît absolument chimérique. Il n’y a que deux hypothèses
              à faire. Lorsque nous nous endormons chaque soir, nous pouvons ne pas nous réveiller
              le lendemain, et cette idée, lorsque nous y songeons, ne nous empêche pas de nous
              endormir. Pourtant, 1º ou bien, tout finissant avec la vie, nous ne nous réveillons
              pas du tout, nulle part ; et, dans ce cas, c’est un sommeil qui n’a pas été fini, qui,
              pour nous, durera éternellement : nous n’en saurons donc jamais rien. Ou bien, 2º
              l’âme survivant au corps, nous nous réveillons ailleurs pour continuer notre activité.
              Dans ce cas, le réveil ne peut être redoutable : il doit être plutôt enchanteur, toute
              existence dans la nature ayant sa raison d’être et toute créature, la plus infime
              comme la plus noble, trouvant son bonheur dans l’exercice de ses facultés. » 
                     
                     
Je passe sur le séjour dans Mars que la science a pénétré
            récemment ; là M. Flammarion devient le Raphaël du voyage dans l’île d’Utopie de Thomas
            Morus. Son génie, qui est la transformation d’un ami, lui explique la civilisation du
            monde martien ; c’est le rêve d’une âme délicate et éprise de justice. Redescendu sur la
            terre, l’auteur qui nous a initiés aux prodiges de la télépathie par laquelle deux âmes
            peuvent se rencontrer hors des limites de leurs corps, raconte une série d’anecdotes
            réelles et terrifiantes, entre autres celles de Swedenborg, qui sont bien au-delà de ce
            que le magnétisme et le spiritisme nous ont révélé.
                     Il me reste à parler du livre même qui va certainement obtenir un grand succès ; j’ai
            dit que la forme des récits avait tout le charme d’un poème et une rare intensité
            d’attraction ; j’ajouterai que, matériellement, l’attrait n’est pas moindre, et que le
            luxe de l’édition, illustrée par MM. de Bieler, Gambard et Myrbach, en va certainement
            faire un livre de vogue, ce qui sera tout à l’honneur de l’auteur et de ses
            lecteurs.
                  
                  
                     
                     Le nouveau roman que l’auteur de Monsieur de Camors vient de faire
            paraître chez Calmann-Lévy comptera certainement parmi ses meilleurs. On y retrouve le
            charme de langage, la structure impeccable de la fable, des épisodes exquis de
            délicatesse et l’intérêt dramatique qui ont fait la solidité de sa réputation. Ce qui
            frappe le plus dans l’œuvre si considérable d’Octave Feuillet, c’est non seulement le
            nombre de ses succès, mais la suite avec laquelle il a produit sans jamais déchoir de la
            haute situation qui lui a été faite dès ses commencements dans les lettres.
                     
                        
                         
                     
                     
Et Mathurin Régnier a encore raison, le difficile est non
            seulement d’acquérir, mais surtout de conserver. On verra, en lisant Honneur
              d’artiste, que M. Octave Feuillet a su conserver.
                     Il s’agit, dans ce dernier roman, d’un drame conjugal, d’une jeune fille qui, par
            délicatesse de cœur consent à ne pas épouser l’homme qu’elle aime, à en accepter un
            autre pour mari, et cela sans arrière-pensée, en toute pureté. La scène des adieux de
            ces pauvres héros qui n’ont été ni amant, ni maîtresse, finit, hélas ! autrement que
            tous deux ne l’avaient prévu :
                     
                        — Adieu ! dit-elle.
                        — Adieu !… répéta Pierrepont.
                        Mais ce mot fatal n’était pas prononcé qu’ils étaient dans les bras l’un de l’autre,
              oubliant la terre et le ciel, emportés et affolés par un de ces orages de passion qui
              font, en un instant, de l’honneur d’un homme et de la pudeur d’une femme, des choses
              mortes. 
                     
                     Que d’horreurs descriptives n’eût pas fait tenir un documentaire dans ces quelques
            lignes qui disent si bien tout ce qu’il y a à dire sur ce chapitre délicat. Je
            continue : le mari, un artiste, un peintre, vient d’apprendre la déchéance de sa femme ;
            il faut absolument que lui ou l’ami qui l’a trompé meure. Ce dernier entre dans son
            atelier, on parle de la jeune femme ; le peintre, dissimulant, exprime vaguement ses
            doutes :
                     
                        
— Des doutes sur une femme comme la vôtre ?… Voyons, mon
              ami, c’est de la folie !
                        — Oui, n’est-ce pas ? reprit Fabrice. — Vous la connaissez bien… et même depuis plus
              longtemps que moi… Vous me répondriez de son honneur sur le vôtre, n’est-ce pas ?
                        — Absolument.
                        — Et vous auriez raison… car le vôtre et le sien se valent…
                        Et, lui mettant brusquement sa lettre sous les yeux :
                        — Tenez !
                        Pierrepont recula comme s’il eût vu un spectre. — Puis, saisissant sur la table le
              pistolet qu’il venait d’y placer, et présentant la crosse de l’arme à Fabrice :
                        — Tue-moi ! lui dit-il.
                        — Non, dit le peintre ; pas ainsi, du moins.
                        Il fit quelques pas à travers l’atelier, comme pour rassembler sa pensée ; puis,
              revenant au marquis :
                        — Pouvez-vous, lui dit-il, et voulez-vous m’expliquer quelques mots de votre lettre
              dont la signification m’échappe ?… Vous invoquez pour excuses certaines circonstances
              mystérieuses du passé, certaines fatalités que vous auriez subies, mademoiselle de
              Sardonne et vous… Puis-je savoir à quoi vous faites allusion ?
                        Pierrepont lui dit brièvement ce qui s’était passé autrefois entre Béatrice et lui,
              leur attachement mutuel, et comment Mme de Montauron avait forcé
              la jeune fille de refuser la main qu’il lui offrait.
                        Après une pause de rêverie et de silence, Fabrice lui répondit :
                        — Vos sentiments pour Mlle de Sardonne vous font désirer, je
              suppose, que cette affaire se traite entre vous et moi sans éclat, afin de lui
              épargner aux yeux du monde une flétrissure que je désire moi-même épargner à mon
              nom ?
                        
— Tout ce que vous me proposerez dans ce dessein, dit
              Pierrepont, est accepté d’avance.
                        — Un duel, avec son accompagnement ordinaire de témoins, révélerait tout au public…
              Vous m’offriez tout à l’heure de faire avec moi un match au
              pistolet… J’accepte… je crois que nous sommes à peu près de force égale… Pour celui de
              nous qui aura l’avantage, ce sera la vie ; pour l’autre, ce sera le suicide.
                        — Soit ! dit Pierrepont, c’est entendu.
                        — Chacun de nous s’engage sur l’honneur à respecter ces conditions ?
                        — C’est entendu, répéta Pierrepont.
                        — Maintenant, dit le peintre, il faut que je me résigne à vous adresser une demande…
              Je sais que cela est tout à fait incorrect, — et je m’en excuse. — Voici ce dont il
              s’agit… Si je dois laisser ma fille orpheline, je ne voudrais pas du moins la laisser
              sans ressource. — Or, je n’ai rien, — sauf cent mille francs qui m’ont été donnés à
              compte sur ces panneaux par Nicholson, — et que je serais d’ailleurs forcé de lui
              rendre si je n’achevais pas mon travail… il doit me verser en outre le double de cette
              somme quand je lui livrerai les panneaux… Je ne crois pas pouvoir les finir avant
              quatre mois… Je vous demande donc, si c’est moi qui dois mourir, de m’accorder ce
              délai de quatre mois, et je n’ai pas besoin de vous dire que cette convention sera
              réciproque.
                        Il y avait dans cette précaution du malheureux artiste quelque chose de si poignant,
              que Pierrepont se détourna pour cacher l’agitation presque convulsive de ses
              traits.
                        — Ce sera, dit-il, comme vous le désirez.
                        Le peintre enferma les pistolets dans leur boîte et prit quelques cartons de tir.
                        — J’ai l’habitude de ces pistolets, dit-il. En voulez-vous d’autres ?
                        
— C’est inutile ! dit Pierrepont. J’ai moi-même beaucoup
              pratiqué ceux-ci. Allons ! 
                     
                     Le match est fait dans des conditions particulièrement dramatiques,
            puisque la femme y assiste : c’est le peintre qui a perdu. Je passe sur des scènes
            admirables de dignité, d’émotion, et j’arrive au dénouement. Quatre mois ont passé ; le
            monde a tout ignoré, la femme coupable a senti son cœur s’émouvoir.
                     
                        Malgré ses faiblesses d’orgueil aristocratique et de vanité mondaine, c’était un cœur
              trop véritablement noble pour rester insensible à la contenance ferme, généreuse,
              héroïque de l’artiste en face de la mort. Dans son admiration, mêlée d’une profonde
              pitié et peut-être d’un sentiment plus tendre encore, elle ne se souvenait plus que
              pour en rougir des griefs mesquins qu’elle avait nourris contre son mari : elle
              s’étonnait de l’avoir à ce point méconnu, d’avoir fermé les yeux si obstinément sur
              les hautes distinctions de l’homme et de l’artiste, pour n’apercevoir que quelques
              imperfections de surface. La personne physique du peintre lui apparaissait elle-même
              sous un jour nouveau ; elle était frappée de la dignité naturelle de sa démarche, qui
              la faisait penser à l’allure puissante et souple des grands fauves : elle était
              frappée de l’éclat lumineux de son front, du caractère énergique de ses traits calmes,
              auxquels ses cheveux légèrement blanchis et comme à demi poudrés prêtaient alors une
              douceur étrange. Il lui semblait transfiguré, comme si les pensées qui l’occupaient et
              le soutenaient en ces jours suprêmes l’eussent enveloppé de quelque rayonnement
              supérieur.
                        Cependant, le temps passait. 
                     
                     
Les quatre mois sont écoulés et le peintre a terminé les
            tableaux dont le prix doit assurer l’avenir de son enfant.
                     La scène d’adieux dissimulés du père à son enfant, car Fabrice a une petite fille d’un
            premier mariage, est absolument touchante ; le malheureux sent tout ce qu’il va perdre
            en quittant la vie, mais l’honneur commande. Un soir, après dîner, il quitte sa femme
            qu’il n’a cessé d’aimer, qui l’aime maintenant :
                     
                        — Venez… rentrez dans votre salon… Je vous y rejoindrai tout à l’heure et nous
              causerons sérieusement.
                        Elle s’appuya sur son bras et il la conduisit jusqu’au premier degré du perron. Comme
              elle hésitait à se réparer de lui et le regardait fixement, il l’attira et baisa ses
              cheveux.
                        — À tout à l’heure ! dit-il en souriant.
                        Elle s’assit dans l’intérieur du salon, près d’une fenêtre ouverte, et le suivit de
              l’œil dans le jardin. — Il s’y promena longtemps, à pas lents. Par intervalles, son
              ombre disparaissait sous les arbres, et Béatrice se levait, épouvantée, jusqu’à ce
              qu’il fût sorti des ténèbres… Elle l’avait perdu de vue depuis quelques minutes, quand
              le vitrage de l’atelier s’éclaira d’une lueur subite ; en même temps, un coup de feu
              retentissait dans la nuit.
                        La jeune femme étendit les bras, poussa un cri et tomba toute raide sur le
              parquet. 
                     
                     Je n’ai voulu citer de ce roman que la partie dramatique, la seconde du livre, mais il
            s’en faut de beaucoup que la première moitié soit moins 
captivante. C’est de belle et bonne comédie que tout ce qui se passe chez la
            douairière, tante de Pierre de Pierrepont, et il est possible que quelque jour la
            Comédie-Française nous montre l’ensemble de ce livre en une pièce aussi intéressante
            qu’émouvante. On y trouve des scènes exquises, comme celle où Pierrepont écoute,
            derrière une persienne, des jeunes filles à marier expliquer dans leur langue
            d’aujourd’hui ce qu’elles entendent par le mariage ; des scènes de la vie réelle
            exprimées, chose devenue rare, avec tact et mesure ; c’est de l’art et du vrai, qui n’a
            aucun rapport avec les productions grotesques, sous prétexte de réalisme, qu’on écrit ou
            qu’on joue pour le bonheur de certains qui s’intitulent modestement : les jeunes.
            J’avoue, pour moi, que je trouve infiniment plus de sève et de jeunesse aux productions
            saines d’un écrivain comme Octave Feuillet qui sait voir autour de lui et écouter son
            cœur, que dans les grossières rengaines incessamment recopiées qui font la joie de
            quelques-uns.
                  
                  
                     
                     Les œuvres inédites de Victor Hugo viennent de s’enrichir d’un volume nouveau paru chez
            Hetzel et Quantin et édité par les soins de MM. Paul Meurice et Auguste Vacquerie.
              En voyage est la suite nécessaire de cette merveilleuse suite
            d’impressions de voyages qui s’appellent : Le Rhin. La première partie,
            écrite en 1839, se compose des excursions du grand écrivain à Lucerne, au mont Pilate, à
            Aix-les-Bains, Genève, Marseille, aux gorges d’Ollioules et à Toulon ; dans la seconde
            partie, qui a pour titre : les Pyrénées, Victor Ilugo nous conduit aux
            bords de la Loire, à Bordeaux, Bayonne, Biarritz, Saint-Sébastien, à Pasages, Leso,
            Pampelune, Cauterets, Gavarnie, Luz, et enfin à l’île d’Oléron.
                     
Nous avons été admis à l’honneur de voir et de feuilleter
            les lettres, les albums sur lesquels Victor Hugo écrivait au jour le jour les
            impressions, les images qui étaient venues se refléter dans son esprit, et qu’il
            reproduisait, soit en écrivant, soit en dessinant, avec la plus-value de son génie. Rien
            de plus curieux par exemple que cet album, où entre les lignes, dans les marges,
            s’encadrent des croquis de maître, des plans, des fleurs, des feuilles séchées, de
            petits morceaux de bois vermoulus, mille choses qui trouvent leur explication dans le
            texte. J’ai dit plus haut que le voyage de Victor Hugo s’arrêtait à l’île d’Oléron.
            Qu’il me soit permis de commencer par la fin l’analyse de ce livre, un des plus beaux
            que le poète ait écrits dans toute la force, dans toute la plénitude de son talent. Il
            s’agit du jour le plus terrible, le plus effroyable de sa vie. Je lis à sa dernière
            page :
                     
                        Le soir de mon arrivée à Oléron, j’étais accablé de tristesse.
                        Je ne savais pas encore pourquoi. Je ne l’ai su que le lendemain.
                        Cette île me paraissait désolée, sinistre et ne me déplaisait pas. Je me promenais
              sur la plage, marchant dans les varechs pour éviter la boue. Je longeais les fossés du
              château. Les condamnés venaient de rentrer, on faisait l’appel, et j’entendais leurs
              voix répondre successivement à la voix de l’officier inspecteur qui leur jetait leurs
              noms. À ma droite les marais s’étendaient à perte de vue, à ma gauche la mer couleur
              de plomb se perdait dans les brumes qui masquaient la côte.
                        
Je ne voyais dans toute l’île d’autre créature humaine
              qu’un soldat en faction, immobile à la corne d’un retranchement et se dessinant sur le
              brouillard. À peine pouvais-je distinguer au loin à l’horizon la petite forteresse,
              isolée dans la mer entre la terre et l’île, qu’on appelle le pavé. Aucun bruit au
              large, aucune voile, aucun oiseau. Au bas du ciel, au couchant, apparaissait une lune
              énorme et ronde qui semblait dans ces brumes livides l’empreinte rougie et dédorée de
              la lune.
                        J’avais la mort dans l’âme. Peut-être voyais-je tout à travers mon accablement.
              Peut-être un autre jour, à une autre heure, aurais-je eu une autre impression. Mais ce
              soir-là tout était pour moi funèbre et mélancolique. Il me semblait que cette île
              était un grand cercueil couché dans la mer et que cette lune en était le flambeau. 
                     
                     Dans une note qui suit cette page et qui a été écrite par ceux qui donnent leurs soins
            pieux à cette édition, on lit cette autre page qui en est l’explication :
                     
                        Le 8 septembre, Victor Hugo écrivait :
                        « J’avais la mort dans l’âme. » — « Ce soir-là, tout était pour moi funèbre. » — « Il
              me semblait que cette petite île était un grand cercueil couché dans la mer. »
                        Le lendemain, Victor Hugo, fuyant l’île malsaine où il avait vécu sous cette
              oppression, était à Rochefort. En attendant le départ de la diligence, il entra dans
              un café où il demanda de la bière. Ses yeux tombèrent sur un journal.
                        Tout à coup, un témoin le vit pâlir, porter la main à son cœur comme pour l’empêcher
              d’éclater, se lever, sortir de la ville et marcher comme un fou le long des
              remparts.
                        
Le journal qu’il avait lu racontait la catastrophe de
              Villequier.
                        Cinq jours auparavant — le 4 septembre 1843 — sa fille Léopoldine avait péri dans une
              promenade sur la Seine.
                        Elle était mariée, depuis six mois à peine, à Charles Vacquerie, qui, ne pouvant la
              sauver, avait voulu mourir avec elle,
                        Ils sont enterrés à Villequier, dans le même cercueil.
                        C’est ainsi que fut interrompu le voyage des Pyrénées.
                        Le malheureux père revint précipitamment à Paris.
                        On a lu, et on lira éternellement, dans les Contemplations, les
              admirables et douloureux poèmes intitulés : Pauca Meæ. 
                     
                     Je reviens à ce voyage commencé avec tant de joie et qui devait finir si cruellement
            pour le voyageur. Tout serait à citer dans cette première partie, et c’est plaisir de
            connaître ou de reconnaître avec Victor Hugo les merveilles qu’il a visitées ; à chaque
            pas, c’est une minutieuse ou superbe description, une évocation comme celle-ci, à propos
            de Guillaume Tell :
                     
                        Le soleil baissait, le chemin devenait sombre, les broussailles au haut du talus
              pétillaient dans la vive lumière du couchant ; deux vieux mendiants, l’homme et la
              femme, qui gardent la masure voisine, tendaient la main à mes sous de France ; un
              bateleur menant en laisse un ours muselé descendait le chemin vers Küssnacht, suivi
              des cris joyeux de quatre ou cinq marmots émerveillés de l’ours ; mon cocher enrayait
              sa carriole et j’entendais le bruit de ferraille que fait le sabot ; deux 
branches écartées m’ouvraient une fenêtre sur la plaine et je voyais
              au loin des faneurs bâtir leur meule ; les oiseaux chantaient dans les arbres, les
              vaches mugissaient dans le Rigi. Moi j’étais descendu de voiture, je regardais les
              cailloux du chemin creux, je regardais cette nature, sereine comme une bonne
              conscience. Peu à peu le spectre des choses passées se superposait dans mon esprit aux
              réalités présentes et les effaçait, comme une vieille écriture qui reparaît sur une
              page mal blanchie au milieu d’un texte nouveau ; je croyais voir le bailli Gosier
              couché sanglant dans le chemin creux, sur ces cailloux diluviens tombés du mont Rigi,
              et j’entendais son chien aboyer à travers les arbres après l’ombre gigantesque de
              Guillaume Tell debout dans le taillis. 
                     
                     Et cette pittoresque description de Berne :
                     
                        En effet, la route s’est abaissée comme une croupe, et à ma gauche, à travers la
              rangée d’arbres qui borde le chemin, aux rayons de la lune, au fond d’une vallée
              confusément entrevue, une ville, une apparition, un tableau éblouissant, a surgi tout
              à coup.
                        C’était Berne et sa vallée.
                        J’aurais plutôt cru voir une ville chinoise, la nuit de la fête des lanternes, Non
              que les toits eussent des faites très découpés et très fantasques ; mais il y avait
              tant de lumières allumées dans ces chaos vivant de maisons, tant de lampes, tant
              d’étoiles à toutes les croisées ; une sorte de grande rue blanchâtre traçait au milieu
              de ces constellations développées sur le sol une voie lactée si étrange ; deux tours,
              celle-ci carrée et trapue, celle-là svelte et pointue, marquaient si bizarrement les
              deux extrémités de la ville, l’une sur la croupe, l’autre dans le creux ; l’Aar,
              courbé en fer à cheval au pied des murs, 
détachait si
              singulièrement de la terre, comme une faucille qui entame un bloc, cet amas de vagues
              édifices piqués de trous lumineux ; le croissant posé au fond du ciel juste en face,
              comme le flambeau de ce spectacle, jetait sur tout cet ensemble une clarté si douce,
              si pâle, si harmonieuse, si ineffable, que ce n’était plus une ville que je voyais,
              c’était une ombre, le fantôme d’une cité, une île impossible de l’air à l’ancre dans
              une vallée de la terre et illuminée par des esprits. 
                     
                     Je passe bien des pages, tout un chapitre qui est une délicieuse nouvelle et qui a pour
            titre : Les Bateleurs, œuvre si complète qu’il est impossible d’en
            détacher seulement un morceau. C’est tout un roman que Victor Hugo a vu commencer, se
            développer et finir sous sa fenêtre, l’arrestation d’un pauvre diable pour un vol, une
            dénonciation par jalousie d’amour. Chemin faisant, je trouve cette amusante sortie sur
            l’inconvénient des pseudonymes.
                     
                        Quand on m’interroge touchant mon nom dans les bureaux de diligence, j’en ôte
              volontiers la première syllabe, et je réponds M. Go, laissant
              l’orthographe à la fantaisie du questionneur. Lorsqu’on me demande comment la chose
              s’écrit, je réponds : Je ne sais pas. Cela contente en général
              l’écrivain du registre, il saisit la syllabe que je lui livre, et il brode ce simple
              thème avec plus ou moins d’imagination, selon qu’il est ou n’est pas homme de goût.
              Cette façon de faire m’a valu, dans mes diverses promenades, la satisfaction de voir
              mon nom écrit des manières variées que voici :
                        M. Go. — M. Got. — M. Gaut. — M. Gault. — M. Gaud. — M. Gauld. — M. Gaulx. — M. Gaux.
              — M. Gau.
                        
Aucun de ces rédacteurs n’a encore eu l’idée d’écrire
                M. Goth. Je n’ai, jusqu’à présent, constaté cette nuance que dans les
              satires de M. Viennet et dans les feuilletons du Constitutionnel.
                        L’écrivain du bureau Dotésac a d’abord écrit M. Gau, puis il a hésité un instant, a
              regardé le mot qu’il venait de tracer, et, le trouvant sans doute un peu nu, y a
              ajouté un x. C’est donc sous le nom de Gaux que je suis monté sur la redoutable
              sellette où MM. Dotézac frères promènent leurs patients pendant cinquante-cinq
              lieues. 
                     
                     Des superbes pages consacrées au charnier de Saint-Michel, je prends quelques 
            où éclate toute la puissance de vision, de souvenir et d’éloquence de Victor Hugo. Le
            sonneur a conduit, après bien des détours, le voyageur dans un lieu très sombre, une
            sorte de caveau obscur.
                     
                        Je n’oublierai jamais ce que je vis alors.
                        Le sonneur, muet et immobile, se tenait debout au milieu du caveau, appuyé à un
              poteau enfoncé dans le plancher, et, de la main gauche, il élevait la lampe au-dessus
              de sa tête. Je regardai autour de nous. Une lueur brumeuse et diffuse éclairait
              vaguement le caveau, j’en distinguais la voûte ogive.
                        Tout à coup, en fixant mes yeux sur la muraille, je vis que nous n’étions pas
              seuls.
                        Des figures étranges, debout et adossées au mur, nous entouraient de toutes parts. À
              la clarté de la lampe, je les entrevoyais confusément à travers ce brouillard qui
              remplit les lieux bas et ténébreux.
                        Imaginez un cercle de visages effrayants, au centre duquel j’étais. Les corps
              noirâtres et nus s’enfonçaient et 
se perdaient dans la
              nuit ; mais je voyais distinctement saillir hors de l’ombre et se pencher en quelque
              sorte vers moi, pressées les uns contre les autres, une foule de têtes sinistres ou
              terribles qui semblaient m’appeler avec des bouches toutes grandes ouvertes, mais sans
              voix, et qui me regardaient avec des orbites sans yeux.
                        Qu’était-ce que ces figures ? Des statues sans doute. Je pris la lampe des mains du
              sonneur, et je m’approchai. C’étaient des cadavres.
                        En 1793, pendant qu’on violait le cimetière des Rois à Saint-Denis, on viola le
              cimetière du peuple à Bordeaux. La royauté et le peuple sont deux souverainetés ; la
              populace les insulta en même temps. Ce qui prouve, soit dit en passant aux gens qui ne
              savent pas cette grammaire que peuple et populace
              ne sont point synonymes. 
                     
                     Le sonneur explique le sinistre tableau.
                     
                        Par moments c’était la faconde d’un montreur d’ours.
                        — Regardez celui-ci, monsieur, c’est le numéro un. Il a toutes ses dents. — Voyez
              comme le numéro deux est bien conservé ; il a pourtant près de quatre cents ans.
              — Quant au numéro trois, on dirait qu’il respire et qu’il nous entend. Ce n’est pas
              étonnant, il n’y a guère que soixante ans qu’il est mort. C’est un des plus jeunes
              d’ici. Je sais des personnes de la ville qui l’ont connu.
                        Il continua ainsi sa tournée, passant avec grâce d’un spectre à l’autre et débitant
              sa leçon avec une mémoire imperturbable. Quand je l’interrompais par une question au
              milieu d’une phrase, il me répondait de sa voix naturelle, puis reprenait sa phrase à
              l’endroit même où je l’avais coupée. Par instants il frappait sur les cadavres avec
              une baguette qu’il tenait à la main, et cela sonnait le cuir comme une valise vide.
              Qu’est-ce en effet que le 
corps de l’homme quand la pensée
              n’y est plus, sinon une valise vide ?
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Il y avait une négresse suspendue à un clou par une corde passée sous les aisselles
              qui me riait d’un rire hideux. Dans un coin se groupait tout une famille qui mourut,
              dit-on, empoisonnée par des champignons ; ils étaient quatre, la mère, la tête
              baissée, semblait encore chercher à calmer son plus jeune enfant qui agonisait entre
              ses genoux.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Le sonneur, voyant se prolonger ma rêverie, était sorti à pas de loup et m’avait
              laissé seul. La lampe était restée posée à terre. Quand cet homme ne fut plus là, il
              me sembla que quelque chose qui me gênait avait disparu. Je me sentis, pour ainsi
              dire, en communication directe et intime avec les mornes habitants de ce caveau.
                        Je regardais avec une sorte de vertige cette ronde qui m’environnait, immobile et
              convulsive à la fois. Les uns laissent pendre leurs bras, les autres les tordent ;
              quelques-uns joignent les mains ; Il est certain qu’une expression de terreur et
              d’angoisse est sur toutes ces faces qui ont vu l’intérieur du sépulcre. De quelque
              façon que le tombeau les traite, le corps des morts est terrible.
                        Pour moi, comme vous avez déjà pu l’entrevoir, ce n’étaient pas des momies ;
              c’étaient des fantômes. Je voyais toutes ces têtes tournées les unes vers les autres,
              toutes ces oreilles qui paraissaient écouter penchées vers toutes ces bouches qui
              paraissaient chuchoter, et il me semblait que ces morts arrachés à la terre et
              condamnés à la durée, vivaient dans cette nuit d’une vie affreuse et éternelle, qu’ils
              se parlaient dans la brume épaisse de leur cachot, qu’ils se racontaient les sombres
              aventures de 
l’âme dans la tombe, et qu’ils se disaient
              tout bas des choses inexprimables.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        ……………………………………………………………………………………………
                        J’étais plongé dans ce chaos de pensées. Ces morts qui s’entretenaient entre eux ne
              m’inspiraient plus d’effroi ; je me sentais presque à l’aise parmi eux. Tout à coup,
              je ne sais comment il me revint à l’esprit qu’en ce moment-là même, au haut de cette
              tour de Saint-Michel, à deux cents pieds, sur ma tête, au-dessus de ces spectres qui
              échangent dans la nuit je ne sais quelles communications mystérieuses, un télégraphe,
              pauvre machine de bois menée par une ficelle, s’agitait dans la nuée, et jetait l’une
              après l’autre à travers l’espace, dans la langue mystérieuse qu’il a lui aussi, toutes
              ces choses imperceptibles qui demain seront le journal.
                        Jamais je n’ai mieux senti que dans ce moment-là la vanité de tout ce qui nous
              passionne. Quel poème que cette tour Saint-Michel ! Quel contraste et quel
              enseignement ! Sur son faîte, dans la lumière et dans le soleil, au milieu de l’azur
              du ciel, aux yeux de la foule affairée qui fourmille dans les rues, un télégraphe, qui
              gesticule et se démène comme Pasquin sur son tréteau, dit et détaille minutieusement
              toutes les pauvretés de l’histoire du jour et de la politique du quart d’heure,
              Espartero qui tombe, Narvaez qui surgit, Lopez qui chasse Mendizabal, les grands
              événements microscopiques, les infusoires qui se font dictateurs, les volvoces qui se
              font tribuns, les vibrions qui se font tyrans, toutes les petitesses dont se composent
              l’homme qui passe et l’instant qui fuit, — et, pendant ce temps-là, à sa base, au
              milieu du massif sur lequel la tour s’appuie, dans une crypte où n’arrive ni un rayon,
              ni un bruit, un conseil de spectres, assis en cercle dans les ténèbres, parle tout bas
              de la tombe et de l’éternité. 
                     
                     
N’est-ce pas là du plus bel Hugo, et est-il dans son œuvre
            passée quelque chose de plus saisissant que ce récit, de plus haut que ces pensées qui
            ont attendu cinquante ans pour venir à nous ! Tout le volume est rempli de morceaux
            d’une valeur égale en différents genres ; il n’est pas de si petit détail qui ne fasse
            vibrer quelque chose de l’âme du poète, témoin cette lettre où le seul bruit d’une
            charrette qui passe vient évoquer pour lui tout un jour de son enfance.
                     
                        Saint-Sébastien, 28 juillet.
                        C’est le 27 juillet 1843, à dix heures et demie du matin, qu’au moment d’entrer en
              Espagne, entre Bidart et Saint-Jean-de-Luz, à la porte d’une pauvre auberge, j’ai revu
              une vieille charrette à bœufs espagnole. J’entends par là la petite charrette de
              Biscaye, à deux bœufs et à deux roues pleines qui tournent avec l’essieu et font un
              bruit effroyable qu’on entend d’une lieue dans la montagne.
                        Ne souriez pas, mon ami, du soin tendre avec lequel j’enregistre si minutieusement ce
              souvenir. Si vous saviez comme ce bruit, horrible pour tout le monde, est charmant
              pour moi ! Il me rappelle des années bénies.
                        J’étais tout petit quand j’ai traversé ces montagnes et quand je l’ai entendu pour la
              première fois. L’autre jour, dès qu’il a frappé mon oreille, rien qu’à l’entendre, je
              me suis senti subitement rajeuni, il m’a semblé que toute mon enfance revivait en
              moi.
                        Je ne saurais vous dire par quel étrange et surnaturel effet ma mémoire était fraîche
              comme une aube d’avril, tout me revenait à la fois ; les moindres détails de cette
              époque heureuse m’apparaissaient nets, lumineux, 
éclairés
              comme par le soleil levant. À mesure que la charrette à bœufs s’approchait avec sa
              musique sauvage, je revoyais distinctement ce ravissant passé, et il me semblait
              qu’entre ce passé et aujourd’hui il n’y avait rien. C’était hier.
                        Oh ! le beau temps ! les douces et rayonnantes années ! J’étais enfant, j’étais
              petit, j’étais aimé. Je n’avais pas l’expérience, et j’avais ma mère.
                        Les voyageurs autour de moi se bouchaient les oreilles ; moi j’avais le ravissement
              dans le chœur de Weber, jamais symphonie de Beethoven, jamais mélodie de Mozart n’a
              fait éclore dans une âme tout ce qu’éveillait en moi d’angélique et d’ineffable le
              grincement furieux de ces deux roues mal graissées dans un sentier mal pavé.
                        La charrette s’est éloignée, le bruit s’est affaibli peu à peu, et, à mesure qu’il
              s’éteignait dans la montagne, l’éblouissante apparition de mon enfance s’éteignait
              dans ma pensée ; puis tout s’est décoloré et quand la dernière note de ce chant
              harmonieux pour moi seul s’est évanouie dans la distance, je me suis senti retomber
              brusquement dans la réalité, dans le présent, dans la vie, dans la nuit.
                        Qu’il soit béni, le pauvre bouvier inconnu qui a eu le pouvoir mystérieux de faire
              rayonner ma pensée et qui, sans le savoir, a fait cette magique évocation dans mon
              âme ! Que le Ciel soit avec le passant qui réjouit d’une clarté inattendue le sombre
              esprit du rêveur.
                        Mon ami, ceci a rempli mon cœur. Je ne vous écrirai rien de plus aujourd’hui. 
                     
                     J’ai tenu à citer ce morceau plein de charme et d’une grâce exquise à côté du superbe
            récit des cadavres de Saint-Michel. Dans ces deux pièces on retrouve et le poète et le
            prosateur dans toute leur 
grandeur. Rien que ces fragments
            suffiraient, s’il était possible que l’œuvre de Victor Hugo vint à disparaître, à fixer
            la postérité sur la hauteur qui lui est assignée dans l’échelle des écrivains. Les
            ruines du Forum, celles de l’Acropole, de Thèbes, ne disent-elles pas assez ce
            qu’étaient Rome, la Grèce et l’Égypte pour qu’on les devine et qu’on les reconstitue,
            sans qu’il soit nécessaire de connaître les autres merveilleux restes que le temps nous
            a conservés ?
                  
                  
                     
                     La librairie Calmann-Lévy vient de faire paraître un roman d’Alphonse Karr, au
            lendemain de sa mort. Certes, ce n’est ni Hélène, titre du livre, ni le
            dernier article que le charmant écrivain a donné au Figaro qui vont
            changer l’opinion de ceux qui se sont empressés de l’injurier dès que la plume lui est
            tombée de la main. Alphonse Karr avait la dent dure, comme on dit, et les blessures
            qu’il a faites à l’amour-propre de tous les partis ne sont pas encore fermées. Ami de la
            raison, voyant les choses à leur véritable optique, parce qu’il s’en tenait loin, ses
            jugements, ses boutades, qui compromettaient bien des spéculations, dévoilaient bien des
            intrigues, ne pouvaient lui attirer que des 
rancunes ; c’est
            ce qui est arrivé, et les partis, surtout les partis républicains de certaines nuances,
            ont été pour lui sans pitié. Sa mémoire ne s’en porte pas plus mal, et le livre qui
            vient de paraître prouvera l’injustice de ceux qui, maltraités par les épigrammes de
            l’auteur des Guêpes, ont été jusqu’à contester son talent.
                     
                        Hélène est un roman dont la forme ne ressemble à aucune autre. C’est, en
            même temps qu’une fable intéressante, le cadre à ces réflexions si piquantes et si
            variées qui étaient le propre d’Alphonse Karr. Dans ce livre il a condensé tout ce que
            ses quatre-vingt-deux ans lui avaient donné d’expérience, et, chose ,
            écrit aussi des pages pleines de poésie et de jeunesse. Je ne raconterai pas le roman,
            récit de la vie d’une jeune fille à qui l’on fait faire le plus inconvenant de tous les
            mariages, c’est-à-dire un « mariage de convenance », je ne signalerai pas les
            personnages si vivants à types si nets, qui s’agitent dans l’intrigue, je citerai, pris
            un peu au hasard, un passage, réponse à un maire de nouvelles couches, par un colonel, à
            propos de la fête du 14 Juillet :
                     
                        Le colonel laissa s’apaiser un peu l’enthousiasme et se leva.
                        — Messieurs…
                        — Dites citoyens ! cria Pailly.
                        — Monsieur Pailly… vous commencez par manquer au respect de la liberté, du moins de
              la mienne. Je vous 
laisse dire, citoyens, vous devez me
              laissez dire, Messieurs. Eh bien ! je dirai mes amis :
                        « Mes amis,
                        « Vive la France ! vive la liberté ! et par la liberté j’entends la liberté des
              autres autant que ma propre liberté, mais ma propre liberté autant que celles des
              autres. Je suis soldat, je ne suis pas orateur, mais puisqu’on m’a invité à assister à
              votre réunion, au nom de la liberté, je veux répondre à quelques-unes des assertions
              des deux éminents orateurs que vous venez d’entendre.
                        Que doit être une fête nationale ? une fête à laquelle toute la nation puisse prendre
              part joyeusement, une fête qu’on célèbre avec plaisir et gaieté dans les palais comme
              dans les chaumières et mansardes, une fête qui présente à tous des idées, des
              sentiments, des souvenirs heureux pour la totalité de la nation. À ce titre, une fête
              nationale serait l’anniversaire de la naissance de Jeanne d’Arc, qui délivra la France
              des Anglais. Une fête nationale serait l’anniversaire de la naissance du bon Henri IV,
              qui, trouvant la France ruinée, divisée par les guerres civiles fomentées par
              l’étranger, la rendit unie, heureuse, riche au dedans, respectée au dehors ; du bon
              Henri, dont le vœu était que son plus pauvre paysan mît la poule au pot le dimanche ;
              du bon Henri, dont la bravoure et la bonté ont laissé de tels souvenirs qu’on ne parle
              pas de son génie, et qui, s’il eut vécu encore quelques temps, par des opérations
              mûrement combinées, eût obtenu la paix de l’Europe, du moins pour de longues années.
              Il n’est pas un seul Français qui ne prit joyeusement part à ces deux anniversaires.
              Qu’est-ce, au contraire, que le 14 Juillet ? l’anniversaire de la Bastille prise par
              le peuple héroïque de Paris ? Or, le 14 Juillet, il y avait treize ans que la Bastille
              n’existait plus ; treize ans que le roi Louis XVI, bon comme Henri IV et assassiné
              comme lui, 
avait supprimé les lettres de cachet et délivré
              les prisonniers. La Bastille ne fut pas prise, mais ouverte par douze soldats
              invalides qui la gardaient sans la défendre, qui se rendirent et furent massacrés.
              Quant à l’héroïsme, un des héros de ce jour-là, que, dans les fausses et mensongères
              histoires de la Révolution, on appelle le magnanime Hullin, abandonna la République,
              se livra à Napoléon et présida le prétendu conseil de guerre qui assassina le duc
              d’Enghien.
                        « Le 14 Juillet fut l’origine de la Terreur, c’est-à-dire de la guillotine
              permanente, des mitraillades de Lyon, des noyades de Nantes. L’anniversaire du
              14 Juillet est non une fête, mais une bravade, une insulte, une menace d’une très
              petite partie de la nation à la très grande majorité.
                        « Voyez ici, — dans cette chambre, vous êtes quinze ou vingt qui partagez sans les
              comprendre les idées récitées plutôt qu’émises par M. le maire et par
              M. l’instituteur ; il y en a au moins vingt qu’on a fait entrer pour faire nombre, qui
              ne savent pas de quoi il est question, et auxquels c’est parfaitement égal ; mettons
              cependant quarante qui célèbrent le glorieux anniversaire. Eh bien ! comptez, dans
              cette seule petite commune, qui se compose à peu près d’un millier de personnes,
              restent neuf cent soixante pour lesquels cette date rappelle la ruine, l’assassinat de
              leurs parents et de leurs amis.
                        « Il était impossible pour une fête nationale de faire un choix moins national, plus
              injuste, plus absurde, plus triste et plus bête que l’anniversaire du 14 Juillet.
                        « Je n’ai ni murmuré ni grogné pendant que les deux éminents orateurs ont exprimé des
              idées aussi choquantes pour moi au moins que le sont pour eux celles que j’émets à mon
              tour : au nom de la liberté, dont vous faites tant de bruit, laissez-moi terminer ;
              d’ailleurs, je n’ai plus qu’un mot à vous dire :
                        
« Ouvriers, ne vous laissez pas appeler travailleurs,
              votre nom d’ouvriers est très beau, presque aussi beau que celui de paysan, qui est le
              plus beau de tous. Savez-vous pour qui a été employée la première fois ce nom de
              travailleurs ? C’est pour les assassins payés qui ont massacré les prisonniers en
              septembre. “Vive la France ! vive la loi ! vive la liberté !” » 
                     
                     Évidemment, ce discours n’est pas fait pour réconcilier Alphonse Karr avec ses
            critiques, mais on reconnaîtra qu’il n’est pas dénué d’éloquence non plus que de raison.
            Dans ce même chapitre, je trouve ce charmant paragraphe :
                     
                        M. le maire, tout doucement, cessa d’accompagner sa femme à l’église. Quant à Pailly
              et Pouilloux, ils professaient l’athéisme, une religion qui a ses dogmes, ses rites et
              surtout ses intolérances. Tous deux, dès le commencement de la messe, allaient se
              poster devant l’église et y fumaient leurs pipes jusqu’à la sortie, ne pensant pas,
              dans leur profonde bêtise, qu’il n’y a pas tant de courage, pas tant d’héroïsme qu’ils
              le croient à braver un Dieu qui, selon eux, n’existe pas. Les cinq élèves de Pouilloux
              suivaient de loin un pareil maître, profitaient de ce moment pour aller marauder dans
              les champs, pendant que les cultivateurs étaient à l’église. 
                     
                     Et que de réflexions juste à chaque page ; celle-ci entre cent :
                     
                        L’argent est une telle préoccupation pour bien des gens que sa pensée est toujours
              présente, qu’il n’y a pas 
besoin de le nommer, et qu’on dit
              simplement « j’en ai », « je n’en ai pas », comme une femme adultère ne nomme pas son
              mari et dit à son amant : « Il est sorti, tu peux rester » ; ou bien, entendant des
              pas dans l’escalier : « Oh ! mon Dieu, c’est lui ! » 
                     
                     Qui ne reconnaîtrait là de l’Alphonse Karr, et du meilleur ? Ce dernier de ses livres
            est, il faut le constater, ne partagerait-on pas ses opinions, un des plus intéressants
            qu’il ait écrits. Il semble qu’il ait pris à tâche, pressentant qu’il n’avait plus
            longtemps à parler, de ne dire que des choses substantielles et de résumer le plus de
            vérités possible sous la forme la plus serrée.
                  
                  
                     
                     Le dernier roman de M. Robert de Bonnières, Le Petit Margemont, a été
            déjà analysé,  par une partie de la critique, et le Figaro, le
            premier, en étudiant l’écrivain, a indiqué les tendances, presque aussi les procédés de
            son œuvre. On a beaucoup et assez justement parlé de la simplicité de l’action réduite
            au récit comme dans la Princesse de Clèves. La vérité est que je sens
            bien mieux dans Le Petit Margemont une imitation volontaire du style de
              Mme de La Fayette qu’une rencontre qui serait assez naturelle,
            après tout, puisque la littérature, comme les autres arts, est condamnée à tourner dans
            un cercle, et qu’en avançant on ne fait autre chose que se rapprocher 
du point de départ, qui est la vérité dans le sentiment et dans
            l’expression du sentiment. À mesure qu’on s’éloigne de ce point initial, on rencontre
            les modes, les déviations de la forme, du langage, dont les précieuses ridicules, les
            incroyables, les décadents, etc., sont le spécimen.
                     C’est ce désir de retour à la simplicité qui apparaît surtout dans le dernier roman de
            M. de Bonnières. La rapidité par le récit, l’événement raconté en une phrase, le fait en
            un mot, voilà le but auquel il désire surtout arriver et qu’il atteint souvent.
                     Fidèle à nos habitudes, je ne me contenterai pas de discuter sur les intentions du
            romancier, mais je choisirai un passage de son livre pour que le lecteur puisse
            apprécier lui-même et juger en connaissance de cause. Il s’agit de nous apprendre un
            mariage du grand monde et d’indiquer en peu de mots le caractère, les habitudes des
            personnages.
                     
                        Le duc de Margemont mariait sa fille au comte de Turdis. C’est dire tout de suite que
              ces Turdis étaient aussi riches que bien nés ; car, si le duc était terrible sur la
              naissance, il ne l’était pas moins sur l’argent. Si noble que fût son gendre, un bien
              médiocre lui eût paru fâcheux. Lui-même était fort riche. Il est vrai qu’il était en
              même temps plus avare qu’il n’est permis, sordide, avec un train minable, et qu’il
              n’en rougissait pas. Comme, en son genre, il ne manquait ni d’esprit, ni même de 
cynisme, il disait encore « qu’être avare n’était petit
              qu’avec une petite fortune, et que la sienne ne l’était pas ».
                        Quoi qu’il en eût, il avait dû se mettre en frais pour le mariage de sa fille. C’est
              ainsi qu’il avait donné deux dîners suivis de grandes réceptions, et qu’en ce moment
              même un lunch attendait les mariés au retour de l’archevêché.
                        Devant le vieil hôtel de la rue Saint-Guillaume, quelques curieux stationnaient,
              malgré la pluie. Ils plongeaient leurs regards dans la vaste cour au fond de laquelle
              s’élevait le monument. C’en était un, avec un beau fronton soutenu par des ordres. Une
              tente couvrait le perron.
                        Entre autres propos, un voisin racontait que, pendant le siège, le duc, pour protéger
              l’hôtel, avait permis à la duchesse d’y soigner des blessés. Vingt lits avaient pu
              tenir dans le grand salon ! Il décrivait des merveilles, écoutées, comme il arrive,
              par la foule avec plus d’admiration que d’envie…
                        Lorsqu’au bout de la rue les premières voitures débouchèrent :
                        — Les voilà ! les voilà ! monsieur Prosper ! cria le même homme au concierge.
                        Mais sous la voûte, ou le vent poussait la pluie, M. Prosper était trop en colère
              pour rien entendre.
                        Il en avait à un jeune valet qu’il menaçait du poing, et, en roulant des yeux
              énormes :
                        — Vous savez, Julien, que M. le duc n’aime pas les chats ; qu’ils prennent plus de
              beurre que de rats. Vous en cachez un, vous dis-je. Où ? je n’en sais rien. Que je
              l’attrape, et je lui tords le cou !
                        Au risque de gâter ses bas de soie et sa culotte de satin bleu, ce garçon, pourtant,
              avait fait traverser la cour inondée à M. Prosper sous le parapluie destiné aux
              mariés. Ce service eût dû lui valoir les remerciements de ce personnage ; mais
              celui-ci avait bien l’humeur à la 
reconnaissance après
              l’affront qu’on venait de lui faire, à lui, l’homme de confiance de M. le duc ! Étant
              allé, par ordre de son maître, surveiller les apprêts du lunch, il y avait été fort
              mal reçu. Ses observations avaient déplu aux gens de louage, qui n’étant point tenus
              envers lui aux mêmes égards que la domesticité, en avaient pris à leur aise. Ils
              l’avaient plaisanté, bousculé. Une altercation s’ensuivit, où leur chef déclara que la
              place d’un concierge était à la loge ; que, s’il y fût resté, pareille chose ne lui
              serait pas arrivée.
                        — Je le dirai à M. le duc !
                        — Dites-le au pape, avait répliqué l’autre je m’en f… !
                        Suffoqué du coup, M. Prosper s’était retiré, et, faute de mieux, il s’en prenait
              maintenant à Julien et à son chat.
                        Il ne lâcha le pauvre garçon que lorsque les chevaux du coupé de noce apparurent en
              face de la porte. Le poil fumant sous cette ondée de mars, à demi cabrés et piaffants,
              ils entrèrent. La voiture arrêtée devant la tente, M. de Turdis et Claire de Margemont
              descendirent sous le parapluie de Julien, retourné à son poste.
                        Dans le vestibule encore vide, la première pensée de Claire fut pour Jacques, pour ce
              frère si cher et qu’elle allait abandonner !
                        Ces palmiers, ces fleurs, mis là pour elle et pour ce seul jour, masquaient mal la
              nudité du grand escalier de pierre, si froid, si triste. Pas une marche dont le frère
              et la sœur ne connussent la brèche ou l’usure. Jusqu’en ces derniers temps, c’était
              leur principal lieu de rendez-vous.
                        Là, du moins, leurs épanchements échappaient à leur père, qui d’ordinaire n’aimait
              pas à les voir ensemble, craignant que leur intimité ne diminuât son autorité sur eux.
              La jeune femme traversa les appartements de réceptions, où durant toute sa jeunesse
              elle n’avait jamais vu 
les meubles que recouverts de
              housses, avec des airs de fantômes. Arrivée dans la salle à manger, elle eut peine à
              retenir ses larmes. Devant ce buffet si abondamment servi aujourd’hui, elle songea à
              ces repas insuffisants auxquels Jacques devait ses joues pâles et sa gracilité
              touchantes. Pendant longtemps le médecin de la famille, le docteur Chanal, s’était
              entendu avec la duchesse pour leur fournir en secret des vins réconfortants. Il leur
              apportait aussi du chocolat en tablettes, des gâteaux anglais…
                        Quand on eut retiré à Claire son voile, M. de Turdis lui offrit un peu de champagne
              et des sandwiches, qu’elle accepta timidement. Il était plein de bontés pour elle,
              elle pleine de reconnaissance, mais en même temps honteuse de son égoïsme. La joie de
              fuir la maison paternelle ne lui avait-elle pas fait trop vite agréer ce parti ? Avant
              de chercher son propre bonheur, n’aurait-elle pas du assurer celui de l’être qu’elle
              chérissait le plus au monde ? N’aurait-elle pas dû marier son frère avant elle et
              comme il le souhaitait ?
                        — Il l’aime tant ! pensait-elle.
                        Et vers le buffet, de salon en salon, le bruit des pas et des voix se rapprochant,
              Louise d’Haudicourt, celle-là même à laquelle elle songeait en songeant à Jacques, fut
              la première qui se présenta à sa vue..
                        Elle vit avec joie que Jacques et Louise étaient ensemble et qu’ils se parlaient
              familièrement. L’occasion leur en était si rare ! Elle espérait que cette journée
              serait pour eux décisive. Elle réunit en un rêve charmant ces deux têtes, l’une
              blonde, l’autre brune.
                        On dit que les brunes aiment les blonds. Ce proverbe était entré quelquefois dans
              l’enfantillage de ses combinaisons.
                        Tous deux vinrent à elle.
                        
— Chère amie ! chère amie ! murmura Claire en pressant
              Louise dans ses bras.
                        Mais un petit homme alerte et rageur se montra qui mit fin à leurs embrassements. Une
              moustache coupée au ras au-dessus des lèvres et les lèvres rentrées, comme pour ne
              rien perdre de sa salive ; la tête, crépue et grisonnante, disproportionnée au reste
              du corps, la peau sèche et les joues roses, ce fut d’une voix de coq et dressé sur ses
              ergots, mais non pas sans attitude, que le duc commanda à Claire de le suivre.
                        Il ramena sa fille dans le premier salon, où sa place était auprès de la duchesse.
              Si, parmi les gens invités, il n’y avait pas, selon lui, dix personnes qui valussent
              la peine qu’on y prît garde, il n’en tenait pas moins à ce que les hommages qu’on
              venait lui rendre fussent reçus selon les règles. 
                     
                     Je ne puis donner plus d’extension à cette citation, mais elle suffira, j’espère, à
            préciser ce que j’écris plus haut. En ces quelques pages des caractères sont bien
            tracés, des choses dites. — Le talent de M. de Bonnières est de n’employer que des mots
            de valeur, disant non seulement ce qu’ils veulent dire, mais contenant pour lui un peu
            plus que ce qu’ils disent ; là est l’effort, là aussi le danger ; pour avoir voulu trop
            exprimer on peut devenir parfois obscur ; mais j’aime encore mieux ce défaut chez un
            écrivain que celui qui consiste à ne se servir que d’une phraséologie composée de mots
            usés, d’autant plus légers et transparents qu’ils sont vides et qui, ne renfermant
            aucune image, ne peuvent s’empreindre dans l’esprit qu’ils ne 
font qu’effleurer, et s’effacent dès qu’ils sont lus.
                     En résumé, le Petit Margemont est l’œuvre d’un écrivain distingué,
            peureux du banal et dont l’effort est pris eu juste estime chez les lettrés.
                  
                  
                     
                     Chez Lemerre, un livre d’étranges et émouvantes nouvelles russes intitulé : Âmes
              slaves. La poésie et l’éloquence de ces pages savoureuses n’étonnent plus
            quand on sait qu’elles sont signées : Tola Dorian,
                     On a depuis quelque temps publié bien des spécimens de littérature russe, mais, il faut
            le dire, la Russie n’en est guère plus connue pour cela ; il semble que la plupart des
            romans qui nous viennent de là-bas soient copiés sur un même modèle dont la monotonie
            soit la dominante. En lisant le beau livre de Tola Dorian, il m’a semblé au contraire
            respirer un air nouveau, entendre des paroles nouvelles et mieux comprendre ce grand
            pays 
et ses puissantes naïvetés. Ouvrant le livre au hasard,
            mes yeux sont tombés sur la nouvelle intitulée : les Quatre Demoiselles de
              Kalouga ; c’est, on le devine, un tableau exécutés d’après nature, et la
            poésie qui s’en dégage n’altère en rien la vérité de l’ensemble. Je copie ces quelques
            passages, en supprimant, hélas ! le récit qui est des plus curieux.
                     
                        Sous la brume d’or d’un soleil torride palpitaient les roses étendues de sarrasins
              mûrs. Par nappes bleues les fleurs de lin alternaient avec les vertes bandes de jeunes
              avoines, et d’interminables plaines de froments fauve zébraient les prairies
              fraîchement fauchées.
                        Des bouleaux rachitiques, quelques pommiers noueux çà et là trouaient seuls la pâle
              fluidité du ciel.
                        Les moissonneuses aux costumes éclatants, penchées sur l’éclair de leurs faucilles,
              ressemblaient à d’énormes pavots, à des bleuets vivants.
                        Sous les pas de cette armée multicolore de femmes s’avançant avec lenteur par rangs
              serrés, s’envolaient des couvées de bécassines ou de gélinottes ; des coqs d’Inde
              sauvages s’enlevaient avec un fracas d’ailes strident et saccadé, pareil au bruit que
              fait une crécelle.
                        Au loin, une longue file de faucheurs, vêtus de blanc, faisaient mouvoir avec
              régularité leurs longues faux étincelantes ; leur voix, en chœur, arrivaient par
              bouffées jusqu’à la grande route où, assis sur un talus gazonné, j’attendais
              patiemment le relais de chevaux qui tardait à paraître.
                        J’étais à demi étendu sur le trèfle odorant et touffu dont les fleurs roses fleurent
              le miel et sont pareilles à des chardons de velours.
                        Les moissonneuses, courbées en deux, se massaient de chaque côté de la grande
              route
                        
Sous leurs fichus écarlates ou jaunes, les unes étaient si
              blondes qu’elles en étaient presque blanches ; d’autres avaient le teint ardent et les
              cheveux bruns des filles du Midi.
                        Près de moi, sur trois bâtons fichés en terre, se balançait un berceau qu’une toile
              grossière préservait du soleil enflammé.
                        Une femme s’approcha de ce campement improvisé ; elle souleva la toile et découvrit
              deux enfants dormant côte à côte, emmaillotés et raides comme deux petites momies.
                        Les traits fatigués de cette femme ne permettaient pas de deviner son âge.
                        La figure était ridée, jaune et vieillie. Les cheveux noirs, abondants, soyeux : les
              dents blanches et petites comme celles d’une femme de vingt ans.
                        Elle se mit à nourrir un des enfants.
                        Muette, les yeux mornes, les coins de la bouche baissés, elle donnait son lait à la
              petite créature immobile, muette comme elle, ayant appris déjà la grande leçon, le
              devoir unique de l’esclave, souffrir et se taire.
                        Après qu’il se fut endormi, elle le recoucha et prit le second. Du même mouvement
              machinal, elle ouvrit sa chemise et présenta son autre sein flétri à l’espèce de
              poupée sale qui sans doute, comprenant que le temps passait, se mit à boire
              vigoureusement.
                        — Ce sont tes jumeaux, dis-je ; car le silence me pesait, et la paysanne russe jamais
              la première n’adresse la parole à personne.
                        Elle ne leva pas les yeux et hocha la tête négativement.
                        — C’est donc un enfant d’une de tes sœurs, ou bien un orphelin que tu nourris ?
                        Elle sourit à demi, d’un air grave.
                        — C’est dur pour une femme de nourrir deux mioches, — continuai-je sans me rebuter, —
              pendant la moisson surtout, et tu n’as pas l’air d’être forte.
                        
— Je me porte bien, — répondit-elle ; — mon mari gagne
              suffisamment de pain pour nous ; — il y en a de plus malheureux que moi, ne mettons
              pas le seigneur en courroux, fit-elle avec résignation.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        ……………………………………………………………………………………………
                        — Et tes maîtresses, sont-elles bonnes pour vous ? Êtes-vous heureux ? — dis-je en
              ramenant la conversation sur les quatre demoiselles Waloff.
                        — Bonnes ? — Bien sûr, elles ne nous mordent pas. Heureux ? nous le serions… la terre
              est riche — les prairies suffisantes, et la peste noire n’est jamais venue sur nos
              bestiaux, — dit-elle en crachant à terre pour conjurer le mauvais sort, — mais voilà !
              nous avons trop d’enfants trouvés.
                        — D’enfants trouvés ?
                        — Oui, — comprends-tu ? Je vais te raconter cela, mon maître, tu me parais
              bienveillant. — Nous avons déjà bien assez de nos petits…, mais enfin les nôtres,
              c’est à nous. — On n’a que ça, tu le sais bien, dans la vie… D’abord ça ne nous coûte
              rien de les faire ; ensuite travailler pour eux n’est pas pénible, — mais voilà, nous
              avons un malheur, nous autres paysans de Walouka (c’est le nom du village de Leurs
              Supériorités) : chaque année que le seigneur fait, bonne ou mauvaise, régulièrement,
              soit au printemps ou en automne, soit en hiver ou en été, quatre fois, à quatre portes
              d’isbas différentes, le croirais-tu, nous sommes sûrs, nous sommes certains de trouver
              un enfant nouveau-né, et le pire, c’est qu’on n’ose pas le refuser, — les maîtresses
              disent que c’est le Père éternel qui nous les envoie dans sa miséricorde, et que c’est
              un signe de sa bonté ; — oui, elles disent qu’il nous arriverait malheur si nous les
              portions à la paroisse ou bien à l’hôpital de Kalouga spécialement construit pour les
              enfants 
abandonnés. — Alors, tu comprends, nous n’osons pas
              repousser cet envoi de la Providence. 
                     
                     Je n’ai pas à insister sur le charme de ces trois pages. Quant au récit qu’elles
            encadrent, il est des plus imprévus. Les quatre maîtresses de ces pauvres filles sont
            des demoiselles mondaines dont la perversité vient souligner l’innocence. Peu riches,
            elles ont renoncé au mariage, mais non à l’amour, et les petits abandonnés recueillis si
            généreusement par les paysans ne sont rien moins que les enfants qui naissent de leurs
            caprices d’un jour. Vaines et sottes, elles rejettent de la vie la seule chose qui les
            eût moralement relevées, la maternité, qui vient grandir ces humbles.
                  
                  
                     
                     Le vicomte de Borelli vient de réunir en un volume paru chez Lemerre sous ce titre :
              Arma, ses beaux et vigoureux poèmes militaires dont plusieurs déjà sont
            connus par le succès que leur a fait le public. Le tort du plus grand nombre des poètes
            est de parler ou de ce qu’ils ne connaissent pas encore, ou de ce qu’ils ne connaissent
            plus du tout, l’amour, par exemple. Chanter juste est chose difficile en poésie, car il
            faut l’émotion d’abord, qui appartient à la jeunesse, et l’expression, résultat de
            l’expérience. Heureux ceux qui ont l’une et l’autre. M. de Borelli est un de ces
            heureux ; il ne parle que de ce qu’il a vu et le traduit avec une rare justesse. Ses
            vers sentent la poudre, c’est le 
cas de le dire ; ce sont
            bien là ces élans du soldat-poète qui ont soulevé les applaudissements de la salle
            entière de la Comédie-Française au jour de la première représentation d’Alain
              Chartier ; je reviens à Arma et pour prouver ce que j’avance,
            je prends, presque au hasard, un sonnet que voici :
                     
                        LA CHARGE
                        « Messieurs les Maîtres, assurez vos chapeaux, s’il vous plaît : nous
              allons avoir l’honneur de charger ! »
                                   (La Maison du Roi, à Fontenoy.)
                        
                        
                        
                        
                           
On fait tout ce qu’on peut pour bien 
tenir son
                
rôle :  
                     
                     Voilà qui est fidèlement vu, franchement rendu, et ce n’est pas du fond d’un cabinet de
            travail que sortent de pareils alexandrins.
                  
                  
                     
                     Que dire du livre du Jules Breton, de la Vie d’un artiste, que le grand
            peintre vient de publier chez Alphonse Lemerre ? Toute la critique en a parlé et il me
            semble qu’au lieu de le lire on n’ait fait que le parcourir. On s’est beaucoup occupé du
            peintre qui est une de nos gloires et on n’a pas assez constaté que l’écrivain, le poète
            étaient à la hauteur de l’artiste.
                     En effet, M. Jules Breton est un des rares hommes qui aient le privilège d’être de même
            sous tous les aspects ; regardez un de ses merveilleux tableaux, lisez une de ses
            poésies : Les Champs et la mer, ou une page de la Vie d’un
              artiste, vous aurez toujours devant vous le même homme, et 
vous constaterez que les accents sont les mêmes, qu’il parle, qu’il
            chante ou qu’il peigne. Au contraire de ceux qui semblent avoir fini de jouer un rôle
            quand ils ont laissé à leur atelier ou sur un bureau le résultat de leurs inspirations,
            Jules Breton se continue partout, et qui a connu l’homme a aussi connu le peintre et
            l’écrivain. Même sincérité, même simplicité, même charme attirant sous quelque forme
            qu’il se manifeste. Ouvrez son livre n’importe où, voyez n’importe laquelle de ses
            toiles, vous l’y trouverez toujours.
                     C’est pour moi un des grands attraits de son livre que cette certitude de sincérité ;
            chaque mot peut y être pris au sérieux, car chacun d’eux reflète une vérité. Jules
            Breton a écrit sa vie dans la Vie d’un artiste, et il n’en a rien caché ;
            il a même eu le courage de livrer ses impressions telles quelles, suivant leurs dates,
            quitte à les modifier plus loin, mais il a voulu avant tout être vrai. Voyez la marque
            de ce désir dans ces quelques lignes :
                     
                        Et toutes ces émotions si délicieuses parce qu’elles sont inexprimables et infinies,
              il faut, pour les rendre, que je me serve de mots que j’ignorais alors. Mais s’il
              fallait parler comme l’enfant, on ne dirait rien… Il a bien assez de sentir ! 
                     
                     Mais comme il regrette de se servir des mots « qu’il ignorait alors ! » il lui semble
            déjà n’être plus assez vrai. Son enfance, sa première jeunesse sont 
racontées avec une poésie délicieuse. Les années de séminaire sont
            navrantes de douleurs dissimulées. La vie a marché, il étudie, il vient à Paris ; il dit
            tout ce qu’il a éprouvé d’abord :
                     
                        Je me rappelle y avoir été plus frappé par les grâces faciles de la décadence que par
              les vrais chef-d’œuvre. Je fis des croquis d’après Lionel Spada, le Guide, les
              Carrache et quelques Flamands et Hollandais.
                        Au Luxembourg, les Léopold Robert me ravirent d’admiration, et les Delacroix me
              semblèrent hideux, le Massacre de Scio excepté.
                        Ce peintre me révoltait par son dessin.
                        Je me représentais les furieux reproches que m’eût adressés Vonderhaërt, s’il m’était
              arrivé de torcher des pieds et des mains comme ceux que je voyais aux Femmes
                d’Alger et à la Noce juive. 
                     
                     Rien de plus drôle que le petit chapitre consacré à un compatriote qu’il retrouve à
            Paris… garçon de café ! Celui-ci lui montre tour à tour les célébrités du jour :
                     
                        J’eus bien au commencement, les dimanches, la société de quelques garçons de café,
              mes compatriotes ; mais leur beau langage et leurs aperçus sans fin sur les grands
              hommes qui fréquentaient leurs divans et dont ils parlaient familièrement ne
              m’intéressaient guère. Je n’étais pas au fait des célébrités du jour.
                        J’avais pourtant de l’amitié pour Louis Mémère, tout en souriant de ses
              prétentions.
                        Parfois, nous allions ensemble dans la banlieue et c’était merveille de voir avec
              quel aplomb et quelle 
désinvolture il parlait à tout le
              monde, pour moi qui rougissais jusqu’aux yeux, lorsqu’au restaurant il fallait bien
              m’adresser aux garçons. C’est bien lui qui savait se faire servir ! roulant de gros
              yeux et menaçant d’appeler le chef de l’établissement au moindre retard du serveur ou
              lorsqu’il manquait la moindre bagatelle : « Il n’y a donc pas de citron, ici ! faites
              venir le patron ! »
                        Ces façons despotiques me gênaient bien un peu, mais j’aimais, une fois le citron
              obtenu et la consommation payée, aller plus loin, où les blés recommencent ; cela me
              rappelait notre enfance… Et nous parlions du pays avec attendrissement ; de mon père,
              de mon oncle, de mes jeunes frères et de Mémère Henriette qui nous avait nourris et
              qui commençait à se faire vieille, et du grand père Colas toujours vivant, celui qui
              lui avait appris tant de contes. 
                     
                     Puis Jules Breton nous montre le Paris de sa jeunesse, les environs du Carrousel
            d’autrefois. Le voici à l’atelier de Drolling, il examine les nouveaux compagnons, un
            surtout :
                     
                        Sa physionomie ne tarda pas à attirer mon attention. Il était petit, trapu, très brun
              de peau, avec des cheveux noirs de corbeau, se hérissant, puis retombant en mèche
              tordue sur le front droit qu’ils ombrageaient ; ses yeux très noirs, luisaient sous la
              voûte sombre de ses sourcils. De naissantes moustaches estompaient la lèvre supérieure
              très courte d’une bouche qui restait douce et mélancolique, malgré le voisinage de
              mâchoires carrées et d’un menton proéminent et volontaire. Une tête d’aigle
              attendri.
                        Il se nommait Paul Baudry. 
                     
                     
Je passe et je passe encore bien des pages où se déroulent
            en détails adorables toute la vie de l’artiste. Son mariage, sa paternité, récits
            délicats, ensembles parfaits que je craindrais de dénaturer en en donnant seulement
            quelques lignes. En le suivant, nous voyons Corot, Troyon, Müller, Bonvin, tels qu’ils
            étaient. Indulgent aux jeunes, Jules Breton ne voit pas chez nos impressionnistes des
            œuvres si lointaines de l’art que bien des critiques l’ont dit ; peu épris de Manet, il
            déclare pourtant que l’impression est l’art tout entier.
                     
                        Et nous, nous dirons à beaucoup de jeunes peintres qui, par horreur des ombres
              fausses, tombent dans les pâleurs d’une anémie blafarde pire que la sauce bolonaise ;
              nous leur dirons : Faites de l’ombre que le bourgeois ne voie pas.
                        J’en dirai autant à propos de ces fameux violets dans les ombres dont M. Prudhomme a
              dû bien se moquer et avec raison devant certaines peintures impressionnistes. Si ces
              violets lui paraissent si , ce n’est pas parce qu’ils sont violets, ils
              pourraient l’être davantage ; c’est parce qu’ils sortent de l’harmonie ; qu’ils ne
              sont pas d’accord avec les tons voisins. Si les rapports harmoniques étaient justes,
              un bras, une jambe, une tête reflétés par le ciel bleu, paraîtraient à M. Prudhomme
              dans leur simple couleur de chair ordinaire, bien qu’un pinceau logique y eût glissé
              du vrai violet. 
                     
                     Si j’ai cité ces deux paragraphes, c’est qu’il m’a paru intéressant d’entendre un tel
            peintre 
parler avec cette indulgence des efforts des jeunes,
            alors que des étrangers à la pratique de l’art leur montraient parfois une si cruelle
            sévérité. Quant au livre en lui-même, je n’ai rien à en dire de plus que ceci : je l’ai
            lu et je vais le relire.
                  
                  
                     
                     J’avoue ne me sentir aucun goût pour le roman pathopsychologique qui sévit en ce
            moment ; l’ennui impérieux, invincible, celui avec lequel il n’est pas d’accommodement
            possible, m’envahit dès que j’ai ouvert un livre épais de ces nombreuses pages sans
            alinéas, qui recèlent au dire des initiés, des trésors d’observation ; les passions,
            ainsi pulvérisées pour le travail de l’analyste, ne me représentent guère plus les
            mouvements de l’âme qu’une horrible boue triturée par un chimiste ne me représentait
            l’autre jour une feuille de rose. Que de malheureux romanciers l’énigmatique Stendhal a
            égarés sans rémission ! Paix à eux et occupons-nous d’un livre écrit sans prétention ni
            fatigue, d’un roman d’action, de Toutes les deux, 
le dernier livre d’Albert Delpit, qui vient de paraître chez
            Ollendorff.
                     Ici, par exemple, pas de temps perdu, pas de pages à sauter, tout mot porte, joue son
            rôle, a son avenir, comme dans une pièce de charpente solide. Un Parisien à peu près
            ruiné prend le train pour gagner le château où il veut finir ses jours loin du monde des
            cercles. Le hasard fait monter, dans le compartiment de wagon où il est seul, une
            charmante et honnête femme ; il en devient immédiatement amoureux, mais elle descend
            avant lui, le laissant plus que rêveur. Quel n’est pas son étonnement de la retrouver
            sur ses terres, à quatre-vingts lieues de là ! C’est bien elle, et ce n’est pourtant pas
            elle, c’est sa sœur, veuve plus que légère. L’amour charnel succède à l’amour
            passionnel, sans le tuer cependant, et c’est là qu’est le fond du roman, dont je ne veux
            pas donner l’analyse complète, pour laisser au lecteur le plaisir des péripéties et du
            dénouement.
                     Chemin faisant, je rencontre une anecdote qui certainement doit être authentique ; en
            matière de fraude électorale, c’est un rien, mais cela mérite d’être conté. Notre jeune
            viveur est étonné de trouver dans son domaine une suite de piquets peints en blanc, son
            étonnement s’accroît quand il voit un ouvrier accompagné d’un gendarme lui dire qu’il
            vient pour les poteaux : l’ouvrier s’explique :
                     
                        
Il y a huit ans, le gouvernement a voulu se concilier les
              sympathies des naturels d’Arnay-le-Comte. Pour flatter leur marotte, il leur a promis
              la construction d’un chemin de fer qui rejoindrait à Beaune la ligne de Lyon. Mais les
              Bourguignons sont méfiants. Avant le scrutin, on fait tant de promesses qu’on ne tient
              jamais ! Le sous-préfet de ce temps-là manda quelques ingénieurs quinze jours avant
              l’élection. Ils prenaient des mesures, ils étudiaient le terrain… C’était
              merveilleux ! On se disait partout : « Enfin, nous aurons notre chemin de fer ! » Ah
              bien oui ! Après le vote, les ingénieurs se sont envolés. On ne les a revus que quatre
              ans plus tard, à l’élection suivante.
                        Cette fois, ces malins ont fait mieux : ils ont planté des poteaux le long de la
              ligne future ! La confiance est revenue. Dans l’arrondissement on a repris courage.
              Les plus incrédules répétaient : « Enfin, nous aurons notre chemin de fer ! » Même
              histoire ! Les poteaux sont restés en place : voilà tout. Il fallait cependant
              inventer quelque chose pour l’élection prochaine. Comment fourrer dedans les bons
              citoyens pour la troisième fois ? Mais le sous-préfet qui n’a pas d’argent pour
              commencer les travaux, eut une idée superbe. Il m’a fait venir et m’a dit : « Tu vas
              peindre ces poteaux en vert ! » 
                     
                     Mais la politique ne joue aucun rôle dans le roman, tout d’action, tout de passion et
            l’un des meilleurs de M. A. Delpit.
                  
                  
                     
                     Dans une fort intéressante brochure parue à la Revue d’art dramatique et
            intitulée la Fin d’un art, M. Lucien Muhlfeld, sans s’en réjouir
            autrement, constate, sinon la mort, du moins l’agonie du théâtre. Les preuves qu’il cite
            à l’appui de sa constatation sont graves, mais pourtant ne détruisent pas l’espoir qui
            me reste de voir sauver le malade. Évidemment, le mouvement littéraire présent n’a rien
            apporté à la scène, bien au contraire. Tout comme les concerts Lamoureux dont l’effet
            n’a été, jusqu’à présent, que de nuire aux compositions dramatiques au profit de la
            symphonie, les tendances à l’analyse, les études à la loupe, les efforts de naturalisme
            n’ont produit aucune œuvre théâtrale.
                     
Il est plus commun en France de décourager des artistes que
            d’en encourager d’autres ; on veut saper des arbres qui portent encore des fruits, avant
            que les jeunes aient seulement leurs bourgeons ; à ce jeu, si les vieux arbres ne
            persistent pas, on courra grand risque d’avoir de maigres desserts.
                     Je ne crois pas, comme M. Lucien Muhlfeld, que le théâtre soit si près de sa fin et je
            pense qu’il vivra tant que la race latine prédominera en France ; nous tenons de nos
            ancêtres de Rome le goût des spectacles et un fait mis à la scène et bien raconté, une
            thèse éloquemment soutenue, nous captiveront toujours plus que toutes les spéculations
            philosophiques ou les déclamations poétiques ; le théâtre changera, c’est indubitable,
            car tout change, mais sa fin n’est pas, je crois, si prochaine. Vienne une bonne pièce
            faite avec l’amour de l’observation et de la vérité, un peu d’art (il en faut pour
            l’optique des tréteaux), et le théâtre vivra.
                     La rengaine, l’imitation sont impossibles aujourd’hui, il faut du nouveau, voilà qui
            est indiscutable ; mais si réfractaire que soit M. Prudhomme aux choses qu’il n’a pas
            entendu répéter cent fois, il faudra bien qu’il écoute quand celui qui s’adressera à lui
            saura parler d’assez haut. Il ne faut que du génie ou du talent pour cela et la France
            en a trouvé dans ses réserves toutes les fois que l’art a été menacé. La sécheresse de
            David, des écrivains 
de l’Empire, avait tué le charme de la
            peinture et des lettres dans notre pays, tout semblait perdu, et voilà que de ce qu’on
            croyait des ruines sont sortis Victor Hugo, Musset, Delacroix, Rude et tant d’autres
            dont le bronze des statues consacre aujourd’hui la gloire. D’où je conclus qu’il ne faut
            jamais désespérer, surtout en matière d’art.
                  
                  
                     
                     Un poète d’un haut et sévère talent, M. le vicomte de Guerne, un disciple mais non un
            imitateur de Leconte de Lisle, vient de publier chez Lemerre le premier volume d’un
            ouvrage qui n’est rien moins que le poème de l’Histoire. Les Siècles
              morts, tel est le titre de ce beau livre ; l’Orient antique,
            tel en est le sous-titre.
                     M. de Guerne est un poète dans toute la force du terme et par la hauteur des idées et
            par l’éloquence de leur émission. Un peu hésitant devant la sévérité du sujet, le
            lecteur, dès qu’il aura ouvert le livre, sera pris par une réelle intensité d’intérêt et
            lira ces poèmes tout parfumés de l’air des siècles passés, sentant s’élever son esprit
            devant les 
images évoquées. Personne n’a mieux compris les
            grandeurs bibliques que M. de Guerne et j’ai plaisir à transcrire cette page, en même
            temps que regret de n’aller pas au-delà :
                     
                        LES FEMMES
                        
                        
                        
                        
                         
                     
                     
Présenté ainsi, ce fragment ne peut guère donner idée d’un
            grand et magnifique ensemble ; on peut cependant, rien qu’en lisant ces beaux vers,
            reconstituer par à peu près le milieu dans lequel ils vivent, et tout au moins se rendre
            compte de la valeur du poète.
                  
                  
                     
                     
                        Thaïs, par Anatole France, voilà le livre qu’on voit en ce moment
            derrière toutes les vitres de nos libraires et qui a paru chez Calmann-Lévy. M. Anatole
            France est plus qu’un fin lettré, un érudit, c’est en même temps un poète, et c’est ce
            qui ajoute un charme tout particulier à ses œuvres recherchées par les délicats.
              Thaïs n’est certainement pas un livre écrit pour ce qu’on appelle « le
            gros public », mais les lettrés en commenceront le succès et les autres les
            suivront.
                     C’est en pleine Thébaïde, dans ces déserts que la foi chrétienne venait de peupler, que
            l’auteur nous conduit tout d’abord, et le récit qu’il nous en fait est tout empreint à
            la fois du charme du roman antique et du parfum biblique. Joignez à cela une 
calme philosophie sous laquelle on sent percer, très adoucie, une
            pointe des contes de Voltaire, et vous pourrez vous former une idée de ce livre exquis
            par la pureté de sa forme. J’ai cru d’abord lire un fragment de la vie de saint
            Paphnuce,  de la vie des saints du père Ribadeneira, mais il n’en est rien ; le
            Paphnuce de M. Anatole France est bien, lui aussi, un des disciples de saint Antoine,
            mais là s’arrête la similitude.
                     La fable qui sert de prétexte à de ravissantes peintures du monde chrétien et païen de
            ce temps, au désert et à Alexandrie, est des plus simples et d’une grâce pénétrante. Il
            s’agit pour le cénobite, à qui reviennent des souvenirs de sa vie païenne, d’aller
            arracher à la corruption dans laquelle elle est tombée une courtisane, une comédienne
            célèbre du temps. Le voyage de Paphnuce, son arrivée à Alexandrie, ses supplications à
            Thaïs, la description d’un banquet de Philosophes, leurs discours, les épreuves qu’il a
            à subir pour amener Thaïs au couvent où elle doit mourir, les supplices volontaires que
            sa foi lui inflige, ses résistances héroïques contre le démon, sont autant de pages
            éloquentes et colorées qui établiraient la réputation d’écrivain de M. Anatole France si
            elle était à faire.
                     
                        Thaïs est un ouvrage de bibliothèque qui prendra place à côté des livres
            d’élection.
                  
               
               
                  
                  
                     
                     
                        Notes et souvenirs, tel est le titre du volume qui vient de paraître
            chez Calmann-Lévy et qui nous reporte aux terribles événements de 1871-1872. Je ne
            croyais pas que ces deux années qui nous ont valu tant de volumes de mémoires eussent
            encore des journées, des aspects ignorés, et cependant je viens de lire avec l’intérêt,
            je ne dirai pas d’un roman, mais que nul roman ne saurait avoir, le récit fidèle, écrit
            au jour le jour, à chaque minute, de 
faits et d’impressions
            qui ne ressemblent en rien à tout ce que j’ai lu sur ce sujet.
                     C’est que M. Ludovic Halévy sait voir à sa manière, prendre, sans le chercher, le point
            de vue où nul n’a songé à se placer croyant qu’on n’y pouvait rien trouver, et que sa
            force d’observation est telle qu’on pourrait refaire l’histoire de ces sanglantes
            journées rien que d’après les croquis qu’il en a donnés
                     La vie de Versailles pendant la Commune, les horribles défilés d’insurgés, les conseils
            de guerre, Satory, les avant-postes, le bombardement, l’incendie de Paris, on revoit
            tout dans ces pages écrites sur des calepins, des carnets de poche. L’émotion est
            d’autant plus forte qu’elle n’est pas cherchée et que c’est sans prétention à la mise en
            scène que M. Halévy nous souligne toutes les étrangetés, toute la philosophie de ces
            deux années qui marquent avec la fin de la guerre étrangère, notre guerre civile et le
            commencement de la troisième République.
                     Il n’y a pas que ces épisodes si captivants dans ce livre, et l’auteur, rentré dans
            Paris, redevient Parisien, notant tout au passage, sans préoccupation de faire ce qu’on
            appelle une œuvre d’ensemble. Il prend ses matériaux de toutes parts, dans le
            dramatique, comme dans le comique, sans souci de ce qu’ils deviendront ; construisez
            avec eux s’il vous plaît de construire, il s’est contenté de cueillir, faites le
            bouquet.
                     
J’ai dit qu’il écrivait tout, je n’en veux pour preuve que
            ces deux pages que je prends au hasard vers la fin du volume :
                     
                        C’était devant le conseil de guerre ; le colonel de Boisdenemetz donne la parole à un
              maréchal des logis de la garde républicaine, lequel était chargé de défendre,
              d’office, une pétroleuse, la fille Papavoine, je crois. C’était un vieux soldat à
              moustaches grises, la poitrine chargée de médailles et le bras chamarré de chevrons.
              On lui donne la parole. Il se lève, très ému — c’était sa première plaidoirie — fait
              le salut militaire en disant : Mon colonel… Mon colonel… consulte
              son dossier, tousse, se mouche, feuillette les paperasses étalées devant lui, répète :
                Mon colonel… Mon colonel… frise sa moustache, rajuste son
              ceinturon, et, enfin, avec effort, faisant encore le salut militaire, dit d’un seul
              trait :
                        « Je m’en rapporte à la justice du Conseil. »
                        Il se rassied. C’était fini. Il s’éponge le front. Il était en nage.
                        Nous avons entendu un autre discours bien , dans les premiers jours de
              ce mois, aux obsèques de Paul de Kock. Émile de Najac, qui représentait la Commission
              des auteurs dramatiques, venait de dire quelques paroles sur la tombe, lorsqu’un
              inconnu se présenta et débita textuellement la petite harangue que
              voici : « Paul de Kock, je te lis depuis 1828, et tu m’as toujours fait le plus grand
              plaisir. En arrivant là-haut, tu pourras dire au bon Dieu :
                        — Me voilà, moi, Paul de Kock, mais je ne sais pas pourquoi on n’a jamais voulu me
              décorer. » 
                     
                     Et plus loin cette petite histoire si parisienne :
                     
                        
                           Lundi 24 septembre. — Je cherchais une
              victoria avec un cheval et un cocher présentables. J’en avise une, sur la place, rue
              de Châteaudun, près de l’église Notre-Dame-de-Lorette. Un petit cocher, tout jeune,
              avec de grosses joues rebondies. Il m’avait séduit par son air de bonne humeur et de
              gaîté. Ce n’est pas l’air habituel de nos cochers de fiacre !
                        Je dis au petit cocher :
                        — À l’heure, rue de Richelieu, 54.
                        Il me répond tranquillement :
                        — Où que c’est, la rue de Richelieu ?
                        — Vous ne savez pas où est la rue de Richelieu ?
                        — J’aime mieux vous dire la vérité tout de suite, c’est la première fois que je mène
              dans Paris. Je ne connais pas une rue, pas un boulevard, rien, enfin, rien.
                        — Alors pourquoi êtes-vous cocher ?
                        — Je ne suis pas cocher. J’arrive de mon pays et je suis palefrenier depuis quinze
              jours, chez un loueur, à la Villette. Ce matin il a manqué quatre des cochers en pied.
              Le patron m’a dit : « Allons, prends un fouet, et monte sur le siège. Essaye de tomber
              sur de bons clients. Ils te conduiront. »
                        Cette candeur me désarma. Nous partons, je le conduis… à droite… à
                gauche… à droite… le nº 54, c’est là… Il ne savait pas lire !
              Nous repartons… 23, rue des Saints-Pères. Je reprends la direction de mon cocher.
                « Tout droit… Voici la rue de Rivoli… Traversez…
                Passez sous ce guichet… Allez… Allez… » Il va, mais, tout d’un coup, il
              s’arrête au beau milieu de la place du Carrousel, et se tournant de mon côté :
                        — J’avais jamais vu ça. Comme c’est beau ! Là, à gauche, c’est conséquent ! Dites-moi
              ce que c’est ?
                        — C’est le Louvre.
                        — Et ce qu’est brûlé ?
                        — C’est les Tuileries.
                        
— Ah ! oui, j’ai entendu parler de ça !
                        Il allait encore s’arrêter pour me demander des explications ; je l’oblige à marcher,
              nous arrivons, je le paie et il me dit gaiement :
                        — Vous êtes un bon client… c’est moi qui devrais vous donner un pourboire ! 
                     
                     Je m’arrête et je renvoie, pour son plaisir, le lecteur à ce livre qui est déjà dans
            toutes les mains.
                  
                  
                     
                     Un volume rempli de bon sens et d’esprit, écrit dans une langue solide, bien française,
            étranger à toutes les afféteries contournées, à la prétendue étude qui n’a rien étudié
            du tout, qui ne dit pas à chaque mot : « ceci est un document ! » un livre dénué de
            toutes les malpropretés de nos conteurs galants, qui, sous prétexte de découvertes et
            d’analyses psychologiques, ne redit pas ce que Balzac et d’autres ont écrit cent fois,
            vient de paraître chez Calmann-Lévy. Est-ce l’œuvre d’un jeune ? Certainement, et d’un
            très jeune, si je le compare à la troupe de vieillards de vingt à trente-cinq ans qui
            déversent présentement leur littérature, en feuilletons, en nouvelles et en volumes.
            Tristes 
jeunes qui en sont à « étudier » d’après nature, pour
            les conter à des lecteurs stupéfaits, de stupides récits de débauches de dames du
            prétendu monde, et qui schopenhauérisent sur les corruptions de cabotins ou du monde des
            brasseries qu’ils prennent pour le véritable monde, lequel ne leur a jamais ouvert ses
            portes.
                     Eh bien ! ce jeune entre les jeunes, c’est Alphonse Karr qui vient de nous donner, sous
            ce titre : les Bêtes à bon Dieu, trois cents pages de cette souveraine
            raison qui étonne tellement en notre temps qu’on l’appelle dédaigneusement : de
            l’esprit. De l’esprit, certes, Alphonse Karr en a, mais ce n’est que le costume, le
            revêtement de sa prodigieuse logique ; son œuvre est plus encore que celle d’un homme
            spirituel, et je regrette bien pour lui et pour l’Académie française que ni l’un ni
            l’autre n’aient paru se soucier de faire connaissance.
                     
                        Les Bêtes à bon Dieu, les coccinelles, sont destinées à remplacer les
            Guêpes ; les bêtes à bon Dieu mangent les pucerons qui détruisent nos roses, elles ne
            sont méchantes que contre les méchants ; ce sont elles qui vont poursuivre la guerre que
            les Guêpes ont faite pendant un demi-siècle. Telle est, en résumé, la
            préface que leur fait Alphonse Karr.
                     À propos de son âge, l’hermite de Saint-Raphaël écrit ces charmantes choses :
                     
                        
Je me suis arrangé pour m’installer assez commodément dans
              l’hiver de la vie : — les aubépines n’ont plus leurs fleurs odorantes, mais elles ont
              leurs fruits de corail qui attirent les merles et les mésanges, lesquels payent leur
              écot, les uns en sifflant, les autres en gazouillant.
                        Je ne me sentais pas aussi vieux que je devais le paraître : penché sur les avirons,
              je ne le cède encore guère à aucun de nos pécheurs ; je ne trouve pas les arrosoirs
              trop lourds, et je marche tout le jour dans mon jardin sans me sentir fatigué ; ne me
              sentant pas vieux, je n’ai pas voulu me voir vieux ; j’ai depuis quelques années
              supprimé tout miroir dans mon habitation, et j’ai à peu près oublié ma figure.
                        Je ne puis cependant pas toujours empêcher les autres — au diable soient les
              autres ! — de me rappeler mon âge par une vulgaire, maladroite et haïssable
              bienveillance. Je ne puis pas toujours les empêcher de me débiter, croyant me faire
              plaisir ou me consoler, la litanie et les rengaines qu’on adresse aux vieux comme on
              chante aux enfants : « Dodo, l’enfant do. »
                        — Vous avez bien bonne mine.
                        — Vous ne vieillissez pas ; depuis la dernière fois que je vous ai vu, vous avez
              plutôt rajeuni. — La belle vieillesse ! Je voudrais bien être comme vous quand j’aurai
              votre âge.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Ce n’est pas tout, on m’offre un fauteuil au lieu d’une chaise ; — on me demande si
              les courants d’air ne m’incommodent pas ; — une femme ramasse
              lestement son, mouchoir tombé pour m’épargner la fatigue de me baisser ; les jeunes
              filles sont avec moi à leur aise, sans timidité, sans affectation, naturelles même et
              tout à fait charmantes.
                        J’en suis parfois agacé, outre mesure. — Il y a quelque 
temps, dans un court voyage que je fais fréquemment, je rencontrais habituellement
              un petit monsieur — très bon, j’en suis certain, très complaisant, très humain, — qui
              voulait absolument m’aider à monter en wagon et à en descendre. Trois ou quatre fois,
              en le remerciant de sa bonne volonté, je lui avais fait observer que je n’avais nul
              besoin de son secours.
                        Enfin, un jour que j’étais probablement au bout de la somme de patience que je
              possède, peut-être aussi parce que je voyais des femmes et de jolies femmes dans le
              wagon où j’allais monter, mon homme vint encore me prendre par le coude, pour me
              hisser sur le marchepied. Je me baissai, je lui passai un bras sous les jarrets,
              l’autre aux épaules, et je le jetai à la volée aux pieds des femmes qui étaient dans
              le wagon. 
                     
                     On voit que l’auteur de cet aphorisme exquis : « N’ayez pas de voisins, si vous
              voulez vivre en paix avec eux »
, porte assez bien ses années.
                     À propos de l’Académie dont je parlais tout à l’heure et de Victor Hugo, je trouve ces
            lignes pleines de bon sens :
                     
                        Je me souviens que voyant Victor Hugo, avec lequel j’étais alors très lié, remuer
              tant de ressorts pour se faire nommer de l’Académie, je lui dis :
                        « Pourquoi étant seul, un des deux si vous voulez avec Lamartine, voulez-vous vous
              diminuer en devenant un des Quarante ? — On me dit que vous voulez être pair de France
              ou député — c’est-à-dire vous faire un des trois cents ou des six cents ; il n’y
              aurait plus que quelques pas pour être un des trente-six millions de Français. 
                     
                     
Alphonse Karr parle de tout dans son volume, des femmes, du
            mariage, de la politique ; on rencontre des phrases comme celles-ci :
                     
                        « Que demande la classe laborieuse ? — Elle demande à ne pas travailler », 
                     
                     et plus loin :
                     
                        Le 5 septembre 1793, Drouet s’est écrié : « Soyons brigands pour le bonheur du
              peuple ! » Ils furent brigands — et le peuple ne fut pas heureux. 
                     
                     Et bien d’autres choses, toutes aussi vraies et toujours exprimées avec cette
            franchise, cette netteté que les prétendus modernes rendent si précieuses
            aujourd’hui.
                  
                  
                     
                     Les six volumes des Mémoires d’un journaliste, écrits par
            M. de Villemessant et devenus, aujourd’hui presque introuvables, devaient contenir des
            appréciations, des notes sur tous les gens célèbres de son temps qu’il avait connus
            personnellement, Hommes de lettres, compositeurs, peintres, chanteurs, comédiens,
            comédiennes, devaient figurer dans cette curieuse galerie. Le temps a manqué à son
            activité et bien des renseignements sont condamnés à ne jamais voir le jour parce qu’ils
            étaient réunis en des notes insuffisantes, et dont lui seul avait la clé. Parmi ces
            notes pourtant, nous avons retrouvé quelques feuillets très complets d’une étude qu’il
            voulait faire sur Déjazet. Il avait beaucoup connu la charmante comédienne et possédait
              
sur elle, et par elle, une foule d’anecdotes qu’il se
            plaisait à nous raconter et qui devaient figurer dans sa biographie. Une partie de ces
            confidences, qu’elle faisait si gai ment à tout le monde, ont paru dans un article
            publié par le Figaro quelques jours après sa mort. Cependant,
            M. de Villemessant, par un scrupule que l’on comprendra facilement, ne voulut pas les
            faire paraître toutes, et les historiettes de Frétillon, publiées alors
            que sa tombe venait seulement de se fermer, eussent paru déplacées, si spirituellement
            qu’elle les ait contées. Elles furent donc ajournées. L’ajournement a duré douze ans, et
            l’on verra que le chapitre que nous donnons est loin d’avoir mérité une aussi longue
            quarantaine.
                     Nous avons dit que Déjazet racontait adorablement toutes ses aventures de jeunesse ;
            ceux qui l’ont entendu, comme Victorien Sardou et quelques autres privilégiés, ne me
            contrediront certainement pas. Il s’agit dans ces quelques feuilles d’une partie de
            l’odyssée incroyable dont elle fut l’héroïne, embarquée pour un point toujours vague,
            dans une galère dont M. Ch… était le pilote. Ce sont des aventures d’huissiers,
            d’amour, de recors, de toutes ces choses disparates qui ne se réunissaient que trop
            souvent dans l’existence de Virginie. Je laisse maintenant la parole à
            M. de Villemessant, sans changer un mot à cette fin d’un récit commencé en 1875 :
                     
                        
« L’histoire de mon cœur, c’est l’histoire de France ! »
              aurait-elle dit un jour en riant et en parlant de sa jeunesse. Peut-être bien le mot
              est-il d’elle ; en tout cas, Déjazet est la femme de ce siècle à qui ses contemporains
              auront prêté le plus de saillies et d’aventures.
                        M. de La Fizelière parlait dernièrement d’un personnage qui avait joué un grand rôle
              dans la vie de l’aimable comédienne. En consultant les notes que j’ai sous les yeux,
              je crois qu’il s’agit de Ch…, un homme avec qui elle partagea les plus belles années
              de sa jeunesse et de qui elle a raconté les anecdotes les plus véridiques et les plus
              invraisemblables à la fois. Les quelques alinéas qui vont suivre pourront donner une
              idée de ce qu’était ce personnage qui, à coup sûr, avait une physionomie toute
              particulière. (Nous l’appellerons Charles pour la facilité du récit.)
                        — Charles, disait-elle, était un grand diable de garçon, à grand nez, gros yeux, très
              spirituel et encore plus débauché ; viveur par excellence. Il était perdu de dettes et
              traqué partout. Il ne demeurait pas deux nuits dans le même endroit, courant d’hôtel
              en hôtel. C’était pour moi une adoration, il me paraissait rempli des plus beaux
              sentiments, celui de la paternité excepté. Nous passâmes ainsi trois mois à percher
              sur des bâtons de chaise.
                        J’étais alors au Gymnase, où je ne gagnais pas lourd — tout y passait, et il me
              fallait non seulement vivre moi-même, mais faire vivre les miens. À cinq heures du
              matin, à trois heures l’été, Charles se levait plus souvent et filait pour dépister
              ses créanciers. C’était à moi de le réveiller. Jugez quelle fatigue, j’avais joué,
              j’étais épuisée… enfin !
                        Le père de Charles était riche ; c’était un avoué de Paris. Bien des fois, il avait
              fait des remontrances à son fils, mais celui-ci avait des raisons pour ne pas me
              quitter. Notre liaison avait commencé sous de meilleurs auspices. Charles travaillait
              alors chez son père, et j’allais le voir à 
l’étude déguisée
              en homme ; si bien qu’un jour je faillis être prise. Le père de Charles traversa tout
              à coup l’étude pendant que je me trouvais là ; je n’eus que le temps de me pencher sur
              un pupitre et de griffonner, en apparence, comme tous les autres clercs. L’avoué ne me
              remarqua pas, mais dut, en rentrant à son cabinet, trouver que le personnel de son
              étude était bien zélé.
                         
                        Quand la débâcle des créanciers arriva, les recors qui suivaient partout Charles et
              qui savaient très bien notre liaison, firent ce raisonnement bien simple qu’en me
              suivant ils étaient toujours sûrs de le trouver. Tous les soirs donc à la sortie du
              théâtre, j’en apercevais régulièrement, dans les environs, deux ou trois qui se
              tenaient cachés dans l’ombre, et qui étaient tout prêts à me suivre. C’était alors une
              lutte de Peaux-Rouges en plein Paris, des marches et des contremarches, des ruses
              infinies. Tout cela si bien exécuté par moi que je parvenais toujours à les dépister,
              le jour comme la nuit. J’entrais, par exemple, dans un magasin, je me disais suivie
              par un homme, j’intéressais, je priais, bref, je me faisais ouvrir une porte de
              derrière et je filais !
                        Les recors se donnaient au diable. Un billet de spectacle perdit tout.
                        Après avoir usé toutes les cachettes de Paris, Charles fut obligé de se rabattre sur
              la banlieue ; il s’en alla élire domicile à Saint-Denis, chez une mère Lecoq, bonne
              femme très connue comme logeuse. Tous les soirs, j’avais la constance de prendre la
              voiture après le spectacle et de m’en aller à l’île. Il fallait encore descendre en
              bateau, passer l’eau, car il n’y avait pas de pont alors. C’était tout un voyage ;
              heureusement que c’était l’été ! Je ne parle pas des répétitions dans le jour, autre
              voyage !
                        
Un jour même, je fus obligée de faire la route à pied.
              J’avais manqué la voiture ; pour venir au théâtre, j’avais marché en plein soleil,
              j’étais rouge, morte de chaleur. Tout cela me paraissait charmant.
                        Bref, madame Lecoq me demanda un jour un billet pour aller au Gymnase. Je le lui
              donnai.
                        Comme toujours, quand je jouais, il y avait deux ou trois recors dans la salle ; l’un
              d’eux reconnut la mère Lecoq et se dit : si elle est ici, c’est qu’on lui a donné un
              billet, ce ne peut être que Déjazet, donc Charles est chez Mme Lecoq. Le spectacle fini, je partis et retournai à Saint-Denis, comme
              d’habitude.
                        Vers deux heures du matin — c’était l’été, le jour n’était pas loin — Charles se
              réveilla et me dit : — J’ai envie d’aller me promener, les oiseaux chantent, le temps
              est superbe ; je ne sais pourquoi je ne veux pas attendre le jour ce matin !
                        Je me moquai de lui. Je l’assurai qu’il n’y avait aucun danger ; il renonça à son
              projet.
                        Une demi-heure après, la mère Lecoq vint m’appeler. — Entendez-vous ? — Non.
              — J’entends un drôle de bruit autour de la maison depuis un quart d’heure, on parle
              tout bas et on dirait qu’il y a là des bruits d’armes !
                        Je me lève effrayée, je cours à la fenêtre, je regarde par la fente des volets et je
              vois en effet trois recors et des gendarmes ! Ah ! mes amis ! »
                        (Il fallait ici l’entendre, la voir raconter, mettre tout en scène
              et tomber atterrée sur sa chaise, comme elle le fit à ce moment.)
                        « C’était affreux ! le soleil allait se lever ! Je me faisais mille reproches. Enfin
              je réveillai Charles, qui dormait d’un cœur !…
                        Il sortit de son lit en jurant comme un païen et s’approcha de la fenêtre. Le soleil
              se levait ! et Dieu sait l’importance qu’avait le lever et le coucher du soleil, pour
                
les débiteurs ! Impossible de fuir, la maison était
              cernée.
                        — Toc, toc !
                        — Qui est là ?
                        — Ouvrez !
                        Il fallut descendre et ouvrir. Charles en avait pris son parti.
                        — Ah ! c’est vous, Y… ? dit-il au chef des recors, car il les connaissait tous par
              leur nom et n’en était point à sa première affaire.
                        — Bonjour, monsieur Charles, fit affectueusement le praticien ;
              puis, souriant : Ah ! vous nous avez donné beaucoup de mal ; voilà une petite dame,
              ajouta-t-il en me désignant, qui peut se vanter d’être fièrement maligne et de nous
              avoir souvent déroutés ; s’il n’y avait qu’elle, vous ne seriez pas entre nos mains !
              mais la mère Lecoq…
                        — Ah ! oui, le billet ! c’est juste !… enfin !
                        — Votre dossier ? interrompit Charles, qui connaissait son affaire sur le bout du
              doigt ; maintes fois il avait échappé aux recors en leur prouvant l’absence de telle
              ou telle formalité.
                        Cette fois, tout était en ordre.
                        — Je suis pris ! fit Charles, ah çà ! comment allons-nous sortir d’ici ? fit-il en
              les regardant.
                        — Oh ! soyez tranquille, nous avons un bateau et là-bas une voiture.
                         
                        Il fallut traverser la Seine avec les recors et les gendarmes. Charles était furieux
              de la présence de ces derniers, et jurait comme un beau diable d’être traité comme un
              voleur ; les recors ne disaient trop rien : quant à moi, je tâchais de me dissimuler
              sous la longue capote d’un chapeau de paille anglais comme on en portait à cette
              époque.
                        
Il y avait foule sur les rives ; c’était un vrai
              supplice ! Une fois en voiture, et quand on commença à respirer. Charles entama son
              petit discours ; il s’expliquait admirablement ; il savait enjôler son monde !
                        — Ah çà ! dit-il, parlons peu et bien. Vous allez m’écrouer à Sainte-Pélagie, c’est
              une sottise ; ma dette est de 6 000 francs avec les frais. Vous me faites enfermer ce
              soir ; tous mes créanciers (il avait pour plus de 100 000 francs de lettres de change
              de 1 000 francs, et n’en avait reçu que le tiers), tous mes créanciers vont savoir la
              nouvelle ; naturellement ils vont tomber sur moi, et vous n’aurez pas un sou de votre
              créance ; je ferai, moi, cinq ans de prison : la belle avance pour vous tous ? Si vous
              voulez être bien gentils, je vais vous proposer autre chose dans votre intérêt.
                        Les recors l’examinèrent curieusement.
                        — C’est aujourd’hui samedi. Passons la journée où vous voudrez.
                        Ce soir vous me coffrerez à la brune ; demain dimanche mes autres
              créanciers ne sauront rien de l’affaire, et par conséquent ne pourront pas agir !
              Aujourd’hui avant la fin de la journée j’aurai obtenu, d’un ami à qui je vais écrire,
              le montant de votre créance ; vous faites ainsi votre affaire et la mienne ; est-ce
              dit ?
                        Les recors se consultèrent longtemps, puis après mûre délibération et en présence de
              si bonnes raisons, acceptèrent la proposition. On dit au cocher d’aller rue
              Saint-Honoré, chez un marchand de vin. Arrivé là Charles commanda à déjeuner pour tout
              le monde. Ce farceur-là se faisait adorer des gardes du commerce ; on le connaissait
              bien pour un bon garçon, mais on y avait été pris tant de fois !
                        Pendant qu’on déjeunait, moi je réfléchissais ! Le marchand de vin me voyant ainsi
              triste dans mon coin, ne mangeant pas, me fit un petit signe et m’attira à part.
                        
— Mademoiselle, me dit-il, je sais bien de quoi, il
              retourne ; ce jeune homme-là est arrêté pour dettes, je connais ça !
                        — Oui, Monsieur, et c’est bien cruel.
                        — Il ne faut pas vous désoler comme cela : j’ai là une porte de derrière ; si vous
              savez le prévenir il pourra s’échapper ; les autres sont un peu gris, ils n’y verront
              que du feu et moi et mes garçons nous les empêcherons bien de vous poursuivre !
                        Vous comprenez que je ne me fis pas répéter deux fois la proposition : je me remis à
              table et cette fois je bus, je mangeai avec un rare entrain, je chantai avec les
              recors qui étaient ivres-morts. Que vous dire ? je fis tant que Charles, profitant de
              leur engourdissement, sortit à quatre pattes sous prétexte de ramasser sa serviette.
              Je ne fardai pas à le suivre et vous jugez de notre joie !
                        La première fois que je vis jouer la Sirène je ne pus m’empêcher de
              m’écrier : « Mais la pièce est de moi ! »
                         
                        Quelques jours plus tard, Charles était repris et incarcéré à Sainte-Pélagie, cette
              fois sérieusement. J’obtins la permission de l’aller visiter. J’avais les yeux pleins
              de larmes ; dès l’entrée j’entendis rire, chanter. Étonnée, j’arrive à la salle où je
              trouve mon Charles attablé avec le nouveaux amis qui l’adoraient déjà, buvant du
              Champagne et déclarent qu’il n’a jamais habité plus agréable lieu de plaisance et que
              son bonheur serait d’y rester.
                        À six heures, l’argent arriva ; l’écrou fut levé. Charles partit presque avec
              regret….
                        Ce scélérat était l’inconstance même, et quelque bonne volonté que j’y aie mise, je
              n’ai jamais pu l’en corriger.
                        Je me rappelle qu’un jour, pour plaire à je ne sais qui, 
il s’était fait raser complètement la tête ; c’était une mode qui avait été adoptée
              par les jeunes beaux de l’époque, sous prétexte que les cheveux repoussaient plus dru
              et que cela préservait de la calvitie.
                        Je le trouvai si laid quand il rentra ainsi tondu à la maison, qu’il en eut
              conscience et qu’il courut bien vite acheter une perruque !
                        Nous allâmes le soir au théâtre du Palais-Royal ; à côté de notre loge était une
              petite dame. Bien vite Charles se met entre elle et moi ; au bout d’un quart d’heure
              je surpris leur manège.
                        — C’est trop fort ! lui dis-je tout bas.
                        Charles se récria et prit un air indifférent ; au bout d’un instant je remarquai le
              même jeu, cette fois plus couvert ! Charles croisait les bras, s’appuyant sur le
              rebord de la loge et sa main cherchait en dessous celle de la dame qui n’opposait pas
              la moindre résistance. Cette fois la rage me prit ; je me levai peu à peu et au moment
              où Charles était le plus tendre, crac ! je lui tirai sa perruque par derrière et
              découvris sa tête polie avec une rare prestesse.
                        Il était affreux !
                        La dame poussa un cri, la salle tout entière nous regarda. Charles cherchait sa
              perruque ; on riait de tous côtés ; le scandale était à son comble : il se leva
              furieux et sortit.
                        Je courus après lui dans le corridor ; il arracha de son doigt une certaine bague
              sacrée, et me la jeta en se sauvant. Bien vite je rentrai dans la loge pour dire son
              fait à la petite dame et je retournai à la maison.
                        Charles se vengea bientôt de cette mésaventure. La paix était faite ; il vint un jour
              me proposer d’aller faire avec lui un tour sur le boulevard ; très vite je m’habillai,
              comme on s’habillait alors ; je mis un chapeau rose, une robe de je ne sais quelle
              couleur, une pelisse violette avec des fourrures, enfin une toilette affreuse. Nous
              sortons, 
nous nous promenons ; nous étions arrivés à la
              hauteur du Gymnase lorsque Charles ôte tout à coup son chapeau, retire sa perruque et
              se promène gravement comme cela au milieu des éclats de rire.
                        En vain je le suppliai de se recoiffer, il n’y voulut pas consentir, et me força à me
              promener ainsi avec lui pendant une heure ! — Vous m’aviez rendu ridicule, me dit-il
              sévèrement, nous voilà quittes !
                         
                        J’arrive, en sautant bien des épisodes, à la fin des histoires de Charles. Son père
              lui ayant absolument refusé de payer ses dettes, il me suivit à Bruxelles. Là il
              trouva à écrire dans un journal ; pendant ce temps j’allai chez Talma qui donnait des
              représentations en Belgique ; je me recommandai à lui, et le grand comédien me fit
              assurer à Bruxelles un engagement de trois mille francs. Charles gagnait une somme
              égale à son journal, c’était de quoi vivre.
                        J’étais dans la joie, je venais de signer et j’attendais Charles pour lui annoncer
              cette bonne nouvelle. Au lieu de sa personne je reçus une lettre de lui ; il était
              arrêté et me priait de l’aller voir à sa prison.
                        J’y courus bien vite et le trouvai sous les verrous, toujours gai d’ailleurs. Il
              avait fait un article insensé intitulé les artistes en voyage, très
              spirituel, très mordant. Les actrices étaient Mlle Raucourt et la
              duchesse d’Angoulême qui se promenaient alors par toute la France. Plaintes de Paris à
              Bruxelles, recherche et prise du coupable… Force me fut de revenir à Paris sans lui ;
              il s’était créé en prison des distractions auxquelles n’était point étrangère la fille
              d’un geôlier ! Je pris la diligence et j’arrivai à Paris. Dieu sait dans quel état !
              N’ayant pas de quoi payer la place du petit, j’avais dû le porter sur mes genoux
              pendant toute 
la route en suspendant un mouchoir à mes
              reins ; mes bras étaient trop fatigués… » 
                     
                     J’arrête là mes citations relatives à Charles ; elles ont servi à prouver que dans la
            vie de Déjazet le dévouement et l’amour maternel ont tenu la plus grande place. En lui
            voyant tant d’esprit, il est des sceptiques qui ont avancé qu’elle manquait peut-être de
            cœur. Je crois que les quelques anecdotes que je viens de citer établiront facilement le
            contraire.
                  
                  
                     
                     Il est bien tard pour parler des Lettres du duc d’Orléans, que ses deux
            fils, le comte de Paris et le duc de Chartres, viennent de faire paraître chez
            Calmann-Lévy. J’avoue que, jusqu’à la lecture de ce livre, je connaissais mal le prince
            dont la mort fut un deuil cruel pour la France. Comme la plupart de mes contemporains,
            je conservais du duc d’Orléans le souvenir d’un prince sympathique, d’un homme élégant,
            d’un soldat très brave, mais j’avoue que je ne sentais pas en lui cette haute
            intelligence qu’un paquet de lettres vient de révéler. Le deuil de Paris au jour de la
            nouvelle de sa mort, Notre-Dame tendue de noir, le bourdon faisant trembler ses dalles,
            des défilés de corps constitués, de soldats, de collégiens, voilà, avec la statuette de
              
Pradier et la statue de Marochetti, aujourd’hui dans une
            sorte de fosse du Palais de Versailles, ce qui était resté dans ma mémoire de Ferdinand,
            duc d’Orléans. Une chose pourtant m’avait frappé plus que toutes les autres, c’était les
            filets noirs dont, au lendemain de la mort du prince, les journaux, même ceux de
            l’opposition qui, d’ordinaire, en parlaient assez dédaigneusement, avaient encadré des
            articles nécrologiques qu’on se lisait tout haut en pleurant dans les familles. Les
            beaux vers d’Alfred de Musset semblaient avoir clos pour jamais cette tombe et le
            souvenir du duc était resté empreint de cette douceur et de cette tristesse dues à ceux
            que la mort vient chercher dans leur jeunesse.
                     Je n’ai reçu que tard ce livre envoyé pourtant avec une singulière précipitation de
            tous les côtés. C’est donc par  que j’ai pu le connaître d’abord. J’ai lu avec
            avidité et un peu de surprise, je le répète, ces quelques lettres remplies non seulement
            de la bonté, de la noblesse de sentiments que j’y attendais, mais de ces appréciations,
            de ces hautes vues, de cette suprême sagesse qui révèlent à coup sur les hommes dignes
            de conduire un peuple. Il faut lire une à une ces pages pleines de jeunesse et en même
            temps de maturité, de fantaisie parfois, d’esprit et de bons sens toujours. Trop
            d’ en ont été donnés pour que j’aie à en offrir ici à mes lecteurs ; chemin
            faisant 
pourtant, je trouve ce billet que je transcris pour
            le plaisir de le relire en même temps :
                     
                        Tuileries, 2 janvier 1842.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Les années, qui se suivent et dont le poids se fait sentir pour tous, mais plus
              particulièrement pour ceux qui vivent beaucoup, les années sont autant de couches qui
              se superposent sur les sentiments vrais, les fortifient et les consolident ; tandis
              qu’elles écrasent tout ce qui est factice et léger. On se trouve donc encore plus sûr
              de ses affections ou de ses haines, quand un an de plus leur a servi d’épreuves, et
              l’on a plus le droit d’y compter et d’en parler. 
                     
                     Ne sont-ce pas là les paroles d’un philosophe, d’un observateur et mieux encore d’un
            homme de bonté ? La chaleur du cœur de celui qui a écrit ces quelques lignes a traversé
            les années, car c’est le privilège des saines pensées, noblement exprimées, de rester
            vivantes et intelligibles pour tous les âges.
                  
                  
                     
                     — Si vous voulez qu’une pièce, un livre, un roman aient de grandes chances de réussite,
            disait Scribe, tâchez de mettre le nom de Paris dans le titre ; c’est le mot magique qui
            attirera éternellement l’attention, un talisman auquel obéiront toujours les Français et
            les étrangers. Le fait a confirmé l’opinion du grand auteur dramatique, et c’est par
            milliers qu’il faut compter les œuvres de toutes sortes qui portent le nom de Paris
            enchâssé dans leur titre.
                     Cette fois, c’est de Paris même qu’il s’agit, du Paris d’aujourd’hui encore éclairé par
            la lueur de cette apothéose sans précédente qui restera dans 
son histoire sous le nom d’Exposition universelle de 1889.
                     Nos histoires de Paris ne sont plus que l’histoire du passé, et celui qui a lu Dulaure
            ne peut avoir aucune idée de ce qu’est devenue la capitale depuis que les travaux
            résultant du passage de M. Haussmann ont été effectués. Il fallait donc un livre qui,
            tout en résumant les origines de Paris, nous montrât aussi les nouvelles beautés, les
            améliorations qui en font présentement la ville la plus attrayante du monde. C’est à un
            érudit de premier ordre, à un écrivain dont la plume fuit les aridités pédantesques, à
            un conteur charmant, à notre éminent confrère Auguste Vitu que les éditeurs se sont
            adressés pour obtenir ce livre qui est un véritable monument élevé à la gloire de
            Paris.
                     M. Auguste Vitu a procédé comme un cicerone expérimenté qui conduit des voyageurs
            pressés de voir bien et vite ; il a légèrement passé sur les origines antiques de
            Lutèce, tout en indiquant suffisamment l’histoire de Paris depuis le siège de Labienus
            jusqu’à la création de ses premières enceintes, jusqu’à celles qui l’enferment
            aujourd’hui. C’est des sommets de l’Arc de Triomphe, de Notre-Dame, de l’Opéra, de la
            Tour Eiffel, qu’il nous indique les grandes divisions et fait prendre aux dessinateurs
            les vues d’ensemble qui doivent figurer dans son texte, à côté d’autres vues de détail
            dont le nombre ne monte pas à moins de cinq cents 
planches.
            Je parlerai plus bas de cette merveilleuse collection qui nous montre, non pas le Paris
            froid reproduit généralement par des photographies, à l’heure matinale où le Parisien
            dort encore ; c’est en pleine vie, avec son tumulte de passants, de marchands, de
            voitures circulant dans tous les sens, que les artistes nous l’ont présenté.
                     Je reviens au cicerone, notant au passage quelques points qui puissent donner idée de
            la façon dont il s’est tiré de cette besogne colossale. Nous descendons d’abord le cours
            de la Seine sur sa rive gauche peuplée en ce moment de pêcheurs : car le Parisien, dit
            M. Vitu, aime la Seine au point de s’arrêter sur les ponts, les quais et les berges,
            uniquement pour voir couler l’eau. Pêcher à la ligne est un grand plaisir, regarder ceux
            qui pêchent est encore une satisfaction parisienne. Que de monuments expliqués,
            détaillés, depuis Notre-Dame, la Salpêtrière, Saint-Sulpice, etc., jusqu’à des
            curiosités comme la tourelle de la rue Hautefeuille, tous les recoins de ce Palais de
            Justice dont l’histoire procède par des incendies, la Cité, le Marché aux fleurs, les
            animaux fantastiques qui peuplent les hauteurs de Notre-Dame, de cette merveille
            historique si justement appelée le Palladium des Parisiens. « Tant que Notre-Dame
              élèvera vers le ciel ses deux bras, dit M. Vitu, suppliant la miséricorde céleste,
              Paris subsistera, quels que soient les tempêtes et les événements, la fureur 
des hommes et des choses ! »
 Tout est à lire dans ce
            remarquable chapitre qui donne l’histoire la plus complète de la cathédrale, nous en
            montrant jusqu’aux moindres stalles. Les environs de l’église, la maison d’Héloïse et
              Abélardb, la rue
            des Chantres, tout a sa description ; voici la Sainte-Chapelle, le Palais de Justice, la
            porte de la Conciergerie, celle de la prison de Marie-Antoinette. « La fille des
              Césars sortit de son cachot le 15 octobre 1793, vêtue de noir, pour comparaître devant
              le Conseil révolutionnaire, et le lendemain, 16 octobre, vêtue de blanc, pour monter
              dans la charrette qui la conduisait à la guillotine. »
                     
                     Au Dépôt, à la Morgue, dans la Cité, à l’Hôtel-Dieu, l’auteur nous fait pénétrer
            partout ; dans le chapitre de l’Hôtel-Dieu, je prends ces lignes relatives à la
            Communauté des Dames Augustines dont involontairement on compare les soins et les
            devoirs avec ceux qu’on exige de nos laïques du jour. « Une des obligations de
              leur règle, alors que l’Hôtel-Dieu se composait de deux grands bâtiments bordant les
              deux rives de la Seine, était de laver elles-mêmes cinq cents draps, dans le petit
              bras du fleuve, un jour par mois, quelle que fût la température. Les mères comme les
              novices devaient y participer obligatoirement. »
                     
                     Car M. Vitu a écrit son livre avec le seul souci de la vérité, contrairement à Dulaure
            dont l’histoire passionnée contient des phrases dans le goût de 
celle-ci : « Je n’oublierai pas Henri de Belsunce, évêque de
              Marseille, qui, quoique élevé par les jésuites, s’illustra en
              exposant sa vie. »
 Diffamation et ignorance, voilà ce qu’il faut écrire au bas
            de bien des pages de ce livre qui eut son instant de célébrité.
                     Voici les Thermes, le palais de Jules César, le musée de Cluny et ses richesses de
            toutes sortes, architecture et musée, les Sourds-Muets dont la cour d’honneur reçoit
            l’ombrage d’un orme colossal planté par Sully, le Val-de-Grâce qui contenait le cœur du
            premier enfant de Louis XIV, celui du duc de Bourgogne, etc., tous jetés au vent en 93 ;
            puis c’est la Maternité, la curieuse rue Mouffetard qui, dans ses 142 maisons, compte
            52 marchands de vin plus 9 marchands de vin-traiteurs, 15 épiciers, 9 bouchers,
            6 boulangers, 5 charcutiers, 5 pâtissiers, 4 marchands de parapluies, 3 sages-femmes,
            etc., etc. Que de villes sont moins approvisionnées que cette petite rue.
                     Passons devant le Jardin des Plantes, la fourrière, la Bièvre si pittoresquement
            contenue entre ces hautes maisons ; les riverains n’y circulent que par une sorte de
            quai de bois soutenu par des pilotis. « Cette ruelle des Gobelins, c’est son nom,
              est habitée exclusivement par des mégissiers, des peaussiers et des laveurs de
              bourres, qui tantôt y plongent leurs produits en préparation, tantôt les en retirent
              pour les racler et les éplucher au 
bord de l’onde opaque et
              écumeuse. Une vue de Venise, la Venise du dépotoir. »
                     
                     Je signalerai particulièrement un chapitre consacré au faubourg Saint-Germain, qui
            répond à cette question posée tant de fois : qu’est devenue cette société d’élite qu’on
            appelait le faubourg Saint-Germain, et dont le dénombrement formait le livre d’or de la
            noblesse française à la veille de la Révolution, ce bataillon sacré de la vieille
            France, dont la froideur et les épigrammes troublaient la pensée de Napoléon Ier.
                     Existe-t-il encore ? « Il n’en faut pas douter. Ni l’émigration, ni l’exil, ni
              l’échafaud révolutionnaire, ni les proscriptions n’ont éclairci ses rangs, ni appauvri
              son sang qui coule dans ses veines. Il est plus spirituel, plus gracieux, plus aimable
              et plus fermé que jamais. Il ne boude plus comme autrefois ni le gouvernement qu’il
              ignore, ni le soleil du bon Dieu, ni les bougies de l’Étoile : il se montre au Bois,
              aux courses, aux bains de mer ; il s’amuse, il chante, il déclame, il cotillonne sur
              un volcan, prêt à sauter, si Dieu le veut, au milieu d’un dernier tour de valse ; mais
              il sautera seul, courageux, exclusif, incorruptible et pur. »
                     
                     Si j’ai cité ce passage, c’est pour bien établir qu’outre les renseignements matériels
            qu’il nous donne sur chaque chose, M. Auguste Vitu nous apporte les résultats de ses
            observations 
philosophiques et que ce n’est pas le moindre
            attrait de ce grand volume de plus de cinq cents pages. La gravure renseigne les yeux,
            la description faite par le texte la développe sous tous ses aspects, la réflexion
            complète le tout.
                     J’ai dit que c’était surtout du Paris d’aujourd’hui que M. Vitu s’était préoccupé, tout
            en nous renseignant sur le passé ; c’est ainsi qu’à côté de l’hôpital de la Charité, de
            la cour du Dragon, il nous montre des spécimens de l’architecture et de la sculpture
            modernes, les gares, les boulevards, les statues de Diderot, Dolet, Gambetta, l’église
            de Montrouge, le Cercle de la Librairie et le Ministère de la guerre, la Cour des
            Comptes, en ruines et la façade charmante du palais de la Légion d’honneur.
                     Puis voici l’Abbaye-aux-Bois où Mme Récamier vécut les trente
            dernières années de sa vie, entourée d’un cénacle qui réunissait auprès de Châteaubriand
            les figures originales de Benjamin Constant, de Ballanche, du duc de Montmorency-Laval
            et même du satirique Latouche de la Vallée aux Loups. « Le salon de
              l’Abbaye-aux-Bois était comme une école d’acclimatation et de dressage pour les plus
              farouches tempéraments littéraires ; n’était-ce pas en cette chapelle, dans la demi-
              obscurité des abat-jour savants et des chuchotements discrets que se préparaient les
              élections académiques ? Qui eût osé se présenter au quai Conti sans l’exequatur de cette chancellerie 
occulte ?
              Sainte-Beuve lui-même ne passa sur la sellette de l’Abbaye-aux-Bois que le temps
              nécessaire pour s’assurer un fauteuil au Palais Mazarin et pour y recueillir des
              souvenirs qui, plus tard, ont fait crier au scandale. Il est certain que le poète des
              Pensées d’août a parfois perdu le respect ; la postérité
              elle-même réserve peut-être un sourire aux cérémonies du culte mondain de
              l’Abbaye-aux-Bois ; on a de notre temps essayé de les ressusciter ; mais ce ne sont
              que des contrefaçons, et elles ont trouvé leur Sainte-Beuve dans le spirituel auteur
              du Monde où l’on s’ennuie. »
                     
                     La fontaine de Bouchardon, rue de Grenelle, l’hôtel de Biron, la Chambre des députés,
            la porte cochère de l’hôtel de Chateaubriand, rue du Bac, les Invalides, le Puits
            artésien, œuvres d’art ou monuments, tout entre dans ce cadre immense dont nous n’avons
            fait que parcourir très sommairement la moitié du contenu.
                     En effet, nous sommes jusqu’à présent restés sur la rive gauche de la Seine et sa rive
            droite ne renferme pas de moindres éléments d’intérêt. J’abrège, je traverse la place de
            la Concorde, laissant ces merveilles d’architecture, signées par Gabriel, et qui sont le
            Garde-Meuble et le Ministère de la marine, pour suivre les grands boulevards dont
            l’histoire n’est pas le moins curieux de ce livre.
                     La porte Saint-Martin, la porte Saint-Denis 
ornées par les
            plus grands statuaires de Louis XIV, les Desjardins, Tuby, Coysevox, Le Hongre, etc.,
            qui ont peuplé le parc de Versailles de leurs œuvres, les théâtres, les vieux hôtels
            fournissent à M. Vitu leur contingent d’intérêt. Une remarque curieuse à propos du
            passage des Panoramas, ouvert en 1800 : « Une entreprise étrangère construisit à
              l’entrée du passage nouveau une énorme rotonde qu’on prendrait aujourd’hui pour un
              gazomètre et y installa avec privilège administratif une série de panoramas,
              représentent Paris, Lyon, Londres et Naples. Le passage prit dès ce jour le nom de
              passage des Panoramas. Quant à l’entrepreneur privilégié, c’était l’Américain Robert
              Fulton, l’inventeur des bateaux à vapeur. C’est avec l’argent que lui rapportèrent ses
              panoramas qu’il put continuer ses expériences.
 »
                     À l’Opéra de Garnier est consacré tout un chapitre rempli de détails dont le moins
            curieux n’est pas que cette magnifique construction est treize fois grande comme l’Opéra
            de Berlin. De même pour l’Hôtel de Ville dont la description formerait un volume. Avec
            l’église Saint-Gervais, l’hôtel de Sens, etc., continuent les explications de notre
            savant cicerone. À propos de l’hôtel de Sens, M. Vitu cite cette terrible scène :
              « La reine Marguerite de Valois, épouse divorcée d’Henri IV, s’était installée
              à l’hôtel de Sens. Cette reine de cinquante-quatre ans n’avait pas renoncé à la
              galanterie. 
Un jeune amoureux de vingt ans, Dat de
              Saint-Julien, avait un rival de dix-huit ans dans la personne du jeune Vermond ; le
              5 avril 1606, la Reine revenant d’entendre la messe aux Célestins, descendait de
              carrosse lorsque Vermond tua Saint-Julien d’un coup de pistolet. La Reine rugit comme
              une lionne : — Tuez-le ! disait-elle : si vous n’avez pas d’armes, prenez ma
              jarretière et étranglez-le ! On se contenta de le garrotter, et le lendemain matin
              l’échafaud se dressait devant l’hôtel de Sens, et Vermond eut la tête tranchée en
              présence de Marguerite qui, d’une des fenêtres de l’hôtel, assistait au
              supplice. »
                     
                     Encore un détail curieux à noter à propos de la Place Royale. C’est dans l’appartement
            même de Marion de Lorme que Victor Hugo écrivit son beau drame dont la
            grande courtisane est l’héroïne.
                     Je m’arrête, ne pouvant suivre en un article l’auteur partout où il nous mène ; Je n’ai
            pas à insister sur l’intérêt littéraire et historique de ce gigantesque travail qui
            résume bien des jours de recherches. C’est le plus beau et le plus complet ouvrage qui
            ait été publié sur Paris.
                     Ajoutons qu’il fait partie de cette remarquable collection parue chez Quantin sous le
            titre du Monde pittoresque et monumental qui nous a déjà donné :
            L’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande, l’Extrême-Orient, les Environs de Paris et l’Italie
            du Nord.
                     
Tous les éléments de succès se trouvent donc réunis dans ce
            livre qui représente sous toutes ses faces ce Paris dont l’éclat a de tout temps attiré
            les regards de tous les peuples ; revenus de notre Exposition, ils pourront constater
            chez eux, en feuilletant cet ouvrage, que M. Auguste Vitu n’a rien exagéré de la beauté,
            de l’attraction, des gloires et de la grandeur de notre capitale.
                  
                  
                     
                     M. Édouard Pailleron, de l’Académie française, vient de faire paraître chez
            Calmann-Lévy, une brochure sur Émile Augier. Cette œuvre de quelques
            pages seulement est non seulement un excellent morceau de littérature pétri de bon sens
            et d’esprit, c’est aussi un acte de justice envers le grand écrivain que la France vient
            de perdre. Faute de pouvoir la citer en entier, j’y emprunterai ces quelques lignes
            intéressantes à tous égards :
                     
                        C’était un écrivain de race, aussi n’essayait-il pas de faire dire à notre langue ce
              qu’elle ne peut pas dire ; quoique ce soit précisément pour un artiste d’aujourd’hui
              le comble de l’art de rendre un genre d’impressions qui lui est étranger par un genre
              d’expressions qui lui 
est impossible. C’est ainsi que le
              peintre cherche à écrire avec son pinceau, l’écrivain à peindre avec sa plume, et le
              compositeur, pour ne pas rester en arrière, à écrire et à peindre à la fois. Il n’est
              pas jusqu’à l’instrumentiste qui puisse se résigner à jouer tout simplement de
              l’instrument dont il joue, et, récemment encore, pendant un concert, j’entendais
              derrière moi une femme s’écrier dans une sorte d’extase : « Mon Dieu ! que cet homme
              joue bien du violon, on dirait une flûte. »
                        Notre vieille langue française, elle, ne consent pas à ces échanges. Elle n’est douce
              qu’aux gens de bon sens et d’intelligence claire. Sa pauvreté d’expression force, du
              reste, à la netteté de la pensée. Pour ne pas être riche, elle est loin d’être
              indigente, mais elle ignore les à peu près et n’a qu’un mot pour une idée. Augier
              savait le trouver et n’éprouvait pas le besoin d’en inventer d’autres. Le lexique de
              La Bruyère lui suffisait. 
                     
                     Il est bon de voir ainsi défendre notre langue contre l’invasion des barbares qui
            tentent aujourd’hui de lui infliger l’orthographe des cuisinières.
                     Ceux qui ont connu Augier le retrouveront tout entier dans le récit d’une promenade de
            M. Pailleron au sortir d’une représentation du Théâtre-Français. Comme Pailleron lui
            demandait pourquoi il avait abandonné une carrière toujours heureuse, Augier lui
            répondit :
                     
                        En cessant d’écrire, j’ai obéi à un instinct bien plus qu’à un raisonnement et je
              serais curieux de savoir exactement pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait.
                        Donc, selon vous, j’ai abandonné en pleine force, en 
pleine expérience, une carrière jusque-là constamment heureuse et qui promettait de
              l’être longtemps encore.
                        J’en suis fâché pour moi, mais ce ne sont là que deux aimables compliments que je ne
              mérite, hélas ! ni l’un ni l’autre. Non, je n’ai plus la force, car je n’ai plus la
              jeunesse ; l’expérience me reste, il est vrai, mais ce n’est pas avec l’expérience que
              l’on fait des enfants. 
                     
                     Je m’arrête au commencement de la conversation qui. je le répète, mériterait d’être
            citée tout entière.
                  
                  
                     
                     Le courant de sympathies qui s’est établi entre le peuple français et le peuple russe
            est un fait indiscutable. Les Russes, gens studieux, connaissent parfaitement la France,
            presque tous les gens du monde parlent français dans les grandes villes de ce colossal
            empire, et si nous y sommes aimés, c’est en connaissance de cause. Il n’en est pas de
            même ici et c’est plutôt par le sentiment que par la force de la logique que le Français
            procède à l’égard d’Alexandre III et de ses sujets. C’est une grande faute et le devoir
            est d’étudier aussi bien ses amis que ses ennemis dans leur présent et dans leur passé.
            Les relations deviennent encore plus sûres et plus solides, quand on sait que c’est de
            race que 
le courage et la droiture sont dans une famille.
            Notre tort est donc de peu connaître la Russie que nous aimons, et pourtant, rien ne
            nous est plus facile aujourd’hui que de pénétrer dans les vastes contrées qui la
            composent, par la lecture de leur histoire.
                     C’est le comte P. Vasili qui, avec ce beau livre : La Sainte Russie,
            paru chez Firmin-Didot, nous servira de guide ; un guide sérieux prenant l’histoire
            depuis les Varègues jusqu’à nos jours, nous montrant d’abord la Russie à vol d’oiseau,
            puis la Cour, l’armée, la marine, les grandes institutions d’État, la noblesse, le
            clergé, la bourgeoisie, le peuple, Saint-Pétersbourg et ses environs, Moscou, le
            Caucase ; nous conduisant par toutes les voies de communication dans les profondeurs des
            provinces les plus reculées ; nous faisant admirer, par plus de 200 gravures et
            chromolithographies, les monuments, les villes, les rues, les grandes cérémonies, les
            scènes populaires, les costumes si variés d’une immense armée, les portraits de la
            famille impériale, des grands personnages, nous expliquant, par des cartes politiques et
            ethnographiques, la Russie tout entière.
                     Ce n’est pas seulement le côté physique de la Russie qui nous est découvert, c’est
            aussi sa signification morale. Les partis, soi-disant libéraux, qui se plaisent à
            montrer la Russie comme un Empire au moins aussi despotique que celui de l’Allemagne,
            savent-ils seulement que Nicolas Ier, 
le
            monarque russe qui a le plus majestueusement représenté le principe autocratique, ait pu
            dire, dans une lettre autographe adressée à Napoléon III la veille du Coup d’État :
              — « En principe, je suis d’autant moins contre le suffrage universel, que je ne
              saurais oublier que ma dynastie est, par deux fois, issue de l’acclamation
              populaire. »
 Et enfin, que ce farouche tyran a écrit aussi : « Si
              je n’étais pas l’Empereur autocrate de toutes les Russies, je serais le premier des
              républicains. »
 Ces paroles étranges ici sont très naturelles pour ceux qui
            connaissent la Russie.
                     Dans ce livre, si clairement présenté, je trouve l’explication de bien des événements ;
            j’y remarque aussi celle de  faits tels que l’apparition dans les armes de la
            Russie de l’aigle à deux têtes parle mariage d’Ivan III avec la princesse Sophie, fille
            du dernier empereur d’Orient. Dans le chapitre où se développe le règne d’Élisabeth,
            fille de Pierre le Grand, nous voyons l’Impératrice conclure cette alliance
            franco-russe, si désirée par son père et qui a pour résultat de retarder de plus d’un
            siècle la puissance militaire naissante de la Prusse. Dans celui qui est consacré à
              Nicolas Ier, l’auteur nous montre le grand souverain encourageant
            et imposant la langue française à sa cour. C’est donc bien à Nicolas Ier que revient l’honneur de cette salutaire et légitime réaction qui, accentuée
            par Alexandre III, a abouti à la nomination de vrais 
Russes,
            de nom et de cœur, aux principales fonctions dans l’ordre civil et militaire, jusque-là
            presque uniquement réservées à des personnages d’origine allemande.
                     Je passe sur bien des détails, des anecdotes très caractéristiques sur la famille
            impériale, toutes ou glorieuses ou touchantes ; je trouve dans la biographie de
            l’Empereur actuel cette belle appréciation faite par le tsaréwitch Nicolas agonisant, de
            son père désespéré de le voir mourir : « — C’est une âme de
            cristal ! »
                     
                     Il paraît que la force physique du Tsar est prodigieuse et rappelle celle de Pierre le
            Grand. Casser de ses doigts un écu de cinq francs ou le plier comme du papier pour en
            faire un porte-bouquet est un tour de force ordinaire pour lui. Je m’arrête de peur
            d’oublier l’ensemble pour le détail et, chemin faisant, je signale aux amateurs de
            statistiques réelles, dont ce livre est rempli, le relevé suivant qui termine le grand
            chapitre consacré à l’armée russe actuelle.
                     
                     Voilà un beau total, fait pour amener bien des réflexions ; on objectera beaucoup de
            si, de mais 
et de car ; la Russie n’en restera pas moins avec
            ce chiffre formidable qu’elle seule au monde peut réaliser rien qu’avec la population de
            son propre sol.
                  
                  
                     
                     L’intéressante Revue illustrée que publie avec succès la librairie
            Ludovic Baschet vient de nous donner une très remarquable étude intitulée : l’Art
              du Comédien ; le signataire n’est autre que Coquelin aîné, et c’est beaucoup
            de l’avoir pour juge en pareille matière. Je n’ai pas de préface à faire pour présenter
            l’auteur ; outre le très grand comédien qu’il est, l’observateur constant de toutes
            choses, Coquelin possède un véritable talent d’écrivain qui, quand la situation s’élève,
            sait monter jusqu’à l’éloquence. On connaît déjà de lui l’Art et la
              Comédie ; cette fois, c’est de l’art du comédien qu’il s’agit, et c’est
            plaisir de le suivre dans ses analyses. Partant de ce très juste principe que
            l’instrument du comédien c’est lui-même, il ajoute :
                     
                        
La matière de son art, ce qu’il
              travaille et pétrit pour en tirer sa création, c’est sa propre figure, c’est son
              corps, c’est sa vie. Il suit de là que le comédien doit être double. Il a son un, qui est l’instrumentiste ; son deux, qui est
              l’instrument. Le un conçoit le personnage à créer, ou plutôt, car la
              conception appartient à l’auteur, il le voit tel que l’auteur l’a
              posé : c’est Tartuffe, c’est Hamlet, c’est Arnolphe, c’est Roméo ; et ce modèle, le
                deux le réalise. Ce dédoublement est la caractéristique du
              comédien. 
                     
                     Et plus loin ces lignes qui devraient être écrites en tête du bréviaire d’un
            comédien :
                     
                        Quand donc le comédien a un portrait à faire, c’est-à-dire un rôle à créer, il faut
              d’abord que, par une lecture attentive et répétée de la pièce, il se pénètre des
              intentions de l’auteur, dégage l’importance de la vérité de son personnage, l’évoque à
              son plan, le voie enfin tel qu’il doit être. Et dès lors il a son
              modèle.
                        Puis, comme le peintre, il saisit chaque trait et le fixe, non sur la toile, mais sur
              lui-même : il adapte à son deux chaque élément de cette
              personnalité. — Il voit à Tartuffe ce costume, il l’endosse ; il lui voit cette
              allure, il la copie ; il lui voit ce visage, il le prend. 
                     
                     Il l’évoque « à son plan », tout est là ; à son plan, voilà trois mots que ne
            comprendront jamais les médiocres qui ne savent pas le sacrifice que le vrai comédien
            doit savoir faire de sa personne. Très bravement, Coquelin ne recule pas devant la
            personnalité et, à l’appui de son plaidoyer, il fait comparaître Bressant, Félix,
            Mounet-Sully, Lesueur, 
Samson, et lui-même, critiquant et
            rendant justice à chacun, sans orgueil, sans fausse modestie. Il étudie aussi bien les
            artistes étrangers que les nôtres, leurs auteurs aussi bien que les auteurs français. À
            propos de Molière, qu’il a compris mieux que bien d’autres, il écrit :
                     
                        C’est en voulant aller au-delà de Molière qu’on a inventé un
              Arnolphe tragique, un Alceste révolutionnaire, un Tartuffe beau, séduisant et
              terrible, et autres fariboles de l’esprit de notre temps. 
                     
                     En effet, n’avons-nous pas vu de ces étranges mascarades ? Tous les grands artistes
            sont passés en revue, leur talent, leurs moyens analysés, enregistrés ; c’est Regnier,
            Frédérick Lemaître, Delaunay, Mme Dorval, Henry Monnier, Worms, Mme Ristori, Paulin Ménier, etc.
                     Passant à la pratique, il écrit :
                     
                        Dites vrai, dites naturel — et alors ce sera bien ; — mais dites.
                        Car dire, c’est encore parler sans doute (jamais ça ne doit être chanter) ; mais
              c’est donner aux phases et aux mots essentiels leur valeur propre, ici passer en
              effleurant, là, au contraire, peser d’une inflexion de voix ; c’est distribuer les
              plans et les reliefs, les lumières et les ombres. Dire, c’est modeler.
                        La phrase, tout unie quand on la parle, s’assouplit quand on la dit, prend forme,
              devient chose d’art. 
                     
                     
Et plus loin :
                     
                        Parler ne suffit pas ; dire tout, c’est trop dire : — la vérité est entre deux.
                        Le grand point, c’est d’être compris. Et c’est pour cela qu’il faut s’habituer à ne
              pas aller trop vite. La volubilité conduit au bredouillement. 
                     
                     Cette étude est trop considérable pour qu’il me soit possible d’en signaler tous les
            points, mais j’y renvoie le lecteur, convaincu qu’il appréciera comme je le fais ce
            travail de conscience et d’enseignement qui, lorsque les années auront passé et que le
            grand comédien se sera tu, le montrera tel qu’il était et le fera encore admirer et
            écouter.
                  
                  
                     
                     Ce volume qui fait suite aux Lettres du duc d’Orléans, parues l’année
            dernière est également publié par ses fils, le comte de Paris et le duc de Chartres.
                     La figure du Prince eut été incomplète sans cette dernière série de lettres où le duc
            d’Orléans se révèle à chaque page tantôt comme un général expérimenté, tantôt comme un
            savant, un écrivain ou un artiste, toujours comme un homme supérieur, plein de cœur et
            de bravoure. Il est presque regrettable que ce beau livre soit signé d’un si grand nom,
            car sa seule valeur en eût fait une œuvre à consulter, aussi bien pour ceux qui sont
            chargés de défendre la patrie l’épée à la main, 
que pour ceux
            qui veulent savoir exactement ce qu’était l’Algérie au commencement du règne de
            Louis-Philippe. On y trouvera des tableaux pleins de fidélité et de charme. Une
            bataille, un paysage, une impression fugitive, tout y est consigné de la main d’un
            écrivain des plus clairvoyants. C’est comme un défilé des toiles d’Horace Vernet, plus
            vivantes encore, et parfois comme une prévision de celles où Fromentin a montré tant
            d’esprit et de fin coloris.
                     Dans une introduction nécessaire, le duc de Chartres a résumé brièvement et nettement
            la vie militaire de son père : j’y prends ces quelques lignes :
                     
                        Il aimait tant l’Algérie française qu’il avait voulu en être l’historien ; il avait
              préparé en effet une Histoire des campagnes d’Afrique, dont une partie
              seulement (de juin 1835 à novembre 1839) a pu être terminée et, imprimée à très peu
              d’exemplaires en 1843, a été publiée de nouveau par nous en 1870.
                        Mais ce n’était pas seulement en historien qu’il aimait l’Algérie, c’était surtout en
              soldat.
                        Le duc d’Orléans était soldat, soldat français dans l’âme.
                        Son enfance avait été nourrie de souvenirs militaires : autour de sa famille, au
              Palais-Royal, il rencontrait les Atthalin, les Montesquiou, les Rohan-Chabot, les
              Montmorency, les Rumigny et tant d’autres qui avaient fait les guerres de l’Empereur,
              les guerres des géants. Il n’avait qu’à regarder la noble figure de son père pour se
              rappeler la France envahie, le moulin de Valmy, la plaine de Jemmapes, l’ennemi
              arrêté. Quand le duc d’Orléans sortit 
du collège, le
              général Baudrand, officier du génie des plus distingués, fut chargé de la haute
              direction de ses études militaires ; c’est l’époque pendant laquelle il suivait, les
              cours des Arago, des Michelet, des Guizot, et parfois s’asseyait sur les bancs de
              l’École polytechnique. Il reçut ensuite, pour la pratique, des leçons de Marbot, ce
              maître dans l’art de conduire la cavalerie, cet ami de Brack, distingué et cité par
              l’Empereur ; Marbot l’accompagna de 1829 à sa mort. 
                     
                     Et plus loin :
                     
                        Il voulut recevoir le baptême du feu, partager tous les dangers de l’armée, acquérir
              l’expérience et l’autorité que donnent les campagnes : la Belgique et le siège
              d’Anvers furent ses premières armes. Il rechercha ensuite toutes les occasions d’aller
              en Afrique : en 1835, il prit part à l’expédition de Mascara ; il dut, en 1837, céder
              à son frère, le duc de Nemours, l’honneur de contribuer à la prise de Constantine,
              mais, en 1839, il traversa les Portes de fer à la tête d’une division et, en 1840,
              sous les ordres du maréchal Valée, il conduisit encore une division pendant cette
              campagne qui devait nous assurer la possession de la chaîne de l’Atlas et dont la
              prise du col de Mouzaïa fut un des principaux faits d’armes…
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Ces pages, qui n’ont jamais été écrites pour être publiées font assez voir quels
              mobiles ont dirigé toute la vie militaire de notre père : le sentiment de l’honneur et
              le respect du devoir. On y sentira, croyons-nous, le souffle d’une noble ambition,
              d’un ardent amour de la grandeur de la France, et tous ceux qui liront les adieux du
              duc d’Orléans à sa division (Alger, 1839) comprendront qu’il fût 
justement fier de commander à de tels hommes, de servir une pareille
              patrie.
                        Paris, janvier 1890.
                        
                           Robert d’Orléans. 
                     
                     Les récits de campagne du duc d’Orléans se composent du Journal de l’expédition
              de Mascara, de celui de l’Expédition des Portes de fer et de
              Lettres diverses concernant l’Afrique. Tout y est relaté, depuis les
            plus grands faits d’armes jusqu’aux moindres incidents. Dans une des premières lettres,
            je trouve ce singulier épisode :
                     
                        Avant d’entrer dans le défilé de Muley-Ismaïl, des groupes d’Arabes vinrent à toute
              portée tirer quelques coups de fusil sur les zouaves qui ne prirent même pas la peine
              de leur répondre pour ne pas retarder la marche ; mais quelques spahis leur coururent
              sus, et ils se sauvèrent en nous disant des injures ; il nous criaient Yatahan ! mot dont la traduction se trouve dans le titre d’une comédie de
              Molière, et cela parce que nos femmes ne restent pas enfermées. 
                     
                     Les combats sont incessants et décrits avec une rare intensité d’intérêt ; je prends au
            hasard :
                     
                        J’étais, à ce moment, à cent pas sur la gauche, auprès de la réserve des zouaves et
              des chasseurs à cheval. Ceux-ci, au nombre de deux cent soixante, firent un 
changement ; de front à droite et partirent au galop sur les
              Arabes. Rien de plus curieux que cette charge : la rapidité avec laquelle nos
              cavaliers sont arrivés sur la masse des ennemis, le tourbillonnement de tous ces
              sauvages, les cris aigus poussés avec fureur par mille voix glapissantes, et cette
              foule d’hommes et de chevaux enveloppés d’un nuage de fumée et de poussière qui
              n’était éclairé que par la lueur des coups de fusil, tout cet ensemble formait
              véritablement un coup d’œil qu’il serait difficile de trouver ailleurs qu’en Afrique.
              On ne saurait trop louer la bravoure des chasseurs à cheval ; ils ont bousculé une
              cavalerie quatre fois plus nombreuse qu’eux. Les hommes, qui sont tous venus ici
              volontairement, sont des malins de régiment qui entendent bien leur affaire ; les
              officiers ne peuvent pas rester dans le corps, à moins d’être très braves. 
                     
                     L’apparition d’Abd el-Kader dans la fumée de la poudre est saisissante. Chemin faisant,
            le Prince remarque des officiers, et son instinct lui révèle ceux dont le nom entrera
            dans notre histoire militaire.
                     
                        Mais ceux qui vont à ravir, ce sont les zouaves : ils ont fait plus de mal à l’ennemi
              que tous les autres tirailleurs ensemble, et n’ont pas brûlé la moitié autant de
              poudre. Ils savent se disposer à merveille, ne se pressent jamais pour tirer,
              profitent des moindres accidents de terrain et ont une intelligence parfaite de cette
              guerre qu’ils font depuis cinq ans. Leur chef, M. de Lamoricière, est un homme très
              remarquable. Il a en lui tout ce qu’il faut pour se rendre utile partout et dans
              toutes les positions. 
                     
                     Un petit tableau de Marilhat :
                     
                        
La nuit dernière, les Arabes sont venus tirailler autour
              du camp retranché, et nous ont donné plusieurs alertes, mais sans qu’il y eut aucun
              mal ni de part ni d’autre : au petit point du jour, le brouillard tomba et le temps
              fut aussi beau, quoique moins chaud que les jours précédents. Les colonnes
              commencèrent à déboucher par les deux ponts du Sig, et se formèrent sur la rive
              droite, pendant que tous les chameaux conduits, tantôt par des chameliers à pied,
              tantôt par des nègres qui, perchés au haut des bagages, indiquaient par leurs
              oscillations le balancement de l’animal, passaient le gué pour prendre leur place dans
              le convoi. 
                     
                     J’ai parlé d’Abd el-Kader :
                     
                        Simultanément, le feu de la batterie et des fusées à la Congrevec s’ouvrit sur Abd el-Kader ;
              l’effet en fut terrible ; cette cavalerie ayant une très grande profondeur, aucun coup
              n’était perdu, et les hurlements redoublaient à chaque boulet ou obus qui abattait des
              hommes ou des chevaux.
                        Abd el-Kader se promenait bravement au pas, sous le feu de la batterie, et il ne hâta
              pas l’allure de son cheval, lorsque son porte-étendard et son secrétaire tombèrent
              auprès de lui. Excités par son exemple, les Arabes se reformaient à cent pas au-delà,
              après chaque décharge, et tenaient avec beaucoup de fermeté. 
                     
                     Une scène horrible de combat :
                     
                        On se reforma au-delà du ravin et l’on continua à marcher à la course sur les troupes
              qui étaient en déroute. Quelques braves cavaliers se lancèrent en avant sur les
              Arabes ; M. de Richepanse en tua deux de sa main et 
rapporta les armes qu’il leur avait prises. Je regardais les spahis et quelques
              autres qui couraient çà et là, malgré le risque d’attraper même des balles françaises,
              lorsque je vis le maréchal des logis Abdallah arriver vers moi, au grand galop, avec
              son haïk blanc tout ensanglanté et sa main droite cachée sous son burnous rouge ; son
              cheval courait la tête horizontale et le cou renversé comme les chevaux de Murat dans
              les Batailles de Gros ; son turban était défait et tout autour de sa
              poitrine ; ses narines étaient ouvertes, et il ressemblait à un oiseau de proie. Il
              arrêta son cheval court à quelques pas de moi et me montra une tête sanglante qu’il
              venait de couper ; il la tenait par la bouche, et la tête, en serrant les dents, lui
              mordait les doigts. C’était celle d’un jeune homme assez beau, mais l’expression de
              cette figure ne peut se deviner quand on ne l’a pas vue, ni s’oublier quand on l’a
              vue. Abdallah me regarda avec un œil fauve et jeta à mes pieds cette tête qui alla
              rebondir deux ou trois fois jusqu’à un buisson. Je voulus lui faire donner, selon
              l’usage oriental, quelques pièces d’or, mais il refusa en disant : « Moi soldat ! pas
              travailler pour de l’argent ! » Et il se lança de nouveau au travers des coups de
              fusil. 
                     
                     Voici une maîtresse page, l’entrée des troupes françaises dans Mascara incendiée,
            pillée et massacrée par les troupes d’Abd el-Kader :
                     
                        Ce que j’ai vu alors est le spectacle le plus hideux auquel j’aie assisté. Je ne me
              serais jamais fait une idée de l’horreur d’une ville saccagée, brûlée, et où une
              partie des habitants a été massacrée. La rue par laquelle on monte à la place était
              remplie de débris de toute espèce, de tronçons de bois encore fumants et tachés de
              sang. Tout était pêle-mêle ; pas un objet n’était entier. Sur la place 
qui devait être assez jolie, des mares d’huile de rose étaient
              recouvertes par un lit de tabac qu’on avait cherché à brûler, et que les pillards
              avaient mêlé avec toutes sortes de choses pour le rendre inutile. Les maisons fumaient
              encore, et un millier de juifs se jetant à nos genoux et baisant nos étriers en
              pleurant étaient le seul reste d’une population qui avant-hier, comptait près de dix
              mille âmes. Les soldats d’Abd el-Kader, s’étant débandés après l’affaire de
              Sidi-Ibrahim, étaient arrivés dans la ville ; ils avaient saccagé tout, pillé même la
              maison de l’émir et les bijoux de sa femme, puis tué une trentaine de juifs, et enlevé
              à peu près toutes les femmes qu’ils avaient réunies en troupeaux et chassées devant
              eux dans le désert. Les Arabes de la ville se sont joints à eux et ont pillé les
              israélites qui, seuls, possédaient quelque chose ici.
                        Le temps froid et couvert ajoutait encore à l’horreur de cette scène de dévastation.
              Les femmes qui avaient échappé à l’ennemi s’étaient réunies peu nombreuses sur un
              point et étaient comme folles ; elles poussaient des cris inarticulés et nous
              montraient leurs enfants. Des bandes de chiens couraient en tous sens dans les
              débris ; et les soldats d’Ibrahim achevaient de démolir les boutiques pour y trouver
              ce qui avait pu y être enterré. J’envoyai mon chirurgien visiter ce qui restait des
              blessés du massacre ; il en revint le cœur navré. Il avait vu de cruelles blessures,
              des femmes, des enfants mutilés ; beaucoup avaient déjà succombé. Nous descendîmes à
              la maison d’Abd el-Kader ; c’est une construction mauresque assez simple, avec la
              fontaine de marbre et les deux galeries. Mais tout était abîmé ; une odeur d’huile
              brûlée prenait à la gorge quand on y entrait ; les conduits des eaux avaient été
              brisés, et tout était inondé. Les portes étaient enfoncées et l’escalier à moitié
              démoli. 
                     
                     
Ce n’est pas tout encore :
                     
                        Alors la scène devint vraiment hideuse. Ces malheureux juifs de Mascara, pieds nus,
              leurs vêtements déchirés, souillés de boue, et eux-mêmes chancelants sous le poids de
              leurs enfants qu’ils portaient, voyaient les troupes les dépasser sans qu’ils pussent
              les suivre. J’ai vu plusieurs de ces femmes encore belles, et drapées comme les juives
              de la Bible, rouler toutes ensemble dans la boue, d’où elles ne voulaient plus se
              relever, et où elles seraient mortes si nos soldats ne les en avaient tirées. J’ai vu
              des enfants étendus à côté d’elles, sans pouvoir se remuer, n’ayant plus même la force
              de pleurer, tout bouffis et rougis par le froid ; un vieillard de soixante-dix ans
              tombé dans la vase était tellement défiguré qu’on ne pouvait plus voir si c’était un
              être humain ou une avalanche de boue. J’ai vu trois aveugles conduits par un borgne,
              un œil pour quatre ; des chameaux chargés de familles entières s’abattant des quatre
              membres et restant comme écartelés dans la glaise où eux et leur charge semblaient une
              masse informe ; un de ces aveugles, qui tenait un âne par la queue, chantait un psaume
              pour soutenir son courage. J’ai vu des mères s’arrêter en sanglotant, puis choisir
              celui de leurs enfants qui était le plus faible, l’embrasser en pleurant et
              l’abandonner déjà à moitié mort sur le bord de la route pour sauver les autres. 
                     
                     Je m’arrête avec le regret de ne pouvoir tout transcrire de ces tableaux saisissants.
            Peut-être me suis-je trop étendu sur ce commencement du livre au détriment de la suite,
            mais j’ai voulu, par ces pages éloquentes, montrer en même temps que le soldat et
            l’homme si accessible à la pitié, 
l’écrivain qu’était, sans y
            chercher, le duc d’Orléans.
                      
                     Le journal de l’expédition des Portes de fer n’est pas moins palpitant. En tournant ces
            feuillets, je vois passer ce nom : « Je désire, dit le prince, qu’on prévienne
              Cambis que je m’occupe ici à former une ménagerie ».
 N’est-ce pas celui-là
            qui, dirigeant les écuries royales, pleura si amèrement la mort du duc d’Orléans, dont
            il avait fait atteler la voiture le matin du 13 juillet 1842 ?
                     Dans cette ménagerie figurait,-chose comique, le fameux rat à trompe sur lequel écrivit
            Geoffroy Saint-Hilaire, et qui n’était autre chose que le résultat d’une plaisanterie de
            soldats ; on greffait par une incision la queue du rat sur la tête, la cautérisation
            était parfaite et le tour réussi.
                     Au milieu de récits de toutes sortes, on retrouve toujours le soldat préoccupé de sa
            mission :
                     
                        Je rencontre, en revenant, la patrouille de nuit des Biskris, qui maintient l’ordre
              parmi les six mille kabyles, nègres et biskris que renferme Alger ; c’est encore une
              institution musulmane, comme celle des amyn et des livrets, à laquelle nous avons été
              obligés de revenir. Nous n’avions créé que le désordre, et il a fallu aller chercher
              les éléments de l’ordre dans les coutumes des vaincus que nous avions méprisés, et
              auxquels nous avons quelquefois donné le droit de nous mésestimer et de nous haïr. 
                     
                     
Quel charmant récit que celui de la périlleuse promenade que
            le Prince va faire, assez imprudemment d’ailleurs, aux environs de Constantine !
                     
                        J’ai fait aujourd’hui la plus belle promenade qu’il soit possible de faire, et je
              regrette bien vivement que pendant que mes frères étaient à Constantine ils n’aient pu
              l’entreprendre. Nemours la comprendra bien. Je suis descendu à cheval jusqu’au moulin
              du Rummel, j’y ai mis pied à terre pour voir la belle cascade digne du plus beau site
              de la Suisse ; de là je suis remonté avec les pieds et les mains par les restes de ce
              magnifique escalier romain taillé dans le roc depuis le torrent jusqu’à la casba ;
              puis je suis redescendu sous la première grande arcade, et, en me mouillant les pieds,
              je suis parvenu à la seconde, qui est admirable. Quand j’y arrive, six vautours se
              détachent de la grande bande. Faisant ensuite le tour de la ville, en passant par les
              bains romains et par la fontaine chaude qui est à l’entrée de l’engouffrement du
              Rummel, je vais au pont. Je descends dessous pour voir les curieux bas-reliefs qui s’y
              trouvent. De là, je me coule à travers les rochers et les cactus, non sans peine,
              jusqu’à une fontaine d’eau vive entourée d’arbres de niveau avec le lit de la rivière,
              à peu près au trois quarts de la gorge qui mène d’El-Kantara à l’entrée du Rummel vers
              Coudiat-Aty. Je n’ai rien vu de plus beau. Ce pont, dont la base était à deux cents
              pieds au-dessus de nos têtes, suspendu sur un gouffre sans fond ou planaient des
              bandes de vautours, un pignon de rocher surmonté d’aloès en fleur à cinq cents pieds à
              pic sur le torrent, ce mélange de cactus et de rochers d’une couleur admirable, les
              maisons et quelques palmiers éclairés par le soleil couchant au-dessus de cet abîme
              sombre : tout cela formait le spectacle naturel 
le plus
              imposant. Il nous fallut beaucoup de peine pour ressortir de là, mais nous étions
              payés de nos efforts. 
                     
                     Bien que reconnaissant la haute intelligence du maréchal Valée, sous les ordres duquel
            le Roi l’avait placé, le duc d’Orléans a souvent maille à partir avec lui, autant que le
            permet la discipline militaire à laquelle il obéit toujours, comme un simple soldat ; le
            maréchal a des idées et les impose, mais le Prince écrit et proteste :
                     
                        Les désagréments recommencent avec le maréchal ; il veut mettre dans son rapport un
              faux chiffre de tués et de blessés. Il a bien tort. Ma division a eu six tués,
              quarante et un blessés. Voilà la vérité. 
                     
                     Il étudie la guerre jusque dans les moindres détails et songe toujours, comme homme et
            comme général, à épargner la vie de ses soldats.
                     
                        Je crois qu’il faut éviter, avec les Arabes, les combats mous, tâtonnés, et les
              tirailleries traînantes. Il faut avoir une volonté bien décidée de marcher ou en avant
              ou en arrière, ne pas s’arrêter ni rester sur place, beaucoup manœuvrer, tout faire
              vivement, attaques ou retraites. Avec ce système, on économise le sang de ses
              troupes ; on retrempe leur moral, et on fait éprouver à l’ennemi, qu’on décourage, des
              pertes plus considérables. 
                     
                     Le bien-être du soldat, et cela sans phrases, sans mise en scène, est le but constant
            qu’il veut 
atteindre ; plus de vingt pages sont consacrées
            par le prince à cette question, et partout on y retrouve son intelligence et son
            cœur :
                     
                        Mon premier soin en arrivant est de visiter les hôpitaux, qui font mal à voir. C’est
              hideux, et j’admire la résignation et la patience des malheureux soldats qui sont en
              lassés sous des baraques étroites, sans lit, sans eau, sans vin, sans médicaments,
              sans baignoires et presque sans médecins. Pas un murmure ne s’échappe de leurs
              bouches, pas une parole amère : « Que voulez-vous, mon Prince, me disent-ils, ne
              sommes-nous pas à l’armée ? » ou bien : « Peut-être serons-nous plus mal un
              jour ! »
                        Et cependant, au dire de tous les officiers qui m’entourent, nulle part, même dans
              les grandes guerres de l’empire, on n’a rien vu de pareil. 
                     
                     Et plus loin :
                     
                        La garnison entière couche, depuis deux ans, sur la terre avec la couverture de
              campement. Dans tous les pays et par tous les temps, la prolongation de cet état
              donnerait des maladies, à plus forte raison ici. Il est inouï que le maréchal ne se
              soit pas encore occupé de cet état, et encore ai-je eu beaucoup de peine à lui faire
              voir un hôpital, et ne suis-je pas parvenu à le mener dans les autres.
                        Mais j’ai pris un grand parti : j’ai forcé, littéralement parlant, à faire
              transporter dans le vaste palais que nous occupons les malades qui étaient le plus mal
              établis et, malgré toutes les résistances que j’ai éprouvées, j’y suis parvenu. J’ai
              pu soulager ainsi des malheureux dont quelques-uns ne voyaient jamais le jour et dont
              d’autres n’avaient jamais un abri. Je rougissais de nous voir logés 
comme des rois, nous bien portants, tandis que des pauvres soldats
              étaient si mal et souffraient si patiemment. 
                     
                     Ce n’est pas tout.
                     
                        Journée consacrée à la visite des hôpitaux et des établissements militaires. — Tout
              cela est déplorable. Rien n’a été fait, depuis deux ans, pour améliorer la situation
              des hommes. Les malades sont dans une situation horrible : les deux tiers n’ont pas de
              lit ; les trois quarts n’ont pas de matelas ; quelques-uns sont en plein air dans les
              galeries mauresques ; beaucoup sous la tente. Une partie des bâtiments affectés aux
              hôpitaux tombent en ruine et s’écrouleront sur la tête des malheureux qu’ils abritent.
              Une seule cuisine centrale, pour tous les hôpitaux disséminés en ville, distribue
              partout des aliments froids. La concentration des troupes ayant fait évacuer de
              Constantine les malades des camps, qui dans cette année désastreuse sont près de
              quatre fois aussi nombreux que dans les années précédentes, les hommes sont trop
              serrés partout et manquent d’air. Par une sorte de miracle, malgré tout cela, la
              mortalité est très faible. 
                     
                     Rien ne peut rebuter le prince quand il sait avoir raison, et l’on retrouve la marque
            de cette volonté, en même temps que Tardent désir de servir sa patrie, jusque dans ces
            quelques lignes :
                     
                        Nous avons encore une grande conversation, le maréchal, de Salles et moi. Je garde la
              même ligne que les jours précédents, mais nous nous accommodons un peu, et cela va
              mieux. Le maréchal ouvrira de nouvelles routes du littoral à l’intérieur, et je
              prendrai part à cette 
opération, que je crois utile pour la
              colonie, et qu’il eût faite sans moi.
                        Mais je veux une position définie et je prendrai un commandement sous ses ordres. Je
              mets toute question d’amour-propre de côté ; un poste de caporal me serait bon, pour
              peu que je serve. 
                     
                     Voilà qui est hautement pensé et nettement parlé.
                     Un autre intérêt du livre est celui qu’offrent les noms qui s’y rencontrent, noms
            obscurs alors et à qui l’avenir réservait tant d’éclat. N’est-ce pas, par exemple, de
            celui qui devait faire le Paris grandiose d’aujourd’hui qu’il s’agit ici ?
                     
                        … Dans la supposition d’une marche sur Bougie, le sous-intendant, M. Haussmann (père
              du sous-préfet de Nérac), déploie la plus grande activité. 
                     
                     Voici un autre nom que je trouve sous la plume du prince écrivant au maréchal :
                     
                        La mission pour laquelle, monsieur le maréchal, vous avez bien voulu mettre
              M. de Morny à ma disposition est terminée. Je dois, en vous renouvelant mes
              remerciements d’avoir détaché sur ma demande ce jeune officier de son régiment, vous
              dire que j’ai été on ne peut plus satisfait de ses services pendant l’expédition de
              Mascara. Je sais qu’il est porté sur le tableau d’avancement et j’espère que cette
              campagne ajoutera de nouveaux titres à votre bienveillance. Je vous le recommande et
              vous serai obligé de ce qu’en toute occasion vous voudrez bien faire pour lui. 
                     
                     
Encore un nom, celui d’Eugène Cavaignac, qui devait ajouter
            à la gloire de ses campagnes d’Afriques celle de réprimer une des insurrections les plus
            formidables que la France ait vues :
                     
                        La poste d’hier, mon cher maréchal, nous ayant apporté la triste nouvelle de la mort
              de M. de Montredon, chef du 2e bataillon d’Afrique, et ce corps
              étant désigné par vous pour faire partie de la division que j’espère bientôt
              commander, je me suis cru autorisé à demander au ministre de la guerre de le confier
              au commandant Cavaignac. L’estime particulière que m’a inspirée cet officier
              distingué, la confiance que j’ai dans son énergie et ses talents, me font attacher du
              prix au succès de mes sollicitations. Je connais depuis longtemps le commandant
              Cavaignac, et, si le ministre de la guerre m’accorde ma demande, j’accepte la
              responsabilité de ce choix, que j’ose me flatter de voir ratifié par votre
              approbation. 
                     
                     Je m’arrête à regret et je ferme ce livre rempli de tant d’éléments d’intérêt divers.
            Je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai écrit en septembre dernier. Le duc d’Orléans n’est
            plus à juger, mais la France doit le connaître intimement, et c’est dans ce livre plein
            de lui, encore chaud de sa vie, qu’elle le trouvera tout entier.
                  
                  
                     
                     La deuxième série des Souvenirs intimes de la Cour des Tuileries, par
              Mme Carette, née Bouvet, vient de paraître chez Ollendorff. Le
            récit s’arrête au jour où Mme Carette a vu partir l’Impératrice
            après nos désastres. Le récit de ces jours douloureux est écrit sans prétention, avec la
            simplicité de la vérité, et c’en est le grand charme. Il semble, par un étrange
            phénomène de perspective, que ces faits, qui n’ont que vingt ans, soient aussi loin de
            nous que ceux du siècle dernier, et l’esprit se surprend parfois à confondre, en les
            revoyant aux Tuileries, ces deux souveraines unies par de si cruelles catastrophes :
            Marie-Antoinette et l’Impératrice.
                     
Le livre de Mme Carette a cela de
            caractéristique que c’est du milieu des fêtes, des bals de la cour qu’elle écrit tout ce
            qu’elle a vu et entendu, et c’est dans le brouhaha d’une valse ou d’un cotillon qu’elle
            sait les nouvelles des mouvements de troupes, des préparatifs de guerre et des trahisons
            de la politique. Car, hélas ! tout le monde dansait alors ; l’Empereur avait beau
            demander l’augmentation numérique de nos soldats, M. Thiers déclarait à la tribune que
            c’était chose inutile, on repoussait la demande et on dansait encore !… Je cite au
            passage cette courte anecdote prise dans le temps où le roi Guillaume et M. de Bismarck
            vinrent visiter la France, on sait aujourd’hui pourquoi :
                     
                        À un grand bal donné à cette époque aux Tuileries, pendant le cotillon que je
              conduisais, la pensée malicieuse me vint d’offrir au comte de Bismarck, retiré dans un
              coin d’où il regardait les danses, un bouquet de roses qui devenait le signal d’un
              tour de valse. M. de Bismarck était alors l’objet de l’attention générale. Il accepta
              le bouquet et, se conformant à l’invitation que je lui adressais, il me fit valser le
              mieux du monde à travers le tourbillon des danseurs.
                        Ce petit incident, peu en rapport avec la gravité de M. le comte de Bismarck et avec
              le rôle qu’il jouait dans les affaires du monde, amusa beaucoup les souverains et les
              autres assistants, car on ne s’attendait guère à voir M. de Bismarck se mêler au
              groupe de la jeunesse.
                        En me reconduisant à ma place, il enleva un bouton 
de rose
              artificiel, qui ornait le revers de son habit et, me l’offrant :
                        — Daignez, Madame, me dit-il, le conserver en souvenir du dernier tour de valse que
              j’aurai fait dans ma vie, et que je n’oublierai pas. 
                     
                     Bien d’autres détails viennent ajouter à l’intérêt de ce livre qui est le complément
            nécessaire du premier.
                  
                  
                     
                     Un artiste éminent qui est aussi un écrivain de premier ordre, un homme à qui
            renseignement de l’art français doit une reconnaissance sans bornes, M. Eugène
            Guillaume, de l’Institut, vient de publier chez Perrin un livre que les artistes devront
            lire et relire. Il est intitulé : Études d’art antique et moderne et se
            compose d’une suite d’études écrites ou sur l’esthétique proprement dite ou sur certains
            événements d’art tels que la découverte d’un beau vestige de l’antiquité, un Salon ou un
            anniversaire glorieux.
                     Parmi les plus remarquables morceaux de ce livre, je signalerai une maîtresse étude
            faite à l’occasion du quatrième centenaire de Michel-Ange et 
intitulée Michel-Ange, sculpteur. C’est avec un rare esprit de justice,
            sans engouement ni parti pris, ce qui est la marque du respect dû aux maîtres, que M. E.
            Guillaume parle de Michel-Ange ; il le suit dans sa vie œuvre par œuvre, victoire par
            victoire, et, sans diminuer son étude par des détails, explique ses chefs-d’œuvre par
            des sortes de monographies. Qui de nous n’a admiré au moins par des reproductions la
            magnifique Déposition de Croix ? Dans quelles conditions fut conçu cet
            éternel chef-d’œuvre, M. Guillaume nous le dit :
                     
                        Cependant, de même que Dante monte toujours dans les régions du Purgatoire, de même
              Michel-Ange, arrivé aux plus rudes pentes de la vie, aux dernières, s’élève à Dieu
              soutenu par l’amour. Mais, pour atteindre à la cime, il lui fallait aussi un guide. Il
              le rencontra dans une femme dont l’Italie admirait les talents, les vertus et la
              beauté. Il connut Vittoria Colonna et il l’aima ; mais il l’aima comme aimèrent les
              grands Poètes de son pays, d’un amour épuré. Il entreprit pour elle un Crucifix, une
              Déposition de croix. Il lui dédia des vers dans lesquels, passant de la contemplation
              des perfections sensibles de celle qu’il vénérait à la conception des beautés
              invisibles, il devint l’ami de Celui qui est l’auteur de toute beauté et de toute
              perfection. Mais, par le privilège de son génie, il exalta en même temps l’objet de
              son amour, et plaça Vittoria à côté de Béatrix et de Laure.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        La mort de Vittoria Colonna, arrivée au commencement de 1547, plongea Michel-Ange
              dans la plus grande affliction. Bien qu’il eût été la même année nommé architecte de
              Saint-Pierre, qu’il fût occupé de l’achèvement de la 
chapelle Pauline et qu’il retournât toujours au tombeau de Jules II, il ne pouvait
              se détacher cependant d’un souvenir que son âge avancé rendait plus douloureux.
              Michel-Ange avait soixante-douze ans. Son âme assombrie s’habituait à l’idée de la
              mort, et il faisait entendre dans ses poésies des cris de pénitence et des appels à la
              miséricorde divine. Lui, le grand sculpteur des sépultures, il commença à s’occuper de
              son propre tombeau ; car on dit que telle était la destination de la Déposition
                de Croix qui, restée à l’état d’ébauche, brisée par lui dans un moment de
              découragement, et restaurée plus tard par Tiberio Calcagni et Francesco Bandini, est
              placée aujourd’hui derrière le maître-autel de Sainte-Marie-des-Fleurs.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Nous avons passé longtemps à examiner ce groupe sublime, à en sonder le détail et
              l’expression. Dans la pénombre où il est placé, l’œil le scrute et s’en repaît avec
              une avidité insatiable. La lueur incertaine qui vient de fenêtres éloignées, la
              lumière qui change selon les heures du jour et les brusques alternatives d’ombre et de
              clarté, produites par les nuages qui traversent le ciel ajoutent leurs effets
              inattendus à ce que l’ébauche a de saintement poétique et à ce qu’elle inspire de
              mélancolie. L’effort du grand artiste, son effort suprême marqué dans cet ouvrage
              inachevé et qu’il avait mis en pièces semble témoigner comme d’une défaite de son
              génie aux prises avec l’idéal. On sent, en présence de cette sorte d’apparition, que
              son âme habitait un monde invisible, et son désespoir nous dévoile les incurables
              tristesses qui chez l’homme moderne se mêlent à l’amour de la beauté. 
                     
                     Je m’arrête et je renvoie le lecteur à ce livre, véritable monument élevé à
            l’impérissable beauté que l’art a mission de représenter sur la terre.
                  
                  
                     
                     Je lui cède la parole en divisant par des titres, différentes parties de ce livre d’un
            si haut intérêt.
                     Nous n’avons pas à insister sur l’intérêt exceptionnel de cette publication ; nous en
            détachons pour nos lecteurs des fragments dont la valeur nous dispense de toute
            appréciation. Homme de devoir et de conscience, celui qu’on appelait le Grand Baron
            s’est peint lui-même en racontant les événements de son temps et, sans avoir à la
            justifier, a raconté par le détail toute sa carrière administrative.
                     Le baron Hausmann est, sans contredit, une des grandes figures, tranchons le mot, un
            des grands hommes de notre temps, et son nom seul 
expliquerait le succès qui va accueillir la publication de ses Mémoires.
                     
                        Ce ne sont pas, à proprement parler, des mémoires, c’est-à-dire des notes recueillies
              jour par jour, chemin faisant, au cours de ma vie publique, et résumées dans un ordre
              méthodique et sous une forme étudiée,
                        Non ! ce sont des souvenirs évoqués à distance, après une longue retraite, favorable
              à la réflexion et à l’impartialité ; dans la dernière période d’une existence toujours
              laborieuse, agitée, tourmentée, à laquelle n’ont pas manqué, sans doute, de grandes,
              de nobles, et j’ose ajouter : de légitimes satisfactions ; mais qui fut remplie
              surtout de rudes épreuves, de cruelles désillusions et de petites misères.
                        Une chronique, écrite au courant de la plume, le soir même de chaque fait notable ;
              au milieu d’événements politiques et de circonstances diverses la marquant de leur
              empreinte, serait assurément une histoire bien plus « vécue » de cette grande et
              difficile œuvre : la transformation de Paris, dont je fus l’instrument dévoué, de 1853
              à 1870, et reste l’éditeur responsable, dans un pays où l’on personnifie toutes
              choses.
                        Mais la postérité, s’il m’est permis d’employer un tel mot, a commencé pour cette
              entreprise sans exemple. J’en sais mieux juger moi-même aujourd’hui les vraies
              proportions, les féconds résultats, et aussi les imperfections, souvent
              inévitables.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        J’étais un impérialiste de naissance et de conviction.
                        Démocrate et très libéral, mais non moins autoritaire, j’avais, et j’ai toujours,
              l’intime et profond sentiment qu’en France la seule forme pratique de la démocratie
              est l’empire.
                        Notre pays, le plus « un » du monde entier, a besoin 
d’un
              gouvernement qui le soit. Il faut qu’une seule main, ferme au dedans, afin d’avoir le
              droit de l’être au dehors, dirige les affaires. Les intérêts qui s’y meuvent, exigent
              la stabilité du pouvoir exécutif dans son expression suprême : l’hérédité ; mais, sous
              la réserve des droits inaliénables, imprescriptibles, de « la Souveraineté du
              Peuple », dont la Constitution, directement émanée d’un acte de sa volonté, doit
              consacrer formellement l’exercice. Il convient, de plus, pour la dignité même de la
              nation, que le titre porté par son représentant, par « son délégué », le mette de pair
              avec les plus grands Monarques.
                        Telles furent, de tout temps, et telles sont encore mes croyances. Je ne prétends les
              imposer à personne : ce serait, de me part, une inconséquence très choquante. On m’a
              toujours vu soumis, au contraire, et je me soumettrai, jusqu’à la fin, à toutes les
              formes de gouvernement légitimées par le vote du pays.
                        Mais, je le confesse, j’ai l’horreur du régime parlementaire, qui met le gouvernement
              dans une assemblée mobile, imposant au choix d’un chef d’État nominal des ministres
              sans cesse renouvelés ; agitée par la compétition de partis se disputant le pouvoir,
              afin d’en distribuer les faveurs, sinon l’exploitation, entre leurs affidés, au lieu
              de se montrer animée de la noble ambition de servir utilement la Patrie, sans autre
              intérêt que le développement de sa grandeur et de sa puissance.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        J’ai parlé des absents, et je continuerai de le faire, avec plus de réserve que s’ils
              se trouvaient là pour me rectifier ou me contredire. Du reste, la modération devient
              une vertu facile à l’âge où la vie n’est plus « qu’une force qui s’achève, une ardeur
              qui s’éteint ».
                        Peut-être, paraîtrai-je user d’une indulgence encore plus marquée pour moi-même ;
              peut-être, dans la longue série 
de monologues dont se
              compose tout livre, ai-je fait quelquefois, avec assez de résignation, la confession
              des autres, et moins volontiers la mienne, relevant surtout ce qui peut justifier mes
              actes, et plaidant les circonstances atténuantes des erreurs dont je ne saurais
              disconvenir. Mais après un sincère appel à ma conscience, je garde la profonde
              conviction de n’avoir, dans ces Mémoires, ni jamais de ma vie, fait grief sciemment à
              personne ou cédé à des sentiments dont je doive rougir.
                        Je m’accuse d’un tort sérieux, mais au regard des miens et de moi-même : c’est
              d’avoir eu trop de foi dans la solidité des assises du régime impérial, et, par suite
              un trop médiocre souci de nos intérêts d’avenir.
                        Je suis resté fidèle à mes amis, dans la mauvaise fortune plus encore que dans la
              prospérité. J’ai tenu loyalement, jusqu’au bout, les serments prêtés aux souverains
              que je servis, de 1831 à 1848 ; de 1853 à 1870. Je garde un respectueux souvenir de la
              bienveillance du roi Louis-Philippe ; de la cordiale protection du si regrettable duc
              d’Orléans, son fils, mon ancien condisciple ; et l’éternelle reconnaissance que je
              dois à l’Empereur, pour toutes ses bontés, pour sa confiance persévérante, pour son
              affectueuse estime. Mon entier dévouement aux grands intérêts publics dont je reçus
              charge ne fait doute pour personne. J’attends donc, en paix, la fin de mon existence
              terrestre.
                        Que la mort me frappe debout, ainsi que tant d’hommes de la forte génération à
              laquelle j’appartiens, c’est ma seule ambition désormais. Je sortirai, dans tous les
              cas, de ce monde, sinon la tête haute, comme jadis, de ma vie publique, du moins, le
              cœur ferme, et, quant aux choses du ciel, plein d’espérance en la miséricordieuse
              justice du Très-Haut !
                        Cestas, septembre 1889.
                        
……………………………………………………………………………………………
                        
                           Mon enfance.
                        Quand j’étais bambin, mon grand-père le général, me conduisit pour voir le Prince, à
              Trianon. Avant son audience, nous nous promenions dans une allée du parc. L’Empereur y
              déboucha subitement. Il donnait le bras à son aide de camp, la tête inclinée, l’air
              soucieux. Nous nous rangeâmes vite contre la charmille, et, prenait la position du
              soldat sans arme, je fis le salut militaire, en criant : « Vive l’Empereur ! » Le
              souverain, surpris, s’arrêta, demandant avec sévérité : — « Quel est cet enfant,
              général ? » — « Sire, c’est mon petit-fils, un futur soldat du roi de Rome. Il attend,
              avec moi, d’être reçu par le vice-roi d’Italie, son parrain. » — L’empereur se
              déridant alors, dit : — « Ah ! bien. » — Puis, il me regarda fixement quelques
              secondes, pendant que je me tenais droit, les yeux attachés sur lui ; la main droite
              vissée à mon shako ; la gauche, à la couture de ma culotte ; car j’étais en costume de
              hussard du régiment de mon oncle (le 6e), et mon grand-père, en
              uniforme, bien entendu : — Comment ! » reprit-il, « tu veux déjà, mon petit homme,
              entrer dans l’armée ? » — « Je veux, d’abord, entrer dans les pages de l’Empereur ! »
              répondis-je, sans me douter de mon audace : je répétais ce que j’avais entendu bien
              souvent de mon grand-père lui-même, qui restait là, suffoqué. Sa Majesté sourit, et,
              me prenant le menton, daigna me dire : — « Tu n’as pas choisi la plus mauvaise porte.
              Eh bien ! soit, mon garçon, dépêche-toi de grandir et de savoir monter à cheval, pour
              prendre ton service. » — « Vive l’Empereur ! » répétai-je, comme il 
reprenait sa promenade. Mon grand-père, tout à fait revenu de sa
              stupeur, conta la chose au prince Eugène, qu’elle amusa : — « C’est parfait »,
              répondit son Altesse Impériale ; « je vois avec plaisir que mon filleul ne
              s’embrouillera pas dans les feux de file ! »
                        
                           Invasion étrangère.
                        Depuis ce jour mémorable, je jouais au soldat plus que jamais, et je commençais à
              chevaucher dans mes récréations, quand nos désastres militaires, commencés en Russie,
              que paraissaient avoir réparés les victoires de Lützen et de Bautzen, s’aggravant tout
              à coup, au lendemain de la bataille de Leipsick, amenèrent l’invasion de la France en
              1814.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Lorsque je me reporte à cette époque terrible, et que j’en évoque les souvenirs,
              toujours vivants en moi, comme s’ils dataient seulement d’hier, je comprends et
              j’excuse, parce que j’en fus moi-même remué jusqu’au plus profond de mon être, le
              sentiment patriotique sous l’impulsion duquel, en 1870, la France entière se leva pour
              venger son double affront de 1814 et de 1815, et se précipita dans la guerre néfaste
              provoquée si légèrement par un ministère inconscient des périls de cette aventureuse
              entreprise, qui devait aggraver, par une perte de territoire nous frappant, cette
              fois, en deçà de nos anciennes limites, la première humiliation de notre malheureux
              pays, dont j’avais été le témoin dans mon enfance. Mais, ce que je considère comme
              impardonnable, c’est que des hommes, portés au pouvoir, imposés au souverain par la
              fallacieuse popularité de leur chef, n’aient pas reculé devant la responsabilité
              d’actes entraînant, d’une manière fatale, ce pays, mal préparé pour la soutenir à
              l’improviste, 
dans les hasards d’une lutte suprême avec des
              adversaires complètement prêts à l’engager, comme le savait bien l’Empereur, dont les
              appréhensions auraient dû servir d’avertissements à des ministres, ne relevant plus de
              lui seul, depuis l’altération de la Constitution de 1852.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        
                           L’Empire et les Paysans.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        Le 19 novembre 1848, la nouvelle Constitution était lue en grande pompe à Bordeaux,
              sur la place des Quinconces, par le maire, M. le Curé, du haut d’une estrade où
              siégeaient le préfet et toutes les autorités.
                        Le Te Deum fut chanté par l’archevêque et son clergé ; une salve de
              101 coups de canon tirée ; puis on passa la revue de la garde nationale et de la
              garnison.
                        Pour me dispenser de figurer sur l’estrade officielle, en cette circonstance, je
              commandais ma compagnie. On eût dit que je prévoyais devoir, moins de cinq ans après,
              sur la même place et du même point, avec une pompe encore plus grande et aux cris
              enthousiastes de la population, qui manquaient alors, proclamer une Constitution tout
              autre et le rétablissement de l’Empire.
                        Cependant, le comité de la Société du Libre-Échange ne perdait pas son temps.
              Comprenant l’impossibilité de diriger sur une autre candidature réactionnaire le
              courant de l’opinion, ce Comité, composé de royalistes bien plus que d’impérialistes,
              très rare, encore dans les classes élevées, soutenait résolument celle du Prince.
                        Sur sa demande, j’allai faire une tournée d’exploration dans l’arrondissement de
              Blaye, d’où je rapportai d’excellentes nouvelles. Je ne saurais mieux rendre les
              dispositions des campagnes qu’en racontant ce que j’entendis à 
Prignac-Cazelles, la première commune de l’arrondissement où je
              m’arrêtai, sur le chemin de Saint-André-de-Cubzac à Bourg.
                        Je faisais route de conserve avec un gentilhomme des environs de Barsac, membre du
              conseil général, autrefois orléaniste, désormais partisan du général Cavaignac. Il
              allait visiter une de ses propriétés sise à Prignac. Quand il me proposa de déjeuner
              avec lui, d’une omelette de la femme de son « paysan », — c’est la qualification
              donnée aux régisseurs de bas étage, — et de goûter son vin, j’acceptai. Pendant le
              repas, mon hôte dit en patois à cet homme, occupé de nous servir : « Eh bien ! Janille
              (diminutif de Jean), nous allons donc avoir encore une élection. Que fera-t-on par
              ici ? » — « Mon Dieu, Monsieur », répondit l’autre, toujours en patois, l’enfant à la
              mamelle en sait tout autant que moi sur ces choses-là. Mais nous avons voté, cette
              année, pour des Messieurs absolument inconnus dans le pays, qu’on nous assurait être
              des bons. Les uns nous approuvent ; les autres nous donnent tort. Nous ne savons qui
              croire. Cette fois, nous voudrions voter pour un nom connu. » — « Eh bien ! mon ami,
              prenez le général Cavaignac ! » — « Oh ! Monsieur, ce n’est pas un bon nom dans ce
              pays. »
                        Pour comprendre cette réponse, il faut connaître les souvenirs terribles laissés par
              le père du général Cavaignac dans la Gironde, à la suite de la mission qu’il y remplit
              sous la Terreur. Son nom est une menace. — « Qué m’en bao te bailla à
                Cabagnac ! (Je m’en vais te donner à Cavaignac !) » disaient les mères aux
              enfants pas sages. J’ai même souvent entendu de vieilles femmes luttant avec leurs
              mulets ou ânes rétifs, qu’elles chargeaient de coups pour les faire marcher, crier :
                « Hi ! doun, Cabagnac ! »
                        Interloqué par la réponse de son « paysan », mon compagnon reprit : — « Mais
              alors !… » — « Jou, moussu, a queste coq, bouli bouta per l’Emperur
              (Moi, Monsieur, ce 
coup-ci, je veux voter pour
              l’Empereur ! » — « Mais mon ami, l’Empereur est mort. » — « Cresi
                moussu ? (Croyez-vous, Monsieur ?) répliqua le paysan d’un air de naïveté
              finaude. Eh be ! qué bouli bouta per soun goujat ! (Eh bien ! je
              voterai pour son fils). » — « Mais son fils est mort aussi. » — « Soun
                doun tous morts ! A pas degun may ? (Ils sont donc tous morts ? N’en
              existe-t-il plus aucun ?) » Cette fois le paysan souriait malignement. — « Oh ! nous
              avons bien le neveu ; mais… » — Et alors le maître raconta Strasbourg, Boulogne, etc.,
              etc. Quand il sut fini, le paysan, qui l’avait écouté sans broncher, avec le plus
              grand respect, répondit : — « Ta bé, moussu, qué bouli bouta per
              el ! (Tout de même, Monsieur, je veux voter pour lui !) »
                        Napoléon était un nom connu. Lamartine, je l’ai prouvé, ne l’était pas assez. Quant à
              Cavaignac, il l’était beaucoup trop !
                        En quittant mon hôte, je lui dis : — « Puisque vous vous dites son chef, croyez-moi ;
              suivez, cette fois, votre paysan de peur qu’il ne s’habitue à marcher sans vous. »
                        À Bordeaux, cependant, je crois bien me rappeler que le même personnage, dans la
              réunion de la salle Franklin, présidée par M. Duffour-Dubergier, appuya d’un long
              discours la candidature du général Cavaignac. — Le membre de l’assemblée qui demanda
              la parole après lui se contenta de dire — « J’ai l’honneur de proposer la candidature
              de Son Altesse Impériale le prince Louis-Napoléon ! » — Une immense acclamation suivit
              ces paroles, et la proposition, mise aux voix par le président, fut adoptée à la
              presque unanimité.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        
                           Après le 10 décembre 1848.
                        Quand je rapproche de cette première victoire les 7 439 216 suffrages sur 8 080 053
              qui ratifiant le coup 
d’État du 2 Décembre 1851, lui
              déléguèrent le droit appartenant au peuple, au vrai souverain de donner une
              Constitution à la France ; quand je me rappelle cette entrée splendide à Bordeaux, en
              octobre 1852, au terme du voyage triomphal où fut fait l’Empire, consacré quelques
              mois après par un nouveau plébiscite réunissant 7 824 189 suffrages sur 8 077 334, je
              me figure que l’empereur Napoléon, dès avant son avènement au trône, avait épuisé
              toutes les jouissances personnelles dont l’exercice du pouvoir suprême peut être la
              source et les satisfactions d’une immense, d’une incomparable popularité !
                        Mais son âme nourrissait des ambitions plus hautes : — celle des grandes choses, des
              œuvres utiles, durables, qui marquent dans la mémoire des peuples, dans l’histoire des
              pays civilisés ; — celle du bien-être général, assuré par la liberté du travail, du
              commerce et de l’industrie dans le monde entier ; — celle d’une France puissante et
              prospère entre toutes les nations, par les travaux fructueux de la paix !
                        Car, cet héritier du plus grand capitaine des temps modernes rêvait d’être Napoléon
              le Pacifique !…
                        Dans ses impénétrables desseins, Dieu ne l’a pas permis.
                        ……………………………………………………………………………………………
                        
                           Rencontre avec le Prince-Président.
                        Le Prince, ayant accepté l’hospitalité de l’archevêque de Sens, descendit, la veille
              au soir, dans cette ville, dotée, depuis le mois d’octobre, d’une administration sûre
              et vigilante. La réception à la gare, le trajet de la station à l’antique cité, qui
              s’en trouve quelque peu distante, et l’arrivée au palais archiépiscopal s’accomplirent
              avec toute la solennité possible, au milieu des flots pressés d’une population
              enthousiaste.
                        
L’escorte se composait d’un escadron de dragons, venu de
              Joigny sans encombre, et le service d’honneur d’un bataillon de chasseurs, envoyé le
              matin de Paris, sous les ordres d’un général de l’avenir, le commandant Bocher, le
              plus jeune des frères de Gabriel Bocher, mon ancien et très excellent camarade de
              collège. La gendarmerie, dont le Prince n’aimait pas à se voir entouré, ne reçut
              qu’une mission d’ordre à remplir, cette fois.
                        Le lendemain, 1er juin (un dimanche), après avoir assisté, dans
              la cathédrale, à la grand-messe, célébrée par l’archevêque, et passé la revue des
              bataillons cantonaux de l’arrondissement qui faisaient retentir l’air de frénétiques
              acclamations, répétées par des masses de campagnards accourus de toutes les communes
              environnantes, le Prince quitta la station de Sens, littéralement assourdi par les
              cris de : « Vive l’Empereur ! »
                         
                        En route, à demi couché sur un divan, au fond de son wagon-salon, les yeux clos, il
              semblait sommeiller, tandis que les personnages officiels qui l’accompagnaient dans ce
              voyage, presque tous partis, le matin même, de Paris, afin de le rejoindre à Sens, et
              arrivés juste à temps pour assister aux manifestations bruyantes dont je viens de
              rendre compte, s’entretenaient de la situation politique, de l’hostilité croissante de
              la réunion de la rue de Poitiers, du pétitionnement pour la prorogation des pouvoirs
              du Président, qui prenait de notables proportions, etc. Naturellement, je fus
              interpellé, par eux, au sujet des sentiments de mes administrés. — « Ce qu’ils
              veulent ? » répondis-je en souriant, « ils vous le font entendre clairement. C’est ce
              qu’ils ont cru voter implicitement le 10 décembre ; c’est ce que signifie, pour eux,
              la prorogation des pouvoirs. Ils s’étonnent seulement d’avoir besoin de toute cette
              procédure de pétitions pour arriver au but réel de leurs vœux, et c’est pour cela
              qu’ils profitent de chaque 
circonstance favorable, afin de
              les proclamer bien haut, trop haut même, au gré des oreilles délicates. »
                        Ma réponse fut suivie d’un silence, rompu bientôt par M. Frémy, représentant de
              l’Yonne, invité du voyage. — « Et leur préfet », me dit-il sur le ton de la
              plaisanterie, « connaît-il un moyen plus expédient ? » — « Oh ! » répliquai-je sur le
              même ton, « leur préfet n’est pas un homme politique ; c’est un homme d’action, qui,
              depuis deux ans et demi, pratique l’administration militante, à laquelle son passé ne
              l’avait guère préparé : mais qui s’y est tellement bien fait la main, qu’il a pour
              système d’aller droit aux obstacles, au lieu de les tourner en saluant ; et de prendre
              les taureaux par les cornes. Or, cela n’est pas un procédé parlementaire !… — « En
              effet », observa mon compère ; « mais il a du bon. » — « Tenez », continuai-je, en
              affectant de restreindre la conversation entre nous deux, comme aussi d’être de moins
              en moins sérieux, « je rêvais dernièrement que j’assistais à la représentation d’un
              intéressant spectacle. — Premier acte : le gouvernement prescrivait à ses préfets de
              dresser une liste discrète, mais bien comprise, des hommes dangereux de leurs
              départements respectifs : fauteurs habituels de désordre ; correspondants et agents
              principaux des comités-directeurs de Paris, et de les expédier rapidement, le jour
              dit, vers des ports d’où quelques vaisseaux, mis sous vapeur d’avance, devait les
              transporter à Nouka-Hiva, pour y fonder une République modèle, démocratique, sociale,
              et le reste, selon leur cœur. — Deuxième acte : le gouvernement, après entier
              accomplissement du premier, annonçait à l’Assemblée législative la grande mesure de
              salut public dont il venait de prendre l’initiative courageuse. L’Assemblée se
              divisait, comme toujours, en deux groupes : celui de l’approbation chaleureuse, et
              celui du blâme indigné. Mais, cette fois, à l’issue de la séance, on faisait prendre
                
aux membres du second, non pas la même route, mais le
              chemin de séjours propices aux réflexions salutaires. — Troisième acte : appel à la
              nation, qui répondait, sur la question posée, ce que nous venons d’entendre à Sens ;
              ce que nous allons entendre encore davantage, si possible, à Tonnerre. »
                        Le Deux-Décembre vit s’accomplir le deuxième et le troisième acte de mon prétendu
              rêve. Le premier ne se réalisa que dans les premiers mois de 1852, sous le contrôle
              modérateur des Commissions mixtes.
                        M. Dupin, le président de l’Assemblée, à côté duquel j’étais assis dans le
              wagon-salon du Prince, comme je le fus, bien plus tard, dans le Sénat de l’Empire, au
              banc des Grands-Croix, grommela tout à coup, de son air bourru : « Mais il y a loin du
              rêve à la réalité ! » — « Monsieur le président », dis-je en me tournant vers lui,
              « j’ai vu des réalités qui dépassaient tous les rêves ; témoin, le
              Dix-Décembre ! »
                        Les yeux du Prince, qui s’étaient ouverts, pour se fixer sur moi, dès le début de cet
              entretien, dont aucune circonstance ne s’est effacé de ma mémoire, eurent un fugitif
              sourire, quand je parlai de la direction à donner aux gêneurs de l’Assemblée
              législative ; puis une lueur, subitement réprimée, au mot d’appel à la nation : ils se
              refermèrent aussitôt après, pour rentrer dans leur apparente somnolence. Je feignis de
              n’en rien voir ; mais, dès cet instant, je savais, à n’en plus douter, qu’elle devait
              être la solution du conflit qui préoccupait tout le monde….
                        
                           Le Deux-Décembre.
                        C’était un lundi, jour de réception ouverte à l’Élysée. Je m’y présentai, le soir,
              tard, sans penser à mal, pour saluer et remercier le Prince. Les groupes d’hommes
              politiques, bien connus, que je traversai, dans le premier 
salon, où je reçus les compliments de nombre de personnes, me parurent occupés
              surtout de l’élection d’un représentant à Paris (M. Devinck) qui venait d’avoir lieu.
              — Le Prince Président était au milieu du second salon, modérément entouré. — Dès qu’il
              m’aperçût, faisant vers moi quelques pas, d’un air visiblement satisfait : — « Madame
              Haussmann », me dit-il en souriant, « est-elle très contrariée de retourner à
              Bordeaux ? » — « Bien loin de là, monseigneur », répondis-je, « elle en est ravie, et,
              pour ma part, j’en suis d’autant plus heureux que je ne m’attendais pas le moins du
              monde à cela. » — « Je ne puis pas », reprit-il, « vous dire ici maintenant pourquoi
              je vous y envoie ; mais je désire que vous vous y rendiez immédiatement. Allez, demain
              matin, de très bonne heure, d’aussi bonne heure que possible, trouver le ministre de
              l’intérieur, pour prendre vos instructions, et partez de suite. »
                        Comme je le regardais, sans oser exprimer l’étonnement que me causait cet ordre aussi
              précis qu’inattendu : — « Allez même avant le jour chez le ministre » continua le
              Prince à mi-voix : « ce sera mieux encore. » — Et il me serra la main de la façon que
              je connaissais bien : celle des grandes circonstances !
                        Je commençais à comprendre. Il s’agissait de choses graves ; mais, desquelles ?
                        Revenu dans le premier salon, j’allai droit à M. de Royer, procureur général près la
              Cour d’appel de Paris, que j’avais déjà salué, pour lui demander si M. de Thorigny,
              son ancien premier avocat général, devenu mon ministre de l’intérieur, par je ne sais
              encore quelle aventure, et que, depuis un mois, je n’avais pas eu l’occasion de
              connaître, était parmi les visiteurs du Prince. — « Oui », me répondit-il, « le voilà
              près de la cheminée. » — « Me feriez-vous l’honneur de me présenter à lui ? » — « Très
              volontiers. »
                        
Aussitôt dit, aussitôt fait.
                        M. de Thorigny, me supposant l’intention de le remercier, me dit : — « C’est au
              Prince même que vous devez votre nouveau poste. Dans un projet de mouvement, laissé
              par mon prédécesseur, vous deviez aller à Lyon. Mais, le Prince a jugé que vous lui
              rendriez de meilleurs services à Bordeaux. — Son Altesse Impériale a daigné me
              l’expliquer elle-même, et m’a bien recommandé d’aller, demain matin, de très bonne
              heure, prendre les instructions spéciales que vous avez à me donner, afin de pouvoir
              partir sans retard. » — « Mais je n’en ai aucune ! » s’écria le malheureux ministre.
              — Je vis, à sa stupéfaction, qu’il n’était pas dans l’affaire. Mais alors, pourquoi le
              Prince m’adressait-il à lui ? — « Monsieur le ministre », dis-je en me retirant,
              « l’ordre du Prince est si formel, que je ne puis manquer d’y obéir. Son Altesse
              Impériale va, je le présume, vous faire connaître, dans un instant, de quelle mission
              urgente je devrai m’acquitter à Bordeaux. » — Et je le laissai bouche béante ! En
              sortant, je tombai sur M. Frémy, qui revenait de l’Opéra-Comique, où M. et Mme Léon Faucher passaient la soirée. Il m’offrit d’y retourner avec
              moi, parce que, disait-il, mon ancien chef désirait beaucoup m’entretenir. Je m’en
              excusai. À peine avais-je le temps d’aller me reposer quelques heures après avoir pris
              mes dispositions pour le lendemain matin.
                        Dès cinq heures, j’étais en voiture. De la rue Caumartin, où j’avais pris gîte, dans
              un hôtel quelconque, à la rue de Grenelle-Saint-Germain, où le ministère de
              l’intérieur était encore je croisai, notamment, sur la place de la Concorde, des corps
              de troupes en mouvement. L’agitation causée, la veille, par l’élection du chocolatier
              Devinck ne suffisait pas à m’expliquer ce déploiement de forces. Il faisait nuit
              noire. Rue de Grenelle, la grande porte du ministère était ouverte ; dans la cour,
              brillamment éclairée, 
stationnait un bataillon d’infanterie
              de piquet, l’arme au pied. — « Oh ! oh ! » pensai-je.
                        Je franchis le perron du milieu. Dans le vestibule, tous les huissiers, inquiets,
              effarés, s’empressèrent autour de moi : — « Ah ! monsieur Haussmann ! C’est vous ! »
              — J’étais un visage connu ! — « Vous venez pour parler au ministre ? » me demanda l’un
              deux, ancien valet de chambre de M. le comte Duchâtel. — « Précisément », répondis-je.
              — « Mais, auquel ? » — « Comment ! auquel ?… Vous pensez bien que ce n’est pas à celui
              de la marine. » — « Est-ce M. de Thorigny que vous désirez voir, ou M. le comte de
              Morny ?… » — Tout s’expliquait par ce nom inattendu.
                        Sans hésiter un instant : — « Annoncez-moi », dis-je, « à M. le comte de Morny. »
                        Les portes du cabinet du ministre s’ouvrirent, et M. de Morny, que je n’avais jamais
              vu précédemment, vint à moi, les mains tendues, me demandant avec la meilleure grâce
              et la plus grande tranquillité : — « Monsieur Haussmann, vous êtes avec nous ? »
              — « Je ne sais pas au juste ce dont il s’agit, monsieur le comte », répondis-je ;
              « mais j’appartiens au Prince : disposez de moi sans réserve. »
                        En aucun temps, M. de Morny n’oublia cette réponse, aussi nette que laconique. Ma
              visite était du reste, la première qu’il recevait.
                        Il m’expliqua, — sans me voir sourciller même, — le coup d’État résolu de suite après
              la réception de l’Élysée ; me fit lire la proclamation du Prince qu’on affichait dans
              Paris, et résuma les mesures déjà prises. Au moment où nous parlions, on avait dû
              s’assurer de la personne de chacun des membres les plus hostiles de l’Assemblée
              dissoute. — Je ne bronchai pas. — Enfin, il me dit ce qu’on attendait de moi dans la
              Gironde.
                        Le parlementarisme, que je n’aimais guère, comptait, 
comme
              je ne pouvais l’ignorer, de nombreux adhérents parmi les classes supérieures de
              Bordeaux. Le prince y craignait quelque manifestation imprudente, provoquée par les
              partis légitimiste et orléaniste, qui, sous l’administration de mon prédécesseur,
              avaient acquis une influence prépondérante dans presque tout le département, et contre
              lesquels on ne pouvait pas compter sur l’action énergique du général commandant
              supérieur d’Arbouville, neveu de M. le comte Molé. — C’est pourquoi le Prince ne
              s’était pas contenté de me donner, dans la circonstance présente, les pouvoirs
              exceptionnels qu’il allait conférer à tous les préfets : il m’avait investi, par
              décret spécial, d’un mandat presque illimité, avec la qualité de commissaire
               du gouvernement.
                        Je savais, du coup, ce dont il s’agissait. 
                     
                     Voilà de l’histoire clairement racontée. Les autres volumes dont le baron Haussmann m’a
            fait l’honneur de me confier les manuscrits ne sont pas moins intéressants, et j’espère,
            dans l’intérêt de la vérité historique, qu’il ne cédera pas à la tentation qu’il m’a
            manifestée, d’en faire disparaître certains faits qui touchent à de hautes
            personnalités. De telles réserves, qui semblent ne porter que sur des questions de
            détails, intéressent au contraire tout l’ensemble d’un pareil travail et une petite
            pierre est parfois aussi nécessaire qu’une grosse à la solidité d’un édifice.
                  
                  
                     
                     Alexandre Dumas vient de réunir en une première série, qui paraîtra chez Calmann-Lévy,
            une suite de lettres, de discours, de chroniques dont la plupart n’avaient pas encore
            été publiés. L’auteur a donné le titre de : Nouveaux entr’actes à ce
            livre pétri de bon sens, de philosophie et d’éloquence où je signalerai, avant tout
            autre, le chapitre relatif à la recherche de la paternité.
                     J’emprunte à une lettre exquise adressée à M. Paul Alexis quelques  que je
            recommande tout particulièrement aux critiques en général, mais surtout à ceux qui ont
            la manie de toujours comparer ceci à cela, celui-ci à celui-là.
                     
                        
Corneille et Racine, Rossini et Meyerbeer sont de grands
              esprits dans des formes différentes, Gluck est demeuré et Piccinnid a disparu. Moi qui suis un des
              Piccinni de l’avenir, je me permets avant ma disparition complète, de vous conseiller
              — dans les nombreuses études qui vous restent à faire — de renoncer à la comparaison
              entre les écrivains ou les artistes.
                        La vérité, à mon sens, la voici : certaines œuvres s’adressent à de certains
              tempéraments, à de certains milieux, à un certain âge. Les différences de tempérament,
              de milieu, d’âge font les différences d’opinions et aucun raisonnement n’y peut rien
              modifier. De là, la passion, pour ou contre, des lecteurs. Dans un groupe l’admiration
              la plus exaltée, dans un autre le dénigrement le plus hautain, et les discussions
              esthétiques et partiales qui s’ensuivent. « C’est un chef-d’œuvre ! — C’est une
              ordure ! » Question de disposition particulière, l’influence de monde, d’école, de
              journal, et, depuis quelque temps, de brasserie. Faisons aussi la part, dans ces
              appréciations, de l’intérêt, de l’ambition, de la misère, de l’envie, de l’orgueil, de
              l’ignorance, de l’amitié, des loups qui hurlent ou des moutons qui suivent.
              Qu’importe ! C’est la lutte. Le temps passe et justice se fait.
                        La Bruyère lui-même aura beau dire que le style de Molière n’est qu’un jargon, le
              style de Molière restera un éternel exemple et le style de La Bruyère aussi. Tous les
              grands critiques et Napoléon avec eux, je crois, auront beau dire que Manon
                Lescaut est un livre écrit pour les cuisinières, Manon
              restera tant qu’il y aura des hommes jeunes qui auront des passions et des jolies
              filles qui auront des besoins, ce qui semble devoir être éternel. Que vous vous
              serviez de la forme de Rabelais ou de Jean-Jacques, de Voltaire ou d’Hugo, de Marivaux
              ou de Balzac, de Lesagee ou de Scribe, de Bossuet ou de Béranger, de l’abbé Prévost ou de
              Renan, de Pascal ou de Zola, 
toutes les fois que vous aurez
              touché l’âme humaine au bon endroit, vous aurez fait une œuvre durable.
                        Vous pourrez écrire d’énormes volumes d’esthétique affirmant que tout
                ça est fini, que la seule vérité, la « vraie vérité », vient d’être enfin
              découverte par celui-ci ou celui-là, l’œuvre antérieure, si elle correspond par un
              point quelconque à un sentiment, à une émotion, à un idéal de l’homme ou de la femme,
              l’œuvre restera dans la mémoire, dans les habitudes, dans les préférences des
              générations successives.
                        La Harpe a dit que le Barbier de Séville était une immoralité
              dégoûtante, Geoffroy que le Mariage de Figaro était une farce ignoble
              pleine de coq-à-l’âne insipides. Mme de Sévigné a dit que Racine
              « passera comme le café », Lamartine a dit que La Fontaine n’est pas un poète ;
              Rosine, Figaro, Chérubin, en compagnie du Loup et de l’Agneau, de
                la Cigale et de la Fourmi, de Phèdre et
                d’Andromaque, sont partis pour l’immortalité et n’en reviendront pas.
              Quant au café qui a fait vivre Voltaire jusqu’à quatre-vingt-quatre ans — ou qui l’a
              tué avant quatre-vingt-dix — c’est à lui que les neuf dixièmes des habitants de
              l’Europe pensent en se réveillant, si frelaté que soit le lait dans lequel ils vont le
              prendre.
                        Ne vous fatiguez donc pas, mon cher enfant, à mâcher la besogne à la postérité et à
              retenir et à numéroter des places dans l’avenir pour vos contemporains grands et
              petits. Chacun se casera non pas selon ce qu’on aura dit de lui, mais selon ce qu’il
              aura fait, et, moins on se sera occupé des œuvres des autres, plus on aura de chances
              d’être en bon lieu, ayant eu plus de temps pour s’occuper de son œuvre à soi.
                        Ne vous payez pas de vieux mots. Il n’y a pas de classification, il n’y a pas
              d’étiquettes en art ; en un mot, il n’y a pas d’école, ancienne ou nouvelle ; il y a
              dans tous les 
temps, ce qui émeut, ce qui charme, ce qui
              console, ce qui rend meilleur, ce qui vit, ce qui est beau et bon. 
                     
                     Plus loin, je lis une phrase dans laquelle Dumas, parlant de la Princesse de
              Bagdad, dit que cette pièce fut sifflée à sa première représentation. Malgré
            soi, en pensant à cet acte de grossièreté provinciale d’autrefois, on ne peut s’empêcher
            de se demander à quelle hauteur de l’échelle de l’intelligence humaine pouvaient se
            trouver ces singuliers juges par rapport à Alexandre Dumas.
                     Heureusement que tout cela passe, et que les gens de talent regardent passer et
            continuent leur chemin. C’est ce dédain qui nous a valu les autres belles œuvres
            d’Alexandre Dumas.
                  
                  
                     
                     M. Edmond de Goncourt, qui a le génie des recherches et des reconstitutions, vient de
            faire revivre en un volume une artiste célèbre assez défigurée par les libelles et ses
            mémoires mêmes. Il s’agit de Mademoiselle Clairon, que l’érudit écrivain
            nous fait connaître d’après ses correspondances et les rapports de police du temps. Rien
            de plus curieux, de moins édifiant aussi que cette carrière d’artiste
            commencée sitôt et finie de si bonne heure. On ne connaît guère la Clairon que d’après les magnifiques gravures, bustes et portraits peints ; quant
            à sa vie intime, on ne la sait que par Frétillon et ce qu’on a écrit
            sur Mlle Cronel ; presque autant de diffamations,
            car les libelles, 
les petites revues de chantage existaient
            déjà alors, sous d’autres titres.
                     Sans faire une sainte de la Clairon, M. Ed. de Goncourt n’a voulu nous montrer de ses
            désordres que ce qui était indiscutable, et cela par des documents vérifiés. C’est une
            véritable joie pour les curieux du dix-huitième siècle de feuilleter ce livre qui nous
            jette en plein dans le vivant de ce monde disparu. En suivant cette femme galante, cette
            incomparable artiste, depuis le jour où elle apprend à danser en regardant chez le
            voisin jusqu’au moment de sa mort, on est comme l’hôte de toutes les sociétés depuis
            Louis XV, Louis XVI, la Révolution et le commencement de l’Empire.
                     Les dernières années de la vie de la Clairon sont attristantes et je laisse à
            M. de Goncourt le soin de conclure :
                     
                        Une vieillesse au fond peu sympathique que celle de Clairon. Une vieillesse aux
              ardeurs mal calmées, aux ressentiments non apaisés, et sans amollissement du cœur et
              sans charité de l’âme. C’est chez elle un hautain stoïcisme, et toujours et toujours
              des sentiments cornéliens, et jamais rien d’humain. La vieille tragédienne, en sa
              maison d’Issy, m’apparaît comme Athalie à Sainte-Périne. Non jamais, chez Mlle Clairon, un joli regret du passé, une de ces souriantes
              mélancolies de vieille pécheresse à la Sophie Arnould, non jamais une légère et
              spiritualisante moquerie de la douleur de son corps, mais des plaintes s’élevant de sa
              solitude, avec quelque chose de l’exaspération concentrée d’un Philoctète, penché, en
              son île de Lemnos, sur la plaie et la laideur de sa blessure. 
                     
                     
L’espace me manque pour citer une lettre exquise dans
            laquelle Mlle Clairon raconte ses impressions le jour où elle a
            constaté sa première ride ; c’est un bijou de sincérité et de coquetterie féminines.
            (Chez Charpentier.)
                  
                  
                     
                     Sous ce titre : Impressions de théâtre, M. Jules Lemaître, l’éminent
            critique, l’auteur de cette curieuse étude qui s’appelle le Député Leveau
            vient de publier chez Lecène et Oudin la cinquième série de ses Impressions de
              théâtre ; ce volume contient des chapitres de haut intérêt consacrés à Ibsen,
            Ostrowski, Pisemsky, Marlowe, Corneille, Florian, E. Augier, Dumas fils, Anatole France,
            etc., etc. Comme exemple de l’intérêt de ces études, je cite ces deux pages qui nous
            donnent un double régal, un peu de la critique de M. J. Lemaître et de la prose
            d’Alexandre Dumas. M. Lemaître termine son article en disant :
                     
                        Le cas de l’Étrangère est différent. L’accord complet est 
ici indispensable entre le spectateur et le dramaturge. Pour goûter
              entièrement cette comédie, il faut de toute nécessité en considérer tous les
              personnages du même œil et avec les mêmes sentiments que M. Dumas, et être très
              convaincu de l’immense supériorité morale des uns et de l’infamie des autres, puisque
              le sujet de la pièce est une lutte entre bons et méchants, terminée par une
              intervention providentielle, et que cela est expliqué dans des conversations aussi
              longues que l’action elle-même. Il faut, de plus, admettre la philosophie particulière
              de Rémonin et la vieille théorie romantique du droit absolu de la passion (niée
              d’ailleurs par M. Dumas). Si l’on n’admet pas cela, si l’on diffère d’opinion avec lui
              sur la beauté morale des âmes de Catherine et de Gérard, et si le duc de Septmonts
              n’inspire qu’une horreur tempérée, le drame n’a plus de sens. Il est même impossible
              d’en parler et d’en faire la critique. Aussi n’ai-je point fait celle de
                l’Étrangère, je vous prie de le remarquer. Je me suis contenté d’en
              définir les personnages à ma manière, justement pour vous montrer que j’étais
              incapable de juger la pièce. Car c’est comme si, atteint de daltonisme, je prétendais
              juger le tableau d’un peintre à rétine normale, étant donné que tout le sens et
              l’effet de ce tableau est dans l’opposition des couleurs.
                         
                        
                           P.-S. — Voici une lettre que M. Dumas m’a fait l’honneur de
              m’écrire à propos de mon feuilleton sur l’Étrangère :
                        
                           « … Pas un chef-d’œuvre ne résisterait au procédé de critique que vous avez employé
                à propos de Maître Guérin, de Monsieur Alphonse, des
                  Faux Bonshommes, de l’Étrangère, et
                  l’Étrangère est loin d’être un chef-d’œuvre. Ce procédé est
                ingénieux, mais il est loin d’être infaillible. Il consiste à présenter l’œuvre, à
                discuter sous un certain angle, 
mettant en lumière
                certaines parties, laissant les autres dans l’ombre. Toutes les objections que vous
                faites sont dans la pièce, c’est peut-être pour cela qu’elle est si longue, et si je
                causais avec vous au lieu de vous écrire, je vous les indiquerais toutes dans la
                bouche d’un personnage quelconque. Un seul exemple. Quant M. de Septmonts revient ou
                paraît revenir à sa femme, vous le voyez respectueux et amoureux. C’est que vous
                oubliez la scène où MM. Clarkson lui a conseillé de devenir père pour ne pas perdre
                les millions du père Moriceau. Si Septmonts redevient le vrai mari de sa femme, elle
                devient probablement enceinte, il l’espère du moins, et, c’est le cas de le dire, il
                fait coup double. Il s’assure l’héritage de Moriceau, fier d’être le grand-père d’un
                petit dus, et il se débarrasse de Gérard, qui se sauvera en voyant enceinte la femme
                qu’il aime si platoniquement. Et, à ce propos, pourquoi un homme qui a aimé une
                jeune fille, qui l’a estimée, qui a voulu faire d’elle sa femme, pourquoi ne la
                respecterait-il pas, tout en continuant à l’aimer, quand il la retrouve appartenant
                à un autre ? Cela me paraît tout naturel à moi. Quant à Clarkson, je ne vous le
                présente pas comme le plus honnête homme du monde, mais comme un brave garçon, ayant
                sur toutes choses les façons de voir de son pays et servant d’instrument à une
                providence ou à une fatalité qu’il m’a plu d’évoquer, à la manière antique. Etc.,
                etc… Je vous cite ces points-là en passant pour vous montrer à mon tour le défaut de
                votre procédé. S’ensuit-il que l’Étrangère soit une bonne pièce ?
                Loin de là. Comme je l’écrivais dernièrement à un de vos confrères : elle est trop
                longue, trop lente, trop lourde, je l’ai qualifiée de pièce bizarre dans ma préface.
                Vous ne pouvez pas me demander de la qualifier de mauvaise pièce… » 
                        
                        Je pense que vous goûterez, comme moi, dans cette lettre la franchise et la bonhomie
              du grand écrivain 
dramatique. J’avoue qu’il a raison sur
              les points particuliers qu’il discute et que, par exemple, j’avais un peu trop excusé
              le duc de Septmonts. Mais, avec tout cela, le duc ne me paraît encore qu’un homme
              d’une immoralité et d’une méchanceté moyennes, et la duchesse, une jeune femme sur la
              vertu de qui il y aurait beaucoup à dire. Il me semble d’ailleurs que sur l’essentiel
              j’avais répondu d’avance à M. Dumas. Je vous renvoie à ma conclusion. 
                     
                     J’ai cru intéressant de joindre la réponse à la question pour donner idée de l’intérêt
            du livre de M. Lemaître.
                  
                  
                     
                     Broché comme un livre de la Restauration, vient de paraître chez Hachette un ouvrage
            d’une fine saveur. Son titre est : Les Cahiers d’un rhétoricien de 1815,
            et c’est grâce à la pieuse affection de sa fille, de Mme Charles
            Garnier, femme du grand architecte français, que ces commencements de mémoires d’un
            enfant devenu un professeur de grand mérite, Émile Bary, viennent d’être publiés à un
            nombre très restreint.
                     Outre le charme de notes prises avec toute la sincérité de la jeunesse sur toutes
            choses, sur ses études, ses réflexions, ses jeux, les cahiers de ce rhétoricien de 1815
            prennent par leur date même un intérêt tout particulier ; c’est en effet pendant 
les Cent-Jours qu’ils furent écrits et certaines pages
            témoignent assez des préoccupations du moment. Voici, par exemple, un petit tableau de
            Paris lorsqu’on apprit le débarquement au golfe Juan :
                     
                        Je me promène à deux heures et demie, avec mon père, aux Tuileries et au
              Palais-Royal. La consternation est répandue sur tous les visages… Quelques fleurs de
              lis, quelques cocardes blanches sur les chapeaux ronds indiquent les sentiments de
              quelques zélés royalistes ; mais le lis ne brille plus sur autant d’habits que deux
              mois auparavant. Les fleurs se flétrissent et tombent pendant l’orage ! 
                     
                     On voit que le jeune élève du lycée Napoléon a déjà son grain de philosophie politique.
            Quelques jours passent et les cris de : Vive l’Empereur ! qui n’est encore qu’à
            Chalon-sur-Saône, sont poussés jusques dans les classes. Pendant ce temps, notre jeune
            héros lit la Nouvelle Héloïse, l’admire et l’annote. Puis un mot sur le
            20 mars.
                     
                        Trois heures un quart. — Les oreilles royalistes entendent : Vive le
                Roi ! Les autres moins prévenues distinguent : Vive l’Empereur ! — Entrera-t-il
              demain, 21 mars, anniversaire de la mort du duc d’Enghien ? 
                     
                     Et les classes continuent, on corrige les devoirs, on explique un auteur latin, à
            l’indignation des élèves ! L’espace me manque pour parler comme je 
voudrais de cet aimable et curieux livre, et j’en éprouve un vif
            regret. C’est que j’ai connu ce lycéen qui fut mon professeur de physique au collège
            Charlemagne, et que dans ces Cahiers d’un rhétoricien, je retrouve moi
            aussi mes années de collège ; je revois, dans « les grands », About, Sarcey et tant
            d’autres ; About, pétillant d’esprit, comme il devait l’être dans la vie. Pauvre About,
            la dernière fois que je l’ai revu, c’était rue Drouot, il était fort agité, fort
            inquiet ; nous nous entretînmes justement du collège Charlemagne, de Pierre. Paul ou
            Jacques ; nous arrivâmes à comparer les relations de collège à celles du journalisme ;
            il me cita le nom d’un ami dévoué qu’il avait trouvé, puis il me parla d’un autre, en
            tels termes de haine et de mépris, que je lui demandai le nom de ce dernier
            « camarade ». — Oh ! me dit-il, avec un sourire inoubliable, celui-là vous ne le
            connaissez pas, ce n’est pas un camarade, c’est un « ami » seulement.
                     Puis About s’éloigna. Il mourait quinze jours plus tard.
                     Puisque j’ai parlé de Sarcey, j’ajouterai qu’il a fait une préface aux Cahiers
              d’un rhétoricien, et qu’il a le tort de s’en défendre dans le mode quelque peu
            banal prescrit par l’usage aux préfaciers ; il assure n’avoir voulu écrire qu’une
            lettre, laquelle d’ailleurs porte le titre de préface avec son autorisation. Lettre ou
            préface, cet avant-propos ajoute un intérêt de plus à ce charmant petit livre.
                  
                  
                     
                     Mme la comtesse de Mirabeau vient de publier chez Calmann-Lévy une
            correspondance très curieuse, celle du prince de Talleyrand avec la maison d’Orléans ;
            cette correspondance est composée de lettres du roi Louis-Philippe, de Mme Adélaïde et du prince de Talleyrand. Dans la préface de Mme de Mirabeau je trouve, entre autres anecdotes, celle-ci  d’une
            conversation de Louis-Philippe :
                     
                        J’ai eu, dit le roi, une singulière entrevue avec Danton en 1793. Après la bataille
              de Jemmapes, on me fit quitter l’armée de Kellermann, à laquelle j’appartenais, et on
              me donna l’ordre de me rendre à Strasbourg dont on m’annonçait que je serais nommé
              commandant. J’arrivai à 
Paris pour réclamer contre cette
              décision et je me trouvais en solliciteur chez le ministre Servan lorsque Danton y
              entra. Dans un intervalle de conversation, il me fit signe de m’approcher de lui et,
              me prenant à l’écart, il me dit :
                        — À quoi bon solliciter cet imbécile de Servan ? Venez demain matin chez moi et vous
              me direz ce que vous voulez.
                        J’y fus effectivement ; c’était à l’hôtel de la chancellerie, place Vendôme.
                        Dès que j’entrai, Danton me dit :
                        — Eh ! eh ! jeune homme, vous ne voulez donc pas vous rendre à Strasbourg ?
                        — Non, je préfère rester à l’armée de Kellermann où je connais à peu près tout le
              monde, où je suis connu de chacun, je désire rester avec mes camarades.
                        — Et c’est précisément pour cela que nous voulons vous envoyer ailleurs ; votre
              influence dans cette armée ne nous convient pas, surtout en ce moment ; nous savons
              que vous vous avisez de tenir des propos sur le gouvernement et sur ses mesures.
                        — Je n’ai tenu aucun propos, j’ai seulement blâmé les massacres du 2 Septembre et, je
              ne crains pas de vous le dire, c’est un événement qui me fait horreur.
                        — Bah ! bah ! ne vous échauffez pas tant sur ce sujet ; c’est moi qui ai ordonné ces
              massacres, je ne m’en repens pas et vous devriez m’en remercier. En exterminant tous
              ces nobles, tous ces aristocrates qui étaient dans les prisons, j’ai brûlé les
              vaisseaux de ceux qui défendent nos frontières ; pour eux il n’y a plus d’autre
              ressource que de vaincre ou de mourir : car ils savent bien maintenant que, s’ils
              étaient battus, nos ennemis leur feraient cruellement expier les massacres de
              Septembre. Quant à vous, souvenez-vous bien que tous ceux qui ont péri alors étaient
              vos ennemis, ceux de votre père et de votre race entière. La haine remontait au
              Régent. Tenez-vous donc 
pour dit que vous n’avez rien à
              espérer d’eux, ni de la ligue des rois ; leur haine et leur vengeance vous
              poursuivront partout ; si vous êtes sage, vous vous tiendrez tranquille et vous vous
              préparerez au rôle que l’avenir vous réserve peut-être.
                        — Je vous remercie de cette recommandation, mais, ce que je veux, c’est d’aller
              défendre mon pays et me faire tuer si l’occasion m’est favorable, car je suis rempli
              de dégoût pour tout ce que je vois.
                        Sur cela, Danton me congédia en riant et me disant :
                        — Soyez raisonnable, ou gare à vous !
                        Je ne le revis plus, et je rejoignis l’armée de Dumouriez au lieu d’aller à
              Strasbourg. 
                     
                     Si invraisemblable qu’elle soit, cette anecdote est, paraît-il, de toute vérité et le
            roi Louis-Philippe l’a racontée à diverses personnes qui l’ont recueillie et répétée à
            peu près dans les mêmes termes que madame la comtesse de Mirabeau.
                  
                  
                     
                     Le marquis de Vérac, né en 1768 et mort en 1858 et qui fut, durant cette longue vie,
            l’un des plus fidèles soutiens de la royauté légitime, a laissé en mourant des fragments
            de journal et une correspondance dont son descendant, M. le comte de Rougé, publie
            aujourd’hui, chez Plon, sous ce titre : Le marquis de Vérac et ses amis,
            les  les plus intéressants.
                     Bien des documents curieux composent ce volume qui, commencé dans l’autre siècle, finit presque à la moitié de celui-ci ; comme trait des mœurs
            d’autrefois, je cite ces quelques lignes :
                     
                        Le jeune La Rochefoucauld, depuis duc de Doudeauville, se trouvait avec le jeune de
              Vérac au collège d’Harcourt. 
                        Ses parents l’ayant envoyé chercher un jour où il était en retenue, le proviseur
              refusait de le laisser sortir. — « Mais, Monsieur, repartit l’envoyé, c’est pour le
              mariage de M. le vicomte. — Alors c’est différent », répondit le proviseur. L’élève de
              quatorze ans sortit ainsi du collège pour n’y plus revenir. 
                     
                     Beaucoup plus loin, ce lugubre épisode de la mort du roi Louis XVIII :
                     
                        Chaque semaine, M. de Vérac allait faire sa cour. Dans les premiers jours de
              septembre, il trouva le Roi couché en cercle, son menton touchant presque ses genoux ;
              il se rendit compte qu’il le voyait pour la dernière fois. Le Roi lutta jusqu’au
              12 septembre, jour où il se coucha pour ne plus se relever. La fermeté ne l’abandonna
              pas ; il reçut les secours de la religion, mais l’accès de sa chambre était interdit à
              tous ceux qui n’y étaient pas appelés par leurs fonctions. Le 16 septembre, le Roi
              expirait. À cette nouvelle, M. de Vérac part sur-le-champ, court aux Tuileries,
              traverse la galerie, les appartements, sans rencontrer un officier, un membre de la
              maison civile ou militaire du Roi. La porte de la chambre royale était ouverte, il y
              pénètre avec un respect mêlé d’émotion : Louis XVIII était étendu sur son lit ; ni un
              prêtre, ni un serviteur ne priait à ses côtés ; le tapissier qui décorait la chambre
              de deuil avait jeté sa veste sur le lit du roi de France. 
                     
                     Les obsèques furent encore plus navrantes, et c’est presque sans escorte que le char
            qui emportait le frère de Louis XVI fit la route des Tuileries aux caveaux de
            Saint-Denis. Les libéraux ne pardonnaient pas sa rentrée au descendant des Bourbons, les
            royalistes lui reprochaient son libéralisme.
                  
                  
                     
                     La librairie Westhausser vient de publier trois volumes d’un grand intérêt, sous ce
            titre : Madame de Staël et son temps. C’est la traduction de l’ouvrage
            d’une Allemande très distinguée, la comtesse de Leyden (Lady Blennerhasselt) ; cette
            traduction a été faite par M. Auguste Dietrich. Je n’ai pas à insister sur l’intérêt que
            présente cette étude, composée en partie de documents inédits relatant des faits
            d’histoire générale et intime de 1766 à 1817.
                     Je n’ai pas la prétention de rendre compte de ces trois gros volumes, mais, les ouvrant
            au hasard, je trouve dans le second une page curieuse écrite pendant les journées de
            Septembre. Mme de Staël avait résolu de sauver l’abbé Montesquiou,
              
pour cela il lui fallait aller à la Commune, à l’Hôtel de
            Ville :
                     
                        Arrivé à l’Hôtel de Ville, elle s’avança sous une voûte de piques. Comme elle montait
              l’escalier, un homme dirigea son arme contre elle. Le gendarme la protégea avec son
              sabre. « Si j’étais tombée dans cet instant, c’en était fait de ma vie », dit-elle
              avec raison ; « car il est de la nature du peuple de respecter ce qui est encore
              debout ; mais, quand la victime est déjà frappée il l’achève. » Elle respira en se
              trouvant en présence de Robespierre ; Collot d’Herbois et Billaud-Varenne lui
              servaient de secrétaires. Ce dernier ne s’était pas rasé depuis quinze jours, pour se
              mettre plus sûrement à l’abri de tout soupçon d’aristocratie. La salle était remplie
              d’hommes, de femmes et d’enfants qui criaient pêle-mêle : Vive la nation ! Les membres
              de la Commune siégeaient un peu plus haut, à l’abri du contact de la foule. Ils firent
              asseoir Mme de Staël.
                        Au moment où elle revenait un peu à elle, elle entendit le bailli de Virieu, envoyé
              de Parme, qui assurait ne pas la connaître ; mon affaire, disait-il, n’a aucun rapport
              avec la sienne, et on ne doit pas nous confondre ensemble. Ce manque de chevalerie de
              la part du pauvre homme opéra chez elle une réaction et lui inspira un désir d’autant
              plus vif de se tirer d’affaire elle-même. Elle se leva, déclara qu’elle prétendait
              maintenir son droit de partir comme ambassadrice de Suède, et produisit ses
              passeports. Dans ce moment parut Manuel, qui fut très étonné de la voir dans une si
              triste position. Il répondit d’elle jusqu’à ce que la Commune eût décidé de son sort,
              et la conduisit avec sa femme de chambre dans son cabinet de travail.
                        Elles restèrent six heures à l’attendre, mourant de faim, de soif et de peur. La
              fenêtre de l’appartement de Manuel 
donnait sur la place de
              Grève, et elle voyait des massacreurs revenir des prisons avec les bras nus et
              sanglants, et poussant des cris horribles.
                        La voiture de Mme de Staël était restée au milieu de la place et
              le peuple se mettait en devoir de la piller, quand un simple garde national, à en
              juger par l’apparence, monta sur le siège et la protégea pendant deux heures contre
              toute tentative de ce genre. Mme de Staël avait peine à concevoir
              comment une préoccupation aussi secondaire pouvait naître dans l’esprit de quelqu’un,
              au milieu d’événements si effroyables. Vers le soir, ce prétendu garde national
              pénétra dans sa chambre avec Manuel. C’était le commandant de la garde nationale,
              Santerre ; il avait distribué plus d’une fois aux habitants pauvres du faubourg
              Saint-Antoine des approvisionnements de blé dus à la générosité de Necker, et
              maintenant, faisant servir sa reconnaissance de prétexte, il avait défendu la voiture
              de la fille de l’ancien ministre, au lieu d’être à son poste et de s’opposer à
              l’égorgement dans les prisons. Cette conduite révolta tellement Mme de Staël, qu’elle ne put s’empêcher de lui dire que vraiment il y avait
              mieux à faire dans un pareil moment. Dès que Manuel la revit, il s’écria avec
              émotion : « Oh ! que je suis bien aise d’avoir mis hier vos deux amis en liberté. » La
              veille, il avait laissé échapper Beaumarchais à prix d’argent. Sa participation à la
              semaine sanglante n’en était pas moins sérieuse. 
                     
                     Chaque jour nous apporte encore de nouveaux détails sur ces jours de massacres que les
            apologistes de la Révolution ne feront jamais oublier, d’autant moins que nous avons
            encore sous le pavé de Paris une graine de massacreurs, qui ne demande qu’à germer et à
            fleurir.
                  
                  
                     
                     Parmi les importants documents qu’on retrouve chaque jour sur le dix-huitième siècle,
            il faut mettre en première ligne les Mémoires du duc des Cars, parus chez
            Plon et qui ont été publiés par le neveu du duc, M. le duc des Cars ; une introduction
            et des notes par M. le comte H. de L’Épinois éclaircissent et complètent ces pages si
            intéressantes écrites par le colonel du régiment de Dragons-Artois, brigadier de
            cavalerie, premier maître d’hôtel du Roi.
                     Le duc des Cars fut envoyé dès le commencement de la Révolution, pour provoquer dans
            les cours étrangères l’activité des sympathies qui étaient bien dues à cette famille
            royale que des monstres allaient égorger. Cette partie des 
mémoires est, on le devine, d’un haut intérêt ; mais à côté des grands faits
            historiques qui y sont rapportés et auxquels a assisté l’auteur (l’assassinat de
            Gustave III, etc.), on trouvera dans ces deux volumes des aperçus, des notes en
            apparence sans importance, mais qui permettent au lecteur l’entrée dans l’intimité de
            cette société qui va disparaître. Rien de plus curieux que les scènes maternelles et
            filiales qui sont rapportées au commencement du volume ; le despotisme entêté de la mère
            de notre héros qui ne veut pas se faire abbé, la défense respectueuse mais pourtant
            effective de celui-ci.
                     Sans vouloir suivre ces mémoires page à page, je crois devoir les commencer à
            l’excellent avant-propos de M. le comte de L’Épinois, où je trouve ces lignes si justes
            et si sensées à propos de l’émigration :
                     
                        Les émigrés devaient croire que les parents de leur Roi et de leurs princes leur
              viendraient en aide pour arrêter les troubles qu’ils avaient intérêt à empêcher de
              s’étendre jusqu’à eux. Mais les puissances sur lesquelles ils comptaient pour rétablir
              l’ordre obéirent à des sollicitations égoïstes : elles temporisèrent d’abord,
              soutinrent ensuite mollement les émigrés, et finirent par les abandonner. Peut-être
              les gouvernements étrangers ne voyaient-ils pas sans satisfaction l’effondrement de la
              France et l’écrasement de cette noblesse qui plus d’une fois avait été pour eux un si
              dangereux adversaire. L’égoïsme de leur conduite en cette circonstance ne leur porta
              pas bonheur : ils avaient trahi leur devoir de défenseurs de l’ordre social : vingt
              ans de défaites fut leur châtiment. 
                     
                     
J’ai parlé des résistances du futur duc des Cars à revêtir
            le petit collet ; le récit en forme un charmant chapitre ; tout d’abord, il accepte, se
            réservant la rébellion pour plus tard :
                     
                        Je n’eus pas exprimé ce consentement conditionnel que je fus traité à merveille, et
              il ne fut plus question que de me tonsurer avant de partir pour le Limousin. L’on
              écrivit bien vite à l’évêque de Limoges pour qu’il expédiât des demi-noirs ; la
              réponse ne revenant pas assez promptement, l’on me fit provisoirement couper mes beaux
              et longs cheveux blonds.
                        Cette toilette eut lieu le jour de la Pentecôte 1763.
                        L’on me fit deux belles boucles tout autour de la tête, l’on m’affubla d’un joli
              habit brun, et ma mère me fit dire d’aller avec son valet de chambre à la messe des
              Jacobins de la rue Saint-Dominique. Dès ce moment, je donnai une preuve bien évidente
              de ma vocation, car, calculant que pour me rendre aux Jacobins il fallait passer
              devant toutes les portes cochères de la rue Saint Dominique, ordinairement remplies
              par les suisses et la livrée de tous les hôtels dont j’étais connu et qui me voyaient
              passer tous les jours en épée, la honte seule de me faire voir écourté me fit refuser
              absolument à sortir et à aller à la messe. Ni les ordres de ma mère renouvelés
              plusieurs fois, ni les exhortations plus amicales de mon frère ne purent me faire
              surmonter cette espèce de honte ; je passai donc toute la journée à la maison. Le
              lendemain, nous partîmes pour le Limousin. 
                     
                     Mais les idées du jeune des Cars n’étaient décidément pas tournées vers l’état
            ecclésiastique ; un 
beau jour, il se décide, comme il dit, à
            un acte de vigueur :
                     
                        Je fus chez elle un samedi matin, jour où elle devait aller à Versailles pour faire
              sa semaine ; là, je répétai avec plus de force et d’énergie que sûrement son intention
              n’était pas de faire de moi un mauvais prêtre ; qu’ainsi elle devait être contente
              d’un essai de près de deux ans, c’était autant de perdu pour mon avancement au
              service, et que très décidément je la suppliais d’obtenir pour moi une cornette de
              cavalerie.
                        Nouveau refus de sa part avec une violence extrême et des fureurs telles que je
              décrochai mon rabat, le mis sur la cheminée, en déclarant sur ma parole d’honneur que
              je ne le reporterais plus. Sa fureur devint au comble ; « Sortez, sortez, me dit-elle,
              et je verrai ce que j’ai à faire. »
                        Je rentrai donc au séminaire sans rabat, et je confiai sur-le-champ à mon bon Père
              supérieur ce que je venais de faire, et ce qu’en homme très religieux il approuva
              infiniment. 
                     
                     À force de guerroyer et de se raidir contre toutes les remontrances, notre héros finit
            par entrer dans la marine et assiste à toutes sortes de faits plus curieux les uns que
            les autres ; l’entrevue avec l’empereur du Maroc est ravissante à lire ; j’y trouve
            cette amusante aventure.
                     
                        L’ambassadeur lui présenta ses lettres de créance. L’Empereur répondit assez
              longuement ; l’un de ses ministres, un Juif nommé Sumbel, fut l’interprète en très bon
              Français du discours du souverain. En substance, ce 
discours exprimait sa sensibilité pour l’estime que lui témoignait le roi de France.
              Comme tout l’univers, disait-il, reconnaissait la différence énorme qu’il y avait
              entre le sublime empereur du Maroc et les petits deys de Tunis et d’Alger, si la
              France eut plus tôt recherché son alliance, elle en eût tiré de grands avantages dans
              sa dernière guerre avec les Anglais.
                        Notre ambassadeur voulut répliquer, mais, peu accoutumé sans doute à improviser, il
              balbutia… s’embarrassa… Sumbel, le remarquant, eut l’impertinence de lui dire :
              « Monsieur l’ambassadeur, remuez seulement les lèvres je sais ce que vous avez à
              dire », et il répondit comme il voulut pour l’ambassadeur. 
                     
                     La mère du jeune marin meurt à sa rentrée en France ; quoique toujours respectueux pour
            elle, il ne peut s’empêcher d’écrire en tête d’un chapitre où éclate son soulagement :
            « Ma mère étant morte, rien ne gênait plus ma liberté, etc. » Je passe bien des pages où
            je le trouve causant avec Bézout, La Pérousef, l’abbé Terray, etc. Il assiste presque à la mort de
            Louis XV.
                     
                        Cependant Louis XV touchait au terme de sa vie. Étant au petit Trianon, après avoir
              chassé et soupé comme à son ordinaire, il faisait sa partie de jeu habituelle, lorsque
              tout d’un coup il se plaignit avec humeur d’une odeur d’oignon, qu’il disait être
              insupportable, et il m’ordonna de descendre dans les cuisines faire l’examen le plus
              scrupuleux de toutes les casseroles, afin de faire emporter celles qui s’y
              trouveraient. Il ne s’en trouva pas le moindre vestige, mais pour le calmer il fallut
              lui dire qu’effectivement on avait employé des oignons pour le souper, et que 
malheureusement l’odeur n’en était pas encore entièrement
              évaporée.
                        Ce prince faisait lui-même tous les soirs son café et se faisait un plaisir d’en
              servir à ses courtisans. Je ne puis oublier que j’ai pris la dernière tasse qu’il a
              versée. Il continua et acheva sa partie, mais avec l’air de la souffrance. Le
              lendemain, la petite vérole se déclara, et on le ramena à Versailles. 
                     
                     La campagne d’Espagne est très curieuse à suivre aussi ; mais ce sont les scènes qui se
            passent à la cour de France qui me semblent particulièrement intéressantes : le moindre
            épisode y prend un intérêt spécial, une couleur attrayante. Le jeune duc va se marier il
            demande une audience à la reine Marie-Antoinette :
                     
                        L’instant d’après, la reine arriva elle-même dans cette antichambre, une queue de
              billard à la main. Je crus voir Diane portant une flèche : elle en avait la
              majestueuse et svelte démarche. 
                     
                     
                        Vera incessu patuit Dea.
                     
                     
                        « Le comte d’Artois, me dit-elle, vient de me ravir, chevalier, je serai enchanté que
              La Borde vous donne sa fille. L’abbé de Vermont est à Paris, je vais lui mander
              d’aller dès demain matin dire à La Borde combien j’approuve ce mariage, qu’il ne peut
              pas mieux faire, et que le Roi en sera aussi content que moi. »
                        Quel doux et flatteur souvenir ! Que ne puis-je borner mes mémoires à celui-là !…
              Hélas !… ma plume s’arrête, ma main se glace… 
                     
                     
Je passe sur la Révolution, sur les douleurs qu’elle répand
            sur la France, jusque parmi ses émigrés ; il part pour remplir sa mission.
                     À la cour de Vienne, le duc se rend auprès de l’Empereur et lui explique l’horrible
            situation de Louis XVI et de sa sœur la reine Marie-Antoinette.
                     
                        Par un billet au prince Rosenberg, je fis sur-le-champ demander à l’Empereur une
              audience, qui me fut accordée pour le lendemain matin. Je remis à Sa Majesté la lettre
              de M. le comte d’Artois et ces horribles détails de la marche du Roi et de la Reine,
              précédées des têtes de leurs gardes fidèles portées sur des piques. Existait-il rien
              offensant plus directement tous les souverains que cette marche de buveurs et de
              buveuses de sang ? Rien qui dût plus révolter le cœur d’un frère et d’un
              beau-frère ?
                        L’ seul de la lettre de Madame Élisabeth devait arracher des larmes au cœur le
              plus sec : « Je ne savais encore l’événement qu’en gros, me dit l’Empereur, j’en
              ignorais les détails que m’envoie M. le comte d’Artois. Gardez encore le courrier, et
              je vous remettrai moi-même ma réponse. » Ce sang-froid me parut au moins bien
              . Dès le lendemain matin, l’Empereur me fit revenir : « Voilà ma
              réponse, me dit-il, vous pouvez renvoyer le courrier. » Puis, me reprenant la lettre
              qui était déjà cachetée : Je veux vous la ire me dit-il. Elle était de quatre pages de
              sa main, et il me la lut, la  à chaque phrase.
                        Je ne puis dire qu’il ne plaignait pas le Roi et la Reine d’être livrés et abandonnés
              aux mains d’un peuple si barbare et si sanguinaire que celui de Paris et de Versailles
              venait de se montrer, mais ses expressions me parurent 
avoir été dictées par un cœur impassible. Il rappelait d’anciens conseils qu’il
              avait donnés à sa sœur, et qu’elle n’avait pas suivis. Il trouvait dans la conduite du
              Roi lui-même des fautes de faiblesse qu’il énumérait, parlait des Pays-Bas qu’il
              venait de perdre lui-même, de sa guerre contre les Turcs qui n’était pas terminée, et,
              bref, n’annonçait pas plus de secours qu’il ne montrait de sensibilité. 
                     
                     On voit, rien que par cette page, l’indifférence des puissances étrangères pour la
            famille royale de France. Déjà les nations étaient jalouses de notre pays et attendaient
            sottement le jour où elle périrait sans songer aux conséquences terribles qui
            surgiraient au lendemain du jour de sa disparition.
                  
                  
                     
                     Sous ce titre : Sur le banc, M. Maurice Talmeyr vient de faire paraître
            chez Genonceaux, une suite de scènes de cour d’assises et de police correctionnelle,
            écrites d’après nature et qui forment un livre de grand intérêt. Ce ne sont pas des
            résumés comme ceux de la Gazette des Tribunaux, mais des récits plus
            fidèles peut-être, parce qu’ils ont la vie et la couleur que ne comportent pas les
            comptes rendus officiels ; le moindre incident d’audience, négligé par les grands
            journaux judiciaires, y est rapporté ; celui-ci par exemple : il s’agit d’une servante
            qui a commis je ne sais quel méfait.
                     
                        Quant à Mariette Prouteau, mariée à M. Baccarat, c’est 
une
              inconsciente. Ses yeux deviennent tout gros de larmes à toutes les questions qu’on lui
              pose, elle hésite à toutes les réponses qu’elle fait, et baisse le nez aussitôt
              qu’elle les a faites.
                        La pauvre fille, d’ailleurs, se trouve dans une position particulière. Elle est
              nourrice, et un incident patriarcal se produit à un moment.
                        Un mouvement, tout à coup, dérange l’auditoire, comme lorsque quelqu’un cherche à
              fendre une foule, et on voit arriver devant les avocats, dans le prétoire, un petit
              homme endimanché qui porte un bébé tout enrubanné de blanc. Il a l’air de l’apporter
              pour qu’on le baptise, l’air de s’être trompé, et d’entrer à la cour d’assises au lieu
              d’entrer à l’église. Eh bien ! non, il ne se trompe pas, et c’est M. Baccarat, le mari
              de Mariette Prouteau. Il est l’heure de téter pour le petit, et le père vient le
              remettre à sa mère. Paternellement, alors, le président suspend l’audience, Mariette
              prend son nourrisson, l’installe sur ses genoux, et les débats reprennent pendant que
              le petit Baccarat, entre les deux gendarmes, tripote le sein de sa maman. 
                     
                     Les accusés, les juges, les avocats ont également leurs portraits dans cette
            galerie :
                     
                        L’avocat général est un gros homme court, barbu, lippu, apoplectique et poilu,
              bonhomme d’ailleurs, mais qu’on se figure plutôt dans une grande blouse bleue
              normande, avec un chapeau de paille, un nerf de bœuf, et amenant des prés salés à la
              Villette. Il se lève, il est debout, il va dire des choses graves, c’est la justice
              même qui va parler, et tous les jurés ont fait un quart de tour sur leur banc, afin de
              le voir bien en face, d’être mieux pour l’écouter, et de mieux recueillir ce qu’ils
              vont entendre, quand, tout 
à coup, d’un geste brusque, il
              écarte les pans de sa robe, les retrousse de chaque côté jusqu’à ses hanches, plonge
              ses deux mains dans les poches de son pantalon, et une belle patte de chemise sort de
              son ventre, tirant la langue au public.
                        Mais ce n’est que l’exorde ! Il prononce seulement quelques mots de début dans cette
              position, et au bout de quelques minutes, après avoir annoncé qu’il entrait dans le
              vif du sujet, il se retrousse jusqu’au milieu de l’estomac, plonge ses poings dans sa
              ceinture, et révèle à tout le monde qu’il n’aime pas à porter le gilet. Il pénètre,
              cependant, de plus en plus avant dans son sujet, et les remous de sa chemise
              deviennent alors inquiétants. On voit une poche blanche lui trotter sur l’abdomen, au
              fur et à mesure que son discours trotte lui-même, et comme cette poche qui trotte sort
              un peu plus à chaque instant de la culotte, on finit par se demander ce qui pourra
              bien arriver tout à l’heure quand viendra le galop final. Le galop, heureusement, ne
              se dessine pas, et le petit trot continue jusqu’à la fin. On voit seulement, dans la
              péroraison, un chiffre magnifique se calligraphier au-dessus de la patte blanche et
              simuler un nombril brodé en rouge. 
                     
                     Le croquis n’est-il pas délicieux et n’a-t-on pas sous les yeux un de ces Daumier que
            l’on nous montrait l’autre jour à l’exposition de l’École des Beaux-Arts ?
                  
                  
                     
                     Un de nos lecteurs me demande de lui indiquer, entre autres volumes d’éducation qu’il
            me désigne, la meilleure grammaire française du jour. « Je voudrais » ajoute ce père de
            famille, « être fixé moi-même sur les règles de l’orthographe pour pouvoir répondre à
            mes enfants sur certaines questions qu’ils m’adressent et qui m’embarrassent. »
                     Voilà une grave réponse à faire, car j’avoue que dans les grammaires actuelles je n’en
            ai pas trouvé une encore qui me satisfasse. Ce sont généralement d’épais volumes écrits
            sans clarté, et dans lesquels rarement les hommes et jamais les enfants ne peuvent se
            renseigner. À ce propos, je lis dans la Revue internationale de
              l’enseignement, 
parue chez Armand Collin, un
            curieux article de M. A. Gazier, intitulé : L’Orthographe de nos pères et celle
              de nos enfants, qui pourrait répondre à la question. Après avoir constaté
            qu’en matière d’orthographe, comme en fait de politique, il y a des conservateurs à
            outrance et des radicaux, il écrit :
                     
                        En face de ces partisans de l’ancien régime se dressent parfois des révolutionnaires
              qui voudraient renverser de fond en comble un édifice vermoulu, c’est ainsi qu’ils
              nomment notre système orthographique. On doit, disent-ils, écrire comme on prononce,
              et supprimer toutes les lettres inutiles. Ces novateurs admirent sans doute la phrase
              célèbre du caporal d’ordinaire qui déplorait en son patois la mauvaise qualité du pain
              et son peu de cuisson, et rédigeait ainsi son rapport : Pin-pa-bon-é-pa-zacè-kui. Volontiers, ils annonceraient la mort d’une personne
              en ces termes LEDCD (elle est décédée).
                        Mais ces iconoclastes farouches sont en petit nombre, et c’est tout au plus si leurs
              récriminations violentes et leurs projets de réforme ortografik’
              obtiennent de temps à autre un succès de gaieté. 
                     
                     M. Gazier examine la question à fond ; il conclut à certaines réformes qu’il faudrait
            opérer sagement, et demande au grand-maître de l’Université une grammaire
            officielle.
                     Chemin faisant, l’auteur nous donne des spécimens d’orthographe du bon vieux temps, qui
            rappellent assez bien celle de nos cuisinières ; et pourtant de quels noms sont signés
            les billets et les lettres qu’il a cités !
                     
Voici, d’abord, un échantillon de l’orthographe de
            Henri IV :
                     
                        Despuys le partemant de M. le grand constance est arryvé, don jay receu un extrême
              contantemant, pour avoir ceu bien partyculyerement par luy de vos nouvelles, Je vous
              remercye ma belle mettresse du presant que vous mavés anvoyé. Je le metré sur mon
              abyllemant de teste sy nous venons à un combat, et donneré des coups despée pour
              l’amour de vous. Je croys que vous mexanteryés bien de vous randre ce temoygnage de
              mon affectyon, mais an ce quy est des actes de soldat je nan demande pas conseyl aux
              fames. 
                     
                     La duchesse de Longueville écrivait en plein xviie
                         siècle :
                     
                        Monsieur feron honorant de tout mon cœur le dessain destablir un monastere a paris en
              lhonneur du saint sacrement. Je me suis resolue d’en estre la fondatrice et pour cet
              affect Je vous prie poursuivre lafaire en mon nom et d’en informer monsieur le
              cardinal barbarin et monsieur le cardinal bentivoglio et monsieur de betune pour
              lesquels Je vous envoye des lestres que vous leurs présenterez de ma part si vous avez
              besoin d’une procuration de moy faicte sen dresser une minute et Je vous la feray
              expedier Icy cependant cestre lestre vous en servira et vous asseurera que Je vous
              sauray très bon gre de la peine et du soing que votre zelle vous faict apporter en un
              cy sainct œuvre. 
                     
                     Voici un morceau de lettres de Mme de Sévigné.
                     
                        
Vous me permettrés de souhaitter la paix… demeurer dacort…
              perte iréparable… je suis reduitte… vous pourois je… augmantation — absence
              — indiferent — jonore — raport — témperamment — les febles — nous avons comancé
              — tranquilité — avanture — contante — macoutumer — je suis sy plaine de vous
              — souffrir — suportable, etc. 
                     
                     Voici des fragments d’une lettre de Mme de Montespan :
                     
                        Je suis bien fâchée que les soupsons de vostre Altesse roiale est eu de sy juste
              fondeman et que vous soiies an nestat de perdre un homme quy me parest sy nesaisere au
              personne ausquelle il est attaché… Je puis asest vous dire la part que je prans a
              vostre douleur. Toutte selle que vous avest me sont tres sansible et selle s’y me
              parest si resonable que je la sans doublemant. 
                     
                     Enfin un fragment d’une lettre de Mme Racine.
                     
                        Je vous escry mon chere fils auprès de votre père quy le voullait faire luy mesme je
              len et empêché ayant un remeide dans le corps et ayant esté fort fatigué hier de
              lemetique qu’on luy fit prendre lequelle a eue tout le suces qu’on en pouvoit
              espéré… 
                     
                     J’en passe, en constatant avec l’auteur qu’aucune de ces dames n’eût fait bonne figure
            à l’examen de seize ans à l’Hôtel de Ville. Mais revenons à la question ; le mieux
            serait de faire faire la grammaire que demande M. Gazier, grammaire qui, tout en
            consacrant certains principes qui doivent 
rester immuables,
            accueillerait des réformes exigées par la logique et le bon sens. Ce que je demanderais,
            c’est que cette grammaire fut aussi clairement et aussi brièvement écrite que possible
            et ne dépassât guère en format celle de nos pères, la grammaire de Lhomond ; pas de
            philosophie de la langue, de dissertations savantes ; des règles et des exemples. Dans
            ce concours, toute grammaire que ne comprendrait pas facilement un enfant de douze ans
            devrait être impitoyablement rejetée.
                  
                  
                     
                     Le premier volume de la 2e série du Journal des
              Goncourt (Mémoires de la vie littéraire) vient de paraître chez Charpentier.
            Tous les lecteurs savent l’intérêt des premiers volumes, mais celui-ci est sans
            contredit le plus émotionnant, puisqu’il contient le récit des scènes terribles qui se
            sont passées dans Paris en 1870 et en 1871. On a beaucoup écrit sur la guerre et sur la
            Commune, mais presque toujours des choses généralement connues à ce point que la plupart
            des historiens de ces tristes jours semblent s’être copiés les uns les autres. Dans le
              Journal des Goncourt, on sent partout la chose vue, le cœur y bat
            partout, et ces notes prises au jour le jour sont de véritables évocations 
de scènes pittoresques, héroïques, terribles, qui, liées ensemble,
            formeront un des livres les plus intéressants de notre histoire. Je coupe une page, plus
            qu’une véritable photographie, un tableau peint d’après nature ;
                     
                        Malgré cette retraite, ces abandons, ces fuites, la résistance est encore très longue
              à la barricade Drouot. La fusillade n’y décesse pas. Peu à peu, cependant, le feu
              baisse d’intensité. Ce ne sont bientôt plus que des coups isolés. Enfin, deux ou trois
              derniers crépitements, et presque aussitôt nous voyons fuir la dernière bande des
              défenseurs de la barricade, quatre ou cinq garçonnets d’une quinzaine d’années, dont
              j’entends l’un dire : « Je rentrerai un des derniers ! »
                        La barricade est prise. Les Versaillais se répandent en ligne sur la chaussée et
              ouvrent un feu terrible dans la direction du boulevard Montmartre. Dans l’encaissement
              des deux hautes façades de pierre enfermant le boulevard, les chassepots tonnent comme
              des canons. Les balles éraflent la maison, et ce ne sont aux fenêtres que sifflements,
              ressemblant au bruit que fait de la soie qu’on déchire.
                        Un instant, nous nous étions retirés dans les pièces du fond. Je reviens dans la
              salle à manger, et là, agenouillé, et paré aussi bien que possible, voici le spectacle
              que j’ai par le rideau entrouvert de la fenêtre.
                        De l’autre côté du boulevard, il y a, étendu à terre, un homme, dont je ne vois que
              les semelles de bottes, et un bout de galon doré. Près du cadavre, se tiennent debout
              deux hommes ; un garde national et un lieutenant. Les balles font pleuvoir sur eux les
              feuilles d’un petit arbre qui étend ses branches au-dessus de leurs têtes. Un détail
              dramatique que j’oubliais. Derrière eux, dans un 
renfoncement, devant une porte cochère fermée, aplatie tout de son long, et comme
              rasée sur le trottoir, une femme tient dans une de ses mains un képi, — peut-être le
              képi du tué.
                        Le garde national, avec des gestes violents, indignés, parlant à la cantonade,
              indique aux Versaillais qu’il veut enlever le mort. Des balles continuent à faire
              pleuvoir des feuilles sur les deux hommes. Alors le garde national, dont j’aperçois la
              figure rouge de colère, jette son chassepot sur son épaule, la crosse en l’air, et
              marche sur les coups de fusil, l’injure à la bouche. Soudain, je le vois s’arrêter,
              porter la main à sa tête, appuyer, une seconde, sa main et son front contre un petit
              arbre, puis tourner sur lui-même et tomber sur le dos, les bras en croix.
                        Le lieutenant, lui, était resté immobile à côté du premier mort, tranquille comme un
              homme qui méditerait dans un jardin. Une balle qui avait fait tomber sur lui, non une
              feuille, cette fois, mais une branchette près de sa tête, et qu’il avait rejetée avec
              une chiquenaude, ne l’avait pas tiré de son immobilité. Alors, il eut un long regard
              jeté sur le camarade tué, et sa résolution fut prise. Sans se presser, et comme avec
              une lenteur dédaigneuse, il repoussa derrière lui son sabre, se baissa et s’efforça de
              soulever le mort. Il était grand et lourd le mort, et, ainsi qu’une chose inerte,
              échappait à ses efforts, et s’en allait à droite et à gauche. Enfin il le souleva, et
              le tenant droit contre sa poitrine, il l’emportait, quand une balle fit tournoyer,
              dans une hideuse pirouette, le mort et le blessé qui tombèrent l’un sur l’autre.
                        Je crois qu’il a été donné à peu de personnes d’être, à deux fois, témoin d’un aussi
              héroïque et aussi simple mépris de la mort.
                        Notre boulevard est enfin au pouvoir des Versaillais. Nous nous risquons à les
              regarder de notre balcon, quand une balle vient frapper au-dessus de nos têtes. C’est
              le 
locataire de dessus, qui s’est avisé bêtement d’allumer
              sa pipe à la fenêtre. 
                     
                     Pas de phrases, pas d’arrangement, c’est la vérité elle-même, et nous avons vu la scène
            comme si nous avions assisté à cet effroyable spectacle. Tout le livre, il faut le dire,
            apporte dans chacune de ses pages cette puissance d’intérêt, cette conscience, cette
            fidélité qui ne faiblissent jamais du reste dans l’œuvre des Goncourt.
                  
                  
                     
                     Le deuxième volume des Mémoires du baron Haussmann, qui vient de
            paraître chez Victor Havard, est l’histoire la plus intéressante et la plus curieuse que
            l’on puisse écrire sur les transformations de Paris. C’est aussi le récit le plus
            émouvant que l’on puisse faire des difficultés partout élevées, des déboires sans cesse
            éprouvés dans l’accomplissement de ces plans si hardis que l’Empereur avait tracés
            lui-même à son préfet. Le souverain et son premier fonctionnaire furent en effet l’objet
            d’attaques tellement violentes et les protestations arrivèrent tellement nombreuses que
            l’Empire naissant hésita, paraît-il, à démolir nos vieilles maisons et nos rues
            antiques, cloaques de maladies et de misères.
                     
Ces criailleries sont depuis longtemps apaisées ;
            d’ailleurs, on crie toujours chez nous, par tradition dès qu’on propose quoique ce soit
            et on ne se souvient plus de ces protestations de la première heure que pour féliciter
            ceux qui ne les ont pas écoutées.
                     Mais dans ce second volume, qui va de l’entrée du baron Haussmann à la préfecture de la
            Seine, jusqu’à la formation du ministère Émile Ollivier, c’est-à-dire jusqu’à la chute
            de l’Empire, il n’y a pas seulement un exposé très clair et très détaillé des grands
            travaux d’édilité, il y a encore et surtout des notes très complètes sur le
            gouvernement, sur l’organisation du département et ses ressources financières, sur la
            famille impériale et les hauts personnages du monde officiel, sur les conseillers
            municipaux de cette époque, sur les hommes et les choses de ces temps. C’est l’histoire
            vivante et rajeunie de tout un régime disparu.
                     Dès les premières pages, ce que M. Haussmann demande à ses lecteurs, « c’est de
              faire remonter » la meilleure part d’admiration à celui », dit-il, « qui la méritait :
              Au Souverain, mon Maître »
.
                     
                        Ce « rêveur » ne fut pas seulement l’auteur des plans que j’ai réalisés ; il resta
              l’appui fidèle de l’agent d’exécution que son choix était allé chercher, parmi tous
              les préfets de France pour en faire l’interprète de sa pensée ; je n’ose dire : « son
              Second », à Paris.
                        Car il poursuivait avec une fermeté calme, patiente, imperturbable, ce qu’il avait
              mûrement résolu. 
                     
                     
Quant aux personnages de la Cour ou du gouvernement, le
            baron les fait revivre en des silhouettes originales, parfois sévères.
                     C’est d’abord le maréchal Magnan :
                     
                        Ce beau soldat, cet homme magnifique, de forte carrure, portait bien, malgré ses
              72 ans, sa haute taille et sa belle tête grisonnante, parlant toujours sur le ton du
              commandement ; très affable d’ailleurs, galant avec les dames ; bon vivant, trop même,
              et systématiquement étranger à tout ce qui n’était pas militaire. Aussi, n’avait-il
              aucun rôle politique et n’exerçait-il guère d’influence hors de son service.
                        Certes, il avait pris une part décisive au Coup d’État du Deux-Décembre : mais à la
              condition de n’agir qu’en exécution d’ordres écrits du ministre de la guerre, et c’est
              pour les lui donner que le général Saint-Arnauld, dont répondait le colonel Fleury,
              aide de camp du Prince-Président, avait été rappelé d’Afrique et nommé, tout à point,
              ministre. 
                     
                     Puis M. Baroche :
                     
                        Homme d’État. Il me parut, à la tribune, brillant avocat, plus que puissant orateur.
              Mais, en administration, c’était un bourgeois, imbu des idées étroites, routinières,
              de la classe moyenne de Paris, et complètement hostile en son for intérieur, à nos
              grands travaux. 
                     
                     Puis l’archevêque :
                     
                        Mgr Sibour était de petite taille et d’apparence chétive. Sa tête mince, aux traits
              saillants, émaciés, à la peau 
jaune, parcheminée, aux yeux
              noirs sans vivacité, malgré son origine méridionale, lui donnait une apparence
              ascétique. Sa conversation révélait un caractère doux, modeste, évangélique, et la
              préoccupation constante des devoirs de son apostolat. Mais elle n’indiquait pas un de
              ces esprits supérieurs qu’on aime à rencontrer dans les grandes situations.
                        Malgré ma vénération pour la mémoire de cette victime d’un lâche assassinat, j’oserai
              même exprimer que mon archevêque me parut manquer de prestige, comme cet honnête et
              savant professeur de la Faculté de droit de Poitiers, M. Bourbeau, que l’Empereur
              avait improvisé ministre de l’instruction publique et des cultes, et qui succomba sous
              le poids de cette observation, comiquement vraie. 
                     
                     Après la mort tragique de Mgr Sibour, les rapports ne furent pas moins parfaits avec
            son successeur, le cardinal Morlot, et plus tard avec Mgr Darboy :
                     
                        Mgr Darboy était un prélat des plus distingués du clergé français, par ses vertus, sa
              dignité réservée, le charme de ses manières, et la grande élévation de son esprit.
                        Jamais le moindre dissentiment ne surgit entre nous, sur quoi que ce fût. 
                     
                     Et cependant le baron Haussmann était protestant.
                     On devine que les rapports furent moins faciles avec son préfet de police, l’aîné des
            frères Piétri, qui fut remplacé d’ailleurs à la suite de l’attentat Orsini.
                     
                        
Si l’Empereur m’accordait une faveur, le préfet de police
              ne lui laissait pas un instant de repos jusqu’il ce qu’il eut obtenu l’équivalente. Il
              fallut, tout d’abord, le faire commandeur de la Légion d’honneur, parce que je
              l’étais. En 1855, après le voyage en France de la reine d’Angleterre, quand je fus
              promu grand-officier, à la demande expresse de Sa Majesté Royale, qui ne pouvait
              disposer d’aucun ordre anglais en faveur d’un fonctionnaire civil étranger, M. Piétri
              dut obtenir la même dignité. Puis, en juin 1857, lorsque l’Empereur m’annonça
              gracieusement, un matin, à l’issue de notre patient travail quotidien, qu’il m’avait
              nommé sénateur, afin de me mettre de pair avec le président et les autres membres du
              Conseil municipal qui siégeaient au Sénat, ce fut seulement après que Sa Majesté
              consentit à comprendre M. Piétri dans la mesure, que le décret, où figurait mon nom,
              vit le jour. 
                     
                     M. Boittelle différait en tout de M. Piétri, paraît-il.
                     
                        C’était un homme du meilleur monde, aux formes parfaites, mesurant ses actes comme
              ses paroles, et correct en toutes choses. S’il dut, par nécessité de position,
              défendre les attributions administratives de sa Préfecture ; il le fit avec d’autant
              plus de convenance qu’il savait probablement, par l’Empereur même, la ferme intention
              qu’avait Sa Majesté de les lui retirer. Dans tous les cas, nos relations de famille,
              toujours excellentes et très intimes encore entre nous et nos enfants, eurent pour
              effet de tempérer, au moins, l’antagonisme auparavant très aigu, de nos subordonnés
              respectifs. 
                     
                     Quant à la soirée de l’attentat d’Orsini, elle est racontée en de longs détails : le
            baron Haussmann 
était en effet sous le péristyle du théâtre
            de la rue Le Peletier au moment où l’explosion des bombes fit trembler soudainement le
            sol et brisa les vitres des portes.
                     
                        Quand je courus m’assurer que Leurs Majestés avaient échappé miraculeusement à tout
              mal (je néglige les coupures légères causées au visage de l’Empereur par quelques
              fragments des glaces de sa voiture), mon courageux Maître, sans me laisser le temps de
              prononcer une parole, me dit à mi-voix : « Occupez-vous des blessés !… » puis, donnant
              le bras à l’Impératrice, il monta dans sa loge, comme si de rien n’était. 
                     
                     La littérature a aussi ses représentants dans ces Mémoires. Témoin le
            docteur Véron :
                     
                        M. Véron était surtout un homme habile, sans préjugés, un sceptique doublé d’un
              épicurien. Tout lui avait réussi ; depuis la Pâte de Regnault, dont il était le
              promoteur, et qui fut le premier grand triomphe de la réclame maniée avec art, jusqu’à
              la direction de l’Opéra, du temps des grandes étoiles du chant et de la danse, qu’il
              savait découvrir et exploiter, jusqu’à sa gérance du Constitutionnel,
              dont il orienta fort adroitement la politique de 1848 à 1852.
                        Il n’avait qu’une croyance : le succès, et possédait un flair merveilleux pour le
              pressentir, et se mettre d’avance du côté du plus fort. Il dut à cette précieuse
              faculté sa grande fortune, son importance d’un jour, et, finalement, son siège au
              Corps législatif et son entrée au Conseil général de la Seine.
                        Dans les derniers temps de sa vie, fatigué, outre mesure, 
par la bonne chère et les plaisirs, il assistait aux événements comme à des
              spectacles ; comme le soir, aux représentations de l’Opéra, en faisant sa digestion,
              dans la loge de rez-de-chaussée conservée par lui sur la scène. Il se divertissait des
              bruits de coulisse, plus qu’il ne s’intéressait aux chefs-d’œuvre exécutés. 
                     
                     Au cours de l’ouvrage, une très curieuse thèse est exposée sur l’administration
            municipale et sur la forme qu’elle doit avoir.
                     Paris n’est pas une commune, déclare le baron Haussmann ; c’est la capitale de la
            France, la propriété collective du pays entier, la cité de tous les Français.
                     
                        L’État doit donc intervenir directement et sans cesse dans ses affaires ; car il
              concourt à sa splendeur, soit par les palais et les monuments qu’il y élève, les
              fondations et les musées qu’il y entretient, soit par une participation permanente aux
              dépenses de certains services, tels que la garde de Paris, la police locale,
              l’entretien du pavé ; soit, enfin, par des subventions applicables aux entreprises
              d’édilité qui dépasseraient les forces contributives de sa population. 
                     
                     La conclusion, d’après l’auteur, conclusion qu’il développe très éloquemment, est que
            le préfet doit être le maître de l’Hôtel de Ville, et que le vote définitif du budget de
            la Ville doit être attribué non pas au Conseil municipal, mais au Parlement.
                     Les chapitres suivants sont consacrés à l’étude de la Préfecture de police, aux
            derniers épisodes de 
la campagne d’Italie, au plan financier,
            aux travaux de voirie, à la Caisse de la boulangerie, etc., et aux visites ou réceptions
            de la Préfecture de la Seine.
                     Le budget de ces réceptions qui furent si brillantes est donné dans tous ses
            détails :
                     
                        Le traitement du préfet était de 50 000 francs.
                        Le ministre de l’intérieur m’allouait en outre une indemnité annuelle de
              25 000 francs pour ma représentation, comme préfet de la Seine, et le budget de la
              Ville, 80 000 francs, pour ma représentation, comme chef du corps municipal de Paris.
              Il devait être justifié de l’emploi détaillé de cette dernière somme, au compte de
              chaque exercice… En moyenne, le boni annuel était d’environ
              15 000 francs. 
                     
                     Total 120 000 francs pour les dépenses des samedis de l’Hôtel de Ville.
                     
                        On pense bien qu’il ne s’agit nullement ci-dessus des « fêtes de la Ville » qui, pour
              la plupart, coûtaient plusieurs centaines de mille francs, et qui nécessitaient
              l’ouverture de crédits spéciaux par le Conseil municipal ; mais seulement des dîners,
              soirées, concerts et petits bals, pour lesquels les invitations étaient adressées en
              mon nom, comme préfet, et au nom de ma femmes, et qui avaient lieu dans les pièces du
              premier étage dites « Salons du préfet ». 
                     
                     Ces 120 000 fr., auxquels s’ajoutaient 
les 50 000 fr. du
            préfet de la Seine, ne suffirent jamais aux dépenses du baron Haussmann :
                     
                        Il me fallut, pendant plusieurs années, c’est-à-dire jusqu’à mon élévation au Sénat,
              faire un appel plus que large à nos propres ressources pour ce qui s’en manquait.
                        Les sénateurs de l’Empire recevaient, avec leur nomination, le titre d’une dotation
              viagère de 30 000 francs, inscrite au grand livre de la Dette publique, mais que, sans
              autre forme de procès, la République a naturellement cessé de payer. Ce complément de
              ressources me fut bien utile, mais il ne m’enrichit pas.
                        Certes, 50 000 francs, et à plus forte raison 80 000, c’est un joli denier. Il semble
              même que ce soit un magnifique traitement pour un fonctionnaire logé grandement,
              meuble, chauffé, éclairé, doté de deux voitures (ainsi que chaque ministre), et d’une
              foule de  privilèges très appréciés à Paris, comme un service régulier de loges
              dans les théâtres, etc.
                        Mais, quand on occupe une grande situation dans cette ville de Paris, où la richesse
              est le privilège de tant de familles ; dans ce rendez-vous de tous les luxes, de
              toutes les élégances ; quand on y mène une existence officielle obligatoirement
              entourée de splendeurs qui forcent, quoi qu’on en ait, la porte de votre vie privée,
              réussit-on à maintenir celle-ci bien longtemps en dehors de tout entraînement
              somptuaire ? 
                     
                     Aussi, le baron Haussmann, surpris par la catastrophe de 1870, descendit-il du pouvoir,
            appauvri, insouciant de la fortune et des affaires. Il l’avoue très humblement :
                     
                        
Dans la médiocrité, pour ne pas dire plus, de mes
              ressources personnelles, il y a beaucoup de ma faute, j’en conviens. Entraîné par le
              tourbillon des affaires immenses qui m’absorbaient complètement et, répondaient si
              bien, d’ailleurs, à mes aptitudes et à mes goûts, j’ai poussé trop loin mon
              insouciance de la fortune, s’accordant mal, du reste, avec ma tendance naturelle à
              faire grandement toutes choses, et ma facilité parfois excessive, à venir en aide aux
              personnes de ma famille ou de mon intimité dont le sort n’était pas heureux. 
                     
                     Et il ajoute :
                     
                        Une des grandes privations de mon existence modeste est de ne pouvoir plus donner de
              secours suffisants aux infortunes que je crois absolument dignes d’intérêt.
                        J’éprouve même souvent l’horrible souffrance (je ne voudrais pas l’infliger à mon
              plus cruel ennemi !) de constater, en soulageant les misères de bien des anciens
              serviteurs du pays, auxquels je ne pourrais confier les miennes, qu’ils trouvent bien
              exigu, mesquin même, de la part d’un homme jouissant de « ma grande fortune », ce que
              je fais pour eux, au risque de me gêner !… 
                     
                     Et c’est ainsi que, depuis bientôt vingt ans, au lieu de jouir en paix du repos dont le
            droit ne saurait être contesté par personne, il lui faut comme il le dit,
              « soutenir quotidiennement la lutte pour la vie, lutte bien rude à
              quatre-vingts ans passés »
 !
                     
                        Quoi qu’il en soit, lorsque je me rappelle, en traversant, chaque jour, des quartiers
              de Paris que j’ai transformés, la somme de labeurs et de tourments dépensés 
par moi durant les dix-sept années de mon édilité si
              combattue, j’éprouve une fierté, qui n’est pas sans quelque mélange d’amertume, en
              faisant un retour sur ma situation présente. Tandis que la génération actuelle
              recueille tous les profits de l’œuvre colossale dont je fus le principal ouvrier et
              l’admire même, à l’occasion, moi je ne conserve, du fruit de tant d’efforts, que
              l’honneur d’avoir bien servi mon pays dans un poste aussi difficile qu’élevé. 
                     
                     C’est peut-être le plus bel éloge que l’on puisse faire de celui qu’ajuste titre on
            appelle le grand préfet.
                     Ceux qui liront ses mémoires verront le travail considérable auquel il a consacré sa
            vie, toute de labeur et de probité, et peut-être un jour la ville de Paris
            songera-t-elle à élever un monument de reconnaissance à celui qui a tant fait pour
            elle.
                  
                  
                     
                     Edmond Scherer a laissé dans le monde des lettres la réputation d’un écrivain de haute
            conscience, mais il faut dire aussi qu’il inspire encore aujourd’hui un peu de terreur à
            ceux qui ne voient en lui qu’un protestant sévère de l’école de Genève. Dans une
            remarquable étude qui vient de paraître chez Hachette, M. Octave Gréard, de l’Académie
            française, me semble avoir remis toutes choses à leur point. Edmond
              Scherer (c’est le titre du volume), l’ensemble de sa vie, sa conversion à
            d’autres idées que celles de sa jeunesse, sont, pour moi, résumés en cette page :
                     
                        Sa croyance à l’autorité scripturaire s’était effondrée. La ruine ne s’était pas
              faite en un jour et d’un seul coup. 
C’est peu à peu que le
              doute avait gagné, pénétré, envahi son esprit. Scherer n’a eu ni son chemin de Damas
              comme saint Paul, ni son retour de Rome comme Lamennais. En aucun temps il ne rompit
              violemment avec ses idées ; il s’en détachait lentement, progressivement, froidement.
              Les crises étaient chez lui le fruit mûri du raisonnement, non l’explosion soudaine de
              la passion. L’enseignement de l’exégèse biblique avait mis aux prises sa science et sa
              foi. L’une n’était pas moins exigeante que l’autre ni moins jalouse d’une absolue
              sincérité. En 1844, en commençant le Journal d’un Égotiste, il
              disait :
                        
                           « Un journal est un retour sur soi-même, un entretien solennel du faux moi, du moi
                extérieur, dissipé, artificiel, avec le moi vrai et intérieur ; c’est une
                exploration religieuse du grand et sombre sanctuaire de l’âme, je veux dire de la
                dernière âme. Car nous avons plusieurs âmes, comme il y a plusieurs cieux… Ils sont
                en petit nombre ceux qui pénètrent dans le dernier cercle de la spirale, en petit
                nombre les moments où les âmes d’élite elles-mêmes parviennent jusqu’au fond, au
                fond du fond. Singulière chose : rien n’est moins conscient que la conscience !
                Chacun en a une, sans doute, mais à l’état de sommeil ; elle est comme si elle
                n’était pas. 
                        
                        
                           « C’est la Belle au Bois dormant dans son château, et le château au milieu d’un
                bois, et le bois entouré d’un désert On vit à la surface de la vie, on se craint, on
                s’évite ; on joue à cache-cache avec soi ; on a mille ruses pour éconduire le
                créancier importun, et l’habitude de ces ruses est si grande qu’on finit par
                exécuter des tours de maître en ce genre, presque sans s’en douter. » Scherer
                n’avait jamais rusé avec lui-même. Depuis vingt ans il tenait son âme en
                observation, L’étude n’avait fait qu’aiguiser ce besoin d’analyse. Le jour où
                l’examen approfondi des textes vint à heurter sa foi dans ce qu’elle avait eu
                jusque-là de volontairement inébranlable, le conflit se produisit. Il rencontrait
                dans les livres sacrés, interprétés au pied de la lettre, des assertions
                contestables, des erreurs manifestes, des taches. Pouvait-il, sans manquer à sa
                conscience scientifique, passer outre et mettre ces erreurs ou ces taches hors de
                discussion ? Pouvait-il davantage, sans manquer à sa conscience religieuse, les
                attribuera l’inspiration personnelle de Dieu ? Dans sa détresse, c’est à Dieu
                lui-même qu’il s’était adressé, pour lui demander l’apaisement et la lumière. 
                        
                     
 
                     Edmond Scherer, plongé dans le mysticisme, alla en Angleterre et là, « tout
              enveloppé dans sa foi »
, comme dit si bien M. Gréard, voulant se consacrer au
            ministère évangélique, entra dans l’intimité d’un pasteur dont il partageait la vie.
            Dans ses notes il retrace ainsi une scène dont le souvenir lui était cher :
                     
                        Il avait remarqué à Monmouth, au service divin, une jeune fille dont les parents
              étaient réputés pour leur indifférence. Peu à peu l’enfant avait attiré sur les bancs
              de l’humble chapelle sa mère, puis son père et tous les membres de la famille. Elle
              tomba malade, et un jour le père vint frapper à la porte du presbytère pour demander
              au pasteur de l’aller voir.
                        
                           « Nous partîmes au lever du jour, écrit Scherer, par un clair soleil qui faisait
                bondir mon cœur tout enivré des merveilles d’une nature de printemps… La jeune fille
                avait conservé la beauté régulière de ses traits et les couleurs de la santé ; mais
                ses parents ne se faisaient pas d’illusion sur son sort et ils ne craignaient pas de
                parler devant elle librement. 
                        
                        
                           Le pasteur lut à haute voix et expliqua quelques versets de l’Évangile. Ensuite
                nous tombâmes à genoux et nous 
joignîmes nos cœurs dans
                une fervente prière. La malade seule était restée assise, appuyant ses coudes sur
                une table et cachant sa figure entre ses mains. Quand nous eûmes prié, elle releva
                la tête : ses yeux étaient mouillés de larmes ; mais son âme, disait-elle, était
                paisible. Pour moi, j’étais plein d’un étrange intérêt à la vue de ce calme simple
                et naïf. Je ne la revis plus. Mais j’appris qu’elle s’était endormie peu de temps
                après de son dernier sommeil ; et souvent j’ai pensé avec un mélange de tristesse et
                de joie à celle qui repose maintenant sous les ombrages de la vallée en attendant le
                jour de la résurrection. » 
                        
                     
 
                     Cette page, remplie d’un charme cruel, ne prouve-t-elle pas cependant que le cœur
            d’Edmond Scherer n’était pas aussi sec qu’on voulait bien le dire ? Les détails de sa
            vie, du reste, éloquemment retracés par M. Gréard, suffiraient pour détruire toute
            fausse impression et donner une juste idée de ce que fut ce remarquable écrivain.
                  
                  
                     
                     Il appartenait à l’un des plus illustres savants de ce temps de nous donner une étude
            sur ce génie effrayant, comme dit Chateaubriand, qui s’appelait Blaise Pascal. En effet,
            M. Joseph Bertrand, de l’Académie française, secrétaire perpétuel de l’Académie des
            sciences, vient de publier chez Calmann-Lévy un des livres les plus intéressants qui
            aient paru sur l’auteur des Provinciales et des
            Pensées.
                     
                        « Je n’aurais jamais soupçonné, dit Tallemant des Réaux, que les
                Provinciales fussent de Pascal, les mathématiques et les lettres ne
              vont guère ensemble. »
 Les mathématiques ne gâtent et ne repoussent rien, lui
            répond aujourd’hui M. Joseph 
Bertrand, avec toute son
            autorité de grand savant et aussi d’écrivain. Il semblait que tout fut dit sur Pascal,
            et qu’un livre écrit sur sa vie et ses œuvres ne dût que reproduire des renseignements
            ou des opinions déjà connus. Il n’en est rien, et c’est sous un jour nouveau que, dans
            cette œuvre attachante, nous avons revu Pascal et sa famille, et ses sœurs Jacqueline et
            Gilberte. Le charme de cette intimité revécue au-delà de deux siècles est irrésistible.
            Le livre, d’ailleurs, est d’un rare intérêt dans toutes ses parties, que l’auteur nous
            fasse une honnête profession de foi dans sa préface, qu’il nous donne les opinions des
            plus grands écrivains sur son héros, qu’il en étudie la vie, les découverts du géomètre
            et du physicien, ou les Provinciales, le livre des
            Pensées.
                     Dans ce temps d’ignorance sur nos contemporains, de classement immédiat des gens dans
            telle ou telle case, de par la paresse de l’esprit, M. Joseph Bertrand, (qu’il ne s’en
            plaigne pas trop pourtant) a été placé le premier du premier rang de nos savants, et
            c’était justice. Mais qu’on en parle, dans ce qu’on appelle le monde, comme d’un
            écrivain éloquent et élégant, on récolte généralement un peu d’étonnement ; il semble,
            le plus souvent, qu’on apporte une nouvelle ! À ces étonnés qui se sont faits, il est
            vrai, plus rares depuis que M. Joseph Bertrand a pris place à l’Académie française, je
            répondrai par deux premières pages de sa préface ; 
comme on
            le verra, l’auteur voulant juger par lui-même, n’accepte ni les opinions ni les
            admirations toutes faites :
                     
                        Ami lecteur,
                        Avant d’ouvrir un livre nouveau sur Pascal, tu demanderas peut-être : est-il d’un
              libre penseur ou d’un chrétien ? d’un protestant ou d’un catholique, d’un janséniste
              ou d’un jésuite ? L’auteur tient-il pour Pélage ou pour saint Augustin ? Tu n’en
              sautas rien.
                        Si j’ai suivi le plan que je m’étais tracé, la lecture du livre ne te l’apprendra
              pas. Je n’ai gardé de te le dire au début. Ce n’est pas ma confession que je veux
              faite. Il s’agit de Pascal et de lui seul. Après m’être instruit, le mieux qu’il m’a
              été possible, de sa vie, de ses idées et de son œuvre, je te les raconterai le moins
              mal que je pourrai. Le moi est haïssable, je prétends complètement m’effacer, c’est
              pour cela que j’ose me dire ton ami. Avant de se connaître tous les hommes sont
              frères.
                        Pascal a dit : C’est un mathématicien, je n’ai que faire de mathématiques, il me
              prendrait pour une proposition.
                        Qu’il se rassure. L’audace d’étudier librement l’auteur des
                Provinciales et des Pensées ne va pas jusqu’à le
              prendre pour une proposition qui se démontre. Je veux, au contraire, en rappelant tout
              d’abord ce qu’ont pensé de lui des juges qui valaient mieux que moi, m’incliner
              profondément devant sa gloire et devant la renommée aussi de ceux qui l’ont loué. À
              tout homme la mort est réservée, à toute œuvre humaine, l’oubli. La mort vient vite ;
              l’oubli plus vite encore pour la plupart, lentement pour quelques élus ; il n’a pas
              commencé pour Pascal.
                        On admire les Provinciales comme en 1656. On lit les
                Pensées et on les cite comme en 1670. Le succès n’est pas 
épuisé, et chaque critique littéraire à son tour vient y ajouter le
              poids de son admiration. Quelques-uns, pour avoir inscrit leur nom sur l’admirable
              monument, ont accru leurs chances d’immortalité. L’une des deux phrases des plus
              souvent citées de Chateaubriand et que, dans ses œuvres, on oubliera les dernières,
              célèbre la gloire de Pascal, l’autre menace celle de Napoléon.
                        Les pages brillantes écrites sur Pascal formeraient un livre. Le Pyrrhonisme y serait
              rare. On admire ou on se tait ; on admire surtout, le sujet est si beau ! 
                     
                     Cette profession de foi que j’abrège est suivie des opinions des grands écrivains et
            philosophes français sur Pascal. Plus loin, commence le livre dont voici le beau
            début :
                     
                        Blaise Pascal était un vieillard : vert encore dans son enfance, bien conservé
              pendant sa jeunesse, vénérable dès le berceau. Toute fatigue l’épuisait, toute fleur
              se fanait dans sa main, tout divertissement inquiétait sa conscience. Tout pour lui se
              tournait en tristesse, tout cependant contribuait à sa gloire. Les esprits délicats
              admirent en Pascal l’écrivain le plus parfait du plus grand siècle de la langue
              française. Les savants honorent son génie ; les plus fervents chrétiens se disent
              fortifiés par sa foi, et les incrédules, sans ignorer qu’ils lui font horreur, voient
              dans l’adversaire triomphant des jésuites un précieux allié qu’ils ménagent.
                         
                        Trente-neuf ans après sa naissance, Pascal meurt de vieillesse. Il laisse des
              feuillets incomplets et épars ; on hésite devant ce brillant chaos, on tâtonne, on
              rapproche les fragments, on célèbre la magnificence du monument 
à peine entrevu. Pascal, admirable quand il achève, est déclaré, par
              les bons juges, plus admirable encore quand il est interrompu. Chaque ligne tombée de
              sa plume est traitée comme une pierre précieuse.
                        Pascal est grand dignitaire dans le monde des esprits : on serait tenté de l’appeler
              Monseigneur. Ou se compromet moins en méconnaissant La Fontaine ou Molière qu’en
              parlant légèrement de Pascal. Une faiblesse ou un tort de Pascal, quand l’évidence
              contraint à les avouer, doivent prouver feulement l’imperfection de la nature
              humaine.
                        Le lecteur des Lettres provinciales subit une épreuve. Devenu son
              propre juge, il se demande : Ai-je le goût délicat ? suis-je sensible à la beauté du
              style ? C’est avec complaisance qu’il se prend à sourire ; l’indifférence lui donne de
              l’inquiétude, et à l’ennui, tout est possible, s’associe la crainte d’être un sot.
                        Je ne veux ni céder à l’entraînement ni lui résister. S’il est vrai qu’à mesure qu’on
              a plus d’esprit, on devient plus capable d’admirer, je n’en ai pas assez pour tout
              admirer dans Pascal. 
                     
                     Voilà qui est parler, et je ne sais pas, sous la Coupole même, d’écrivain qui exprime
            mieux et plus clairement sa pensée. Le livre de Pascal doit intéresser
            comme une œuvre littéraire de haut intérêt et de renseignements scientifiques. Il est
            bon qu’on connaisse mieux ce grand génie que bien des gens ont trouvé plus court et plus
            facile de considérer comme un fou. — Qu’est-ce que c’était, après tout, que Pascal, dont
            la statue est sous la Tour St-Jacques, me disait un homme du monde, 
avec un air d’érudition contenue, il a inventé la roulette ! Et
            après ?
                     Je quittai ce personnage, un peu interdit de ce que je venais d’entendre. Pascal
            inventeur de rouge, noir, pair, impair, passe et manque ! Je m’y perdais. Mais au bout
            d’une seconde la lumière se fit dans mon esprit. Mon homme du monde ne faisait qu’un de
            la roulette trochoïde ou cycloïde » avec la roulette de Monaco !
                  
                  
                     
                     Comme tous les grands esprits, M. Ernest Renan, arrivé à un certain point de sa vie,
            éprouve le besoin de se retourner pour regarder l’espace parcouru : la route a été belle
            et il n’a point à se plaindre non plus que les lecteurs qui l’ont suivi. Permettant de
            comparer ses idées d’aujourd’hui à celles d’autrefois, M. Renan a bravement fait
            imprimer par Calmann-Lévy un volume de pensées écrites en 1848. L’Avenir de la
              science, tel est le titre de ce livre de haute raison et qui pourtant n’a pas
            l’aridité de lecture des œuvres philosophiques. Déjà dans cette profession de foi d’un
            jeune homme, on trouve la raison, le besoin de logique, la clarté des déductions, la
            vivacité de la phrase 
qui ont donné à M. Renan son brevet de
            grand écrivain. Pour être plus absolu qu’aujourd’hui, on pressent déjà que son esprit ne
            sera pas de ceux qui s’immobilisent dans une opinion et qui, comme Dupin le disait en
            riant, persisteront à vouloir aller en coucou quand les chemins de fer sont inventés. La
            grande thèse de M. Renan dans l’Avenir de la science, c’est qu’il y a une
            religion dans la science même, et que cette religion ne peut être pour tous. Très
            justement, il demande déjà avant l’inégalité des intelligences la différence de culture
            intellectuelle.
                     Je n’insiste pas. J’appellerai aussi l’attention du lecteur sur l’admirable préface que
            M. Renan a écrite en tête de son livre et sur la péroraison convaincue dont voici la
            fin :
                     
                        J’ai été formé par l’Église, je lui dois ce que je suis, et ne l’oublierai jamais.
              L’Église m’a séparé du profane, et je l’en remercie. Celui que Dieu a touché sera
              toujours un être à part : il est, quoi qu’il fasse, déplacé parmi les hommes, on le
              remarque à un signe. Pour lui les jeunes gens n’ont pas d’offres joyeuses, et les
              jeunes filles n’ont point de sourire. Depuis qu’il a vu Dieu, sa langue est
              embarrassée : il ne sait plus parler des choses terrestres. Ô Dieu de ma jeunesse,
              j’ai longtemps espéré revenir à toi, enseignes déployées et avec la fierté de la
              raison, et peut-être te reviendrai-je humble et vaincu comme une faible femme.
                        Autrefois tu m’écoutais ; j’espérais voir quelque jour ton visage : car je
              t’entendais répondre à ma voix. Et j’ai 
vu ton temple
              s’écrouler pierre à pierre, et le sanctuaire n’a plus d’écho, et, au lieu d’un autel
              paré de lumières et de fleurs, j’ai vu se dresser devant moi un autel d’airain, contre
              lequel va se briser la prière sévère, nu, sans images, sans tabernacle, ensanglanté
              par la fatalité. Est-ce ma faute ? est-ce la tienne ? Ah ! que je frapperais
              volontiers ma poitrine, si j’espérais entendre cette voix chérie qui autrefois me
              faisait tressaillir. Mais non, il n’y a que l’inflexible nature ; quand je cherche ton
              œil de père, je ne trouve que l’orbite vide et sans fond de l’infini ; quand je
              cherche ton front céleste, je vais me heurter contre la voûte d’airain qui me renvoie
              froidement mon amour. Adieu donc, ô Dieu de ma jeunesse ! Peut-être seras-tu celui de
              mon lit de mort. Adieu : quoique tu m’aies trompé, je t’aime encore ! 
                     
                     Quelles belles paroles, mais quelle désespérance et quel enfantillage au fond que cette
            révolte d’un athée qui se révolte contre un Dieu auquel il ne croit pas. Mais à y bien
            regarder M. Renan n’est pas un athée, c’est un homme qui doute, qui voudrait que le
            langage humain lui en apprît plus qu’il n’en peut dire ; je ne sais plus quel philosophe
            répondait à toutes les questions qu’on lui posait sur l’au-delà : « l’homme est
              une raison insuffisante à la connaissance de l’absolu »
. Voilà qui est clair,
            qui précise un fait ; il y a un mur entre le fini et le limité où nous vivons et
            l’infini et l’illimité ; nous sommes trop faibles pour renverser le mur, trop petits
            pour voir par-dessus, attendons et prenons patience, c’est le mieux qu’ont à se dire 
ceux qui n’ont pas le bonheur d’avoir conservé la foi ; Taine
            plus légère que nos corps ne connaît les obstacles ni les obscurités, elle traverse tout
            et s’éclaire d’elle-même ; espérons-le du moins, l’espoir est aussi une religion.
                     Un homme d’esprit a dit, en parlant de M. Ernest Renan, que le plus grand tort de sa
            philosophie était de l’avoir poussé à se faire le porte-drapeau du scepticisme et de
            l’athéisme, et d’avoir écrit une œuvre qui pouvait se résumer à ceci : « — Mes amis, mes
            enfants, je ne sais pas où je vais, mais suivez-moi tout de même ! » La critique est
            peut-être exagérée, mais elle a du vrai, il faut bien le reconnaître, et M. Renan fût-il
            tout seul à se jeter dans ce chemin inconnu, que tous les amis de son esprit doivent
            déplorer de l’y voir s’engager aussi résolument.
          
                  
               
            
            
               
               
               
               
               
               
            
         
      
    
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