Articles de l’Encyclopédie
Compilation établie à partir de l’édition numérisée de
l’ARTFL
Beauzée, articles de l’Encyclopédie
- Flumen, (men ou res quae fluit.)
- Fulmen, (men quod fulget.)
- Lumen, (men quod lucet.)
- Semen, (men quod seritur.)
- Vimen, (men vinciens, quod vincit.)
- Carmen, peigne à carder, (men quod carpit.)
- Armentum, (mentum quod arat, ou arare potest.)
- Jumentum, (mentum quod juvat, ou mentum jugatorium.)
- Monumentum, (mentum quod monet.)
- Alimentum, (mentum quod alit.)
- Testamentum, (mentum quod testatur.)
- Tormentum, (mentum quod torquet.)
- Cubiculum, (cubandi locus.)
- Coenaculum, (coenandi locus.)
- Habitaculum, (habitandi locus.)
- Propugnaculum, (pro-pugnandi locus.)
- Cogita-b-undus, (cogitationibus undans.)
- Furi-b-undus, (furore ou furiis undans.)
- Foe-c-undus, (foetu abundans.)
- Fa-c-undus, (fandi copiâ abundans.)
- Justus, (in jure constans.)
- Modestus, (in modo constans.)
- Molestus, (pro mole stans.)
- Moestus, (in moerore constans.)
- Honestus, (in honore constans.)
- Scelestus, (in scelere constans.)
- Calesco, je commence à avoir chaud, je m’échauffe,
- équivaut à calidus esco.
- Frigesco, je commence à avoir froid, (frigidus esco.)
- Albesco, (albus esco.)
- Senesco, (senex esco.)
- Duresco, (durus esco.)
- Dormisco, (dormiens esco.)
- Obsolesco, (obsoletus esco.)
Sens primitif | Sens futur |
---|---|
Je ne crois pas qu’il le fasse présentement. | Qu’il le fasse jamais. |
Je ne croyois pas qu’il le fit alors. | Qu’il le fît jamais. |
Je ne crois pas qu’il l’ait fait hier. | Qu’il l’ait fait demain. |
Je ne croyois pas qu’il l’eût fait hier. | Qu’il l’eût fait quand on l’en auroit prié. |
« Lorsque dans un livre écrit en latin, dit le dictionnaire de Trévoux sur ce mot, on trouve beaucoup de phrases & d’expressions qui ne sont point du-tout latines, & qui semblent tirées du langage françois, on juge que cet ouvrage a été fait par un françois ; on dit que cet ouvrage est plein de gallicismes ».Cette maniere de parler semble indiquer que le mot gallicisme est le nom propre d’un vice de langage, qui dans un autre idiome vient de l’imitation gauche ou déplacée de quelque tour propre à la langue françoise ; qu’un gallicisme en un mot est une espece de barbarisme. On ne sauroit croire combien cette opinion est commune, & combien on la soupçonne peu d’être fausse : elle a même surpris la sagacité de cet illustre écrivain, que la mort vient d’enlever à l’Encyclopédie ; ce grammairien créateur à qui nous avons eu la témérité de succéder, sans jamais oser nous flater de pouvoir le remplacer ; ce philosophe exact & profond qui a porté la lumiere sur tous les objets qu’il a traités, & dont les vûes répandues abondamment dans les parties qu’il a achevées, feront le principal mérite de celles que nous avons à remplir ; en un mot M. du Marsais lui-même paroît n’avoir pas été assez en garde contre l’impression de ce préjugé. Voici comme il s’explique à l’article Anglicisme .
« Si l’on disoit en françois foüetter dans de bonnes moeurs (whip into good manners), au lieu de dire fouetter afin de rendre meilleur, ce seroit un anglicisme ».Ne semble-t-il pas que M. du Marsais veuille dire que le tour anglois n’est anglicisme que quand il est transporté dans une autre langue ? C’est une erreur manifeste, & que ceux mêmes qui paroissent l’insinuer ou la répandre ont sentie : la définition que les auteurs du dictionnaire de Trévoux ont donnée du mot gallicisme, & celle que M. du Marsais a donnée du mot anglicisme, en fournissent la preuve. L’essence du gallicisme consiste en effet à être un écart de langage exclusivement propre à la langue françoise. Le gallicisme en françois est à sa place, & il y est ordinairement pour éviter un vice ; dans une autre langue, c’est ou une locution empruntée qui prouve l’affinité de cette langue avec la nôtre, ou une expression figurée que l’imitation suggere à la passion ou au besoin, ou une expression vicieuse qui naît de l’ignorance : mais par-tout & dans tous les cas, le gallicisme est gallicisme dans le sens que nous lui avons assigné. Chacun a son opinion, c’est un gallicisme où l’usage autorise la transgression de la syntaxe de concordance, pour ne pas choquer l’oreille par un hiatus desagréable. Le principe d’identité exigeoit que l’on dit sa opinion ; l’oreille a voulu qu’on fît entendre sonn-opinion, & l’oreille l’a emporté suavitatis causâ. Eiles sont toute déconcertées ; c’est un gallicisme, où l’usage qui met le mot toute en concordance de genre avec le sujet elles, n’a aucun égard à la concordance de nombre, pour éviter un contre-sens qui en seroit la suite : toute est ici une sorte d’adverbe qui modifie la signification de l’adjectif déconcertées, comme si l’on disoit, elles sont totalement déconcertées ; au contraire toutes au pluriel seroit un adjectif collectif, qui détermineroit le sujet elles, comme si l’on disoit, il n’y en a pas une seule qui ne soit déconcertée : c’est donc à la netteté de l’expression que la loi de concordance est ici sacrifiée. Vous avez beau dire, c’est un gallicisme, où l’usage permet à l’ellipse d’altérer l’intégrité physique de la phrase (voyez Ellipse), pour y mettre le mérite de la brieveté. Un françois qui sait sa langue entend cette phrase aussi clairement & avec plus de plaisir, que si on employoit l’expression pleine, mais diffuse, lâche & pesante, vous avez un beau sujet de dire ; c’est ici une raison de briéveté. Il est incroyable le nombre de vaisseaux qui partirent pour cette expédition ; c’est un gallicisme, où l’usage consent que l’on soustraye les parties de la phrase à l’ordre qu’il a lui-même fixé, pour donner à l’ensemble un sens accessoire que la construction ordinaire ne pourroit y mettre. On auroit pu dire, le nombre de vaisseaux qui partirent pour cette expédition est incroyable ; mais il faut convenir qu’au moyen de cet arrangement, aucune partie de la phrase n’est plus saillante que les autres : au lieu que dans la premiere, le mot incroyable qui se présente à la tête, contre l’usage ordinaire, paroît ne s’y trouver que pour fixer davantage l’attention de l’esprit sur le nombre des vaisseaux, & pour en exagérer en quelque sorte la multitude ; raison d’énergie. Nous venons d’arriver, nous allons partir ; ce sont des gallicismes, où l’usage est forcé de dépouiller de leur sens naturel les mots nous venons, nous allons, & de les revêtir d’un sens étranger, pour suppléer a des inflexions qu’il n’a pas autorisées dans les verbes arriver & partir, non plus que dans aucun autre : nous venons d’arriver, c’est-à-dire nous sommes arrivés dans le moment ; expression détournée d’un pretérit récent, auquel l’usage n’en a point accordée d’analogique : nous allons partir, c’est-à-dire nous partirons dans le moment ; expression équivalente à un futur prochain, que l’usage n’a point établi. Ces sortes de locutions ont pour fondement la raison irrésistible du besoin. Nous ne prétendons pas donner ici une liste exacte de tous les gallicismes ; nous ne le devons pas, & l’exécution de ce projet ne seroit pas sans de grandes difficultés. Il est évident en premier lieu qu’un recueil de cette espece doit faire la matiere d’un ouvrage exprès, dont l’exécution supposeroit une patience à l’épreuve des difficultés & des longueurs, une connoissance exacte & réfléchie de notre langue & de ses origines, & une philosophie profonde & lumineuse ; mais dont le succès, en enrichissant notre grammaire d’une branche qu’on n’a pas assez cultivée jusqu’à présent, assûreroit à l’auteur la reconnoissance de toute la nation, & une réputation aussi durable que la langue même. Si cette matiere pouvoit entrer dans un dictionnaire, elle ne pourroit convenir qu’à celui de l’académie, & nullement à l’Encyclopédie. On ne doit y trouver, en fait de Grammaire, que les principes généraux & raisonnés des langues, ou tout au plus les principes, qui, quoique propres à une langue, sont pourtant du district de la Grammaire générale ; parce qu’ils tiennent plus à la nature de la parole, qu’au génie particulier de cette langue ; qu’ils constituent ce génie plûtôt qu’ils n’en sont une suite ; qu’ils prouvent la fécondité de l’art ; qu’ils peuvent passer dans les langues possibles, & qu’ils étendent les vûes du grammairien. Mais tout détail qui concerne le pur matériel de quel que langue que ce soit, doit être exclu de ce Dictionnaire, dont le plan ne nous laisse que la liberté de choisir des exemples dans telle langue que nous jugerons convenable. Nos scrupules à cet égard vont jusqu’à nous persuader qu’on auroit dû omettre l’article anglicisme, qui ne devoit pas plus paroître ici que l’article arabisme qu’on n’y a point mis, & mille autres qui n’y seront point. L’article idiotisme qui les comprend tous, est le seul article encyclopédique sur cet objet ; & nous ne donnons celui-ci que pour céder aux instances qui nous en ont été faites. Les articles A (mot) ad, anti, ce, di ou dis, elle, en & dans, es, futur (adj.) sont encore bien plus déplacés ; on ne devoit les trouver que dans une grammaire françoise ou dans un simple vocabulaire. Nous ajoûtons en second lieu, que le projet de détailler tous les gallicismes ne seroit pas sans de grandes difficultés. Le nombre en est prodigieux, & plusieurs habiles gens ont remarqué que, si l’on en excepte les ouvrages purement didactiques, plus un auteur a de goût, plus on trouve dans son style de ces irrégularités heureuses & souvent pittoresques, qui ne paroissent violer les lois générales du langage que pour en atteindre plus sûrement le but. D’ailleurs, à-moins de bien connoître les langues anciennes & modernes où la nôtre a puisé, il arriveroit souvent de prendre pour gallicismes, des expressions qui seroient peut-être des hellénismes, latinismes, celticismes, teutonismes, ou idiotismes de quelque autre genre ; & la précision philosophique que l’on doit sur-tout envisager dans cet ouvrage, ne permet pas qu’on s’y expose à de pareilles méprises. (E. R. M.)
« Les premiers, pour employer les propres termes de M. du Marsais, conviennent à tous les individus ou êtres particuliers de différentes especes ; par exemple, arbre convient à tous les noyers, à tous les orangers, à tous les oliviers, &c. Les derniers ne conviennent qu’aux individus d’une seule espece ; tels sont noyer, olivier, oranger, &c. ».Voyez Appellatif . M. l’abbé Girard, tom. I. disc. v. pag. 219. partage les noms en deux classes, l’une des génériques, & l’autre des inviduels ; c’est la même division générale que nous venons de présenter sous d’autres expressions. Ensuite il soûdivise les génériques en appellatifs, abstractifs & actionnels, selon qu’ils servent, dit-il, à dénommer des substances, des modes, ou des actions. Mais on peut remarquer d’abord que le mot appellatif n’est pas appliqué ici plus heureusement que dans le système ordinaire, & que l’auteur ne fait que déroger à l’usage, sans le corriger. D’autre part, la soûdivision de l’académicien n’est ni ne peut être grammaticale, & elle devoit l’être dans son livre. La diversité des objets peut fonder, si l’on veut, une division philosophique ; mais une division grammaticale doit porter sur la diversité des services d’une même sorte de mots ; & cette diversité de service dépend, non de la nature des objets,1 mais de la maniere dont les mots les expriment. Ainsi la division des noms appellatifs en génériques & spécifiques, peut être regardée comme grammaticale, en ce que les noms génériques conviennent aux individus de plusieurs especes, & que les noms spécifiques qui leur sont subordonnés, ne conviennent, comme on l’a déjà dit, qu’aux individus d’une seule espece ; ce qui constitue deux manieres d’exprimer bien différentes : animal convient à tous les individus, hommes & brutes ; homme ne convient qu’aux individus de l’espece humaine. Si l’on avoit appellé communs les noms auxquels on a donné la dénomination d’appellatifs, on auroit peut-être rendu plus sensible tout-à-la-fois & leur nature intrinseque & leur opposition aux noms propres : mais nous croyons devoir nous en tenir aux dénominations ordinaires, les mêmes que M. du Marsais paroît avoir adoptées ; parce qu’elles sont autorisées par un usage, qui au fond n’a rien de contraire aux vûes légitimes de la Grammaire, & que de plus elles sont en quelque sorte l’expression abrégée de la génération de nos idées, & des effets merveilleux de l’abstraction dans l’entendement humain. Voyez Abstraction . On peut voir au mot Appellatif une sorte de tableau raccourci de cette génération d’idées qui sert de fondement à la division des mots ; mais elle est amplement développée au mot Article , t. I. p. 722. Nous y ajoûterons quelques observations qui nous ont paru intéressantes, parce qu’elles regardent la signification des noms appelletifs, & qu’elles peuvent même produire d’heureux effets, si, comme nous le présumons, on les juge applicables au système de l’éducation. On peut remonter de l’individu au genre suprême, ou descendre du genre suprême à l’individu, en passant par tous les dégrés différenciels intermédiaires : Médor, chien, animal, substance, être, voilà la gradation ascendante ; être, substance, animal, chien, Médor, c’est la gradation descendante. L’idée de Médor renferme nécessairement plus d’attributs que l’idée spécifique de chien ; parce que tous les attributs de l’espece conviennent à l’individu, qui a de plus son suppôt particulier, ses qualités exclusivement propres & incommunicables à tout autre. Par une raison semblable & que l’on peut appliquer à chaque dégré de cette progression, l’idée de chien renferme plus d’attributs que l’idée générique d’animal, parce que tous les attributs du genre conviennent à l’espece, & que l’espece a de plus ses propriétés différencielles & caractéristiques, incommunicables aux autres especes comprises sous le même genre. La gradation ascendante de l’individu à l’espece, de l’espece au genre prochain, de celui-ci au genre plus éloigné, & successivement jusqu’au genre suprême, est donc une véritable décomposition d’idées que l’on simplifie par le secours de l’abstraction, pour les mettre en quelque sorte plus à la portée de l’esprit ; c’est la méthode d’analyse. La gradation descendante du genre suprême à l’espece prochaine, de celle-ci à l’espece plus éloignée, & successivement jusqu’aux individus, est au contraire une veritable composition d’idées que l’on réunit par la réflexion, pour les rapprocher davantage de la verité & de la nature ; c’est la méthode de synthèse. Ces deux méthodes opposées peuvent être d’une grande utilité dans des mains habiles, pour donner aux jeunes gens l’esprit d’ordre, de précision, & d’observation. Montrez-leur plusieurs individus ; & en leur faisant remarquer ce que chacun d’eux a de propre, ce qui l’individualise, pour ainsi dire, faites-leur observer en même tems ce qu’il a de commun avec les autres, ce qui le fixe dans la même espece ; & nommez-leur cette espece, en les avertissant que quand on désigne les êtres par cette sorte de nom, l’esprit ne porte son attention que sur les attributs communs à toute l’espece, & qu’il tire en quelque sorte hors de l’idée totale de l’individu, les idées singulieres qui lui sont propres, pour ne considérer que celles qui lui sont communes avec les autres. Amenez-les ensuite à la comparaison de plusieurs especes, & des propriétés qui les distinguent les unes des autres, qui les spécifient ; mais n’oubliez pas les propriétés qui leur sont communes, qui les réunissent sous un point de vûe unique, qui les constituent dans un même genre ; & nommez-leur ce genre, en y appliquant les mêmes observations que vous aurez faites sur l’espece ; savoir que l’idée de genre est encore plus simplifiée, qu’on en a séparé les idées différencielles de chaque espece, pour ne plus envisager que les idées communes à toutes les especes comprises sous le même genre. Continuez de même aussi loin que vous pourrez, en faisant remarquer avec soin toutes les abstractions qu’il faut faire successivement, pour s’élever par dégrés aux idées les plus générales. N’en demeurez pas là ; faites retourner vos éleves sur leurs pas ; qu’à l’idée du genre suprême ils ajoûtent les idées différencielles constitutives des especes qui lui sont immédiatement subordonnées ; qu’ils recommencent la même opération de degrés en degrés, pour descendre insensiblement jusqu’aux individus, les seuls êtres qui existent réellement dans la nature. En les exerçant ainsi à ramener, par l’analyse, la pluralité des individus à l’unité de l’espece & la pluralité des especes à l’unité du genre, & à distinguer, par la synthese, dans l’unite du genre la pluralité des especes & dans l’unité de l’espece la pluralité des individus ; ces idées deviendront insensiblement précises & distinctes, & les élémens des connoissances & du langage se trouveront disposes de la maniere la plus méthodique. Quel préjugé pour la facilité de concevoir & de s’exprimer, pour la netteté du discernement, la justesse du jugement, & la solidité du raisonnement ! Seroit-il impossible, pour l’exécution des vûes que nous proposons ici, de construire un dictionnaire où les mots seroient rangés par ordre de matieres ? Les matieres y seroient divisées par genres, & chaque genre seroit suivi de ses especes : le genre une fois défini, il suffiroit ensuite d’indiquer les idées différencielles qui constituent les especes. Il y a lieu de croire que ce dictionnaire philosophique, en apprenant des mots, apprendroit en même tems des choses, & d’une maniere d’autant plus utile, qu’elle seroit plus analogue aux procédés de l’esprit humain. Quoi qu’il en soit, il résulte des principes que nous venons de présenter sur la composition & la décomposition des idées, que les noms qui les expriment ont une signification plus ou moins déterminée, selon qu’ils s’éloignent plus ou moins du genre suprême ; parce que les idées abstraites que l’esprit se forme ainsi, deviennent plus simples, & par-là plus générales, plus vagues & applicables à un plus grand nombre d’individus ; les noms plus ou moins génériques qui en sont les expressions, portent donc aussi l’empreinte de ces divers degrés d’indétermination : la plus grande indétermination est celle du nom le plus générique, du genre suprême ; elle diminue par dégrés dans les noms des especes inférieures, à mesure qu’elles s’approchent de l’individu, & disparoît entierement dans les noms propres qui ont tous un sens déterminé. On tire cependant les noms appellatifs de leur indétermination, pour en faire des applications précises. Les moyens abrégés qu’on employe à cette fin dans le discours, sont quelquefois des équivalens de noms propres qui n’existent pas ou qu’on ignore ; cette pierre, mon chapeau, cet homme. D’autres fois on supplée par cet artifice à une énumération ennuyeuse & impossible de noms propres ; les philosophes de l’antiquité, au lieu du long étalage des noms de tous ceux qui dans les premiers siecles ont fait profession de philosophie. Il y a diverses manieres de restreindre la signification d’un nom générique : ici c’est l’apposition d’un autre nom, le prophete roi : là c’est un autre nom lié au premier par une préposition, ou sous une terminaison choisie à dessein ; la crainte du supplice, metus supplicii : dans une occasion c’est un adjectif mis en concordance avec le nom ; un homme savant, vir doctus : dans une autre c’est une phrase incidente ajoûtée au nom ; la loi qui nous soûmet aux puissances : souvent plusieurs de ces moyens sont combinés & employés tout-à-la-fois. C’est ainsi que l’esprit humain a su trouver des richesses dans le sein même de l’indigence, & assujettir les termes les plus vagues aux expressions les plus précises. (E. R. M.)
3°. en ii, comme dans cet autre passage du même poëte, munera laetitiam que dii ; quod imperitiores dei legunt, dit Aulu-Gelle, lib. jx. cap. xjv. 4°. enfin en ei, & c’est la terminaison qui a prévalu.
II. Dans la dérivation philosophique le génitif est la racine
génératrice d’une infinité de mots, soit dans la langue latine même, soit dans celles qui
y ont puisé ; on en reconnoît sensiblement la figurative dans ses dérivés.
Ainsi du génitif des adjectifs l’on forme, à peu d’exceptions près,
leurs degrés comparatif & superlatif, en ajoûtant à la figurative de ce cas les
terminaisons qui caractérisent ces degrés : docti, docti-or, docti-ssimus ;
prudenti-s, prudenti-or, prudenti-ssimus. Il en est de même des adverbes dérivés
des adjectifs ; ils prennent cette figurative au positif, & la conservent dans les
autres degrés : prudent-is, prudent-er, prudent-iùs, prudent-issimé.
Le génitif des noms sert à la dérivation de plusieurs especes de mots :
de patris sont sortis les noms de patria, patriciatus,
patratio, patronus, patrona, patruus ; les adjectifs patrius,
patricius, patrimus ; l’adverbe patriè ; les verbes patrare, patrissare. On trouve même plusieurs noms dont le génitif, quant au matériel, ne differe en rien de la seconde personne du singulier
du présent absolu de l’indicatif des verbes qui en sont dérivés : lex,
legis ; lego, legis : dux, ducis ; duco, ducis. Quelques génitifs
inusités hors de la composition, se retrouvent de même dans des verbes composés de la même
racine élémentaire : tibi-cen, tibi-cinis ; con-cino, con-cinis ; parti-ceps,
parti-cipis ; ac-cipio, ac-cipis.
Nous avons dans notre langue des mots qui viennent immédiatement d’un génitif latin ; tels sont capitaine, capitation, qui sont
dérivés de capitis ; tels encore les monosyllabes art,
mort, part, sort, &c. qui viennent des génitifs art-is, mort-is,
part-is, sort-is, dont on a seulement supprimé la terminaison latine. De-là les
dérivés simples : de capitaine, capitainerie ; d’art, artiste,
artistement ; de mort, mortel, mortellement, mortalité,
mortuaire ; de part, partie, partiel ; de sort, sorte,
sortable, &c.
III. Dans la composition, c’est encore le génitif qui est la racine
élémentaire d’une infinité de mots, soit primitifs, soit dérivés. On le voit sans aucune
altération dans les composés legis-lator, legis-latio ; juris-peritus,
juris-prudentia ; agri-cola, agri-cultura. On en reconnoît la figurative dans patri-monium, patro-cinium, fronti-spicium, juri-stitium ; & on la
retrouve encore dans homi-cidium malgré l’altération ; hom-o, c’est le nominatif ; hom-in-is, c’est le génitif dont la figurative est in ; & la consonne n de cette figurative est retranchée pour éviter le choc trop rude des
deux consonnes n c, mais i est resté.
Nous appercevons sensiblement la même influence dans les mots composés de notre langue,
qui ne sont pour la plûpart que des mots latins terminés à la françoise ; patri-moine, légis-lateur, légis-lation, juris-consulte, juris-prudence, agri-culture,
frontis-pice, homi-cide : & l’analogie nous a naturellement conduits à
conserver les droits de ce génitif dans les mots que nous avons composés
par imitation ; part-ager, as-sort-ir, res-sort-ir, &c.
On voit par ce détail des services du génitif dans la génération des
mots, que le nom qu’on lui a donné le plus unanimement a un juste fondement ; quoiqu’il
n’exprime pas l’espece de service pour lequel il paroît que ce cas a été principalement
institué, je veux dire la détermination du sens vague du nom appellatif auquel il est
subordonné.
C’est pour cela qu’en latin il n’est jamais construit qu’avec un nom appellatif,
quoiqu’on rencontre souvent des locutions où il paroît lié à d’autres mots : mais on
retrouve aisément par l’ellipse le nom appellatif auquel se rapporte le génitif.
I. Il est quelquefois à la suite d’un nom propre ; Terentia Ciceronis,
supp. uxor ; Sophia Septimi, supp. filia.
Il. D’autres fois il suit quelqu’un de ces adjectifs présentés sous la terminaison
neutre, & réputés pronoms par la foule des Grammairiens ; ad id
locorum, c’est-à-dire ad id punctum locorum ; quid rei est ?
c’est-à-dire quod momentum rei est ?
III. Souvent il paroît modifier tout autre adjectif dont le corrélatif est exprimé ou
supposé : plenus vini, lassus viarum, supp. de copiâ vini,
de labore viarum. C’est la même chose après le comparatif & le superlatif ; fortior manuum, primus ou doctissimus omnium, supp. è numero manuum, è numero omnium.
IV. Plus souvent encore le génitif est à la suite d’un verbe, & les
méthodistes énoncent expressément qu’il en est le régime ; c’est une erreur, il ne peut
l’être en latin que d’un nom appellatif, & l’ellipse le ramene à cette construction.
Il est aisé de le vérifier sur des exemples qui réuniront à-peu-près tous les cas. Est regis, c’est-à-dire est officium regis. Refert
Coesaris, c’est-à-dire refert ad rem Coesaris, comme Plaute a dit
(in Pers.). Quid id ad me aut ad meam rem refert ?
Interest reipublicae ; est inter negotia, est inter commoda reipublicae. Manet
Romae, c’est à-dire manet in urbe Romae.
On trouve communément le génitif après les verbes poenitere, pudere, pigere, taedere, miserere ; & les rudimentaires disent que
ces verbes sont impersonnels, que leur nominatif se met à l’accusatif, & leur régime
au génitif. Il est aisé d’appercevoir les absurdités que renferme cette
décision : nous ferons voir au mot
Impersonnel, que ces verbes sont réellement personnels, & que leur
sujet doit être au nominatif quand on l’exprime. Nous allons montrer ici que leur prétendu
régime au génitif est le régime déterminatif du nom qui leur sert de
sujet ; & que ce qu’on envisage ordinairement comme leur sujet sous la dénomination
ridicule de nominatif, est véritablement leur régime objectif.
On lit dans Plaute (Stich. in arg.) & me quidem hoec
conditio nunc non poenitet : il est évident que hoec conditio est
le sujet de poenitet, & que me en est le régime
objectif ; & l’on pourroit rendre littéralement ces mots me hoec conditio
non poenitet, par ceux-ci : cette condition ne me peine point, ne me
fait aucune peine ; c’est le sens littéral de ce verbe dans toutes les
circonstances. Cet exemple nous indique le moyen de ramener tous les autres à l’analogie
commune, en suppléant le sujet sousentendu de chaque verbe : poenitet me
facti veut dire conscientia facti poenitet me, le sentiment
intérieur de mon action me peine.
Pareillement dans cette phrase de Cicéron (pro domo), ut
me non solum pigeat stultitiaae meae, sed etiam pudeat ; c’est tout simplement, ut conscientia stultitiae meae non solum pigeat, sed etiam pudeat me.
Dans celle-ci, sunt homines quos infamiae suae neque pudeat neque
taedeat (2. verr.) ; suppléez turpitudo, &
vous aurez la construction pleine : sunt homines quos turpitudo infamiae suae
neque pudeat neque taedeat.
De même dans cette autre qui est encore de Cicéron, miseret me infelicis
familiae ; suppléez sors, & vous aurez cette phrase complete,
sors infelicis familiae miseret me.
On voit donc que les mots facti, stultitiae, infamiae, familiae, ne
sont au génitif dans ces phrases, que parce qu’ils sont les
déterminatifs des noms conscientia, turpitudo, sors, qui sont les sujets
des verbes.
Le génitif se construit encore avec d’autres verbes ; quanti emisti ? c’est-à-dire, pro re quanti pretii emisti ?
Cicéron (Attic. viij.) parlant de Pompée, dit facio pluris
omnium hominum neminem ; c’est comme s’il avoit dit, facio neminem ex
numero omnium hominum virum pluris momenti : c’est la même chose du passage de
Térence (in Phorm.) meritò te semper maximi feci,
c’est-à-dire virum maximi momenti. Mais si le régime objectif est le nom
d’une chose inanimée, le nom appellatif qu’il faut suppléer, c’est res ;
illos scelestos qui tuum fecerunt fanum parvi (Plaut. in
Rudent.), c’est-à-dire, qui tuum fecerunt fanum rem parvi pretii.
Accusare furti, c’est accusare de crimine furti ; condemnare
capitis, c’est condemnare ad poenam capitis. Oblivisci, cordari, meminisse alicujus rei ; suppléez memoriam
alicujus rei ; c’est ce même nom qu’il faut sous-entendre dans cette phrase de
Cicéron & dans les pareilles, tibi tuarum virtutum veniat in mentem
(de orat. ij. 61.) suppléez memoria.
V. Quand on trouve un génitif avec un adverbe, il n’y a qu’à se
rappeller que l’adverbe a la valeur d’une préposition avec son complément, voyez Adverbe
; & que ce complément est un nom appellatif : en décomposant
l’adverbe, on retrouvera l’analogie. Ubi terrarum, décomposez ; in quo loco terrarum : nusquam gentium, c’est-à-dire in nullo
loco gentium.
Il faut remarquer ici qu’on ne doit pas chercher par cette voie l’analogie du génitif, après certains mots que l’on prend mal-à-propos pour des adverbes
de quantité, tels que parum, multum, plus, minus, plurimum, minimum,
satis, &c. ce sont de vrais adjectifs employés sans un nom exprimé, &
souvent comme complément d’une préposition également sousentendue : dans ce second cas,
ils font l’office de l’adverbe : mais par-tout, le génitif qui les
accompagne est le déterminatif du nom leur corrélatif ; satis nivis,
c’est copia satis nivis, ou copia conveniens nivis. De
l’adjectif satis vient satior.
VI. Enfin on rencontre quelquefois le génitif à la suite d’une
préposition ; il se rapporte alors au complement de la préposition même qui est
fous-entendue. Ad Castoris, suppléez aedem ; ex
Apollodori (Cic.) suppléez chronicis ; labiorum tenus, suppléez
extremitate.
Nous nous sommes un peu étendus sur ces phrases elliptiques ; premierement, parce que le
génitif qui est ici notre objet principal, y paroissant employé d’une
autre maniere que sa destination originelle ne semble le comporter, il étoit de notre
devoir de montrer que ce ne sont que des écarts apparens, & que les assertions
contraires des méthodistes sont fausses & fort éloignées du vrai génie de la langue
latine : en second lieu, parce que nous regardons la connoissance des moyens de suppléer
l’ellipse, comme une des principales clés de cette langue.
On doit être suffisamment convaincu par tout ce qui précede, que le génitif fait l’office de déterminatif à l’égard du nom auquel il est subordonné :
mais il faut bien se garder de conclure que ce soit le seul moyen qu’on puisse employer
pour cette détermination. Il faut bien qu’il y en ait d’autres dans les langues dont les
noms ne reçoivent pas les inflexions appellées cas.
En françois on remplace assez communément la fonction du génitif latin
par le service de la préposition de, qui par le vague de sa
signification semble exprimer un rapport quelconque ; ce rapport est spécifié dans les
différentes occurrences (qu’on nous permette les termes propres) par la nature de son
antécédent & de son conséquent. Le créateur de l’univers, rapport de la cause à l’effet : les écrits de Cicéron, rapport de l’effet à la cause : un vase d’or, rapport de la forme à la matiere : l’or de ce vase, rapport de la matiere à la forme, &c. En
hébreu, on employe des préfixes, sortes de prépositions inséparables, dont quelqu’une est
spécialement déterminative d’un terme antécédent. Chaque langue a son génie & ses
ressources.
La langue latine elle-même n’est pas tellement restrainte à son génitif
déterminatif, qu’elle ne puisse remplir les mêmes vûes par d’autres moyens : Evandrius ensis, c’est la même chose qu’ensis Evandri ; liber
meus, c’est liber mei, liber pertinens ad me ; domus regia, c’est
domus regis. On voit que le rapport de la chose possédée au
possesseur, s’exprime par un adjectif véritablement dérivé du nom du possesseur, mais qui
s’accorde avec le nom de la chose possédée ; parce que le rapport d’appartenance est
réellement en elle & s’identifie avec elle.
Le rapport de l’espece à l’individu, n’est pas toûjours annoncé par le génitif : souvent le nom propre déterminant est au même cas que le nom appellatif
déterminé ; urbs Roma, flumen Sequana, mons Parnassus, &c. Mais
cette concordance ne doit pas s’entendre comme le commun des Grammairiens l’expliquent :
urbs Roma ne signifie point, comme on l’a dit, Roma quae
est urbs ; c’est au contraire urbs quae est Roma ; urbs est
déterminé par les qualités individuelles renfermées dans la signification du mot Roma. Il y a précisément entre urbs Romae & urbs Roma, la même différence qu’entre vas auri &
vas aureum ; aureum est un adjectif, Roma en fait la
fonction ; l’un & l’autre est déterminatif d’un nom appellatif, & c’est la
fonction commune des adjectifs relativement aux noms. N’est-il pas en effet plus que
vraissemblable que les noms propres Asia, Africa, Hispania, Gallia,
&c. sont des adjectifs dont le substantif commun est terra ; que annularis, auricularis, index, &c. noms propres des doigts, se
rapportent au substantif commun digitus ? Quand on veut donc interpréter
l’apposition, & rendre raison de la concordance des cas, c’est le nom propre qu’il
faut y considérer comme adjectif, parce qu’il est déterminant d’un nom appellatif. Voyez Apposition
.
La langue latine a encore une maniere qui lui est propre, de déterminer un nom appellatif
d’action par le rapport de cette action à l’objet ; ce n’est pas en mettant le nom de
l’objet au génitif, c’est en le mettant à l’accusatif. Alors le nom
déterminé est tiré du supin du verbe qui exprime la même action ; & c’est pour cela
qu’on le construit comme son primitif avec l’accusatif. Ainsi, au lieu de dire, quid tibi hujus cura est rei ? Plaute dit, quid tibi hanc
curatio est rem ?
Nous avons vû jusqu’ici la nature, la destination générale, & les usages particuliers
du génitif ; n’en dissimulons pas les inconvéniens. Il détermine
quelquetois en vertu du rapport d’une action au sujet qui la produit, quelquefois aussi en
vertu du rapport de cette action à l’objet ; c’est une source d’obscurités dans les
auteurs latins.
Est-il aisé, par exemple, de dire ce qu’on entend par amor Dei ? La
question paroîtra singuliere au premier coup-d’oeil ; tout le monde répondra que c’est
l’amour de Dieu : mais c’est en françois la même équivoque ; car il
restera toûjours à savoir si c’est amor Dei amantis ou amor
Dei amati. Il faut avouer que ni l’expression françoise ni l’expression latine n’en
disent rien. Mais mettez ces mots en relation avec d’autres, & vous jugerez ensuite.
Amor Dei est infinitus, c’est amor Dei amantis ; amor Dei est ad salutem necessarius, c’est amor Dei
amati
.
Cette remarque amene naturellement celle-ci. Il ne suffit pas de connoître les mots &
leur construction méchanique, pour entendre les livres écrits en une langue ; il faut
encore donner une attention particuliere à toutes les correspondances des parties du
discours, & en observer avec soin tous les effets. (E. R. M.)
« Car, dit M. Fromant, comme tout adjectif uniquement employé pour qualifier, est nécessairement uni à son substantif, pour ne faire avec lui qu’un seul & même sujet du verbe, ou qu’un seul & même régime, soit du verbe soit de la préposition : comme on ne conçoit pas qu’une substance puisse exister dans la nature sans être revêtue d’un mode ou d’une propriété : comme la propriété est ce qui est conçû dans la substance, ce qui ne peut subsister sans elle, ce qui la détermine à être d’une certaine façon, ce qui la fait nommer telle ; un grammairien vraiment logicien voit que l’adjectif n’est qu’une même chose avec le substantif ; que par conséquent ils ne doivent faire qu’une même partie d’oraison ; que le nom est un mot générique qui a sous lui deux sortes de noms, savoir le substantif & l’adjectif ».Un logicien attentif doit voir & avoüer toutes les conséquences de ses principes ; mettons donc à l’épreuve la fécondité de celui qu’on avance ici. Tout verbe est nécessairement uni à son sujet, pour ne faire avec lui qu’un seul & même tout ; il exprime une propriété que l’on conçoit dans le sujet, qui ne peut subsister sans le sujet, qui détermine le sujet à être d’une certaine façon, & qui le fait nommer tel : un grammairien vraiment logicien doit donc voir que le verbe n’est qu’une même chose avec le sujet. On l’a vû en effet, puisque l’un est toûjours en concordance avec l’autre, & sur le même principe qui fonde la concordance de l’adjectif avec le substantif, le principe même d’identité approuvé par M. Fromant : le verbe & le substantif ne doivent donc faire aussi qu’une même partie d’oraison. Conséquence absurde qui dévoile ou la fausseté ou l’abus du principe d’où elle est déduite ; mais elle en est déduite par les mêmes voies que celle à laquelle nous l’opposons, pour détruire, ou du-moins pour contre-balancer l’une par l’autre ; ce qui suffit actuellement pour la justification du parti que nous avons pris sur les genres. Nous renverrons à l’article Nom , les éclaircissemens nécessaires à la distinction des noms & des adjectifs. Reprenons notre matiere. C’est à la grammaire particuliere de chaque langue, à faire connoître les terminaisons que le bon usage donne aux adjectifs, relativement aux genres des noms leurs corrélatifs ; & c’est de l’habitude constante de parler une langue qu’il faut attendre la connoissance sûre des genres auxquels elle rapporte les noms mêmes. Le plan qui nous est prescrit ne nous permet aucun détail sur ces deux objets. Cependant M. du Marsais a donné de bonnes observations sur les genres des adjectifs. Voyez Adjectif . Nous allons seulement faire quelques remarques générales sur les genres des noms & des pronoms. Parmi les différens noms qui expriment des animaux ou des êtres inanimés, il y en a un très-grand nombre qui sont d’un genre déterminé : entre les noms des animaux, il s’en trouve quelques-uns qui sont du genre commun d’autres qui sont du genre épicene : & parmi les noms des êtres inanimés, quelques-uns sont douteux, & quelques autres hétérogenes. Voilà autant de termes qu’il convient d’expliquer ici pour faciliter l’intelligence des grammaires particulieres où ils sont employés. I. Les noms d’un genre déterminé sont ceux qui sont fixés déterminément & immuablement, ou au genre masculin, comme pater & oculus, ou au genre féminin, comme soror & mensa, ou au genre neutre, comme mare & templum. II. A l’égard des noms d’hommes & d’animaux, la justesse & l’analogie exigeroient que le rapport réel au sexe fût toûjours caractérisé ou par des mots différens, comme en latin aries & ovis, & en françois bélier & brebis ; ou par les différentes terminaisons d’un même mot, comme en latin lupus & lupa, & en françois loup & louve. Cependant on trouve dans toutes les langues des noms, qui, sous la même terminaison, expriment tantôt le mâle & tantôt la femelle, & sont en conséquence tantôt du genre masculin, & tantôt du genre féminin : ce sont ceux-là que l’on dit être du genre commun, parce que ce sont des expressions communes aux deux sexes & aux deux genres. Tels sont en latin bos, sus, &c. on trouve bos mactatus & bos nata, sus immundus & sus pigra ; tel est en françois le nom enfant, puisqu’on dit en parlant d’un garçon, le bel enfant ; & en parlant d’une fille, la belle enfant, ma chere enfant. On voit donc que quand on employe ces noms pour désigner le mâle, l’adjectif corrélatif prend la terminaison masculine ; & que quand on indique la femelle, l’adjectif prend la terminaison féminine : mais la précision qu’il semble qu’on ait envisagée dans l’institution des genres n’auroit elle pas été plus grande encore, si on avoit donné aux adjectifs une terminaison relative au genre commun pour les occasions où l’on auroit indiqué l’espece sans attention au sexe, comme quand on dit l’homme est mortel ? Il ne s’agit ici ni du mâle ni de la femelle exclusivement, les deux sexes y sont compris. III. Il y a des noms qui sont invariablement du même genre, & qui gardent constamment la même terminaison, quoiqu’on les employe pour exprimer les individus des deux sexes. C’est une autre espece d’irrégularité, opposée encore à la précision qui a donné naissance à la distinction des genres ; & cette irrégularité vient apparemment de ce que les caracteres du sexe n’étant pas, ou étant peu sensibles dans plusieurs animaux, on a décidé les genre de leurs noms, ou par un pur caprice, ou par quelque raison de convenance. Tels sont en françois les noms aigle (a), renard, qui sont toûjours masculins, & les noms tourterelle, chauve-souris, qui sont toûjours féminins pour les deux sexes. En latin au contraire, & ceci prouve bien l’indépendance & l’empire de l’usage, les noms correspondans aquila & vulpes sont toûjours féminins ; turtur & vespertilio sont toûjours masculins. Les Grammairiens disent que ces noms sont du genre épicene, mot grec composé de la préposition ἐπὶ suprà, & du mot κοινὸς, communis : les noms épicenes ont en effet comme les communs, l’invariabilité de la terminaison, & ils ont de plus celle du genre qui est unique pour les deux sexes. Il ne faut donc pas confondre le genre commun & le genre épicene. Les noms du genre commun conviennent au mâle & à la femelle sans changement dans la terminaison ; mais on les rapporte ou au genre masculin, ou au genre féminin, selon la signification qu’on leur donne dans l’occurrence : au genre masculin ils expriment le mâle, au genre féminin la femelle ; & si on veut marquer l’espece, on les rapporte au masculin, comme au plus noble des deux genres compris dans l’espece. Au contraire les noms du genre épicene ne changent ni de terminaison ni de genre, quelque sens qu’on donne à leur signification ; vulpes au féminin signifie & l’espece, & le mâle, & la femelle. IV. Quant aux noms des êtres inanimés, on appelle douteux ceux qui sous la même terminaison se rapportent tantôt à un genre, & tantôt à un autre : dies & finis sont tantôt masculins & tantôt féminins ; sal est quelquefois masculin & quelquefois neutre. Nous avons également des noms douteux dans notre langue, comme bronze, garde, duché, équivoque, &c. Ce n’étoit pas l’intention du premier usage de répandre des doutes sur le genre de ces mots, quand il les a rapportés à différens genres ; ceux qui sont effectivement douteux aujourd’hui, & que l’on peut librement rapporter à un genre ou à un autre, ne sont dans ce cas que parce qu’on ignore les causes qui ont occasionné ce doute, ou qu’on a perdu de vûe les idées accessoires qui originairement avoient été attachées au choix du genre. L’usage primitif n’introduit rien d’inutile dans les langues ; & de même qu’il y a lieu de présumer qu’il n’a autorisé aucuns mots exactement synonymes, on peut conjecturer qu’aucun n’est d’un genre absolument douteux, ou que l’origine doit en être attribuée à quelque mal-entendu. En latin, par exemple, dies avoit deux sens différens dans les deux genres : au féminin il signifioit un tems indéfini ; & au masculin, un tems déterminé, un jour. Asconius s’en explique ainsi : Dies feminino genere, tempus, & ideò diminutivè diecula dicitur breve tempus & mora : dies horarum duodecim generis masculini est, unde hodie dicimus, quasi hoc die. En effet les composés de dies pris dans ce dernier sens, sont tous masculins, meridies, sesquidies, &c. & c’est dans le premier sens que Juvenal a dit, longa dies igitur quid contulit ? c’est-à-dire longum tempus ; & Virg. (xj. Æneid.) Multa dies, variusque labor mutabilis aevi rettulit in melius. La méthode de Port-Royal remarque que l’on confond quelquefois ces différences ; & cela peut être vrai : mais nous devons observer en premier lieu, que cette confusion est un abus si l’usage constant de la langue ne l’autorise : en second lieu, que les Poëtes sacrifient quelquefois la justesse à la commodité d’une licence, ce qui amene insensiblement l’oubli des premieres vûes qu’on s’étoit proposées dans l’origine : en troisieme lieu, que les meilleurs2 écrivains ont égard autant qu’ils peuvent à ces distinctions délicates si propres à enrichir une langue & à en caractériser le génie : enfin que malgré leur attention, il peut quelquefois leur échapper des fautes, qui avec le tems font autorité, à cause du mérite personnel de ceux à qui elles sont échappées. Finis au masculin exprime les extrémités, les bornes d’une chose étendue ; redeuntes inde Ligurum extremo fine (Tite-Liv. lib. XXXIII.) Au féminin il désigne cessation d’être ; hoec finis Priami fatorum. (Virg. Æneid. ij.) Sal au neutre est dans le sens propre, & au masculin il ne se prend guere que dans un sens figuré. On trouve dans l’Eunuque de Térence, qui habet salem qui in te est ; & Donat fait là-dessus la remarque suivante : sal neutraliter, condimentum ; masculinum, pro sapientia. En françois, bronze au masculin signifie un ouvrage de l’art, & au féminin il en exprime la matiere. On dit la garde du roi, en parlant de la totalité de ceux qui sont actuellement postés pour garder sa personne, & un garde du roi, en parlant d’un militaire aggrégé à cette troupe particuliere de sa maison, qui prend son nom de cette honorable commission. Duché & Comté n’ont pas des différences si marquées ni si certaines dans les deux genres ; mais il est vraissemblable qu’ils les ont eues, & peut-être au masculin exprimoient-ils le titre, & au féminin, la terre qui en étoit décorée. Qui peut ignorer parmi nous que le mot équivoque est douteux, & qui ne connoît ces vers de Despréaux ?
Ces vers de Boileau rappellent le souvenir d’une note qui se trouve dans les éditions posthumes de ses oeuvres, sur le vers 91. du quatrieme chant de l’art poétique : que votre ame & vos moeurs peintes dans vos ouvrages, &c. & cette note est très-propre à confirmer une observation que nous avons faite plus haut : on remarque donc que dans toutes les éditions l’auteur avoit mis peints dans tous vos ouvrages, attribuant à moeurs le genre masculin ; & que quand on lui fit appercevoir cette faute, il en convint sur le champ, & s’étonna fort qu’elle eût échappé pendant si long-tems à la critique de ses amis & de ses ennemis. Cette faute qui avoit subsisté tant d’années sans être apperçue, pouvoit l’être encore plûtard, & lorsqu’il n’auroit plus été tems de la corriger ; la juste célébrité de Boileau auroit pû en imposer ensuite à quelque jeune écrivain qui l’auroit copié, pour l’être ensuite lui-même par quelque autre, s’il avoit acquis un certain poids dans la Littérature : & voilà moeurs d’un genre douteux, à l’occasion d’une faute contre laquelle il n’y auroit eu d’abord aucune réclamation, parce qu’on ne l’auroit pas apperçue à tems. V. La derniere classe des noms irréguliers dans le genre, est celle des hétérogenes. R. R. ἕτερος, autre, & γένος, genre. Ce sont en effet ceux qui sont d’un genre au singulier, & d’un autre au pluriel. En latin, les uns sont masculins au singulier, & neutres au pluriel, comme sibilus, tartarus, plur. sibila, tartara : les autres au contraire neutres au singulier, sont masculins au pluriel, comme coelum, elysium, plur. coeli, elysii. Ceux-ci féminins au singulier sont neutres au pluriel, carbasus, supellex ; plur. carbasa, suppellectilia : ceux-là neutres au singulier, sont féminins au pluriel ; delicium, epulum ; plur. deliciae, epulae. Enfin quelques-uns masculins au singulier, sont masculins & neutres au pluriel, ce qui les rend tout-à-la-fois hétérogenes & douteux ; jocus, locus, plur. joci & joca, loci & loca : quelques autres au contraire neutres au singulier, sont au pluriel neutres & masculins ; fraenum, rastrum ; plur. fraena & fraeni, rastra & rastri. Balnaeum neutre au singulier, est au pluriel neutre & feminin ; balnea & balneae. Cette sorte d’irrégularité vient de ce que ces noms ont eu autrefois au singulier deux terminaisons différentes, relatives sans doute à deux genres, & vraisemblablement avec différentes idées accessoires dont la memoire s’est insensiblement perdue ; ainsi nous connoissons encore la différence des noms féminins, malus pommier, prunus prunier, & des noms neutres malum pomme, prunum prune ; mais nous n’avons que des conjectures sur les différences des mots acinus & acinum, baculus & baculum. Il etoit naturel que les pronoms avec une signification vague & propre à remplacer celle de tout autre nom, ne fussent attachés à aucun genre détermine, mais qu’ils se rapportassent à celui du nom qu’ils représentent dans le discours ; & c’est ce qui est arrivé : ego en latin, je en françois, sont masculins dans la bouche d’un homme, & féminins dans celle d’une femme : ille ego qui quondam, &c. ast ego qu ae divûm incedo regina, &c. je suis certain, je suis certaine. L’usage en a déterminé quelques-uns par des formes exclusivement propres à un genre distinct : ille, a, ud ; il, elle.
« Ce est souvent substantif, dit M. du Marsais, c’est le hoc des latins ; alors, quoi qu’en disent les grammairiens, ce est du genre neutre : car on ne peut pas dire qu’il soit masculin ni qu’il soit féminin ».Ce neutre en françois ! qu’est ce donc que les genres ? Nous croyons avoir suffisamment établi la notion que nous en avons donnée plus haut ; & il en résulte très-clairement que la langue françoise n’ayant accordé à ses adjectifs que deux terminaisons relatives à la distinction des genres, elle n’en admet en effet que deux, qui sont le masculin & le féminin ; un bon citoyen, une bonne mere. Ce doit donc appartenir à l’un de ces deux genres ; & il est effectivement masculin, puisqu’or donne la terminaison masculine aux adjectifs corrélatifs de ce, comme ce que j’avance est certain . Quelles pouvoient donc être les vûes de notre illustre auteur, quand il prétendoit qu’on ne pouvoit pas dire de ce, qu’il fût masculin ni qu’il fût féminin ? Si c’est parce que c’est le hoc des Latins, comme il semble l’insinuer ; disons donc aussi que temple est neutre, comme templum, que montagne est masculin comme mons. L’influence de la langue latine sur la nôtre, doit être la même dans tous les cas pareils, ou plûtôt elle est absolument nulle dans celui-ci. Nous osons espérer qu’on pardonnera à notre amour pour la vérité cette observation critique, & toutes les autres que nous pourrons avoir occasion de faire par la suite, sur les articles de l’habile grammairien qui nous a précédé : cette liberté est nécessaire à la perfection de cet ouvrage. Au surplus c’est rendre une espece d’hommage aux grands hommes que de critiquer leurs écrits : si la critique est mal fondée, elle ne leur sait aucun tort aux yeux du public qui en juge ; elle ne sert même qu’à mettre le vrai dans un plus grand jour : si elle est solide, elle empêche la contagion de l’exemple, qui est d’autant plus dangereux, que les auteurs qui le donnent ont plus de mérite & de poids ; mais dans l’un & dans l’autre cas, c’est un aveu de l’estime que l’on a bour eux ; il n’y a que les écrivains médiocres qui puissent errer sans conséquence. Nous terminerions ici notre article des genres, si une remarque de M. Duclos, sur le chap. v. de la ij. partie de la Grammaire générale, n’exigeoit encore de nous quelques réflexions.
« L’institution ou la distinction des genres, dit cet illustre académicien, est une chose purement arbitraire, qui n’est nullement fondée en raison, qui ne paroit pas avoir le moindre avantage, & qui a beaucoup d’inconvéniens ».Il nous semble que cette décision peut recevoir à certains égards quelques modifications. Les genres ne paroissent avoir été institués que pour rendre plus sensible la corrélation des noms & des adjectifs ; & quand il seroit vrai que la concordance des nombres & celle des cas, dans les langues qui en admettent, auroient suffi pour caractériser nettement ce rapport, l’esprit ne peut qu’être satisfait de rencontrer dans la peinture des pensées un coup de pinceau qui lui donne pius de fidélité, qui la détermine plus sûrement, en un mot, qui éloigne plus infailliblement l’équivoque. Cet accessoire étoit peut-être plus nécessaire encore dans les langues où la construction n’est assujettie à aucune loi méchanique, & que M. l’abbé Girard nomme transpositives. La corrélation de deux mots souvent très-éloignés, seroit quelquefois difficilement apperçue sans la concordance des genres, qui y produit d’ailleurs, pour la satisfaction de l’oreille, une grande variété dans les sons & dans la quantité des syllabes. Voyez Quantité . Il peut donc y avoir quelqu’exagération à dire que l’institution des genres n’est nullement fondée en raison, & qu’elle ne paroît pas avoir le moindre avantage ; elle est fondée sur l’intention de produire les effets mêmes qui en sont la suite. Mais, dit-on, les Grecs & les Latins avoient trois genres ; nous n’en avons que deux, & les Anglois n’en ont point : c’est donc une chose purement arbitraire. Il faut en convenir ; mais quelle conséquence ultérieure tirera t-on de celle-ci ? Dans les langues qui admettent des cas, il faudra raisonner de la même maniere contre leur institution, elle est aussi arbitraire que celle des genres : les Arabes n’ont que trois cas. les Allemands en ont quatre, les Grecs en ont cinq, les Latins six, & les Arméniens jusqu’à dix, tandis que les langues moderne, du midi de l’Europe n’en ont point. On repliquera peut-être que si nous n’avons point de cas, nous en remplaçons le service par celui des prépositions (voyez Cas & Préposition), & par l’ordonnance respective des mots (voyez Construction & Régime), mais on peut appliquer la même observation au service des genres, que les Anglois remplacent par la position, parce qu’il est indispensable de marquer la relation de l’adjectif au nom. Il ne reste plus qu’à objecter que de toutes les manieres d’indiquer la relation de l’adjectif au nom, la maniere angloise est du moins la meilleure ; elle n’a l’embarras d’aucune terminaison : ni genres, ni nombres, ni cas, ne viennent arrêter par des difficultés factices, les progrès des étrangers qui veulent apprendre cette langue, ou même tendre des piéges aux nationaux, pour qui ces variétés arbitraires sont des occasions continuelles de fautes. Il faut avouer qu’il y a bien de la vérité dans cette remarque, & qu’à parler en général, une langue débarrassée de toutes les inflexions qui ne marquent que des rapports, seroit plus facile à apprendre que toute autre qui a adopté cette maniere ; mais il faut avouer aussi que les langues n’ont point été instituées pour être apprises par les étrangers, mais pour être parlées dans la nation qui en fait usage ; que les fautes des étrangers ne peuvent rien prouver contre une langue, & que les erreurs des naturels sont encore dans le même cas, parce qu’elles ne sont qu’une suite ou d’un défaut d’éducation, ou d’un défaut d’attention : enfin, que reprocher à une langue un procédé qui lui est particulier, c’est reprocher à la nation son génie, sa tournure d’idées, sa maniere de concevoir, les circonstances où elle s’est trouvée involontairement dans les différens tems de sa durée ; toutes causes qui ont sur le langage une influence irrésistible. D’ailleurs les vices qui paroissent tenir à l’institution même des genres, ne viennent souvent que d’un emploi mal-entendu de cette institution.
« En féminisant nos adjectifs, nous augmentons encore le nombre de nos e muets ».C’est une pure maladresse. Ne pouvoit-on pas choisir un tout autre caractere ? Ne pouvoit-on pas rappeller les terminaisons des adjectifs masculins à certaines classes, & varier autant les terminaisons féminines ? Il est vrai que ces précautions, en corrigeant un vice, en laisseroient toûjours subsister un autre ; c’est la difficulté de reconnoître le genre de chaque nom, parce que la distribution qui en a été faite est trop arbitraire pour être retenue par le raisonnement, & que c’est une affaire de pure mémoire. Mais ce n’est encore ici qu’une mal-adresse indépendante de la nature intrinseque de l’institution des genres. Tous les objets de nos pensées peuvent se réduire à différentes classes : il y a les objets réels & les abstraits ; les corporels & les spirituels ; les animaux, les végétaux, & les minéraux ; les naturels & les artificiels, &c. Il n’y avoit qu’à distinguer les noms de la même maniere, & donner à leurs corrélatifs des terminaisons adaptées à ces distinctions vraiment raisonnées ; les esprits éclairés auroient aisément saisi ces points de vûe ; & le peuple n’en auroit été embarrassé, que parce qu’il est peuple, & que tout est pour lui affaire de mémoire. (E. R. M.)
« Puisque la Grammaire, dit-il à ce sujet, n’est que pour fournir des regles ou des réflexions qui apprennent à parler comme on parle ; si quelqu’une de ces regles ou de ces réflexions ne s’accorde pas à la maniere de parler comme on parle, il est évident qu’elles sont fausses & doivent être changées ».est très clair que notre Grammairien ne pense ici qu’à la Grammaire particuliere d’une langue, à celle qui apprend à parler comme on parle, à celle enfin que l’on designe par le nom d’usage dans l’expression censurée. Mais cet usage a toûjours un rapport nécessaire aux lois immuables de la Grammaire générale, & le P. Buffier en convient lui-même dans un autre en droit.
« Il se trouve essentiellement dans toutes les langues, dit-il, ce que la Philosophie y considere, en les regardant comme les expressions naturelles de nos pensées : car comme la nature a mis un ordre nécessaire dans nos pensées, elle a mis, par une conséquence infaillible, un ordre nécessaire dans les langues ».C’est en effet pour cela que dans toutes ou trouve les mêmes especes de mots ; que ces mots y sont assujettis à-peu-près aux mêmes especes d’accidens ; que le discours y est soûmis a la triple syntaxe, de concordance, de régime, & de construction, &c. Ne doit-il pas résulter de tout ceci un corps de doctrine indépendant des décisions arbitraires de tous les usages, & dont les principes sont des lois également universelles & immuables ? Or c’est à ces lois de la Grammaire générale, que les usages particuliers des langues peuvent se conformer ou ne pas se conformer quant à la lettre, quoiqu’effectivement ils en suivent toûjours & nécessairement l’esprit. Si l’on trouve donc que l’usage d’une langue autorise quelque pratique contraire à quelqu’un de ces principes fondamentaux, on peut le dire sans abus, ou plûtôt il y auroit abus à ne pas le dire nettement ; & rien n’est moins abusif que le mot de Cicéron (orat. n. 47.) Impetratum est à consuetudine ut peccare suavitatis causâ liceret : c’est à l’usage qu’il attribue les fautes dont il parle, impetratum est à consuetudine ; & conséquemment il reconnoît une regle independante de l’usage & supérieure à l’usage ; c’est la nature même, dont les décisions relatives à l’art de la parole forment le corps de la science grammaticale. Consultons de bonne foi ces décisions, & comparons y sans préjugé les pratiques usuelles ; nous serons bientôt en état d’apprécier l’opinion du P. Buffier. Les idiotismes suffiroient pour la sapper jusqu’aux fondemens, si nous voulions nous permettre une digression que nous avons condamnée ailleurs (voyez Gailicisme & Idiotisme) : mais il ne nous faut qu’un exemple pour parvenir à notre but, & nous le prendrons dans l’Ecriture. Que signifient les plaintes que nous entendons faire tous les jours sur les irrégularités de notre alphabet, sur les emplois multipliés de la même lettre pour représenter divers élémens de la parole, sur l’abus contraire de donner à un même element plusieurs caracteres différens, sur celui de réunir plusieurs caracteres pour représenter un élément simple, &c ? C’est la comparaison secrete des institutions usuelles avec les principes naturels, qui fait naître ces plaintes ; on voit, quoi qu’on en puisse dire, que l’usage autorise de véritables fautes contre les principes immuables dictés par la nature. Eh ! comment pourroit-il se faire que l’usage des langues s’accordât toûjours avec les vûes générales & simples de la nature ? Cet usage est le produit du concours fortuit de tant de circonstances quelquefois très-discordantes. La diversité des climats, la constitution politique des Etats ; les révolutions qui en changent la face ; l’état des sciences, des arts, du commerce ; la religion & le plus ou le moins d’attachement qu’on y a ; les prétentions opposées des nations, des provinces, des villes, des familles même : tout cela contribue à faire envisager les choses, ici sous un point de vûe, là sous un autre, aujourd’hui d’une façon, demain d’une maniere toute differente ; & c’est l’origine de la diversité des génies des langues. Les différens résultats des combinaisons infinies de ces circonstances, produisent la différence prodigieuse que l’on trouve entre les mots des diverses langues qui expriment la même idée, entre les moyens qu’elles adoptent pour désigner les rapports énonciatifs de ces mots, entre les tours de phrase qu’elles autorisent, entre les licences qu’elles se permettent. Cette influence du concours des circonstances est frappante, si l’on prend des termes de comparaison très-éloignés, ou par les lieux, ou par les tems, comme de l’orient à l’occident, ou du regne de Charlemagne à celui de Louis le bien-aimé : elle le sera moins, si les points sont plus voisins, comme d’Italie en France, ou du siecle de François I. à celui de Louis XIV : en un mot plus les termes comparés se rapprocheront, plus les différences paroîtront diminuer ; mais elles ne seront jamais totalement anéanties : elles demeureront encore sensibles entre deux nations contiguës, entre deux provinces limitrophes, entre deux villes voisines, entre deux quartiers d’une même ville, entre deux familles d’un même quartier : il y a plus, le même homme varie ses façons de parler d’âge en âge, de jour en jour. De là la diversité des dialectes d’une même langue, suite naturelle de l’égale liberté & de la différente position des peuples & des Etats qui composent une même nation : de-là cette mobilité, cette succession de nuances, qui modifie perpétuellement les langues, & les métamorphose insensiblement en d’autres toutes différentes : c’est encore une des principales causes des difficultés qui peuvent se trouver dans l’étude des Grammaires particulieres. Rien n’est plus aisé que de se méprendre sur le véritable usage d’une langue. Si elle est morte, on ne peut que conjecturer ; on est réduit à une portion bornée de témoignages consignés dans les livres du meilleur siecle. Si elle est vivante, la mobilité perpétuelle de l’usage empêche qu’on ne puisse l’assigner d’une maniere fixe ; ses oracles n’ont qu’une vérité momentanée. Dans l’un & dans l’autre cas, il ne faut négliger aucune des ressources que le hasard peut offrir, ou que l’art d’enseigner peut fournir. Le moyen le plus utile & le plus avoué par la raison & par l’expérience, c’est de diviser l’objet dont on traite en différens points capitaux, auxquels on puisse rapporter les différens principes & les diverses observations qui concernent cet objet. Chacun de ces points capitaux peut être soudivisé en des parties subordonnées, qui serviront à mettre de l’ordre dans les matieres relatives aux premiers chefs de distribution. Mais les membres de ces divisions doivent effectivement présenter des parties différentes de l’objet total, ou les différens points de vûe sous lesquels on se propose de l’envisager ; il doit y en avoir assez pour faire connoitre tout l’objet, & assez peu pour ne pas surcharger la mémoire, & ne pas distraire l’attention. Voici donc comment nous croyons devoir distribuer la Grammaire, soit générale, soit particuliere. La Grammaire considere la parole dans deux états différens, ou comme prononcée, ou comme écrite : la parole écrite est l’image de la parole prononcée, & celle-ci est l’image de la pensée. Ces deux points de vûe peuvent donc être comme les deux principaux points de réunion, auxquels on rapporte toutes les observations grammaticales ; & toute la Grammaire se divise ainsi en deux parties générales, dont la premiere qui traite de la parole, peut être appellée Orthologie ; & la seconde, qui traite de l’écriture, se nomme Orthographe. La nécessité de caractériser avec précision les points saillans de notre systeme grammatical, & la liberté que l’usage de notre langue paroit avoir laissée sur la formation des termes techniques, nous ont déterminés à en risquer plusieurs, que l’on trouvera dans le tableau que nous allons presenter de la distribution de la Grammaire. Nous ferons en sorte qu’ils soient dans l’analogie des termes didactiques usités, & qu’ils expriment exactement toute l’étendue de l’objet que nous prétendons leur faire désigner : à mesure qu’ils se présenteront, nous les expliquerons par leurs racines. Ainsi le mot Orthologie a pour racines ὀρθὸς, rectus, & λόγος, sermo ; ce qui signifie maniere de bien parler. De l’Orthologie. Pour rendre la pensée sensible par la parole, on est obligé d’employer plusieurs mots, auxquels on attache les sens partiels que l’analyse démêle dans la pensée totale. C’est donc des mots qu’il est question dans la premiere partie de la Grammaire, & on peut les y considerer ou isolés, ou rassemblés, c’est-à-dire, ou hors de l’élocution, ou dans l’ensemble de l’élocution ; ce qui partage naturellement le traité de la parole en deux parties, qui sont la Lexicologie & la Syntaxe. Le terme de Lexicologie signifie explication des mots ; R. R. λέξις, vocabulum, & λόγος, sermo. Ce mot a déjà été employé par M. l’abbe Girard, mais dans un sens différent de celui que nous lui assignons, & que ses racines mêmes paroissent indiquer. M. Duclos semble diviser comme nous l’objet du traité de la parole ; il commence ainsi ses re- marques sur le dernier chap. de la Grammaire générale :
« La Grammaire de quelque langue que ce soit, a deux fondemens, le Vocabulaire & la Syntaxe ».Mais le Vocabulaire n’est que le catalogue des mots d’une langue, & chaque langue a le sien ; au lieu que ce que nous appellons Lexicologie, contient sur cet objet des principes raisonnés communs à toutes les langues. I. L’office de la Lexicologie est donc d’expliquer tout ce qui concerne la connoissance des mots ; & pour y procéder avec méthode, elle en considere le matériel, la valeur, & l’étymologie. 1°. Le matériel des mots comprend leurs élémens & leur prosodie. Les sons & les articulations sont les parties élémentaires des mots, & les syllabes qui résultent de leur combinaison, en sont les parties intégrantes & immédiates. Voyez Son & Syllabe . La Prosodie fixe les décisions de l’usage par rapport à l’accent & à la quantité. L’accent est la mesure de l’élévation, comme la quantité est la mesure de la durée du son dans chaque syllabe. Voyez Prosodie, Accent, & Quantité Les mots ne conservent pas toûjours la forme matérielle que l’usage vulgaire leur a assignée primitivement ; souvent il se fait des changemens, ou dans les parties élémentaires, ou dans les parties intégrantes qui les composent, sans que ces licences avouées de l’usage en alterent la signification : comme dans les mots relligio, amasti, amarier, au lieu de religio, amavisti, amari. On donne communément le nom de figures aux divers changemens qui arrivent à la forme matérielle des mots. Voyez au mot Figure l’article des figures de diction qui regardent le matériel du mot. 2°. La valeur des mots consiste dans la totalité des idées que l’usage a attachées à chaque mot. Les différentes especes d’idées que les mots peuvent rassembler dans leur signification, donnent lieu à la Lexicologie de distinguer dans la valeur des mots trois sens différens ; le sens fondamental, le sens spécifique, & le sens accidentel. Le sens fondamental est celui qui résulte de l’idée fondamentale que l’usage a attachée originairement à la signification de chaque mot : cette idée peut être commune à plusieurs mots, qui n’ont pas pour cela la même valeur, parce que l’esprit l’envisage dans chacun d’eux sous ces points de vûe différens. Par rapport à cette idée primitive, ses mots peuvent être pris ou dans le sens propre, ou dans le sens figuré. Un mot est dans le sens propre, lorsqu’il est employé pour réveiller dans l’esprit l’idée qu’on a eu intention de lui faire signifier primitivement ; & il est dans le sens figuré, lorsqu’il est employé pour exciter dans l’esprit une autre idée qui ne lui convient que par son analogie avec celle qui est l’objet du sens propre. On donne communément le nom de tropes aux divers changemens de cette espece, qui peuvent se faire dans le sens fondamental des mots. Voyez Sens & Trope . Le sens spécifique est celui qui résulte de la différence des points de vûe, sous lesquels l’esprit peut envisager l’idée fondamentale, relativement à l’analyse de la pensée. De-là les différentes especes de mots, les noms, les pronoms, les adjectifs, &c. (voyez Mot, Nom, Pronom , &c.) On trouve souvent des mots de la même espece, qui semblent exprimer la même idée fondamentale & le même point de vûe analytique de l’esprit ; on donne à ces mots la qualification de synonymes, pour faire entendre qu’ils ont précisement la même signification ; & on appelle synonymie la propriété qui les fait ainsi qualifier. Nous examinerons ce qu’il y a de vrai & d’utile sur cette matiere aux articles Synonymes & Synonymie . Le sens accidentel est celui qui résulte de la différence des relations des mots à l’ordre de l’énonciation. Ces diverses relations sont communément indiquées par des formes différentes, telles qu’il plaît aux usages arbitraires des langues de les fixer : de-là les genres, les cas, les nombres, les personnes, les tems, les modes (voyez Accident & tous les mots que nous venons d’indiquer). Les différentes lois de l’usage sur la génération des formes qui expriment ces accidens, constituent les déclinaisons & les conjugaisons. Voyez Déclinaison & Conjugaison . 3°. L’Etymologie des mots est la source d’où ils sont tirés. L’étude de l’étymologie peut avoir deux fins différentes. La premiere est de suivre l’analogie d’une langue, pour se mettre en état d’y introduire des mots nouveaux, selon l’occurrence des besoins : c’est ce qu’on appelle la formation ; & elle se fait ou par dérivation ou par composition. De-là les mots primitifs & les dérivés, les mots simples & les composés. Voyez Formation . Le second objet de l’étude de l’étymologie, est de remonter effectivement à la source d’un mot, pour en fixer le véritable sens par la connoissance de ses racines génératrices ou élémentaires, naturelles ou étrangeres : c’est l’art étymologique, qui suppose des moyens d’invention, & des regles de critique pour en faire usage. Voyez Etymologie & Art Etymologique Tels sont les points de vûe fondamentaux auxquels on peut rapporter les principes de la Lexicologie. C’est aux dictionnaires de chaque langue à marquer sur chacun des mots qu’ils renferment, les décisions propres de l’usage, relatives à ces points de vûe. Voyez Dictionnaire , & plusieurs remarques de l’article Encyclopédie . II. L’office de la Syntaxe est d’expliquer tout ce qui concerne le concours des mots réunis, pour exprimer une pensée. Quand on veut transmettre sa pensée par le secours de la parole, la totalité des mots que l’on réunit pour cette fin, fait une proposition ; la syntaxe en examine la matiere & la forme. 1°. La matiere de la proposition est la totalité des parties qui entrent dans sa composition ; & ces parties sont de deux especes, logiques, & grammaticales. Les parties logiques sont les expressions totales de chacune des idées que l’esprit apperçoit nécessairement dans l’analyse de la pensée, savoir le sujet, l’attribut, & la copule. Le sujet est la partie de la proposition qui exprime l’objet dans lequel l’esprit apperçoit l’existence ou la non existence d’une modification ; l’attribut est celle qui exprime la modification, dont l’esprit apperçoit l’existence ou la nonexistence dans le sujet ; & la copule est la partie qui exprime l’existence ou la non-existence de l’attribut dans le sujet. Les parties grammaticales de la proposition sont les mots que les besoins de l’énonciation & de la langue que l’on parle y font entrer, pour constituer la totalité des parties logiques. Voyez Sujet & Copule . Les différentes manieres dont les parties grammaticales constituent les parties logiques, font naître les différentes especes de propositions ; les simples & les composées, les incomplexes & les complexes, les principales & les incidentes, &c. Voyez Proposition , & ce qui en est dit a l’article Construction . 2°. La forme de la proposition consiste dans les inflexions particulieres, & dans l’arrangement respectif des différentes parties dont elle est composée. Par rapport à cet objet, la syntaxe est différente dans chaque langue pour les details ; mais toutes ses regles, dans quelque langue que ce soit, se rapportent à trois chefs généraux, qui sont la Concordance, le Régime, & la Construction. La Concordance est l’uniformité des accidens communs à plusieurs mots, comme sont les genres, les nombres, les cas, &c. Les regles que la syntaxe prescrit sur la concordance, ont pour fondement un rapport d’identité entre les mots qu’elle fait accorder, parce qu’ils expriment conjointement un même & unique objet. Ainsi la concordance est ordinairement d’un mot modificatif avec un mot subjectif, parce que la modification d’un sujet n’est autre chose que le sujet modifié. Le modificatif se rapporte au subjectif, ou par apposition, ou par attribution ; par apposition, lorsqu’ils sont réunis pour exprimer une seule idée précise, comme quand on dit, ces hommes savans : par attribution, lorsque le modificatif est l’attribut d’une proposition dont le subjectif est le sujet, comme quand on dit, ces hommes sont savans. Toutes les langues qui admettent dans les modificatifs des accidens semblables à ceux des subjectifs, mettent ces mots en concordance dans le cas de l’apposition, parce que l’identité y est réelle & nécessaire ; la plûpart l’exigent encore dans le cas de l’attribution, parce que l’identité y est réelle : mais quelques unes ne l’admettent pas, & employent l’adverbe au lieu de l’adjectif, parce que dans l’analyse de la proposition elles envisagent le sujet & l’attribut comme deux objets séparés & différens : ainsi pour dire ces hommes savans, on dit en allemand, diese gelehrten manner, comme en latin, hi docti viri ; mais pour dire ces hommes sont savans, on dit en allemand, diese manner sind gelehrt, comme on diroit en latin, hi viri sunt doctè, ou cum doctrinâ, au lieu de dire sunt docti. L’une de ces deux pratiques est peut-être plus conforme que l’autre aux lois de la Grammaire générale ; mais entreprendre sur ce principe de réformer celle des deux que l’on croiroit la moins exacte, ce seroit pécher contre la plus essentielle des lois de la Grammaire générale même, qui doit abandonner sans reserve le choix des moyens de la parole à l’usage, Quem penès arbitrium est & jus & norma loquendi. Voyez Concordance, Apposition, & Usage Le Régime est le signe que l’usage a établi dans chaque langue, pour indiquer le rapport de determination d’un mot à un autre. Le mot qui est en régime sert à rendre moins vague le sens général de l’autre mot auquel il est subordonné ; & celui-ci, par cette application particuliere, acquiert un degre de précision qu’il n’a point par lui-même. Chaque langue a ses pratiques différentes pour caractériser le regime & les différentes especes de régime : ici c’est par la place ; là par des prépositions ; ailleurs par des terminaisons ; par-tout c’est par les moyens qu’il a plû à l’usage de consacrer. Voyez Régime & Détermination . La Construction est l’arrangement des parties logiques & grammaticales de la proposition. On doit distinguer deux sortes de construction : l’une analytique, & l’autre usuelle. La construction analytique est celle où les mots sont rangés dans le même ordre que les idées se presentent à l’esprit dans l’analyse de la pensée. Elle appartient à la Grammaire générale, & elle est la regle invariable & universelle qui doit servir de base à la construction particuliere de quelque langue que ce soit ; elle n’a qu’une maniere de procéder, parce qu’elle n’envisage qu’un objet, l’exposition claire & suivie de la pensée. La construction usuelle, est celle où les mots sont rangés dans l’ordre autorisé par l’usage de chaque langue. Elle a differens procédes, à cause de la diversité des vûes qu’elle a à combiner & à concilier : elle ne doit point abandonner totalement la succession analytique des idées ; elle doit se prêter à la succession pathétique des objets qui intéressent l’ame ; & elle ne doit pas négliger la succession euphonique des expressions les pius propres à flater l’oreille. Ce mélange de vûes souvent opposées ne peut se faire sans avoir recours à quelques licences, sans faire quelques inversions à l’ordre analytique, qui est vraiment l’ordre fondamental : mais la Grammaire générale approuve tout ce qui mene à son but, à l’expression fidele de la pensée. Ainsi quelque vrais & quelque nécessaires que soient les principes fondamentaux de la Grammaire générale sur l’énonciation de la pensée ; quelque conformité que les usages particuliers des langues puissent avoir à ces principes, on trouve cependant dans toutes, des locutions tout-à-fait éloignées & des principes métaphysiques & des pratiques les plus ordinaires ; ce sont des écarts de l’usage avoués même par la raison. La construction usuelle est donc simple ou figurée : simple, quand elle suit sans écart le procédé ordinaire de la langue ; figurée, quand elle admet quelque façon de parler qui s’éloigne des lois ordinaires. On donne à ces locutions particulieres le nom de figures de construction, pour les distinguer de celles dont nous avons parlé plus haut, & qui sont des figures de mots, les unes relatives au matériel, & les autres au sens. Celles ci sont les diverses altérations que les usages des langues autorisent dans la forme de la proposition. (voy. Figure & Construction) C’est communément sur quelques-unes de ces figures, que sont fondés les idiotismes particuliers des langues, & c’est en les ramenant à la construction analytique que l’on vient à-bout de les expliquer. C’est l’analyse seule qui remplit les vuides de l’ellipse, qui justifie les redondances du pléonasme, qui éclaire les détours de l’inversion. Voilà, nous osons le dire, la maniere la plus naturelle & la plus sûre d’introduire les jeunes gens à l’intelligence du latin & du grec. Voyez Construction, Idiotisme, Inversion, Méthode On voit par cette distribution de l’Orthologie, quelles sont les bornes précises de la Grammaire par rapport à cet objet. Elle n’examine ce qui concerne les mots, que pour les employer ensuite à l’expression d’un sens total dans une proposition. Faut-il reunir plusieurs propositions pour en composer un discours ? Chaque proposition isolée sera toûjours du ressort de la Grammaire, quant à l’expression du sens que l’on y envisagera ; mais ce qui concerne l’ensemble de toutes ces propositions, est d’un autre district. C’est à la Logique à decider du choix & de la force des raisons que l’on doit employer pour éclairer l’esprit : c’est à la Rhetorique à régler les tours, les figures, le style dont on doit se servir pour émouvoir le coeur par le sentiment, ou pour le gagner par l’agrément. Ainsi la Logique enseigne en quelque sorte ce qu’il faut dire ; la Grammaire, comment il faut le dire pour être entendu ; & la Rhetorique, comment il convient de le dire pour persuader. De l’Ortographe. Les Arts n’ont pas été portés du premier coup à leur perfection ; ils n’y sont parvenus que par degrés, & après bien des changemens. Ainsi quand les hommes songerent à communiquer leurs pensées aux absens, ou à les transmettre à la postérité, ils ne s’aviserent pas d’abord des signes les plus propres à produire cet effet. Ils commencerent par employer des symboles représentatifs des choses, & ne songerent à peindre la parole même, qu’après avoir reconnu par une longue expérience l’insuffisance de leur premiere pratique, & l’inutilité de leurs efforts pour la perfectionner autant qu’il convenoit à leurs besoins. Voyez Ecriture, Caracteres, Hieroglyphes . L’écriture symbolique fut donc remplacée par l’écriture ortographique, qui est la représentation de la parole. C’est cette derniere seule qui est l’objet de la Grammaire ; & pour en exposer l’art avec methode, il n’y a qu’à suivre le plan même de l’Orthologie. Or nous avons d’abord considéré à part les mots qui sont les élemens de la proposition, ensuite nous avons envisagé l’ensemble de la proposition ; ainsi la Lexicologie & la Syntaxe sont les deux branches générales du traité de la parole. Celui de l’écriture peut se diviser également en deux parties correspondantes que nous nommerons Lexicographie & Logographie. R. R. λέξις, vocabulum ; λόγος, sermo ; & γραφία, scriptio : comme si l’on disoit ortographe des mots, & ortographe du discours. Le terme de Logographie est connu dans un autre sens, mais qui est éloigné du sens étymologique que nous revendiquons ici, parce que c’est le seul qui puisse rendre notre pensée. I. L’office de la Lexicographie est de prescrire les regles convenables pour représenter le matériel des mots, avec les caracteres autorités par l’usage de chaque langue. On considere dans le matériel des mots les élémens & la prosodie ; de-là deux sortes de caracteres, caracteres élémentaires, & caracteres prosodiques. 1°. Les caracteres élémentaires sont ceux que l’usage a destinés primitivement à la représentation des élemens de la parole, savoir les sons & les articulations. Ceux qui sont établis pour representer les sons, se nomment voyelles ; ceux qui sont introduits pour exprimer les articulations, s’appellent consonnes : les uns & les autres prennent le nom commun de lettres. La liste de toutes les lettres autorisées par l’usage d’une langue, se nomme alphabet ; & on appelle alphabétique, l’ordre dans lequel on a coûtume de les ranger (voyez Alphabet, Lettres, Voyelles, Consonnes). Les Grecs donnerent aux lettres des noms analogues à ceux que nous leur donnons : ils les appellerent στοιχεῖα, élémens, ou γράμματα, lettres. Les termes d’élémens, de sons & d’articulations, ne devroient convenir qu’aux élémens de la parole prononcée ; comme ceux de lettres, de voyelles & de consonnes, ne devroient se dire que de ceux de la parole écrite ; cependant c’est assez l’ordinaire de confondre ces termes, & de les employer les uns pour les autres. C’est à cet usage, introduit par la maniere dont les premiers Grammairiens envisagerent l’art de la parole, que l’on doit l’etymologie du mot Grammaire. 2°. Les caracteres prosodiques sont ceux que l’usage a établis pour diriget la prononciation des mots écrits. On peut en distinguer de trois sortes : les uns reglent l’expression même des mots ou de leurs elemens ; tels que la cédille, l’apostrophe, le tiret, & la diérèse : les autres avertissent de l’accent, c’est à-dire de la mesure de l’élévation du son ; ce sont l’accent aigu, l’accent grave, & l’accent circonflexe : d’autres enfin fixent la quantité ou la mesure de la durée du son ; & on les appelle longue, breve, & douteuse, comme les syllabes mêmes dont elles caractérisent le son. Voyez Prosodie, Accent, Quantité , & les mots que nous venons d’indiquer. II. L’office de la Logographie est de prescrire les regles convenables pour représenter la relation des mots à l’ensemble de chaque proposition. & la relation de chaque proposition à l’ensemble du discours. 1°. Par rapport aux mots considéres dans la phrase, la Logographie doit en général fixer le choix des lettres capitales ou courantes ; indiquer les occasions où il convient de varier la forme du caractere & d’employer l’italique ou le romain, & prescrire les lois usuelles sur la maniere de représenter les formes accidentelles des mots, relatives à l’ensemble de la proposition. 2°. Pour ce qui est de la relation de chaque proposition à l’ensemble du discours, la Logographie doit donner les moyens de distinguer la différence des sens, & en quelque sorte les différens degrés de leur mutuelle dépendance. Cette partie s’appelle Ponctuation. L’usage n’y décide guere que la forme des caracteres qu’elle employe : l’art de s’en servir devient en quelque sorte une affaire de goût ; mais le goût a aussi ses regles, quoiqu’elles puissent plus difficilement être mises à la portée du grand nombre. Voyez Ponctuation . Tel est l’ordre que nous mettons dans notre maniere d’envisager la Grammaire. D’autres suivroient un plan tout différent, & auroient sans doute de bonnes raisons pour préférer celui qu’ils adopteroient. Cependant le choix n’en est pas indifférent. De toutes les routes qui conduisent au même but, il n’y en a qu’une qui soit la meilleure. Nous n’avons garde d’assûrer que nous l’ayons saisie ; cette assertion seroit d’autant plus présomptueuse, que les principes d’après lesquels on doit décider de la préférence des méthodes didactiques, ne sont peut-être pas encore assez déterminés. Tout ce que nous pouvons avancer, c’est que nous n’avons rien négligé pour présenter les choses sous le point de vûe le plus favorable & le plus lumineux. Il ne faut pas croire cependant que chacune des parties que nous avons assignées à la Grammaire puisse être traitée seule d’une maniere complette ; elles se doivent toutes des secours mutuels. Ce qui concerne l’écriture doit aller assez parallelement avec ce qui appartient à la parole : il est difficile de bien sentir les caracteres distinctifs des différentes especes de mots, sans connoître les vûes de l’analyse dans l’expression de la pensée ; & il est impossible de fixer bien précisément la nature des accidens des mots, si l’on ne connoît les emplois différens dont ils peuvent être chargés dans la proposition. Mais il n’en est pas moins nécessaire de rapporter à des chefs généraux toutes les matieres grammaticales, & de tracer un plan qui puisse être suivi, du moins dans l’exécution d’un ouvrage élémentaire. Avec cette connoissance des élémens, on peut reprendre le même plan & l’approfondir de suite sans obstacle, parce que les premieres notions présenteront partout les secours qui sont dûs à l’une des parties par les autres. Nous allons les rapprocher ici dans un tableau raccourci, qui sera comme la récapitulation de l’exposition détaillée que nous en avons faite, & qui mettra sous les yeux du lecteur l’ordre vraiment encyclopédique des observations grammaticales.
L’analyse de cette phrase en sera-t-elle plus lumineuse, quand on aura doctement décidé que c’est un hellénisme ? Faisons cette analyse comme les Grecs mêmes l’auroient faite. Ils y auroient sousentendu la préposition κατὰ, ou la préposition περὶ ; les Latins y sous-entendoient les prépositions équivalentes secundùm ou per : similis Mercurio secundùm omnia, & secundùm vocem, & secundùm colorem, & secundùm crines flavos, & secundùm membra decora juventae. L’ellipse seule rend ici raison de la construction ; & il n’est utile de recourir à la langue grecque, que pour indiquer l’origine de la locution, quand elle est expliquée. Mais les Grammatistes, accoutumés au pur matériel des langues qu’ils n’entendent que par une espece de tradition, ont multiplié les principes comme les difficultés, faute de sagacité pour démêler les rapports de convenance entre ces principes, & les points généraux où ils se réunissent. Il n’y a que le coup d’oeil perçant & sûr de la Philosophie qui puisse appercevoir ces relations & ces points de réunion, d’où la lumiere se répand sur tout le systeme grammatical, & dissipe tous ces phantômes de difficultés, qui ne doivent souvent leur existence qu’à la foiblesse de l’organe de ceux qu’ils effraient. (E. R. M.)
« Quoique l’élision se pratiquât rigoureusement dans la versification des Latins, dit M. Harduin, secrétaire perpétuel de la société littéraire d’Arras (Remarques diverses sur la prononciation, page 106. à la note.) : & quoique les François qui n’élident ordinairement que l’e féminin, se soient fait pour les autres voyelles une regle équivalente à l’élision latine, en proscrivant dans leur poésie la rencontre d’une voyelle finale avec une voyelle initiale ; je ne sai s’il n’est pas entré un peu de prévention dans l’établissement de ces regles, qui donne lieu à une contradiction assez bisarre. Car l’hiatus, qu’on trouve si choquant entre deux mots, devroit également déplaire à l’oreille dans le milieu d’un mot : il devroit paroître aussi rude de prononcer meo sans élision, que me odit. On ne voit pas néanmoins que les poëtes latins aient rejetté au tant qu’ils le pouvoient les mots où se rencontroient ces hiatus ; leurs vers en sont remplis, & les nôtres n’en sont pas plus exempts. Non-seulement nos poëtes usent librement de ces sortes de mots, quand la mesure ou le sens du vers paroît les y obliger ; mais lors même qu’il s’agit de nommer arbitrairement un personnage de leur invention, ils ne font aucun scrupule de lui créer ou de lui appliquer un nom dans lequel il se trouve un hiatus ; & je ne crois pas qu’on leur ait jamais reproché d’avoir mis en oeuvre les noms de Cléon, Chloé, Arsinoé, Zaïde, Zaïre, Laonice, Léandre, &c. Il semble même que loin d’éviter les hiatus dans le corps d’un mot, les poëtes françois aient cherché à les multiplier, quand ils ont séparé en deux syllabes quantité de voyelles qui font diphtongue dans la conversation. De tuer ils ont fait tu-er, & ont allongé de même la prononciation de ruine, violence, pieux, étudier, passion, diadème, jouer, avouer, &c. On ne juge cependant pas que cela rende les vers moins coulans ; on n’y fait aucune attention ; & on ne s’apperçoit pas non plus que souvent l’élision de l’e féminin n’empêche point la rencontre de deux voyelles, comme quand on dit, année entiere, plaie effroyable, joie extréme, vûe agréable, vûe égarée, bleue & blanche, boue épaisse ».Ces observations de M. Harduin sont le fruit d’une attention raisonnée & d’une grande sagacité ; mais elles me paroissent susceptibles de quelques remarques. 1°. Il est certain que la loi générale qui condamne l’hiatus comme vicieux entre deux mots, a un autre fondement que la prévention. La continuité du bâillement qu’exige l’hiatus, met l’organe de la parole dans une contrainte réelle, & fatigue les poûmons de celui qui parle, parce qu’il est obligé de fournir de suite & sans interruption une plus grande quantité d’air : au lieu que quand des articulations interrompent la succession des sons, elles procurent nécessairement aux poûmons de petits repos qui facilitent l’opération de cet organe : car la plûpart des articulations ne donnent l’explosion aux sons qu’elles modifient, qu’en interceptant l’air qui en est la matiere. Voyez h . Cette interception doit donc diminuer le travail de l’expiration, puisqu’elle en suspend le cours, & qu’elle doit même occasionner vers les poûmons un reflux d’air proportionné à la force qui en arrête l’émission. D’autre part, c’est un principe indiqué & confirmé par l’expérience, que l’embarras de celui qui parle affecte desagréablement celui qui écoute : tout le monde l’a éprouvé en entendant parler quelque personne enrouée ou begue, ou un orateur dont la mémoire est chancelante ou infidelle. C’est donc essentiellement & indépendamment de toute prévention que l’hiatus est vicieux ; & il l’est également dans sa cause & dans ses effets. 2°. Si les Latins pratiquoient rigoureusement l’élision d’une voyelle finale devant une voyelle initiale, quoiqu’ils n’agissent pas de même à l’égard de deux voyelles consécutives au milieu d’un mot ; si nous-mêmes, ainsi que bien d’autres peuples, avons en cela imité les Latins, c’est que nous avons tous suivi l’impression de la nature : car il n’y a que ses décisions qui puissent amener les hommes à l’unanimité. Ne semble-t-il pas en effet que le bâillement doit être moins pénible, & conséquemment l’hiatus moins desagreable au milieu du mot qu’à la fin, parce que les poûmons n’ont pas fait encore une si grande dépense d’air ? D’ailleurs l’effet du bâillement étant de soûtenir la voix, l’oreille doit s’offenser plûtôt de l’entendre se soûtenir quand le mot est fini, que quand il dure encore ; parce qu’il y a analogie entre soûtenir & continuer, & qu’il y a contradiction entre soûtenir & finir. Il faut pourtant avouer que cette contradiction a paru assez peu offensante aux Grecs, puisque le nombre des voyelles non élidées dans leurs vers est peut-être plus grand que celui des voyelles élidées : c’est une objection qui doit venir tout naturellement à quiconque a lu les poëtes grecs. Mais il faut prendre garde en premier lieu à ne pas juger des Grecs par les Latins, chez qui la lettre h étoit toûjours muette quant à l’élision qu’elle n’empêchoit jamais ; au lieu que l’esprit rude avoit chez les Grecs le même effet que notre h aspirée ; & l’on ne peut pas dire qu’il y ait alors hiatus faute d’élision, comme dans ce vers du premier livre de l’Iliade :
Cette premiere observation diminue de beaucoup le nombre apparent des voyelles non
élidées. Une seconde que j’y ajoûterai peut encore réduire à moins les témoignages que
l’on pourroit alléguer en faveur de l’hiatus : c’est que quand les Grecs
n’élidoient pas, les finales, quoique longues de leur nature, & même les diphthongues,
devenoient ordinairement breves ; ce qui servoit à diminuer ou à corriger le vice de l’hiatus : & les poëtes latins ont quelquefois imité les Grecs en ce
point :
Que reste-t-il donc à conclure de ce qui n’est pas encore justifié par ces observations ? que ce sont des licences autorisées par l’usage en faveur de la difficulté, ou suggérées par le goût pour donner au vers une mollesse relative au sens qu’il exprime, ou même échappées au poëte par inadvertance ou par nécessité ; mais que comme licences ce sont encore des témoignages rendus en faveur de la loi qui proscrit l’hiatus. 3°. Quoique les Latins n’élidassent pas au milieu du mot, l’usage de leur langue avoit cependant égard au vice de l’hiatus ; & s’ils ne supprimoient pas tout-à-fait la premiere des deux voyelles, ils en supprimoient du-moins une partie en la faisant breve. C’est-là la véritable cause de cette regle de quantité énoncée par Despautere en un vers latin :
& par la Méthode latine de Port-Royal, en deux vers françois :
Ce principe n’est pas propre à la langue latine : inspiré par la nature, & amené nécessairement par le méchanisme de l’organe, il est universel & il influe sur la prononciation dans toutes les langues. Les Grecs y étoient assujettis comme les Latins ; & quoique nous n’ayons pas des regles de quantité aussi fixes & aussi marquées que ces deux peuples, c’en est cependant une que tout le monde peut vérifier, que nous prononçons breve toute voyelle suivie d’une autre voyelle dans le même mot : lĭer, nŭer, prĭeur, crĭant. On trouve néanmoins dans le Traité de la Prosodie françoise par M. l’abbé d’Olivet (page 73 sur la terminaison ée), une regle de quantité contradictoire à celle-ci : c’est
« que tous les mots qui finissent par un e muet, immédiatement précédé d’une voyelle, ont leur pénultieme longue comme aimēe, je līe, joīe, je loūe, je nūe, &c. »La langue italienne a une pratique assez semblable ; & en outre toute diphthongue à la fin d’un vers, se divise en deux syllabes dont la pénultieme est longue & la derniere breve. Peut-être n’y a-t-il pas une langue qui ne pût fortifier cette objection par quelques usages particuliers & par des exemples : les mots grecs ἀέναος, ἄονες, &c. les mots latins diēi, fīunt, &c. en sont des preuves. Mais qu’on y prenne garde : dans tous les cas que l’on vient de voir, toutes les langues ont pensé à diminuer le vice de l’hiatus ; la premiere des deux voyelles est longue à la vérité, mais la seconde est breve ; ce qui produit à-peu-près le même effet que quand la premiere est breve & la seconde longue. Si quelquefois on s’écarte de cette regle, c’est le moins qu’il est possible ; & c’est pour concilier avec elle une autre loi de l’harmonie encore plus inviolable, qui demande que de deux voyelles consécutives la premiere soit fortifiée, si la seconde est muette ou très-breve, ou que la premiere soit foible, si la seconde est le point où se trouve le soûtien de la voix. 4°. C’est encore au même méchanisme & à l’intention d’éviter ou de diminuer le vice de l’hiatus, qu’il faut rapporter l’origine des diphthongues ; elles ne sont point dans la nature primitive de la parole ; il n’y a de naturel que les sons simples. Mais dans plusieurs occasions, le hasard ou les lois de la formation ayant introduit deux sons consécutifs sans articulation intermédiaire, on a naturellement prononcé bref l’un de ces deux sons, & communément le premier, pour éviter le desagrément d’un hiatus trop marqué, & l’incommodité d’un bâillement trop soûtenu. Lorsque le son prépositif s’est trouvé propre à se prêter à une rapidité assez grande sans être totalement supprimé, les deux sons se sont prononcés d’un seul coup de voix : c’est la diphthongue. C’est pour cela que toute diphthongue réelle est longue, dans quelque langue que ce soit, parce que le son double réunit dans sa durée les deux tems des sons élémentaires dont il est résulté : & que quand les besoins de la versification ont porté les poëtes à décomposer une diphthongue pour en prononcer séparément les deux parties élémentaires (Voyez Diérese), ils ont toûjours fait bref le son prépositif. Si par une licence contraire ils ont voulu se débarrasser d’ une syllabe incommode, en n’en faisant qu’une de deux sons consécutifs que l’usage de la langue n’avoit pas réunis en une diphthongue (Voy. Synecphonèse & Synérèse), cette syllabe factice a toûjours été longue, comme les diphthongues usuelles. 5°. Quoiqu’il soit vrai en général que l’hiatus est un vice réel dans la parole, sur-tout entre deux mots qui se suivent ; loin cependant d’y déplaire toûjours, il y produit quelquefois un bon effet, comme il arrive aux dissonnances de plaire dans la Musique, & aux ombres dans un tableau, lorsqu’elles y sont placées avec intelligence. Par exemple, lorsque Racine (Athalie, act. I. sc. j.) met dans la bouche du grand-prêtre Joad ce discours si majestueux & si digne de sa matiere :
est-il bien certain que l’hiatus qui est à l’hémistiche du premier vers, y soit une faute ? M. l’abbé d’Olivet (Prosod. franç. page 47.) se contente de l’excuser par la raison du repos qui interrompt la continuité des deux sons & le bâillement : mais je serois fort tenté de croire que cet hiatus est ici une véritable beauté ; il y fait image, en mettant, pour ainsi dire, un frein à la rapidité de la prononciation, comme le Tout-puissant met un frein à la fureur des flots. Je ne prétends pas dire que le poëte ait eu explicitement cette intention : mais il est certain que le fondement des beautés qu’on admire avec enthousiasme dans le procumbit humi bos, n’a pas plus de solidité ; peut-être même en a-t-il moins. 6°. Quoique je n’aye pas expliqué toutes les inconséquences apparentes de la loi qui condamne l’hiatus & qui en laisse pourtant subsister un grand nombre dans toutes les langues, j’ai cru néanmoins pouvoir joindre mes remarques à celles de M. Harduin : peut-être que la combinaison des unes avec les autres pourra servir quelque jour à les concilier & à faire disparoître les prétendues contradictions du système de prononciation dont il s’agit ici. En général, on doit se défier beaucoup des exceptions à une loi qui paroît universelle & fondée en nature : souvent on ne la croit violée, que parce que l’on n’en connoît pas les motifs, les causes, les relations, les degrés de subordination à d’autres lois plus générales ou plus essentielles. Eh, sans sortir des matieres grammaticales, combien de regles contradictoires & d’exceptions aujourd’hui ridicules, qui remplissent les anciens livres élémentaires & plusieurs des modernes, & qu’une analyse exacte & approfondie ramene sans embarras à un petit nombre de principes également solides, lumineux & féconds ! (B. E. R. M.)
« On doit éviter les jeux qui sont vuides de sens, dit M. du Marsais, (des tropes, part. III. artic. 7.) mais quand le sens subsiste indépendamment des jeux de mots, ils ne perdent rien de leur mérite ».Il n’en est pas ainsi de ceux qui servent de fondement à ces pitoyables rébus dont on charge ordinairement les écrans, & qui ne sont qu’un abus puérile des homonymes. C’est connoître bien peu le prix du tems, que d’en perdre la moindre portion à composer ou à deviner des choses si misérables ; & j’ai peine à pardonner au P. Jouvency, d’avoir avancé dans un très-bon ouvrage (de ratione discendi & docendi), que les rébus expriment leur objet, non sine aliquo sale, & de les avoir indiqués comme pouvant servir aux exercices de la jeunesse : cette méprise, à mon gré, n’est pas assez réparée par un jugement plus sage qu’il en porte presque aussitôt en ces termes : hoc genus facilè in pueriles ineptias excidit. Qu’il me soit permis, à l’occasion des homonymes, de mettre ici en remarque un principe qui trouvera ailleurs son application. C’est qu’il ne faut pas s’en rapporter uniquement au matériel d’un mot pour juger de quelle espece il est. On trouve en effet des homonymes qui sont tantôt d’une espece & tantôt d’une autre, selon les différentes significations dont ils se revêtent dans les diverses occurrences. Par exemple, si est conjonction quand on dit, si vous voulez ; il est adverbe quand on dit, vous parlez si bien ; il est nom lorsqu’en termes de musique, on dit un si cadencé. En est quelquefois préposition, parler en maître ; d’autres fois il est adverbe, nous en arrivons. Tout est nom dans cette phrase, le tout est plus grand que sa partie ; il est adjectif dans celle-ci, tout homme est menteur ; il est adverbe dans cette troisieme, je suis tout surpris. C’est donc sur-tout dans leur signification qu’il faut examiner les mots pour en bien juger ; & l’on ne doit en fixer les especes que par les différences spécifiques qui en déterminent les services réels. Si l’on doit, dans ce cas, quelque attention au matériel des mots, c’est pour en observer les différentes métamorphoses, qui ne sont toutes que la nature sous diverses formes ; car plus un objet montre de faces différentes, plus il est accessible à nos lumieres. Voyez Mot . (B. E. R. M.)
« Cicéron, dans l’oraison pour Marcellus, dit à César qu’on n’a jamais vû dans la ville son épée vuide du fourreau, gladium vaginâ vacuum in urbe non vidimus. Il ne s’agit pas du fond de la pensée, qui est de faire entendre que César n’avoit exercé aucune cruauté dans la ville de Rome ».[Sous cet aspect, elle est rendue ici par une métonymie de la cause instrumentale pour l’effet, puisque l’épée nue est mise à la place des cruautés dont elle est l’instrument].
« Il s’agit de la combinaison des paroles qui ne paroissent pas liées entre elles comme elles le sont dans le langage ordinaire ; car vacuus se dit plûtôt du fourreau que de l’épée. Ovide commence ses métamorphoses par ces paroles :[Cette suite d’exemples, avec les interprétations qui les accompagnent, doit suffisamment établir en quoi consiste l’essence de cette prétendue figure que les Rhéteurs renvoient aux Grammairiens, & que les Grammairiens renvoient aux Rhéteurs. C’est un renversement positif dans la corrélation des idées, ou l’exposition d’un certain ordre d’idées quelquefois opposé diamétralement à celui que l’on veut faire entendre. Eh, qui ne voit que l’hypallage si elle existe, est un véritable vice dans l’élocution plûtôt qu’une figure ? Il est assez surprenant que M. du Marsais n’en ait pas porté le même jugement, après avoir posé des principes dont il est la conclusion nécessaire. Ecoutons encore ce grammairien philosophe.]La construction est, animus fert me dicere formas mutatas in nova corpora ; mon génie me porte à raconter les formes changées en de nouveaux corps : il étoit plus naturel de dire, à raconter les corps, c’est-à-dire, à parler des corps changés en de nouvelles formes… Virgile fait dire à Didon, Æn. IV. 385.après que la froide mort aura séparé de mon ame les membres de mon corps ; il est plus ordinaire de dire, aura séparé mon ame de mon corps ; le corps demeure, & l’ame le quitte : ainsi Servius & les autres commentateurs trouvent une hypallage dans ces paroles de Virgile. Le même poëte, parlant d’Enée & de la sibylle qui conduisit ce héros dans les enfers, dit, Æneid. VI. 268.pour dire qu’ils marchoient tout seuls dans les ténebres d’une nuit sombre. Servius & le P. de la Rue disent que c’est ici une hypallage, pour ibant soli sub obscurâ nocte. Horace a dit, V. od. xiv. 3.comme si j’avois bû les eaux qui amenent le sommeil du fleuve Léthé. Il étoit plus naturel de dire, pocula Lethoea, les eaux du fleuve Léthé. Virgile a dit qu’Enée ralluma des feux presque éteints, sopitos suscitat ignes (Æn. V. 745.) Il n’y a point là d’hypallage ; car sopitos, selon la construction ordinaire, se rapporte à ignes. Mais quand, pour dire qu’Enée ralluma sur l’autel d’Hercule le feu presque éteint, Virgile s’exprime en ces termes, Æn. VII. 542.alors il y a une hypallage ; car, selon la combinaison ordinaire, il auroit dit, excitat ignes sopitos in aris Herculeis, id est, Herculi sacris. Au livre XII. vers 187, pour dire, si au contraire Mars fait tourner la victoire de notre côté, il s’exprime en ces termes :ce qui est une hypallage, selon Servius : hypallage, pro, sin noster Mars’annuerit nobis victoriam, nam Martem victoria comitatur ».
« Je ne crois pas, … quoi qu’en disent les commentateurs d’Horace, qu’il y ait une hypallage dans ces vers de l’ode XVII. du livre I.La regle donnée par M. du Marsais, de juger du latin par le latin même, est très-propre à faire disparoître bien des hypallages. Celle, par exemple, que Servius a cru voir dans ce vers,c’est-à-dire que Faune prend souvent en échange le Lucrétile pour le Lycée ; il vient souvent habiter le Lucrétile aupres de la maison de campagne d’Horace, & quitte pour cela le Lycée sa demeure ordinaire. Tel est le sens d’Horace, comme la suite de l’ode le donne nécessairement à entendre. Ce sont les paroles du P. Sanadon, qui trouve dans cette façon de parler (Tom. I. pag. 579.) une vraie hypallage, ou un renversement de construction. Mais il me paroît que c’est juger du latin par le françois, que de trouver une hypallage dans ces paroles d’Horace, Lucretilem mutat Lycoeo Faunus. On commence par attacher à mutare la même idée que nous attachons à notre verbe changer, donner ce qu’on a pour ce qu’on n’a pas ; ensuite, sans avoir égard à la phrase latine, on traduit, Faune change le Lucrétile pour le Lycée ; & comme cette expression signifie en françois, que Faune passe du Lucrétile au Lycée, & non du Lycée au Lucrétile, ce qui est pourtant ce qu’on sait bien qu’Horace a voulu dire ; on est obligé de recourir à l’hypallage pour sauver le contre-sens que le françois seul présente. Mais le renversement de construction ne doit jamais renverser le sens, comme je viens de le remarquer ; c’est la phrase même, & non la suite du discours, qui doit faire entendre la pensée, si ce n’est dans toute son étendue, c’est au moins dans ce qu’elle présente d’abord à l’esprit de ceux qui savent la langue. Jugeons donc du latin par le latin même, & nous ne trouverons ici ni contre-sens, ni hypallage ; nous ne verrons qu’une phrase latine fort ordinaire en prose & en vers. On dit en latin donare munera alicui, donner des présens à quelqu’un ; & l’on dit aussi donare aliquem munere, gratifier quelqu’un d’un présent : on dit également circumdare urbem moenibus, & circumdare moenia urbi. De même on se sert de mutare, soit pour donner, soit pour prendre une chose au lieu d’une autre. Muto, disent les Etymologistes, vient de motu, mutare quasi motare. (Mart. Lexic. verb. muto.) L’ancienne maniere d’acquérir ce qu’on n’avoit pas, se faisoit par des échanges ; delà muto signifie également acheter ou vendre, prendre ou donner quelque chose au lieu d’une autre ; emo ou vendo, dit Martinius, & il cite Columelle, qui a dit porcus lacteus oere mutandus est, il faut acheter un cochon de lait. Ainsi mutat Lucretilem signifie vient prendre, vient posséder, vient habiter le Lucretile ; il achete, pour ainsi dire, le Lucrétile pour le Lycée. M. Dacier, sur ce passage d’Horace, remarque qu’Horace parle souvent de même ; & je sais bien, ajoute-t-il, que quelques historiens l’ont imité. Lorsqu’Ovide fait dire à Médée qu’elle voudroit avoir acheté Jason pour toutes les richesses de l’univers (Met. l. VII. v. 39.), il se sert de mutare :Mutat Lycaeo Faunus ;où vous voyez que, comme Horace, Ovide emploie mutare dans le sens d’acquérir ce qu’on n’a pas, de prendre, d’acheter une chose en donnant une autre. Le pere Sanadon remarque (Tom. I. pag. 175.) qu’Horace s’est souvent servi de mutare en ce sens : mutavit lugubre sagum punico (V. od. ix.) pour punicum sagum lugubri : mutet lucana calabris pascuis (V. od. j.) pour calabra pascua lucanis : mutat uvam strigili (II. sat. vij. 110.) pour strigilim uvâ. L’usage de mutare aliquid aliquâ re dans le sens de prendre en échange, est trop fréquent pour être autre chose qu’une phrase latine ; comme donare aliquem aliquâ re, gratifier quelqu’un de quelque chose, & circumdare moenia urbi, donner des murailles à une ville tout au tour, c’est-à-dire, entourer une ville de murailles ».
n’est rien moins, à mon gré, qu’une hypallage : c’est tout simplement, Sin victoria annuerit nobis Martem esse nostrum, si la victoire nous indique que Mars est à nous, est dans nos intérêts, nous est favorable. Annuere pro affirmare, dit Calepin (verb. annuo) ; & il cite cette phrase de Plaute (Bacchid.), ego autem venturum annuo. On peut aussi aisément rendre raison de la phrase de Cicéron, Gladium vaginâ vacuum in urbe non vidimus, nous n’avons point vu dans la ville votre épée dégagée du fourreau. C’est ainsi qu’il faut traduire quantité de passages : vacui curis (Cic.), dégagés de soins ; ab isto periculo vacuus (Id.), dégagé, tiré de ce péril. L’adjectif latin vacuus exprimoit une idée très-générale, qui étoit ensuite determinée par les différens complémens qu’on y ajoutoit, ou par la nature même des objets auxquels on l’appliquoit : notre langue a adopté des mots particuliers pour plusieurs de ces idées moins générales ; vacua vagina, fourreau vuide ; vacuus gladius, épée nue ; vacuus animus, esprit libre ; &c. C’est que, dans tous ces cas, nous exprimons par le même mot, & l’idée générale de l’adjectif vacuus, & quelque chose de l’idée particuliere qui résulte de l’application : & comme cette idée particuliere varie à chaque cas, nous avons, pour chaque cas, un mot particulier. Ce seroit se tromper que de croire que nous ayons en françois le juste équivalent du vacuus latin ; & traduire vacuus par vaide en toute occasion, c’est rendre, par une idée particuliere, une idée très-générale, & pécher contre la saine logique. Cet adjectif n’est pas le seul mot qui puisse occasionner cette espece d’erreur : car, comme l’a très-bien remarqué M. d’Alembert, article Dictionnaire ,
« il ne faut pas s’imaginer que quand on traduit des mots d’une langue dans l’autre, il soit toujours possible, quelque versé qu’on soit dans les deux langues, d’employer des équivalens exacts & rigoureux ; on n’a souvent que des à-peu-près. Plusieurs mots d’une langue n’ont point de correspondans dans une autre ; plusieurs n’en ont qu’en apparence, & different par des nuances plus ou moins sensibles des équivalens qu’on croit leur donner ».Il me semble que c’est encore bien gratuitement que les commentateurs de Virgile ont cru voir une hypallage dans ce vers : Et cùm frigida mors animâ seduxerit artus. C’est la partie la moins considérable qui est séparée de la principale ; & Didon envisage ici son ame comme la principale, puisqu’elle compte survivre à cette séparation, & qu’elle se promet de poursuivre ensuite Enée en tous lieux ; omnibus umbra locis adero (v. 386.). Elle a donc dû dire, lorsque la mort aura séparé mon corps de mon ame, c’est-à-dire, lorsque mon ame sera dégagée des liens de mon corps. D’ailleurs la séparation des deux êtres qui étoient unis, est respective ; le premier est séparé du second, & le second du premier ; & l’on peut, sans aucun renversement extraordinaire, les présenter indifféremment sous l’un ou l’autre de ces deux aspects, s’il n’y a, comme ici, un motif de préférence indiqué par la raison, ou suggéré par le goût qui n’est qu’une raison plus fine. C’est se méprendre pareillement, que de voir une hypallage dans Horace, quand il dit : Pocula lethoeos ut si ducentia somnos arente fauce traxerim : il est aisé de voir que le poëte compare l’état actuel où il se trouve, avec celui d’un homme qui a bu une coupe empoisonnée, un breuvage qui cause un sommeil éternel & semblable au sommeil de ceux qui passent le fleuve Léthé. On peut encore expliquer ce passage plus simplement, en prenant le mot lethoeus dans le sens même de son étymologie λήθη, oblivio ; de-là la désignation latine du prétendu fleuve d’enfer dont on faisoit boire à tous ceux qui mouroient, flumen oblivionis ; & par extension, somnus lethoeus, somnus omnium rerum oblivionem pariens, un sommeil qui cause un oubli géneral. Au surplus, c’est le sens qui convient le mieux à la pensée d’Horace, puisqu’il prétend s’excuser de n’avoir pas fini certains vers qu’il avoit promis à Mécene, par l’oubli universel où le jette son amour pour Phryné. Ibant obscuri solâ sub nocte per umbram. Ce vers de Virgile est aussi sans hypallage. Ibant obscuri, c’est-à-dire, sans pouvoir être vûs, cachés, inconnus : Cicéron a pris dans le même sens à-peu-près le mot obscurus, lorsqu’il a dit (Offic. II.) : Qui magna sibi proponunt, obscuris orti majoribus, des ancêtres inconnus : dans cet autre vers de Virgile (Æn. IX. 244.), Vidimus obscuris primam sub vallibus urbem, le mot obscuris est l’équivalent d’absconditis ou de latentibus, selon la remarque de Nonius Marcellus, (cap. IV. de variâ signif. serm. litt. O) : & nous-mêmes nous disons en françois une famille obscure pour inconnue. Solâ sub nocte, pendant la nuit seule, c’est-à-dire, qui semble anéantir tous les objets, & qui porte chacun à se croire seul ; c’est une métonymie de l’effet pour la cause, semblable à celle d’Horace (1. Od. IV. 13.) pallida mors, à celle de Perse (Prol.) pallidam Pyrenen, &c. Avec de l’attention sur le vrai sens des mots, sur le véritable tour de la construction analytique, & sur l’usage légitime des figures, l’hypallage va donc disparoître des livres des anciens, ou s’y cantonner dans un très-petit nombre de passages, où il sera peut-être difficile de ne pas l’avouer. Alors même il faut voir s’il n’y a pas un juste fondement d’y soupçonner quelque faute de copiste, & la corriger hardiment plutôt que de laisser subsister une expression totalement contraire aux loix immuables du langage. Mais si enfin l’on est forcé de reconnoître dans quelques phrases l’existence de l’hypallage, il faut la prendre pour ce qu’elle est, & avouer que l’auteur s’est mal expliqué.]
« Les anciens étoient hommes, & par conséquent sujets à faire des fautes comme nous. Il y a de la petitesse & une sorte de fanatisme à recourir aux figures, pour excuser des expressions qu’ils condamneroient eux-mêmes, & que leurs contemporains ont souvent condamnées. L’hypallage ne [doit] pas prêter son nom aux contre sens & aux équivoques ; autrement tout seroit confondu, & cette [prétendue] figure deviendroit un azile pour l’erreur & pour l’obscurité ».
« La quatrieme sorte de figure [de construction], c’est l’hyperbate, dit M. du Marsais, c’est-à-dire, confusion, mêlange de mots : c’est lorsque l’on s’écarte de l’ordre successif de la construction simple [ou analytique] : Saxa vocant Itali, mediis, quae in fluctibus, aras (Æn. I. 113.) : la construction est Itali vocant aras (illa) Saxa quae (sunt) in fluctibus mediis. Cette figure étoit, pour ainsi dire, naturelle au latin ; comme il n’y avoit que les terminaisons des mots, qui, dans l’usage ordinaire, fussent les signes des relations que les mots avoient entre eux, les Latins n’avoient égard qu’à ces terminaisons, & ils plaçoient les mots selon qu’ils étoient présentés à l’imagination, ou selon que cet arrangement leur paroissoit produire une cadence & une harmonie plus agréable ».Voyez Construction . La Méthode latine de P.R. parle de l’hyperbate dans le même sens.
« C’est, dit-elle, (des figures de construction, ch. vj.) le mélange & la confusion qui se trouve dans l’ordre des mots qui devroit être commun à toutes les langues, selon l’idée naturelle que nous avons de la construction. Mais les Romains ont tellement affecté le discours figuré, qu’ils ne parlent presque jamais autrement ».C’est encore le même langage chez l’auteur du Manuel des Grammairiens.
« L’hyperbate se fait, ditil, lorsque l’ordre naturel n’est pas gardé dans l’arrangement des mots : ce qui est si ordinaire aux Latins, qu’ils ne parlent presque jamais autrement ; comme Catonis constantiam admirati sunt omnes. Voilà une hyperbate, parce que l’ordre naturel demanderoit qu’on dît, omnes sunt admirati constantiam Catonis. Cela est si ordinaire, qu’il ne passe pas pour figure, mais pour une propriété de la langue latine. Mais il y a plusieurs especes d’hyperbate qui sont de véritables figures de Grammaire ».Part. I. chap. xiv. n. 8. Tous ces auteurs confondent deux choses que j’ai lieu de croire très-différentes & très-distinctes l’une de l’autre, l’inversion & l’hyperbate. Voyez Inversion . Il y a en effet, dans l’une comme dans l’autre, un véritable renversement d’ordre ; & à partir de ce point de vûe général, on a pu aisément s’y méprendre : mais il falloit prendre garde si les deux cas avoient rapport au même ordre, ou s’ils présentoient la même espece de renversement. Quintilien (Inst. Lib. VIII. Cap. vj. de tropis,) nous fournit un motif légitime d’en douter : il cite, comme un exemple d’hyperbate, cette phrase de Cicéron (pro Cluent. n. 1.) Animadverti, judices, omnem accusatoris orationem in duas divisam esse partes ; & il indique aussitôt le tour qui auroit été sans figure & conforme à l’ordre requis ; nam in duas partes divisam esse rectum erat, sed durum & incomptum. Personne apparemment ne disputera à Quintilien d’avoir été plus à portée qu’aucun des modernes, de distinguer les locutions figurées d’avec les simples dans sa langue naturelle ; & quand le jugement qu’il en porte, n’auroit eu pour fondement que le sentiment exquis que donne l’habitude à un esprit éclairé & juste, sans aucune réflexion immédiate sur la nature même de la figure, son autorité seroit ici une raison, & peut-être la meilleure espece de raison sur l’usage d’une langue, que nous ne devons plus connoître que par le témoignage de ceux qui la parloient. Or, le tour que Quintilien appelle ici rectum, par opposition à celui qu’il avoit nommé auparavant ὑπέρβατον, est encore un renversement de l’ordre naturel ou analytique ; en un mot, il y a encore inversion dans in duas partes divisam esse, & le rhéteur romain nous assure qu’il n’y a plus d’hyperbate. C’est donc une nécessité de conclure, que l’inversion est le renversement d’un autre ordre, ou un autre renversement d’un certain ordre, & l’hyperbate, le renversement du même ordre. L’auteur du Manuel des grammairiens n’étoit pas éloigné de cette conclusion, puisqu’il trouvoit des hyperbates qui ne passent pas pour figures, & d’autres, dit-il, qui sont de veritables figures de Grammaire. Il s’agit donc de déterminer ici la vraie nature de l’hyperbate, & d’assigner les caracteres qui le différencient de l’inversion ; & pour y parvenir, je crois qu’il n’y a pas de moyen plus assuré que de parcourir les différentes especes d’hyperbate, qui sont reconnues pour de véritables figures de Grammaire. 1°. La premiere espece est appellée anastrophe, c’est-à-dire proprement inversion, du grec ’ἀναστροφὴ : racine ἀνὰ, in & στροφὴ, versio. Mais l’inversion dont il s’agit ici n’est point celle de toute la phrase, elle ne regarde que l’ordre naturel qui doit être entre deux mots correlatifs, comme entre une préposition & son complément, entre un adverbe comparatif & la conjonction subséquente : ce sont les seuls cas indiqués par les exemples que les Grammairiens ont coutume de donner de l’anastrophe. Cette figure a donc lieu, lorsque le complément précede la préposition, mecum, tecum, vobiscum, quocum, au lieu de cum te, cum me, cum vobis, cum quo ; maria omnia circum, au lieu de circum omnia maria ; Italiam contrà, pour contrà Italiam ; quâ de re, pour de quâ re : c’est la même chose lorsque la conjonction comparative précede l’adverbe, comme quand Properce a dit, Quàm priùs abjunctos sedula lavit equos. L’anastrophe est donc une véritable inversion ; mais qui avoit droit en latin d’être réputée figure, parce qu’elle étoit contraire à l’usage commun de cette langue, où l’on avoit coutume de mettre la préposition avant son complément, conformément à ce qui est indiqué par le nom même de cette partie d’oraison. Ainsi la différence de l’inversion & de l’anastrophe est, en ce que l’inversion est un renversement de l’ordre naturel ou analytique, autorisé par l’usage commun de la langue latine, & que l’anastrophe est un renversement du même ordre, contraire à l’usage commun & autorisé seulement dans certains cas particuliers. 2°. La seconde espece d’hyperbate est nommée tmesis ou tmèse, du grec τμῆσις, sectio, coupure. Cette figure a lieu, lorsque par une licence que l’usage approuve dans quelques occasions, l’on coupe en deux parties un mot composé de deux racines élémentaires, réunies par l’usage commun, comme satis mihi fecit, pour mihi satisfecit ; reique publicae curam deposuit, pour & reipublicae curam deposuit ; septem subjecta trioni (Géorg. iij. 381) au lieu de subjecta septem trioni. On trouve assez d’exemples de la tmèse dans Horace, & dans les meilleurs écrivains du bon siecle. Les droits de l’inversion n’alloient pas jusqu’à autoriser cette insertion d’un mot entre les racines élémentaires d’un mot composé. Ce n’est pas même ici proprement un renversement d’ordre ; & si c’est en cela que doit consister la nature générale de l’hyperbate, les Grammairiens n’ont pas dû regarder la tmèse comme en étant une espece. La tmèse n’est qu’une figure de diction, puisqu’elle ne tombe que sur le matériel d’un mot qui est coupé en deux ; & le nom même de tmèse ou coupure, avertissoit assez qu’il étoit question du matériel d’un seul mot, pour empêcher qu’on ne rapportât cette figure à la construction de la phrase. 3°. La troisieme espece d’hyperbate prend le nom de parenthèse, du mot grec παρένθεσις, interpositio, racines παρὰ, inter, ἐν, in, & θέσις, positio, dérivé de τίθημι, pono. Les deux prépositions élémentaires servent à indiquer avec plus d’énergie la nature de la chose nommée. Il y a en effet parenthèse, lorsqu’un sens complet est isolé & inséré dans un autre dont il interrompt la suite ; ainsi il y a parenthèse dans ce vers de Virgile, Ecl. iv. 23.
Les bons écrivains évitent autant qu’ils peuvent l’usage de cette figure, parce qu’elle
peut répandre quelque obscurité sur le sens qu’elle interrompt ; & Quintilien
n’approuvoit pas l’usage fréquent que les Orateurs & les Historiens en faisoient de
son tems avant lui, à moins que le sens détaché mis en parenthèse ne fût très-court. Etiam interjectione, quâ & Oratores & Historici frequenter utuntur, ut
medio sermone aliquem inserant sensum, impediri solet intellectus, nisi quod
interponitur breve est. (liv. VIII. cap. ij.)
La quatrieme espece d’hyperbate s’appelle synchise,
mot purement grec σύγχυσις, confusion ; συγχόω, confundo ;
racine σὺν, cum avec, & χύω, fundo, je répans. Il y asynchyse quand
les mots d’une phrase sont mêlés ensemble sans aucun égard, ni à l’ordre
de la construction analytique, ni à la corrélation mutuelle de ces mots : ainsi
il y a synchyse dans ce vers de Virgile, Ecl. VII. 57.
car les deux mots vitio, par exemple, & aëris qui sont corrélatifs, sont séparés par deux autres mots qui n’ont aucun trait à cette corrélation, moriens sitit ; le mot aëris à son tour n’en a pas davantage à la corrélation des mots sitit & herba entre lesquels il est placé : l’ordre étoit, herba moriens (proe) vitio aëris sitit. 5°. Enfin, il y a une cinquieme espece d’hyperbate que l’on nomme anacoluthe, & qui se fait, selon la Méthode latine de Port-royal, lorsque les choses n’ont presque nulle suite & nulle construction. Il faut avouer que cette définition n’est rien moins que lumineuse ; & d’ailleurs elle semble insinuer qu’il n’est pas possible de ramener l’anacoluthe à la construction analytique. M. du Marsais a plus approfondi & mieux défini la nature de ce prétendu hyperbate :
« c’est, dit-il, une figure de mots qui est une espece d’ellipse… par laquelle on sous-entend le corrélatif d’un mot exprimé, ce qui ne doit avoir lieu que lorsque l’ellipse peut être aisément suppléée, & qu’elle ne blesse point l’usage ».Voyez Anacoluthe . « Il justifie ensuite cette définition par l’étymologie du mot ἀκόλουθος, comes, compagnon ; ensuite on ajoûte l’a privatif, & un v euphonique, pour éviter le baillement entre les deux a ; par conséquent l’adjectif anacoluthe signifie qui n’est pas compagnon, ou qui ne se trouve pas dans la compagnie de celui avec lequel l’analogie demanderoit qu’il se trouvât ». Il donne enfin pour exemple ces vers de Virgile, Æn. II. 330.
où il faut suppléer tot avant quot. Il y a pareille ellipse dans l’exemple de Térence cité par Port-royal. Nam omnes nos quibus est alicundè aliquis objectus labor, omne quod est intere à tempus, priusquam id rescitum est, lucro est. Si l’on a jugé qu’il n’y avoit nulle construction, c’est qu’on a cru que nos omnes étoient au nominatif, sans être le sujet d’aucun verbe, ce qui seroit en effet violer une loi fondamentale de la syntaxe latine ; mais ces mots sont à l’accusatif, comme complément de la préposition sous-entendue ergà : nam ergà omnes nos… omne… tempus… lucro est… L’anacoluthe peut donc être ramenée à la construction analytique, comme toute autre ellipse, & conséquemment ce n’est point une hyperbate, c’est une ellipse à laquelle il faut en conserver le nom, sans charger vainement la mémoire de grands mots, moins propres à éclairer l’esprit qu’à l’embarrasser, ou même à le séduire par les fausses apparences d’un savoir pédantesque. Si l’on trouve quelques phrases que l’on ne puisse par aucun moyen ramener aux procédés simples de la construction analytique, disons nettement qu’elles sont vicieuses, & ne nous obstinons pas à retenir un terme spécieux, pour excuser dans les auteurs des choses qui semblent plûtôt s’y être glissées par inadvertence que par raison. Méth. lat. de Port-royal, loc. cit. Il résulte de tout ce qui précede, que des cinq prétendues especes d’hyperbate, il y en a d’abord deux qui ne doivent point y être comprises, la tmèse & l’anacoluthe ; la premiere est, comme je l’ai déjà dit, une véritable figure de diction ; la seconde n’est rien autre chose que l’ellipse même. Il n’en reste donc que trois especes, l’anastrophe, la parenthèse & la synchyse. La premiere est l’inversion du rapport de deux mots autorisée dans quelques cas seulement ; la seconde est une interruption dans le sens total, qui ne doit y être introduite que par une urgente nécessité, & n’y être sensible que le moins que l’on peut ; la troisieme bien appréciée, me paroît plus près d’être un vice qu’une figure puisqu’elle consiste dans une véritable confusion des parties, & qu’elle n’est propre qu’à jetter de l’obscurité sur le sens dont elle embrouille l’expression. Cependant si la synchyse est légere, comme celle dont Quintilien cite l’exemple, in duas divisam esse partes, pour in duas partes divisam esse ; on ne peut pas dire qu’elle soit vicieuse, & l’on peut l’admettre comme une figure. Mais il ne faut jamais oublier que l’on doit beaucoup ménager l’attention de celui à qui l’on parle, non-seulement de maniere qu’il entende, mais même qu’il ne puisse ne pas entendre ; non ut intelligere possit, sed ne omnino possit non intelligere. Quintil. lib. VIII. cap. ij. Or ces trois especes d’hyperbate, telles que je les ai présentées d’après les notions ordinaires, combinées avec les principes immuables de l’art de parler, nous menent à conclure que l’hyperbate en général, est une interruption légere d’un sens total causée ou par une petite inversion qui déroge à l’usage commun, c’est l’anastrophe, ou par l’insertion de quelques mots entre deux corrélatifs, c’est la synchyse ; ou enfin par l’insertion d’un petit sens détaché, entre les parties d’un sens principal, & c’est la parenthèse. (E. R. M.)
« Il en est des peuples entiers comme d’un homme particulier, dit du Tremblay, traité des langues, chap. 22 ; leur langage est la vive expression de leurs moeurs, de leur génie & de leurs inclinations ; & il ne faudroit que bien examiner ce langage pour pénétrer toutes les pensées de leur ame & tous les mouvemens de leur coeur. Chaque langue doit donc nécessairement tenir des perfections & des défauts du peuple qui la parle. Elles auront chacune en particulier, disoit-il un peu plus haut, quelque perfection qui ne se trouvera pas dans les autres, parce qu’elles tiennent toutes des moeurs & du génie des peuples qui les parlent : elles auront chacune des termes & des façons de parler qui leur seront propres, & qui seront comme le caractere de ce génie ».On reconnoît en effet le flegme oriental dans la répétition de l’adjectif ou de l’adverbe ; amen, amen ; sanctus, sanctus, sanctus : la vivacité françoise n’a pû s’en accommoder, & très-saint est bien plus à son gré que saint, saint, saint. Mais si l’on veut démêler dans les idiotismes réguliers ou irréguliers, ce que le génie particulier de la langue peut y avoir contribué, la premiere chose essentielle qu’il y ait à faire, c’est de s’assurer d’une bonne interprétation littérale. Elle suppose deux choses ; la traduction rigoureuse de chaque mot par sa signification propre, & la réduction de toute la phrase à la plénitude de la construction analytique, qui seule peut remplir les vuides de l’ellipse, corriger les rédondances du pléonasme, redresser les écarts de l’inversion, & faire rentrer tout dans le système invariable de la Grammaire générale.
« Je sais bien, dit M. du Marsais, Meth. pour apprendre la langue latine, pag. 14, que cette traduction littérale fait d’abord de la peine à ceux qui n’en connoissent point le motif ; ils ne voyent pas que le but que l’on se propose dans cette maniere de traduire, n’est que de montrer comment on parloit latin ; ce qui ne peut se faire qu’en expliquant chaque mot latin par le mot françois qui lui répond. Dans les premieres années de notre enfance, nous lions certaines idées à certaines impressions ; l’habitude confirme cette liaison. Les esprits animaux prennent une route déterminée pour chaque idée particuliere ; de sorte que lorsqu’on veut dans la suite exciter la même idée d’une maniere différente, on cause dans le cerveau un mouvement contraire à celui auquel il est accoutumé, & ce mouvement excite ou de la surprise ou de la risée, & quelquefois même de la douleur : c’est pourquoi chaque peuple différent trouve extraordinaire l’habillement ou le langage d’un autre peuple. On rit à Florence de la maniere dont un François prononce le latin ou l’italien, & l’on se moque à Paris de la prononciation du Florentin. De même la plûpart de ceux qui entendent traduire pater ejus, le pere de lui, au lieu de son pere, sont d’abord portés à se moquer de la traduction. Cependant comme la maniere la plus courte pour faire entendre la façon de s’habiller des étrangers, c’est de faire voir leurs habits tels qu’ils sont, & non pas d’habiller un étranger à la françoise ; de même la meilleure méthode pour apprendre les langues étrangeres, c’est de s’instruire du tour original, ce qu’on ne peut faire que par la traduction littérale. Au reste il n’y a pas lieu de craindre que cette façon d’expliquer apprenne à mal parler françois. 1°. Plus on a l’esprit juste & net, mieux on écrit & mieux on parle : or il n’y a rien qui soit plus propre à donner aux jeunes gens de la netteté & de la justesse d’esprit, que de les exercer à la traduction littérale, parce qu’elle oblige à la précision, à la propriété des termes, & à une certaine exactitude qui empêche l’esprit de s’égarer à des idées étrangeres. 2°. La traduction littérale fait sentir la différence des deux langues. Plus le tour latin est éloigné du tour françois, moins on doit craindre qu’on l’imite dans le discours. Elle fait connoître le génie de la langue latine ; ensuite l’usage, mieux que le maître, apprend le tour de la langue françoise. »Article de M. de Beauzée.
Ce n’est donc point de la différence des relations temporelles que vient celle de ces
deux formes également impèratives ; & il est bien plus
vraissemblable qu’elles n’ont d’autre destination que de caractériser en quelque sorte
l’espece de volonté de celui qui parle. Je crois, par exemple, que lege
exprime une simple exhortation, un conseil, un avertissement, une priere même, ou tout au
plus un consentement, une simple permission ; & que legito marque un
commandement exprès & absolu, ou du-moins une exhortation si pressante, qu’elle semble
exiger l’exécution aussi impérieusement que l’autorité même : dans le premier cas, celui
qui parle est ou un subalterne qui prie, ou un égal qui donne son avis ; s’il est
supérieur, c’est un supérieur plein de bonté, qui consent à ce que l’on desire, & qui
par ménagement, déguise les droits de son autorité sous le ton d’un égal qui conseille ou
qui avertit : dans le second cas, celui qui parle est un maître qui veut absolument être
obéi, ou un égal qui veut rendre bien sensible le desir qu’il a de l’exécution, en imitant
le ton impérieux qui ne souffre point de délai. Ceci n’est qu’une conjecture ; mais le
style des lois latines en est le fondement & la preuve ; ad divos adeunto castè (Cic. iij. de leg.) ; & elle
trouve un nouveau degré de probabilité dans les passages mêmes que l’on vient de
citer.
Aut si es dura, nega
; c’est comme si Properce avoit
dit :
« si vous avez de la dureté dans le caractere, & si vous consentez vous-même à passer pour telle, il faut bien que je consente à votre refus, nega » :(simple concession). Sin es non dura, venito ; priere urgente qui approche du commandement absolu, & qui en imite le ton impérieux ; c’est comme si l’auteur avoit dit :
« mais si vous ne voulez point avouer un caractere si odieux ; si vous prétendez être sans reproche à cet égard, il vous est indispensable de venir, il faut que vous veniez, venito ».C’est la même chose dans les deux vers de Virgile. Et potum pastas age, Tityre ; ce n’est ici qu’une simple instruction, le ton en est modeste, age. Mais quand il s’intéresse pour Tityre, qu’il craint pour lui quelqu’accident, il éleve le ton, pour donner à son avis plus de poids, & par-là plus d’efficacité ; occursare Capro…caveto : cave seroit foible & moins honnête, parce qu’il marqueroit trop peu d’intérêt ; il faut quelque chose de plus pressant, caveto. Trompé par les fausses idées qu’on avoit prises des deux formes impératives latines, M. l’abbé Régnier a voulu trouver de même dans l’impératif de notre langue, un présent & un futur : dans son système le présent est lis ou lisez ; le futur, tu liras ou vous lirez (Gramm. franç. in-12. Paris 1706, pag. 340) ; mais il est évident en soi, & avoué par cet auteur même, que tu liras ou vous lirez ne differe en rien de ce qu’il appelle le futur simple de l’indicatif, & que je nomme le présent postérieur (voyez Tems) ; si ce n’est, dit-il, en ce qu’il est employé à un autre usage. C’est donc confondre les modes que de rapporter ces expressions à l’impératif : & il y a d’ailleurs une erreur de fait, à croire que le présent postérieur, ou si l’on veut, le futur de l’indicatif, soit jamais employé dans le sens impératif. S’il se met quelquefois au lieu de l’impératif, c’est que les deux modes sont également directs (voyez Mode), & que la forme indicative exprime en effet la même relation temporelle que la forme impérative. Mais le sens impératif est si peu commun à ces deux formes, que l’on ne substitue celle de l’indicatif à l’autre, que pour faire disparoître le sens accessoire impératif, ou par énergie, ou par euphémisme. On s’abstient de la forme impérative par énergie, quand l’autorité de celui qui parle est si grande, ou quand la justice ou la nécessité de la chose est si évidente, qu’il suffit de l’indiquer pour en attendre l’exécution : Dominum Deum tuum adorabis, & illi soli servies (Matth. iv. 10.), pour adora ou adorato, servi ou servito. On s’abstient encore de cette forme par euphémisme, ou afin d’adoucir par un principe de civilité, l’impression de l’autorité réelle, ou afin d’éviter par un principe d’équité, le ton impérieux qui ne peut convenir à un homme qui prie. Au reste le choix entre ces différentes formes est uniquement une affaire de goût, & il arrive souvent à cet égard la même chose qu’à l’égard de tous les autres synonymes, que l’on choisit plutôt pour la satisfaction de l’oreille que pour celle de l’esprit, ou pour contenter l’esprit par une autre vûe que celle de la précision. Au fond il étoit très-possible, & peut-être auroit-il été plus régulier, quoique moins énergique, de ne pas introduire le mode impératif, & de s’en tenir au tems de l’indicatif que je nomme présent postérieur : vous adorerez le Seigneur votre Dieu, & vous ne servirez que lui. C’est même le seul moyen direct que l’on ait dans plusieurs langues, & spécialement dans la nôtre, d’exprimer le commandement à la troisieme personne : le style des réglemens politiques en est la preuve. Puisque dans la langue latine & dans la françoise, on remplace souvent la forme reconnue pour impérative par celle qui est purement indicative, il s’ensuit donc que ces deux formes expriment une même relation temporelle, & doivent prendre chacune dans le mode qui leur est propre, la même dénomination de présent postérieur. Cette conséquence se confirme encore par l’usage des autres langues. Non seulement les Grecs emploient souvent comme nous, le présent postérieur de l’indicatif pour celui de l’impératif, ils ont encore de plus que nous la liberté d’user du présent postérieur de l’impératif pour celui de l’indicatif : οἶσθ’οὖν ὃ δρᾶσον, pour δράσεις (Eurip.) ; littéralement, scis ergo quid fac, pour facies (vous savez donc ce que vous ferez ?). C’est pour la même raison que la forme impérative est la racine immédiate de la forme indicative correspondante, dans la langue hébraïque ; & que les Grammairiens hébreux regardent l’une & l’autre comme des futurs : par égard pour l’ordre de la génération, ils donnent à l’impératif le nom de premier futur, & à l’autre le nom de second futur. Leur pensée revient à la mienne ; mais nous employons diverses dénominations. Je ne puis regarder comme indifférentes, celles qui font propres au langage didactique ; & j’adopterois volontiers dans ce sens la maxime de Comenius (Janua ling. tit. 1. period. 4.) : Totius eruditionis posuit fundamentum, qui nomenclaturam rerum artis perdicit. J’ose me flater de donner à l’article Tems une justification plausible du changement que j’introduis dans la nomenclature des tems. Je me contenterai d’ajouter ici une remarque tirée de l’analogie de la formation des tems : c’est qu’il en est de celui que je nomme présent postérieur de l’impératif, comme de ceux des autres modes qui sont reconnus pour des présens en latin, en allemand, en françois, en italien, en espagnol ; il est dérivé de la même racine immédiate qui est exclusivement propre aux présens, ce qui devient pour ceux qui entendent les droits de l’analogie, une nouvelle raison d’inscrire dans la classe des présens, le tems impératif dont il s’agit.
Indicatif. | Subjonctif. | Infinitif. | Impératif. | |
---|---|---|---|---|
Prés. auxil. | j’ai. | que j’aye. | avoir. | aye |
Prét. comp. | j’ai lû. | que j’aye lû. | avoir lû. | aye lû. |
Prés. auxil. | je suis. | que je sois. | être. | sois. |
Prét. comp. | je suis sorti. | que je sois sorti. | être sorti. | sois sorti. |
Prèsent post. | Prétérit post. | |
---|---|---|
sing. | 2. lis ou lisez. | 2. aye ou ayez lû. |
plur. | 1. lisons. | 1. ayons lû. |
2. lisez. | 2. ayez lû. |
Sur quoi Servius fait cette remarque, crudescere, validior fieri, ut dejectâ cru descit pugna camillâ : & lorsqu’il en est à ce vers de l’Eneïde, XI. 833. il l’explique ainsi, crudescit, crudelior fit coede multorum ; ce qui peut se justifier par l’autorité même de Virgile, qui avoit dit ailleurs dans le même sens, magis effuso crudescunt sanguine pugnae. Æn. VII. 788. Au douzieme livre de l’Eneïde (45.), Virgile s’exprime ainsi :
Et voici le commentaire du même Servius : indè magna ejus oegritudo crescebat, unde se ei Latinus remedium sperabat afferre. Il est donc évident que crudescere exprime l’augmentation graduelle de la cruauté, & oegrescere l’augmentation graduelle de la douleur : & c’étoit apparemment d’après de pareilles observations que L. Valle (Elegant. lib. I.) vouloit que l’on donnât aux verbes de cette espece le nom d’augmentatifs. Mais ce terme est déja employé dans la Grammaire greque & dans la Grammaire italienne, pour désigner des noms qui ajoutent à l’idée individuelle de leur primitif, l’idée accessoire d’un degré extraordinaire, mais fixe d’augmentation. D’ailleurs ne paroîtroit-il pas choquant d’appeller augmentatifs les verbes deflorescere, decrescere, defervescere, &c. qui expriment à la vérité une progression graduelle, mais de diminution plutôt que d’augmentation ? Ce n’est que cette progression graduelle qui caractérise en effet les verbes dont il s’agit, & c’étoit d’après cette idée spécifique qu’il falloit les nommer progressifs. Ces verbes ont tous la signification passive ; & c’est pour cela que Servius les explique tous par le verbe passif fieri ; il y ajoute un comparatif pour désigner la gradation caractéristique : crudescere, validior fieri ; & de même augescere, fieri major ; calescere, fieri calidior ; mitescere, fieri mitior ; lapidescere, fieri ad lapidis naturam propior ; defervescere, minùs fervidus fieri, &c. Nous avons aussi en françois des verbes progressifs, ou si l’on veut, des verbes inchoatifs, qui sont pour la plûpart terminés en ir, comme blanchir, jaunir, vieillir, grandir, rajeunir, fleurir, &c. (B. E. R. M.)
« Chaque mot, dit M. du Marsais (Tropes, part. III. art. ij. pag. 233.), a une certaine signification dans le discours, autrement il ne signifieroit rien ; mais ce sens, quoique détermine (c’est-à-dire, quoique fixé à être tel) ne marque pas toujours précisément un tel individu, un tel particulier ; ainsi on appelle sens indéterminé ou indéfini, celui qui marque une idée vague, une pensée générale, qu’on ne fait point tomber sur un objet particulier ».Les adjectifs & les verbes, considérés en eux-mêmes, n’ont qu’un sens indéfini, par rapport à l’objet auquel leur signification est appliquable grand, durable, expriment à la vérité quelque être grand, quelque objet durable ; mais cet être, cet objet, est ce un esprit ou un corps ? est-ce un corps animé ou inanimé ? est-ce un homme ou une brute ? &c. La nature de l’être est indéfinie, & ce n’est que par des applications particulieres que ces mots sortiront de cette indétermination, pour prendre un sens défini, du-moins à quelques égards ; un grand homme, une grande entreprise, un ouvrage durable, une estime durable. C’est la même chose des verbes considérés hors de toute application. Je dis que les applications particulieres tirent ces mots de leur indétermination, du-moins à quelques égards. C’est que toute application qui n’est pas absolument individuelle ou spécifique, c’est-à-dire qui ne tombe pas précisément sur un individu ou sur toute une espece, laisse toujours quelque chose d’indéfini dans le sens : ainsi quand on dit un grand homme, le mot grand est défini par son application à l’espece humaine ; mais ce n’est pas à toute l’espece, ni à tel individu de l’espece ; ainsi le sens demeure encore indéfini à quelques égards, quoiqu’à d’autres il soit déterminé. Les noms appellatifs sont pareillement indéfinis en eux-mêmes. Homme, cheval, argument, désignent à la vérité telle ou telle nature ; mais si l’on veut qu’ils désignent tel individu, ou la totalité des individus auxquels cette nature peut convenir, il faut y ajouter d’autres mots qui en fassent disparoître le sens indéfini : par exemple, cet homme est savant, l’homme est sujet à l’erreur, &c. Voyez Abstraction, Appellatif, Article 2°. Article indéfini. Quelques Grammairiens françois, à la tête desquels il faut mettre l’auteur de la Grammaire générale, Part. II. ch. vij, ont distingué deux sortes d’articles, l’un défini, comme le, la ; & l’autre indéfini, comme un, une, pour lequel on met de ou des au pluriel. Non content de cette premiere distinction, la Touche vint après M. Arnauld & M. Lancelot, & dit qu’il y avoit trois articles indéfinis :
« Les deux premiers, dit-il, servent pour les noms des choses qui se prennent par parties dans un sens indéfini : le premier est pour les substantifs, & le second pour les adjectifs ; je les appelle articles indéfinis partitifs : le troisieme article indéfini sert à marquer le nombre des choses, & c’est pour cela que je le nomme numéral ».L’art de bien parler françois, liv. II. ch. j. Le P. Buffier & M. Restaut, à quelques différences près, ont adopté le même système & tous ont eu en vue d’établir des cas & des déclinaisons dans nos noms, à l’imitation des noms grecs & latins ; comme si la Grammaire particuliere d’une langue ne devoit pas être en quelque sorte le code des décisions de l’usage de cette langue, plutôt que la copie inconséquente de la Grammaire d’une langue étrangere. Je ne dois pas répéter ici les raisons qui prouvent que nous n’avons en effet ni cas ni déclinaisons (voyez ces mots) ; mais j’observerai d’abord avec M. Duclos (Rem. sur le chap. vij. de la II. Part. de la Gramm. génér.)
« que ces divisions d’articles, défini, indéfini, n’ont servi qu’à jetter de la confusion sur la nature de l’article. Je ne prétends pas dire qu’un mot ne puisse être pris dans un sens indéfini, c’est-à-dire dans sa signification vague & générale ; mais loin qu’il y ait un article pour la marquer, il faut alors le supprimer. On dit, par exemple, qu’un homme a été traité avec honneur ; comme il ne s’agit pas de spécifier l’honneur particulier qu’on lui a rendu, on n’y met point d’article ; honneur est pris indéfiniment »,parce qu’il est employé en cette occurrence dans son acception primitive, selon laquelle, comme tout autre nom appellatif, il ne presente à l’esprit que l’idée générale d’une nature commune à plusieurs individus, ou à plusieurs especes, mais abstraction faite des especes & des individus.
« Il n’y a, continue l’habile secrétaire de l’Académie françoise, qu’une seule espece d’article, qui est le pour le masculin, dont on fait la pour le féminin, & les pour le pluriel des deux genres : le bien, la vertu, l’injustice ; les biens, les vertus, les injustices ».En effet, dès qu’il est arrêté que nos noms ne subissent à leur terminaison aucun changement qui puisse être regardé comme cas, que les sens accessoires représentés par les cas en grec, en latin, en allemand, & en toute autre langue qu’on voudra, sont suppléés en françois, & dans tous les idiomes qui ont a cet égard le même génie, par la place même des noms dans la phrase, ou par les prépositions qui les précedent ; enfin que la destination de l’article est de faire prendre le nom dans un sens précis & déterminé : il est certain, ou qu’il ne peut y avoir qu’un article, ou que s’il y en a plusieurs, ce seront différentes especes du même genre, distinguées entre elles par les différentes idées accessoires ajoutées à l’idée commune du genre. Dans la premiere hypothese, où l’on ne reconnoîtroit pour article que le, la, les, la conséquence est toute simple. Si l’on veut déterminer un nom, soit en l’appliquant à toute l’espece dont il exprime la nature, soit en l’appliquant à un seul individu détérminé de l’espece, il faut employer l’article ; c’est pour cela seul qu’il est institué : l’homme est mortel, détermination spécifique ; l’homme dont je vous parle, &c. détermination individuelle. Si on veut employer le nom dans son acception originelle, qui est essentiellement indéfinie, il faut l’employer seul ; l’intention est remplie : parler en homme, c’est-à-dire conformément à la nature humaine ; sens indéfini, où il n’est question ni d’aucun individu en particulier, ni de la totalité des individus. Ainsi l’introduction de l’article indéfini seroit au moins une inutilité, si ce n’étoit même une absurdité & une contradiction. Dans la seconde hypothese, où l’on admettroit diverses especes d’articles, l’idée commune du genre devroit encore se retrouver dans chaque espece, mais avec quelque autre idée accessoire qui seroit le caractere distinctif de l’espece. Tels sont peut-être les mots tout, chaque, nul, quelque, certain, ce, mon, ton, son, un, deux, trois, & tous les autres nombres cardinaux ; car tous ces mots servent à faire prendre dans un sens précis & déterminé, les noms avant lesquels l’usage de notre langue les place ; mais ils le font de diverses manieres, qui pourroient leur faire donner diverses terminaisons. Tout, chaque, nul, articles collectifs, distingués encore entre eux par des nuances délicates ; quelque, certain, articles partitifs ; ce, article démonstratif ; mon, ton, son, articles possessifs ; un, deux, trois, &c. articles numériques, &c. Ici il faut toujours raisonner de même : vous déterminerez le sens d’un nom, par tel article qu’il vous plaira ou qu’exigera le besoin ; ils sont tous destinés à cette fin ; mais dès que vous voudrez que le nom soit pris dans un sens indéfini, abstenez-vous de tout article ; le nom a ce sens par lui-même. 3°. Pronoms indéfinis. Plusieurs Grammairiens admettent une classe de pronoms qu’ils nomment indéfinis ou impropres, comme je l’ai déja dit ailleurs. Voyez Impropre , On verra au mot Pronom , que cette partie d’oraison détermine les objets dont on parle, par l’idée de leur relation de personalité, comme les noms les déterminent par l’idée de leur nature. D’où il suit qu’un pronom, qui en cette qualité seroit indéfini, devroit déterminer un objet par l’idée d’une relation vague de personalité, & qu’il ne seroit en soi d’aucune personne, mais qu’il seroit applicable à toutes les personnes. Y a-t-il des pronoms de cette sorte ? Non : tout pronom est ou de la premiere personne, comme je, me, moi, nous ; ou de la seconde, comme tu, te, toi, vous ; ou de la troisieme, comme se, il, elle, le, la, lui, les, leurs, eux, elles. Voyez Pronom . 4°. Tems indéfinis. Nos Grammairiens distinguent encore dans notre indicatif deux prétérits, qu’ils appellent l’un défini, & l’autre indéfini. Quelques-uns, entre lesquels il faut compter M. de Vaugelas, donnent le nom de défini à celui de ces deux prétendus prétérits, qui est simple, comme j’aimai, je pris, je reçus, je tins ; & ils appellent indéfini celui qui est composé, comme j’ai aimé, j’ai pris, j’ai reçu, j’ai tenu. D’autres au contraire, qui ont pour eux l’auteur de la Grammaire générale & M. du Marsais, appellent indéfini celui qui est simple, & défini celui qui est composé. Cette opposition de nos plus habiles maîtres me semble prouver que l’idée qu’il faut avoir d’un tems indéfini, étoit elle-même assez peu déterminée par rapport à eux. On verra, article Tems , ce qu’il faut penser des deux dont il s’agit ici, & quels sont ceux qu’il faut nommer définis & indéfinis, soit présens, soit prétérits, soit futurs. (B. E. R. M.)
2°. La lettre initiale de toute phrase qui commence après un point ou un a linea. 3°. Les lettres initiales du nom de Dieu, & des noms propres d’hommes, d’animaux, de villes, de provinces, de royaumes ou empires, de fleuves ou rivieres, de sciences, d’arts, &c. comme Priscien, Bucéphale, Paris, Bourgogne, France, Allemagne, Tibre, Meuse, Grammaire, Ortographe, Musique, Menuiserie, &c. 4°. Les lettres initiales des noms appellatifs qui déterminent par l’idée d’une dignité, soit ecclésiastique, soit civile. Lorsque ces noms sont employés au lieu des noms propres, pour désigner les individus qui sont revêtus de ces dignités : ainsi on écrit avec une majuscule : le Roi reçut alors les preuves les plus éclatantes de l’affection de ses peuples, parce qu’il est question d’un individu ; mais on écrit avec une minuscule ; un roi doit faire son capital de mériter l’affection de ses sujets, parce que le nom roi demeure sans application individuelle. C’est la même chose de tout autre nom appellatif ou de tout adjectif, qui devient le connotatif d’un individu ; l’Apôtre, en parlant deS.Paul ; l’Orateur, en parlant de Cicéron, &c. 5°. Les lettres initiales des noms des tribunaux, des jurisdictions, des compagnies & corps ; comme le Parlement, le Bailliage, la Connétablie, l’Université, l’Académie, l’Eglise, &c. lorsque ces noms sont pris dans un sens individuel. 6°. On met quelquefois une lettre majuscule à la tête de certains mots susceptibles de divers sens dans l’usage ordinaire, & alors la majuscule initiale indique le sens le plus considérable : par exemple les Grands (les premiers de la nation), pour distinguer ce mot de l’adjectif grand, la jeunesse (âge tendre), la Jeunesse (les jeunes gens) ; les devoirs de votre état, les lois de l’Etat, &c. Eviter de faire majuscules les lettres initiales dans tous ou dans plusieurs de ces cas, c’est une entreprise qui a droit de révolter la raison autant qu’elle choque les yeux. Outre que cette pratique est contraire à l’usage général de la nation, elle tend à nous priver de l’avantage réel qu’on a trouvé jusqu’à présent à se conformer là-dessus aux regles qu’on vient de prescrire, & ne peut être bonne qu’à bannir de notre écriture la netteté de l’expression, qui dépend toujours de la distinction précise des objets. Conformez-vous à l’usage reçu, quelque anomalie que vous pensiez y voir ; l’usage universel est moins capricieux & plus sage qu’on n’a coutume de le croire, & à s’en écarter, on risque au moins de choquer le grand nombre. (B. E. R. M.)
« Les premieres causes, dit-il, qui excitent la voix humaine à faire usage de ses facultés, sont les sentimens ou les sensations intérieures, & non les objets du dehors, qui ne sont, pour ainsi dire, ni apperçus, ni connus. Entre les huit parties d’oraison, les noms ne sont donc pas la premiere, comme on le croit d’ordinaire ; mais ce sont les interjections, qui expriment la sensation du dedans, & qui sont le cri de la nature. L’enfant commence par elles à montrer qu’il est tout à la fois capable de sentir & de parler. Les interjections, mêmes telles qu’elles sont dans nos langues formées & articulées, ne s’apprennent pas par la simple audition & par l’intonation d’autrui ; mais tout homme les tient de soi-même & de son propre sentiment ; au moins dans ce qu’elles ont de radical & de significatif, qui est le même partout, quoiqu’il puisse y avoir quelque variété dans la terminaison. Elles sont courtes ; elles partent du mouvement machinal & tiennent partout à la langue primitive. Ce ne sont pas de simples mots, mais quelque chose de plus, puisqu’elles expriment le sentiment qu’on a d’une chose, & que par une simple voix promte, par un seul coup d’organe, elles peignent la maniere dont on s’en trouve intérieurement affecté. Toutes sont primitives, en quelque langue que ce soit, parce que toutes tiennent immédiatement à la fabrique générale de la machine organique, & au sentiment de la nature humaine, qui est partout le même dans les grands & premiers mouvemens corporels. Mais les interjections, quoique primitives, n’ont que peu de dérivés ».[La raison en est simple. Elles ne sont pas du langage de l’esprit, mais de celui du coeur ; elles n’expriment pas les idées des objets extérieurs, mais les sentimens intérieurs. Essentiellement bornés, l’acquisition de nos connoissances est nécessairement discursive ; c’est-à-dire, que nous sommes forcés de nous étayer d’une premiere perception pour parvenir à une seconde, & de passer ainsi par des degrés successifs, en courant, pour ainsi dire, d’idée en idée (discurrendo). Cette marche progressive & trainante fait obstacle à la curiosité naturelle de l’esprit humain, il cherche à tirer de son propre fonds même des ressources contre sa propre foiblesse ; il lie volontiers les idées qui lui viennent des objets extérieurs :]
« il les tire les unes après les autres, comme avec un cordon, les combine & les mêle ensemble. Mais les mouvemens intérieurs de notre ame, qui appartiennent à notre existence, y sont fort distincts, y restent isolés, chacun dans leur classe, selon le genre d’affection qu’ils ont produit tout d’un coup, & dont l’effet, quoique permanent, a été subit. La douleur, la surprise, le dégoût, n’ont rien de commun ; chacun de ces sentimens est un, & son effet a d’abord été ce qu’il devoit être : il n’y a ici ni dérivation dans les sentimens, ni progression successive, ni combinaison factice, comme il y en a dans les idées. C’est une chose curieuse sans doute que d’observer sur quelles cordes de la parole se frappe l’intonation des divers sentimens de l’ame, & de voir que ces rapports se trouvant les mêmes partout où il y a des machines humaines, établissent ici, non plus une relation purement conventionnelle, telle qu’elle est d’ordinaire entre les choses & les mots, mais une relation vraiment physique & de conformité entre certains sentimens de l’ame & certaines parties de l’instrument vocal. La voix de la douleur frappe sur les basses cordes : elle est traînée, aspirée & profondément gutturale : eheu, hélas. Si la douleur est tristesse & gémissement, ce qui est la douleur douce, ou, à proprement parler, l’affliction ; la voix, quoique toujours profonde, devient nasale. La voix de la surprise touche la corde sur une division plus haute : elle est franche & rapide ; ah ah, eh, oh oh : celle de la joie en differe en ce qu’étant aussi rapide, elle est fréquentative & moins breve ; ha ha ha ha, hi hi hi hi. La voix du dégoût & de l’aversion est labiale ; elle frappe au-dessus de l’instrument sur le bout de la corde, sur les levres allongées ; fi, vae, pouah. Au lieu que les autres interjections n’emploient que la voyelle, celle-ci se sert de la lettre labiale la plus extérieure de toutes, parce qu’il y a ici tout à la fois sentiment & action ; sentiment qui répugne, & mouvement qui repousse : ainsi il y a dans l’interjection voix & figure [son & articulation] ; voix qui exprime, & figure qui rejette par le mouvement extérieur des levres allongées. La voix du doute & du dissentement est volontiers nasale, à la différence que le doute est allongé, étant un sentiment incertain, hum, hom, & que le pur dissentement est bref, étant un mouvement tout déterminé, in, non. Cependant il seroit absurde de se figurer que ces formules, si différentes en apparence, & les mêmes au fonds, se fussent introduites dans les langues ensuite d’une observation réflechie telle que je la viens de faire. Si la chose est arrivée ainsi, c’est tout naturellement, sans y songer ; c’est qu’elle tient au physique même de la machine, & qu’elle résulte de la conformation, du moins chez une partie considérable du genre humain. … Le langage d’un enfant, avant qu’il puisse articuler aucun mot, est tout d’interjections. La peinture d’aucun objet n’est encore entrée en lui par les portes des sens extérieurs, si ce n’est peut-être la sensation d’un toucher fort indistinct : il n’y a que la volonté, ce sens intérieur qui naît avec l’animal, qui lui donne des idées ou plûtôt des sensations, des affections ; ces affections, il les désigne par la voix, non volontairement, mais par une suite nécessaire de sa conformation méchanique & de la faculté que la nature lui a donnée de proférer des sons. Cette faculté lui est commune avec quantité d’autres animaux [mais dans un moindre dégré d’intensité] ; aussi ne peut-on pas douter que ceux-ci n’ayent reçu de la nature le don de la parole, à quelque petit degré plus ou moins grand »,[proportionné sans doute aux besoins de leur oeconomie animale, & à la nature des sensations dont elle les rend susceptibles ; d’où il doit résulter que le langage des animaux est vraissemblablement tout interjectif, & semblable en cela à celui des enfans nouveau nés, qui n’ont encore à exprimer que leurs affections & leurs besoins.] Si on entend par oraison, la manifestation orale de tout ce qui peut appartenir à l’état de l’ame, toute la doctrine précédente est une preuve incontestable que l’interjection est véritablement partie de l’oraison, puisqu’elle est l’expression des situations même les plus intéressantes de l’ame ; & le raisonnement contraire de Sanctius est en pure perte. C’est, dit-il, (Minerv. I. ij.) la même chose partout ; donc les interjections sont naturelles. Mais si elles sont naturelles, elles ne sont point parties de l’oraison, parce que les parties de l’oraison, selon Aristote, ne doivent point être naturelles, mais d’institution arbitraire. Eh, qu’importe qu’Aristote l’ait ainsi pensé, si la raison en juge autrement ? Le témoignage de ce philosophe peut être d’un grand poids dans les choses de fait, parce qu’il étoit bon observateur, comme il paroît même en ce qu’il a bien vû que les interjections étoient des signes naturels & non d’institution ; mais dans les matieres de pur raisonnement, c’est à la raison seule à prononcer définitivement. Il y a donc en effet des parties d’oraison de deux especes ; les premieres sont les signes naturels des sentimens, les autres sont les signes arbitraires des idées : celles là constituent le langage du coeur, elles sont affectives : celles ci appartiennent au langage de l’esprit, elles sont discursives. Je mets au premier rang les expressions du sentiment, parce qu’elles sont de premiere nécessité, les besoins du coeur étant antérieurs & supérieurs à ceux de l’esprit : d’ailleurs elles sont l’ouvrage de la nature, & les signes des idées sont de l’institution de l’art ; ce qui est un second titre de prééminence, fondé sur celle de la nature même à l’égard de l’art. M. l’abbé Girard a cru devoir abandonner le mot interjection, par deux motifs :
« l’un de goût, dit-il, parce que ce mot me paroissoit n’avoir pas l’air assez françois ; l’autre fondé en raison, parce que le sens en est trop restraint pour comprendre tous les mots qui appartiennent à cette espece : voilà pourquoi j’ai préféré celui de particule, qui est également en usage ».Il explique ailleurs (tom. II, disc. xiij. pag. 313.) ce que c’est que les particules.
« Ce sont tous les mots, dit-il, par le moyen desquels on ajoute à la peinture de la pensée celle de la situation, soit de l’ame qui sent, soit de l’esprit qui peint. Ces deux situations ont produit deux ordres de particules ; les unes de sensibilité, à qui l’on donne le nom d’interjectives ; les autres de tournure de discours, que par cette raison je nomme discursives ».On peut remarquer sur cela, 1°. que M. Girard s’est trompé quand il n’a pas trouvé au mot interjection un air assez françois : un terme technique n’a aucun besoin d’être usité dans la conversation ordinaire pour être admis ; il suffit qu’il soit usité parmi les gens de l’art, & celui-ci l’est autant en grammaire que les mots préposition, conjonction, &c. lesquels ne le sont pas plus que le premier dans le langage familier. 2°. Que le mot interjective, adopté ensuite par cet académicien, devoit lui paroître du moins aussi voisin du barbarisme que le mot interjection, & qu’il est même moins ordinaire que ce dernier dans les livres de Grammaire. 3°. Que le terme de particule n’est pas plus connu dans le langage du monde avec le sens que les Grammairiens y ont attaché, & beaucoup moins encore avec celui que lui donne l’auteur des vrais principes. 4°. Que ce terme est employé abusivement par ce subtil métaphysicien, puisqu’il prétend réunir sous la dénomination de particule, & les expressions du coeur & des termes qui n’appartiennent qu’au langage de l’esprit ; ce qui est confondre absolument les especes les plus différentes & les moins rapprochées. Ce n’est pas que je ne sois persuadé qu’il peut être utile, & qu’il est permis de donner un sens fixe & précis à un terme technique, aussi peu déterminé que l’est parmi les Grammairiens celui de particule : mais il ne faut, ni lui donner une place déja prise, ni lui assigner des fonctions inalliables. Voyez Particule . Pretendre faire un corps systématique des diverses especes d’interjections, & chercher entr’elles des différences spécifiques bien caractérisées, c’est me semble, s’imposer une tâche où il est très-aisé de se méprendre, & dont l’exécution ne seroit pour le Grammairien d’aucune utilité. Je dis d’abord qu’il est très-aisé de s’y méprendre,
« parce que comme un même mot, selon qu’il est différemment prononcé, peut avoir différentes significations, aussi une même interjection, selon qu’elle est proférée, sert à exprimer divers sentimens de douleur, de joie ou d’admiration ».C’est une remarque de l’abbé Régnier, Gramm. franç. pag. 535. J’ajoute que le succès de cette division ne seroit d’aucune utilité pour le grammairien : en voici les raisons. Les interjections sont des expressions du sentiment dictées par la nature, & qui tiennent à la constitution physique de l’organe de la parole : la même espece de sentiment doit donc toujours opérer dans la même machine le même mouvement organique, & produire constamment le même mot sous la même forme. De là l’indéclinabilité essentielle des interjections, & l’inutilité de vouloir en préparer l’usage par aucun art, lorsqu’on est sûr d’être bien dirigé par la nature. D’ailleurs l’énonciation claire de la pensée est le principal objet de la parole, & le seul que puisse & doive envisager la Grammaire, parce qu’elle ne doit être chargée de diriger que le langage de l’esprit ; le langage du coeur est sans art, parce qu’il est naturel : or il n’est utile au grammairien de distinguer les especes de mots, que pour en spécifier ensuite plus nettement les usages ; ainsi n’ayant rien à remarquer sur les usages des interjections, la distinction de leurs différences spécifiques est absolument inutile au but de la Grammaire. Encore un mot avant que de finir cet article. Les deux mots latins en & ecce sont des interjections, disent les rudimens ; elles gouvernent le nominatif ou l’accusatif, ecce homo ou hominem, & elles signifient en françois voici ou voila, qui sont aussi des interjections dans notre langue. Ces deux mots latins seront, si l’on veut, des interjections ; mais on auroit dû en distinguer l’usage : en indique les objets les plus éloignés, ecce des objets plus prochains ; ensorte que Pilate montrant aux Juifs Jésus flagellé, dut leur dire ecce homo ; mais un Juif qui auroit voulu fixer sur ce spectacle l’attention de son voisin, auroit dû lui dire en homo, ou même en hominem. Cette distinction artificielle porte sur les vûes diverses de l’esprit ; en & ecce sont donc du langage de l’esprit, & ne sont pas des interjections : ce sont des adverbes, comme hic & illic. C’est une autre erreur que de croire que ces mots gouvernent le nominatif ou l’accusatif ; la destination de ces cas est toute différente. Ecce homo, c’est-à-dire ecce adest homo ; ecce hominem, c’est à-dire ecce vide ou videte hominem. Le nominatif doit être le sujet d’un verbe personnel, & l’accusatif, le complément ou d’un verbe ou d’une préposition : quand les apparences sont contraires, il y a ellipse. Enfin, c’est une troisieme erreur que de croire que voici & voilà soient en françois les correspondans des mots latins en & ecce, & que ce soit des interjections. Nous n’avons pas en françois la valeur numérique de ces mots latins, ici & là sont les mots qui en approchent le plus. Voici & voilà sont des mots composés qui renferment ces mêmes adverbes, & le verbe voi, dont il y a souvent ellipse en latin, voici, voi ici ; voilà, voi là. C’est pour cela que ces mots se construisent comme les verbes avec leurs complémens : voilà l’homme, voici des livres ; l’homme que voilà, les livres que voici ; nous voilà, me voici. Ainsi voici & voilà ne sont d’aucune espece, puisqu’ils comprennent des mots de plusieurs especes, comme du, qui signifie de le, des, qui veut dire de les, &c. (B. E. R. M.)
Quoi qu’en disent plusieurs grammairiens, il n’y a dans la langue françoise aucun terme qui soit proprement interrogatif, c’est-à-dire qui désigne essentiellement l’interrogation. La preuve en est que les mêmes mots que l’on allegue comme tels, sont mis sans aucun changement dans les assertions les plus positives. Ainsi nous disons bien en françois, Combien coûte ce livre ? Comment vont nos affaires ? Ou tendent ces discours ? Pourqoui sommes-nous nés ? Quand reviendra la paix ? Que veut cet homme ? Qui a parlé de la sorte ? Sur quoi est fondée notre espérance ? Quel bien est préférable ? Mais nous disons aussi sans interrogation, je sais combien coûte ce livre ; j’ignore comment vont nos affaires ; vous comprenez ou tendent ces discours ; la religion nous enseigne pourquoi nous sommes nés ; ceci nous apprend quand reviendra la paix : chacun devine ce que veut cet homme ; personne ne sait qui a parlé de la sorte ; vous connoissez sur quoi est fondée notre espérance ; cherchons quel bien est préférable. C’est la même chose en latin, si l’on excepte la seule particule enclitique ne, qu’il faut moins regarder comme un mot, que comme une particule élémentaire, qui ne fait qu’un mot avec celui à la fin duquel on la place, comme audisne ou audin ? (entendez-vous) ? Voyez Particule . Elle indique que le sens est interrogatif dans la proposition où elle se trouve ; mais elle ne se trouve pas dans toutes celles qui sont interrogatives : Quò te Moeri pedes ? Quà transivisti ? Quandiù vixit ? An dimicatum est ? &c. Qu’est-ce qui dénote donc si le sens d’une phrase est interrogatif ou non ? 1°. Dans toutes celles où l’on trouve quelqu’un de ces mots réputés interrogatifs en eux-mêmes, on y reconnoît ce sens, en ce que ces mots mêmes étant conjonctifs, & se trouvant néanmoins à la tête de la phrase construite selon l’ordre analytique, c’est un signe assuré qu’il y a ellipse de l’antécédent, & que cet antécédent est le complément grammatical d’un verbe aussi sous-entendu, qui exprimeroit directement l’interrogation s’il étoit énoncé. Reprenons les mêmes exemples françois, qui feront assez entendre l’application qu’il faudra faire de ce principe dans les autres langues. Combien coûte ce livre ? c’est-à-dire, apprenez-moi le prix que coûte ce livre. Comment vont vos affaires ? c’est-à-dire, dites-moi comment (ou la maniere selon laquelle) vont nos affaires. Ou tendent ces discours ? c’est-à-dire, faites-moi connoître le but où (auquel) tendent ces discours. Il en est de même des autres ; pourquoi veut dire la raison, la cause, la fin pour laquelle ; quand, le tems auquel ; avant que & quoi, on sous-entend a chose ou un autre antécédent moins vague, indiqué par les circonstances ; avant qui, sous-entendez la personne, l’homme, &c. quel, c’est lequel dont on a supprimé l’article à cause de la suppression de l’antécédent qui se trouve pourtant après ; quel bien, c’est-à-dire le bien, lequel bien. 2°. Dans les phrases où il n’y a aucun de ces mots conjonctifs, la langue françoise marque souvent le sens interrogatif par un tour particulier. Elle veut que le pronom personnel qui indique le sujet du verbe, se mette immédiatement après le verbe, s’il est dans un tems simple, & après l’auxiliaire, s’il est dans un temps composé ; & cela s’observe lors même que le sujet est exprimé d’ailleurs par un nom soit simple, soit accompagné de modificatifs : Viendrez-vous ? Avois-je compris ? Serions-nous partis ? Les Philosophes ont-ils bien pensé ? La raison que vous alléguiez auroit-elle été suffisante ? Il faut cependant observer, que si le verbe étoit au subjonctif, cette inversion du pronom personnel ne marqueroit point l’interrogation, mais une simple hypothèse, ou un desir dont l’énonciation explicite est supprimée par ellipse. Vinssiez-vous à bout de votre dessein, pour je suppose même que vous vinssiez à bout de votre dessein. Puissiez-vous être content ! pour je souhaite que vous puissiez être content. Quelquefois même le verbe étant à l’indicatif ou au suppositif, cette inversion n’est pas interrogative ; ce n’est qu’un tour plus élégant ou plus affirmatif : Ainsi conservons nos droits ; en vain formerions-nous les plus vastes projets ; il le fera, dit-il. 3°. Ce n’est souvent que le ton ou les circonstances du discours, qui déterminent une phrase au sens interrogatif ; & comme l’écriture ne peut figurer le ton, c’est alors le point interrogatif qui y décide le sens de la phrase. (B. E. R. M.)
« Dans toutes les langues, dit-il dès le commencement de sa Méchanique, tant anciennes que modernes, il faut bien distinguer ce que la nature enseigne… d’avec ce qui est l’ouvrage des hommes, d’avec ce qui est d’une institution arbitraire. Ce que la nature leur a appris est le même par-tout ; il se soutient avec égalité : & ce qu’il étoit dans les premiers tems du genre humain, il l’est encore aujourd’hui. Mais ce qui provient des hommes dans chaque langue, ce que les événemens y ont occasionné, varie sans fin d’une langue à l’autre, & se trouve sans stabilité même dans chacune d’elles. A voir tant de changemens & de vicissitudes, on s’imagineroit que le premier fond des langues, l’ouvrage de la nature, a dû s’anéantir & se défigurer jusqu’à n’être plus reconnoissable. Mais, quoique le langage des hommes soit aussi changeant que leur conduite, la nature s’y retrouve. Son ouvrage ne peut en aucune langue ni se détruire, ni se cacher ».Je n’ajoûte à un texte si précis qu’une simple question. Que reste-t-il de commun à toutes les langues, que d’employer les mêmes especes de mots, & de les rapporter à l’ordre analytique ? Tirons enfin la derniere conséquence. Qu’est-ce que l’inversion ? C’est une construction où les mots se succedent dans un ordre renversé, relativement à l’ordre analytique de la succession des idées. Ainsi Alexandre vainquit Darius, est en françois une construction directe ; il en est de même quand on dit en latin, Alexander vicit Darium : mais si l’on dit, Darium vicit Alexander, alors il y a inversion. Point du tout, répond M. l’abbé de Condillac, Essai sur l’origine des con. hum. part. II. sec. j. chap. 12.
« Car la subordination qui est entre les idées autorise également les deux constructions latines ; en voici la preuve. Les idées se modifient dans le discours selon que l’une explique l’autre, l’étend, ou y met quelque restriction. Par-là elles sont naturellement subordonnés entr’elles, mais plus ou moins immédiatement, à proportion que leur liaison est elle-même plus ou moins immédiate. Le nominatif (c’est-à-dire le sujet) est lié avec le verbe, le verbe avec son régime, l’adjectif avec son substantif, &c. Mais la liaison n’est pas aussi étroite entre le régime du verbe & son nominatif, puisque ces deux noms ne se modifient que par le moyen du verbe. L’idée de Darius, par exemple, est immédiatement liée à celle de vainquit, celle de vainquit à celle d’Alexandre ; & la subordination qui est entre ces trois idées conserve le même ordre. Cette observation fait comprendre que pour ne pas choquer l’arrangement naturel des idées, il suffit de se conformer à la plus grande liaison qui est entre elles. Or c’est ce qui se rencontre également dans les deux constructions latines, Alexander vicit Darium, Darium vicit Alexander ; elles sont donc aussi naturelles l’une que l’autre. On ne se trompe à ce sujet, que parce qu’on prend pour plus naturel un ordre qui n’est qu’une habitude que le caractere de notre langue nous a fait contracter. Il y a cependant dans le françois même des constructions qui auroient pû faire éviter cette erreur, puisque le nominatif y est beaucoup mieux après le verbe : on dit par exemple, Darius que vainquit Alexandre ».Voilà peut être l’objection la plus forte que l’on puisse faire contre la doctrine des inversions, telle que je l’expose ici, parce qu’elle semble sortir du fonds même où j’en puise les principes. Elle n’est pourtant pas insoluble ; & j’ose le dire hardiment, elle est plus ingénieuse que solide. L’auteur s’attache uniquement à l’idée générale & vague de liaison ; & il est vrai qu’à partir de-là, les deux constructions latines sont également naturelles, parce que les mots qui ont entr’eux des liaisons immédiates, y sont liées immédiatement ; Alexander vicit ou vicit Alexander ; c’est la même chose quant à la liaison, & il en est de même de vicit Darium ou Darium vicit : l’idée vague de liaison n’indique ni priorité ni postériorité. Mais puisque la parole doit être l’image de l’analyse de la pensée ; en sera-t-elle une image bien parfaite, si elle se contente d’en crayonner simplement les traits les plus généraux ? Il faut dans votre portrait deux yeux, un nez, une bouche, un teint, &c. entrez dans le premier attelier, vous y trouverez tout cela : est-ce votre portrait ? Non ; parce que ces yeux ne sont pas vos yeux, ce nez n’est pas votre nez, cette bouche n’est pas votre bouche, ce teint n’est pas votre teint, &c. Ou si vous voulez, toutes ces parties sont ressemblantes, mais elles ne sont pas à leur place ; ces yeux sont trop rapprochés, cette bouche est trop voisine du nez, ce nez est trop de côté, &c. Il en est de même de la parole ; il ne suffit pas d’y rendre sensible la liaison des mots, pour peindre l’analyse de la pensée, même en se conformant à la plus grande liaison, à la liaison la plus immédiate des idées. Il faut peindre telle liaison, fondée sur tel rapport ; ce rapport a un premier terme, puis un second : s’ils se suivent immédiatement, la plus grande liaison est observée ; mais si vous peignez d’abord le second & ensuite le premier, il est palpable que vous renversez la nature, tout autant qu’un peintre qui nous présenteroit l’image d’un arbre ayant les racines en haut & les feuilles en terre : ce peintre se conformeroit autant à la plus grande liaison des parties de l’arbre, que vous à celle des idées. Mais vous demeurez persuadé que je suis dans l’erreur, & que cette erreur est l’effet de l’habitude que notre langue nous a fait contracter. M. l’abbé Batteux, dont vous adoptez le nouveau système, pense comme vous, que nous ne sommes point, nous autres françois, placés, comme il faudroit l’être, pour juger si les constructions des Latins sont plus naturelles que les nôtres (Cours de Belles Lettres, éd. 1753, t. IV. p. 298.) Croyez-vous donc sérieusement être mieux placé pour juger des constructions latines, que ceux qui en pensent autrement que vous ? Si vous n’osez le dire, pourquoi prononcez-vous ? Mais disons le hardiment, nous sommes placés comme il faut pour juger de la nature des inversions, si nous ne nous livrons pas à des préjugés, à des intérêts de systême, si l’amour de la nouveauté ne nous seduit point au préjudice de la vérité, & si nous consultons sans prévention les notions fondamentales de l’élocution. J’avoue que, comme la langue latine n’est pas aujourd’hui une langue vivante, & que nous ne la connoissons que dans les livres, par l’etude & par de fréquentes lectures des bons auteurs, nous ne sommes pas toujours en état de sentir la différence délicate qu’il y a entre une expression & une autre. Nous pouvons nous tromper dans le choix & dans l’assortiment des mots ; bien des finesses sans doute nous échappent ; & n’ayant plus sur la vraie prononciation du latin que des conjectures peu certaines ; comment serions-nous assurés des lois de cette harmonie merveilleuse dont les ouvrages de Ciceron, de Quintilien & autres, nous donnent une si grande idée. comment en suivrions-nous les vûes dans la construction de notre latin factice ? comment les démêlerions-nous dans celui des meilleurs auteurs ? Mais ces finesses d’élocution, ces délicatesses d’expression, ces agrémens harmoniques, sont toutes choses indifférentes au but que se propose la Grammaire, qui n’en visage que l’énonciation de la pensée. Peu importe à la clarté de cette énonciation, qu’il y ait des dissonnances dans la phrase, qu’il s’y rencontre des bâillemens, que l’intérêt de la passion y soit négligé, & que la nécessité de l’ordre analytique donne à l’ensemble un air sec & dur. La Grammaire n’est chargée que de dessiner l’analyse de la pensée qu’on veut énoncer ; elle doit, pour ainsi dire, lui faire prendre un corps, lui donner des membres & les placer ; mais elle n’est point chargée de colorier son dessein ; c’est l’affaire de l’élocution oratoire. Or le dessein de l’analyse de la pensée est l’ouvrage du pur raisonnement ; & l’immutabilité de l’original prescrit à la copie des regles invariables, qui sont par conséquent à la portée de tous les hommes sans distinction de tems, de climats, ni de langues : la raison est de tous les tems, de tous les climats & de toutes les langues. Aussi ce que pensent les Grammairiens modernes de toutes les langues sur l’inversion, est exactement la même chose que ce qu’en ont pensé les Latins mêmes, que l’habitude d’aucune langue analogue n’avoit séduits. Dans le dialogue de partitione oratoria, où les deux Cicerons pere & fils sont interlocuteurs, le fils prie son pere de lui expliquer comment il faut s’y prendre pour exprimer la même pensée en plusieurs manieres différentes. Le pere répond qu’on peut varier le discours premierement, en substituant d’autres mots à la place de ceux dont on s’est servi d’abord : id totum genus situm in commutatione verborum. Ce premier point est indifférent à notre sujet ; mais ce qui suit y vient très-à-propos : in conjunctis autem verbis triplex adhiberi potest commutatio, nec verborum, sed ordinis tantummodò ; ut cùm semel directe dictum sit, sicut natura ipsa tulerit, invertatur ordo, & idem quasi sursum versus retròque dicatur ; deinde idem intercise atque perincise. Eloquendi autem exercitatio maximè in hoc toto convertendi genere versatur. (cap. vij.) Rien de plus clair que ce passage ; il y est question des mots considérés dans l’ensemble de l’énonciation & par rapport à leur construction ; & l’orateur romain caractérise trois arrangemens différens, selon lesquels on peut varier cette construction, commutatio ordinis. Le premier arrangement est direct & naturel, directè sicut natura ipsa tulerit. Le second est le renversement exact du premier ; c’est l’inversion proprement dite : dans l’un on va directement du commencement à la fin, de l’origine au dernier terme, du haut en bas ; dans l’autre, on va de la fin au commencement, du dernier terme à l’origine, du bas en haut, sursùm-versus, à reculons, retrò. On voit que Ciceron est plus difficile que M. l’abbé de Condillac, & qu’il n’auroit pas jugé que l’on suivît également l’ordre direct de la nature dans les deux phrases, Alexander vicit Darium, & Darium vicit Alexander ; il n’y a, selon ce grand orateur, que l’une des deux qui soit naturelle, l’autre en est l’inversion, invertitur ordo. Le troisieme arrangement s’éloigne encore plus de l’ordre naturel ; il en rompt l’enchaînement en violant la liaison la plus immédiate des parties, incisè ; les mots y sont rapprochés sans affinité & comme au hazard, permistè ; ce n’est plus ce qu’il faut nommer inversion, c’est l’hyperbate & l’espece d’hyperbate à laquelle on donne le nom de synchise. Voyez Hyperbate & Synchise . Tel est l’arrangement de cette phrase, vicit Darium Alexander, parce que l’idée d’Alexander y est séparée de celle de vicit, à laquelle elle doit être liée immédiatement. Ciceron nous a donné lui-même l’exemple de ces trois arrangemens, dans trois endroits différens où il énonce la même pensée. Legi tuas litteras quibus ad me scribis, &c. ce sont les premiers mots d’une lettre qu’il écrit à Lentulus (Ep. ad famil. lib. VII. ep vij.) Cette phrase est écrite directè, sicut natura ipsa tulit ; ou du moins cet arrangement est celui que Ciceron prétendoit caractériser par ces mots, & cela me suffit. Mais dans la lettre iv. du liv. III. Ciceron met au commencement ce qu’il avoit mis à la fin dans la précédente ; litteras tuas accepi ; c’est la seconde sorte d’arrangement, sursùm-versùs, retròque. Voici la troisieme sorte, qui est lorsque les mots corrélatifs sont séparés & coupés par d’autres mots, intereisè atque permistè : raras tuas quidem… sed suaves accipio litteras. Ep. ad famil. lib II. ep. xiij. J’avoue que cette application des principes de Ciceron, aux exemples que j’ai empruntés de ses lettres, n’est pas de lui-même ; & que les défenseurs du nouveau systême peuvent encore prétendre que je l’ai faite à mon gré, que je sacrifie à l’erreur où m’a jetté l’habitude de ma langue, & qu’il y a cependant dans le françois même, comme le remarque l’auteur de l’essai sur l’origine des connoissances humaines, des constructions qui auroient pû faire éviter cette erreur, puisque le nominatif y est beaucoup mieux après le verbe, comme dans Darius que vainquit Alexandre. On peut prétendre sans doute tout ce que l’on voudra, si l’on perd de vûe les raisons que j’ai déja alléguées, pour faire connoître l’ordre vraiment naturel, qui est le fondement de toutes les syntaxes. Cet oubli volontaire ne m’oblige point à y revenir encore ; mais je m’arrêterai quelques momens sur la derniere observation de M. l’abbé de Condillac, & sur l’exemple qu’il cite. Oui, notre syntaxe aime mieux que l’on dise Darius que vainquit Alexandre, que si l’on disoit Darius qu’Alexandre vainquit ; & c’est pour se conformer mieux à l’indication de la nature, en observant la liaison la plus immédiate : car que est le complément de vainquit, & ce verbe a pour sujet Alexandre. En disant Darius que vainquit Alexandre, si l’on s’écarte de l’ordre naturel, c’est par une simple inversion ; & en disant Darius qu’Alexandre vainquit, il y auroit inversion & synchise tout à-la fois. Notre langue qui fait son capital de la clarté de l’énonciation, a donc dû préférer celui des deux arrangemens où il y a le moins de desordre ; mais celui même qu’elle adopte est contre nature, & se trouve dans le cas de l’inversion, puisque le complément que précede le verbe qui l’exige, c’est-à-dire, que l’effet précede la cause ; c’est pour cela qu’il est décliné, contre l’ordinaire des autres mots de la langue. Ce mot est conjonctif par sa nature, & tout mot qui sert à lier, doit être entre les deux parties dont il indique la liaison : c’est une loi dont on ne s’écarte pas, & dont on ne s’écarte que bien peu, même dans les langues transpositives. Quand le mot conjonctif est en même tems sujet de la proposition incidente qu’il joint avec l’antécédent, il prend la premiere place, & elle lui convient à toute sorte de titres ; alors il garde sa terminaison primitive & directe qui. Si ce mot est complément du verbe, la premiere place ne lui convient plus qu’à raison de sa vertu conjonctive, & c’est à ce titre qu’il la garde ; mais comme complément, il est déplacé, & pour éviter l’équivoque, on lui a donné une terminaison que, qui est indiquant. Cette seconde espece de service certifie en même tems le déplacement, de la même maniere précisément que les cas des Grecs & des Latins. Ainsi ce qu’on allegue ici pour montrer la nature dans la phrase françoise, ne sert qu’à y en attester le renversement, & il ne faut pas croire, comme l’insinue M. Batteux (tom. jv. pag. 338.) que nous ayons introduit cet accusatif terminé, pour revenir à l’ordre des Latins ; mais forcés comme les Latins & comme toutes les nations, à placer ce mot conjonctif à la tête de la proposition incidente, lors même qu’il est complément du verbe, nous aurions pû nous dispenser de lui donner un accusatif terminé, sans compromettre la clarté de l’énonciation qui est l’objet principal de la parole, & l’objet unique de la Grammaire. Au reste, ce n’est rien moins que gratuitement que je suppose que Cicéron a pensé comme nous sur l’ordre naturel de l’élocution. Outre les raisons dont la philosophie étaye ce sentiment, & que Cicéron pouvoit appercevoir autant qu’aucun philosophe moderne, des Grammairiens de profession, dont le latin étoit la langue naturelle, s’expliquent comme nous sur cette matiere : leur doctrine, qu’aucun d’eux n’a donnée comme nouvelle, étoit sans doute la doctrine traditionelle de tous les littérateurs latins. S. Isidore de Séville, qui vivoit au commencement du septieme siecle, rapporte ces vers de Virgile. (Æn. II. 348.)
L’arrangement des mots dans ces vers paroît obscur à Isidore ; confusa sunt verba, ce sont ses termes. Que fait-il ? il range les mêmes mots selon l’ordre que j’appelle analytique : ordo talis est, comme s’il disoit, il y a inversion dans ces vers, mais voici la construction : Juvenes, fortissima pectora, frustrà succurritis urbi incensae, quia excessêre dii, quibus hoc imperium steterat : undè si vobis cupido certa est sequi me audentem extrema, ruamus in media arma & moriamur. Isid. orig. lib. I. cap. xxxvj. Que l’intégrité du texte ne soit pas conservée dans cette construction, & que l’ordre analytique n’y soit pas suivi en toute rigueur : c’est dans ce savant évêque un défaut d’attention ou d’exactitude, qui n’infirme en rien l’argument que je tire de son procédé ; il suffit qu’il paroisse chercher cet ordre analytique. On verra au mot Méthode , quelle doit être exactement la construction analytique de ce texte. Il avoit probablement un modele qu’il semble avoir copié en cet endroit ; je parle de Servius, dont les commentaires sur Virgile sont si fort estimés, & qui vivoit dans le sixieme siecle, sous l’empire de Constantin & de Constance. Voici comme il s’explique sur le même endroit de Virgile : ordo talis est : juvenes, fortissima pectora, frustrà succurritis urbi incensae, quia excesserunt omnes dii. Undè si vobis cupido certa est me sequi audentem extrema, moriamur & in media arma ruamus. Servius ajoûte un peu plus bas, au sujet de ces derniers mots, ὑστεροπροτέρου ; nam ante est in arma ruere, & sic mori ; & S. Isidore a fait usage de cette remarque dans sa construction, ruamus in media arma & moriamur. L’un & l’autre n’ont insisté que sur ce qui marque dans le total de la phrase, parce que cela suffisoit aux vûes de l’un & de l’autre, comme il suffit aux miennes. Le même Servius fait la construction de quantité d’autres endroits de Virgile, & il n’y manque pas, dès que la clarté l’exige. Par exemple, sur ce vers (Æn. I. 113.) Saxa, vocant Itali mediis quae in fluctibus aras ; voici comme il s’explique : ordo est, quae saxa latentia in mediis fluctibus, Itali aras vocant ; où l’on voit encore les traces de l’ordre analytique. Donat, ce fameux Grammairien du sixieme siecle, qui fut l’un des maîtres de S. Jérôme, observe aussi la même pratique à l’égard des vers de Térence, quand la construction est un peu embarrassée, ordo est, dit-il ; & il dispose les mots selon l’ordre analytique. Priscien, qui vivoit au commencement du sixieme siecle, a fait sur la Grammaire un ouvrage bien sec à la vérité, mais d’où l’on peut tirer des lumieres, & sur-tout des preuves bien assurées de la façon de penser des Latins sur la construction de leur langue. Deux livres de son ouvrage, le XVII & le XVIII, roulent uniquement sur cet objet, & sont intitulés, de constructione, sive de ordinatione partium orationis ; ce que nous avons vu jusqu’ici désigné par le mot ordo, il l’appelle encore structura, ordinatio, conjunctio sequentium ; deux mots d’une énergie admirable, pour exprimer tout ce que comporte l’ordre analytique, qui regle toutes les syntaxes ; 1°. la liaison immédiate des idées & des mots, telle qu’elle a été observée plus haut, conjunctio ; 2°. la succession de ces idées liées, sequentium. Outre ces deux livres que l’on peut appeller dogmatiques, il a mis à la suite un ouvrage particulier, qui est comme la pratique de ce qu’il a enseigné auparavant ; c’est ce qu’on appelle encore aujourd’hui les parties & la construction de chaque premier vers des douze livres de l’Eneïde, conformément au titre même, Prisciani grammatici partitiones versuum xij Ænoeidos principalium. Il est par demandes & par réponses ; on lit d’abord le premier vers du premier livre : Arma virumque cano, &c. ensuite après quelques autres questions, le disciple demande à son maître, en quel cas est arma ; car il peut être regardé, dit-il, ou comme étant au nominatif pluriel, ou comme étant à l’accusatif. Le maître répond qu’en ces occurrences, il faut changer le mot qui a une terminaison équivoque, en un autre dont la désinence indique le cas d’une maniere précise & déterminée ; qu’il n’y a d’ailleurs qu’à faire la construction, & qu’elle lui fera connoître que arma est à l’accusatif ; hoc certum est, dit Priscien, à structurâ, id est, ordinatione & conjunctione sequentium ; il décide encore le cas de arma par comparaison avec celui de virum qui est incontestablement à l’accusatif ; manifestabitur tibi casus, ut in hoc loco cano virum dixit (Virgilius). Ainsi, selon Priscien, cano virum est une construction naturelle, & l’image de l’ordre analytique, ordinatio, conjunctio sequentium ; Priscien jugeoit donc que Virgile avoit parlé sursùm versùs, & que son disciple, pour l’entendre, devoit arranger les mots de maniere à parler directè. Ecoutons Quintilien ; il connoissoit la même doctrine.
« L’hyperbate, dit ce sage rhéteur, est une transposition de mots que la grace du discours demande souvent. C’est avec juste raison que nous mettons cette figure au rang des principaux agrémens du langage ; car il arrive très souvent que le discours est rude, dur, sans mesure, sans harmonie, & que les oreilles sont blessées par des sons desagréables, lorsque chaque mot est placé selon la suite nécessaire de son ordre & de sa génération, (c’est-à-dire, de la construction & de la syntaxe). Il faut donc alors transporter les mots, placer les uns après, & mettre les autres devant, chacun dans le lieu le plus convenable ; de même qu’on en agit à l’égard des pierres les plus grossieres dans la construction d’un édifice ; car nous ne pouvons pas corriger les mots, ni leur donner plus de grace, ou plus d’aptitude à se lier entre eux ; il faut les prendre comme nous les trouvons, & les placer avec choix. Rien ne peut rendre le discours nombreux, que le changement d’ordre fait avec discernement ».Ὑπερβατὸν quoque, id est verbi transgressionem, quam frequenter ratio compositionis & decor poscit, non immeritò inter virtutes habemus. Fit enim frequentissimè aspera, & dura, & dissoluta, & hians oratio, si ad necessitatem ordinis sut verba redigantur, & ut quodque oritur, ita proximus … alligetur. Differenda igitur quaedam, & proesumenda, atque, ut in structuris lapidum impolitiorum, loco quo convenit quicque ponendum. Non enim recidere ea, nec polire possumus, quae coagmentata se magis jungant ; sed utendum his, qualia sunt, eligendoeque sedes. Nec aliud potest sermonem facere numerosum, quàm opportuna ordinis mutatio. Inst. orat. lib. VIII. c. vj. de tropis. Quel autre sens peut-on donner au necessitatem ordinis sui, sinon l’ordre de la succession des idées ? Que peut signifier ut quodque oritur, ita proximis alligetur, si ce n’est la liaison immédiate qui se trouve entre deux idées que l’analyse envisage comme consécutives, & entre les mots qui les expriment ? Ordinis mutatio, c’est donc l’inversion, le renversement de l’ordre successif des idées, ou l’interruption de la liaison immédiate entre deux idées consécutives. Cette explication me paroît démontrée par le langage des Grammairiens latins, postérieurs à Quintilien, dont j’ai rapporté ci-devant les témoignages, & qui parloient de leur langue en connoissance de cause. Mais voulez-vous que Quintilien lui-même en devienne le garant ? Vous voyez ici qu’il n’est point d’avis que l’on suive rigoureusement cette suite nécessaire de l’ordre & de la génération des idées & des mots, & que pour rendre le discours nombreux, ce qu’un rhéteur doit principalement envisager, il exige des changemens à cet ordre. Il insiste ailleurs sur le même objet ; & l’ordre dont il veut que l’orateur s’écarte, y est désigné par des caracteres auxquels il n’est pas possible de se méprendre ; les sujets y sont avant les verbes, les verbes avant les adverbes, les noms avant les adjectifs ; rien de plus précis. Illa nimia quorumdam fuit observatio, dit-il, ut vocabula verbis, verba rursus adverbiis, nomina appositis & pronominibus rursús essent priora : nam fit contrà quoque frequenter, non indecorè. Lib. IX. cap. ii. de compositione. Quintilien avoit sans doute raison de se plaindre de la scrupuleuse & rampante exactitude des écrivains de son temps, qui suivoient servilement l’ordre analytique de la syntaxe latine ; dans une langue qui avoit admis des cas, pour être les symboles des diverses relations à cet ordre successif des idées, c’étoit aller contre le génie de la langue même, que de placer toujours les mots selon cette succession ; l’usage ne les avoit soumis à ces inflexions, que pour donner à ceux qui les employoient, la liberté de les arranger au gré d’une oreille intelligente, ou d’un goût exquis ; & c’étoit manquer de l’un & de l’autre, que de suivre invariablement la marche monotone de la froide analyse ; mais en condamnant ce défaut, notre rhéteur reconnoît très-clairement l’existence & les effets de l’ordre analytique & fondamental ; & quand il parle d’inversion, de changement d’ordre, c’est relativement à celui-là même : Non enim ad pedes verba dimensa sunt : ideoque ex loco transferuntur in locum, ut jungantur quo congruunt maximè ; sicut in structurâ saxorum rudium etiam ipsa enormitas invenit cui applicari, & in quo possit insistere. Id. ibid. un peu plus bas. Que résulte-t-il de tout ce qui vient d’être dit ? Le voici sommairement. Si l’homme ne parle que pour être entendu, c’est-à-dire, pour rendre présentes à l’esprit d’autrui les mêmes idées qui sont présentes au sien ; le premier objet de toute langue, est l’expression claire de la pensée : & de-là cette vérité également reconnue par les Grammairiens & par les rhéteurs, que la clarté est la qualité la plus essentielle du discours ; oratio verò, cujus summa virtus est prespicuitas, quàm sit vitiosa, si egeat interprete ! dit Quintilien, lib. I. cap. jv. de grammaticâ. La parole ne peut peindre la pensée immédiatement, parce que les operations de l’esprit sont indivisibles & sans parties, & que toute peinture suppose proportion, & parties par conséquent. C’est donc l’analyse abstraite de la pensée, qui est l’objet immédiat de la parole ; & c’est la succession analytique des idées partielles, qui est le prototype de la succession grammaticale des mots représentatifs de ces idées. Cette conséquence se vérifie par la conformité de toutes les syntaxes avec cet ordre analytique ; les langues analogues le suivent pié-à-pié ; on ne s’en écarte que pour en atteindre le but encore plus sûrement ; les langues transpositives n’ont pu se procurer la liberté de ne pas le suivre scrupuleusement qu’en donnant à leurs mots des inflexions qui y fussent relatives ; de maniere qu’à parler exactement, elles ne l’ont abandonné que dans la forme, & y sont restées assujetties dans le fait ; cette influence nécessaire de l’ordre analytique a non-seulement reglé la syntaxe do toutes les langues ; elle a encore déterminé le langage des Grammairiens de tous les tems : c’est uniquement à cet ordre qu’ils ont rapporté leurs observations, lorsqu’ils ont envisagé la parole simplement comme énonciative de la pensée, c’est-à-dire, lorsqu’ils n’ont eu en vûe que le grammatical de l’élocution ; l’ordre analytique est donc, par rapport à la Grammaire, l’ordre naturel ; & c’est par rapport à cet ordre que les langues ont admis ou proserit l’inversion. Cette vérité me semble réunir en sa faveur des preuves de raisonnement, de fait & de témoignage, si palpables & si multipliées, que je ne croirois pas pouvoir la rejetter sans m’exposer à devenir moi-même la preuve de ce que dit Ciceron : Nescio quomodo nihil tam absurdè dici potest, quod non dicatur ab-aliquo philosophorum. De divinat. lib. II. cap. lviij. M. l’abbé Batteux, dans la seconde édition de son cours de belles lettres, se fait du précis de la doctrine ordinaire une objection qui paroît née des difficultés qu’on lui a faites sur la premiere édition ; & voici ce qu’il répond : tom. IV. pag. 306.
« Qu’il y ait dans l’esprit un arrangement grammatical, relatif aux regles établies par le méchanisme de la langue dans laquelle il s’agit de s’exprimer ; qu’il y ait encore un arrangement des idées considérées méthaphysiquement. … ce n’est pas de quoi il s’agit dans la question présente. Nous ne cherchons pas l’ordre dans lequel les idées arrivent chez nous ; mais celui dans lequel elles en sortent, quand, attachées à des mots, elles se mettent en rang pour aller, à la suite l’une de l’autre, opérer la persuasion dans ceux qui nous écoutent ; en un mot, nous cherchons l’ordre oratoire, l’ordre qui peint, l’ordre qui touche ; & nous disons que cet ordre doit être dans les récits le même que celui de la chose dont on fait le recit, & que dans les cas où il s’agit de persuader, de faire consentir l’auditeur à ce que nous lui disons, l’intérêt doit regler les rangs des objets, & donner par conséquent les premieres places aux mots qui contiennent l’objet le plus important ».Qu’il me soit permis de faire quelques observations sur cette réponse de M. Batteux. 1°. S’il n’a pas envisagé l’ordre analytique ou grammatical, quand il a parlé d’inversion, il a fait en cela la plus grande faute qu’il soit possible de commettre en fait de langage ; il a contredit l’usage, & commis un barbarisme. Les grammairiens de tous les tems ont toujours regardé le mot inversion, comme un terme qui leur étoit propre, qui étoit relatif à l’ordre méchanique des mots dans l’élocution grammaticale : on a vu ci-dessus que c’est dans ce sens qu’en ont parlé Cicéron, Quintilien, Donat, Servius, Priscien, S. Isidore de Séville. M. Batteux ne pouvoit pas ignorer que c’est dans le même sens, que le P. du Cerceau se plaint du désordre de la construction usuelle de la langue latine ; & qu’au contraire M. de Fénelon, dans sa lettre à l’académie françoise (édit. 1740. pag. 313. & suiv.), exhorte ses confreres à introduire dans la langue françoise, en faveur de la poësie, un plus grand nombre d’inversions qu’il n’y en a.
« Notre langue, dit-il, est trop severe sur ce point ; elle ne permet que des inversions douces : au contraire les anciens facilitoient, par des inversions fréquentes, les belles cadences, la variété & les expressions passionnées ; les inversions se tournoient en grandes figures, & tenoient l’esprit suspendu dans l’attente du merveilleux ».M. Batteux lui-même, en annonçant ce qu’il se propose de discuter sur cette matiere, en parle de maniere à faire croire qu’il prend le mot d’inversion dans le même sens que les autres,
« L’objet, dit-il, (pag. 295.) de cet examen se réduit à reconnoître quelle est la différence de la structure des mots dans les deux langues, & quelles sont les causes de ce qu’on appelle gallicisme, latinisme, &c. »Or je le demande : ce mot structure n’est-il pas rigoureusement relatif au méchanisme des langues, & ne signifie-t-il pas la disposition artificielle des mots, autorisée dans chaque langue, pour atteindre le but qu’on s’y propose, qui est l’énonciation de la pensée ? N’est-ce pas aussi du méchanisme propre à chaque langue, que naissent les idiotismes ? Voyez Idiotisme . Je sens bien que l’auteur m’alléguera la déclaration qu’il fait ici expressément, & qu’il avoit assez indiquée dès la premiere édition, qu’il n’envisage que l’ordre oratoire ; qu’il ne donne le nom d’inversion qu’au renversement de cet ordre, & que l’usage des mots est arbitraire, pourvû que l’on ait la précaution d’établir, par de bonnes définitions, le sens que l’on prétend y attacher ; mais la liberté d’introduire, dans le langage même des sciences & des arts, des mots absolument nouveaux, & de donner à des mots déja connus un sens différent de celui qui leur est ordinaire, n’est pas une licence effrénée qui puisse tout changer sans retenue, & innover sans raison ; dabitur licentia sumpta pudenter. Hor. art poet. 51. il faut montrer l’abus de l’ancien usage, & l’utilité ou même la nécessité du changement ; sans quoi, il faut respecter inviolablement l’usage du langage didactique, comme celui du langage national, quem penes arbitrium est, & jus, & norma loquendi. Ibid. 72. M. Batteux a-t-il pris ces precautions ? a-t-il prévenu l’équivoque & l’incertitude par une bonne définition ? Au contraire, quoiqu’il soit peut-être vrai au fond que l’inversion, telle qu’il l’entend, ne puisse l’être que par rapport à l’ordre oratoire ; il semble avoir affecté de faire croire qu’il ne prétendoit parler que de l’inversion grammaticale ; il annonce dès le commencement qu’il trouve singuliere la conséquence d’un raisonnement du P. du Cerceau sur les inversions, qui ne sont assurément que les inversions grammaticales (pag. 298) ; & il prétend qu’il pourroit bien arriver que l’inversion fût chez nous plutôt que chez les Latins. N’est-ce pas à la faveur de la même équivoque, que MM. Pluche & Chompré, amis & prosélytes de M. Batteux, ont fait de sa doctrine nouvelle sur l’inversion, sous ses propres yeux, & pour ainsi dire sur son bureau le fondement de leur système d’enseignement, & de leur méthode d’étudier les langues ? 2°. S’il y a dans l’esprit un arrangement grammatical, relatif aux regles établies pour le méchanisme de la langue dans laquelle il s’agit de s’exprimer, (ce sont les termes de M. Batteux) ; il peut donc y avoir dans l’élocution un arrangement des mots, qui soit le renversement de cet arrangement grammatical qui existe dans l’esprit, qui soit inversion grammaticale ; & c’est précisément l’espece d’inversion, reconnue comme telle jusqu’à présent par tous les Grammairiens, & la seule à laquelle il faille en donner le nom : mais expliquons-nous. Un arrangement grammatical dans l’esprit, veut dire sans doute un ordre dans la succession des idées, lequel doit servir de guide à la grammaire ? cela posé, faut-il dire que cet arrangement est relatif aux regles, ou que les regles sont relatives à cet arrangement ? La premiere expression me sembleroit indiquer que l’arrangement grammatical ne seroit dans l’esprit, que comme le résultat des regles arbitraires du méchanisme propre de chaque langue ; d’où il s’ensuivroit que chaque langue devroit produire son arrangement grammatical particulier. La seconde expression suppose que cet arrangement grammatical préexiste dans l’esprit, & qu’il est le fondement des regles méchanique de chaque langue. En cela même je la crois préférable à la premiere, parce que, comme le disent les Jurisconsultes, regula est quae rem quae est, breviter enarrat ; non ut ex regula jus sumatur, sed ex jure, quod est, regula fiat. Paul. juriscons. lib. I. de reg. jur. Quoiqu’il en soit, dès que M. Batteux reconnoît cet arrangement grammatical dans l’esprit, il me semble que ce doit être celui dont j’ai ci-devant démontré l’influence sur la syntaxe de toutes les langues, celui qui seul contribue à donner aux mots réunis un sens clair & précis, & dont l’inobservation feroit de la parole humaine un simple bruit semblable aux cris inarticulés des animaux. Dans quelle langue se trouve donc l’inversion relative à cet ordre fondamental ? dans le latin ou dans le françois ? dans les langues transpositives ou dans les analogues ? Je ne doute point que M. Batteux, M. Pluche, M. Chompré, & M. de Condillac ne reconnoissent que le latin, le grec & les autres langues transpositives admettent beaucoup plus d’inversions de cette espece, que le françois, ni aucune des langues analogues qui se parlent aujourd’hui en Europe. 3°. Il ne m’appartient peut-être pas trop de dire ici mon avis sur ce qui concerne l’ordre de l’élocution oratoire ; mais je ne puis m’empêcher d’exposer du moins sommairement quelques réflexions qui me sont venues au sujet du systême de M. Batteux sur ce point.
« C’est, dit-il, (pag. 301.) de l’ordre & de l’arrangement des choses & de leurs parties, que dépend l’ordre & l’arrangement des pensées ; & de l’ordre & de l’arrangement de la pensée, que dépend l’ordre & l’arrangement de l’expression. Et cet arrangement est naturel ou non dans les pensées & dans les expressions qui sont images, quand il est ou qu’il n’est pas conforme aux choses qui sont modeles. Et s’il y a plusieurs choses qui se suivent ou plusieurs parties d’une même chose, & qu’elles soient autrement arrangées dans la pensée, qu’elles ne le sont dans la nature, il y a inversion ou renversement dans la pensée. Et si dans l’expression il y a encore un autre arrangement que dans la pensée, il y aura encore renversement ; d’où il suit que l’inversion ne peut être que dans les pensées ou dans les expressions, & qu’elle ne peut y être qu’en renversant l’ordre naturel des choses qui sont représentées ».J’avois cru jusqu’ici, & bien d’autres apparemment l’avoient cru comme moi & le croient encore, que c’est la vérité seule qui dépend de cette conformité entre les pensées & les choses, ou entre les expressions & les pensées ; mais on nous apprend ici que la construction réguliere de l’élocution en dépend aussi, ou même qu’elle en dépend seule, au point que quand cette conformité est violée, il y a simplement inversion, ou dans la tête de celui qui conçoit les choses autrement qu’elles ne sont en elles-mêmes, ou dans le discours de celui qui les énonce autrement qu’il ne les conçoit. Voilà sans doute la premiere fois que le terme d’inversion est employé pour marquer le dérangement dans les pensées par rapport à la réalité des choses, ou le défaut de conformité de la parole avec la pensée ; mais il faut convenir alors que la grande source des inversions de la premiere espece est aux petites-maisons, & que celles de la seconde espece sont traitées trop cavalierement par les moralistes qui, sous le nom odieux de mensonges, les ont mises dans la classe des choses abominables. Mais suivons les conséquences : il est donc essentiel de bien connoître l’ordre & l’arrangement des choses & de leurs parties, pour bien déterminer celui des pensées, & ensuite celui des expressions : tout le monde croit que c’est là la suite de ce qui vient d’être dit ; point du tout. Au moyen d’une inversion, qui n’est ni grammaticale ni oratoire, mais logique, l’auteur trouve
« que dans les cas où il s’agit de persuader, de faire consentir l’auditeur à ce que nous lui disons, l’intérêt doit régler les rangs des objets, & donner par conséquent les premieres places aux mots qui contiennent l’objet le plus important ».Il est difficile, ce me semble, d’accorder cet arrangement réglé par l’intérêt, avec l’arrangement établi par la nature entre les choses : qu’importe ; c’est dit-on, celui qui doit régler les places des mots. J’y consens ; mais les décisions de cet ordre d’intérêt sont-elles constantes, uniformes, invariables ? Vous savez bien que telle doit être la nature des principes des Sciences & des Arts. Il me semble cependant qu’il vous seroit difficile de montrer cette invariabilité dans le principe que vous adoptez ; il devroit produire en tout tems le même effet pour tout le monde ; au lieu que dans votre systême, pour me servir des termes de l’auteur de la Lettre sur les sourds & muets, pag. 93.
« ce qui sera inversion pour l’un, ne le sera pas pour l’autre. Car, dans une suite d’idées, il n’arrive pas toujours que tout le monde soit également affecté par la même. Par exemple, si de ces deux idées contenues dans la phrase serpentem fuge, je vous demande quelle est la principale ; vous me direz vous que c’est le serpent ; mais un autre prétendra que c’est la fuite, & vous aurez tous deux raison. L’homme peureux ne songe qu’au serpent ; mais celui qui craint moins le serpent que ma perte, ne songe qu’à ma fuite : l’un s’effraye & l’autre m’avertit ».Votre principe n’est donc ni assez évident, ni assez sûr pour devenir fondamental dans l’élocution même oratoire. Vous le sentez vous-même, puisque vous avouez (pag. 316) que son application
« a pour le métaphysicien même des variations embarrassantes, qui sont causées par la maniere dont les objets se mêlent, se cachent, s’effacent, s’enveloppent, se déguisent les uns les autres dans nos pensées ; de sorte qu’il reste toujours, au moins dans certains cas, quelques parties de la difficulté ».Vous ajoutez que le nombre & l’harmonie dérangent souvent la construction prétendue réguliere que doit opérer votre principe. Vous y voilà, permettez que je vous le dise ; vous voilà au vrai principe de l’élocution oratoire dans la langue latine & dans la langue grecque ; & vous tenez la principale cause qui a déterminé le génie de ces deux langues à autoriser les variations des cas, afin de faciliter les inversions qui pourroient faire plus de plaisir à l’oreille par la variété & par l’harmonie, que la marche monotone de la construction naturelle & analytique. Nous avons lu vous & moi, les oeuvres de Rhétorique de Ciceron & de Quintilien, ces deux grands maîtres d’éloquence, qui en connoissoient si profondément les principes & les ressorts, & qui nous les tracent avec tant de sagacité, de justesse & d’étendue. On n’y trouve pas un mot, vous le savez, sur votre prétendu principe de l’élocution oratoire ; mais avec quelle abondance & quel scrupule insistent-ils l’un & l’autre sur ce qui doit procurer cette suite harmonieuse de sons qui doit prévenir le dégoût de l’oreille, ut & verborum numero, & vocum modo, delectatione vincerent aurium satietatem. Cic. de Orat. lib. III. cap. xjv. Ciceron partage en deux la matiere de l’éloquence : 1°. le choix des choses & des mots, qui doit être fait avec prudence, & sans doute d’après les principes qui sont propres à cet objet ; 2°. le choix des sons qu’il abandonne à l’orgueilleuse sensibilité de l’oreille. Le premier point est, selon lui, du ressort de l’intelligence & de la raison ; & les regles par conséquent qu’il faut y suivre, sont invariables & sûres. Le second est du ressort du goût ; c’est la sensibilité pour le plaisir qui doit en décider ; & ces décisions varieront en conséquence au gré des caprices de l’organe & des conjonctures. Rerum verborumque judicium prudentiae est, vocum (des sons) autem & numerorum aures sunt judices : & quod illa ad intelligentiam referuntur, hoec ad voluptatem, in illis raiio invenit, in his sensus, artem. Ciceron, Orat. cap. xxij. n. 164. Voilà donc les deux seuls juges que reconnoissent en fait d’élocution le plus éloquent des Romains, la raison & l’oreille ; le coeur est compté pour rien à cet égard. Et en vérité il faut convenir que c’est avec raison ; l’éloquence du coeur n’est point assujettie à la contrainte d’aucune regle artificielle ; le coeur ne connoît d’autres regles que le sentiment, ni d’autre maître que le besoin, magister artis, ingenîque largitor. Pers. prolog. 11. Ce n’est pourtant pas que je veuille dire que l’intérêt des passions ne puisse influer sur l’élocution même, & qu’il ne puisse en résulter des expressions pleines de noblesse, de graces, ou d’énergie. Je prétends seulement que le principe de l’intérêt est effectivement d’une application trop incertaine & trop changeante, pour être le fondement de l’élocution oratoire ; & j’ajoûte que quand il faudroit l’admettre comme tel, il ne s’ensuivroit pas pour cela que les places qu’il fixeroit aux mots fussent leurs places naturelles ; les places naturelles des mots dans l’élocution, sont celles que leur assigne la premiere institution de la parole pour énoncer la pensée. Ainsi l’ordre de l’intérêt, loin d’être la regle de l’ordre naturel des mots, est une des causes de l’inversion proprement dite ; mais l’effet que l’inversion produit alors sur l’ame, est en même tems l’un des titres qui la justifient. Eh quoi de plus agréable que ces images fortes & énergiques, dont un mot placé à propos, à la faveur de l’inversion, enrichit souvent l’élocution ? Prenons seulement un exemple dans Horace, lib. I. Od. 28.
Quelle force d’expression dans le dernier mot morituro ! L’ordre analytique avertit l’esprit de le rapprocher de tibi, avec lequel il est en concordance par raison d’identité ; mais l’esprit repasse alors sur tout ce qui sépare ici ces deux correlatifs : il voit comme dans un seul point, & les occupations laborieuses de l’astronome, & le contraste de sa mort qui doit y mettre fin ; cela est pittoresque. Mais si l’ame vient à rapprocher le tout du nec quicquam prodest qui est à la tête, quelle vérité ! quelle force ! quelle énergie ! Si l’on dérangeoit cette belle construction, pour suivre scrupuleusement la construction analytique ; tentasse domos aërias, atque percurrisse animo polum rotundum, necquicquam prodest tibi morituro ; on auroit encore la même pensée énoncée avec autant ou plus de clarté ; mais l’effet est détruit ; entre les mains du poëte, elle est pleine d’agrément & de vigueur : dans celle du grammairien, c’est un cadavre sans vie & sans couleur ; celui-ci la fait comprendre, l’autre la fait sentir. Cet avantage réel & incontestable des inversions, joint à celui de rendre plus harmonieuses les langues qui ont adopté des inflexions propres à cette fin, sont les principaux motifs qui semblent avoir déterminé MM. Pluche & Chompré à défendre aux maîtres qui enseignent la langue latine, de jamais toucher à l’ordre général de la phrase latine.
« Car toutes les langues, dit M. Pluche (Méth. p. 115. édit. 1751.) & sur-tout les anciennes, ont une façon, une marche différente de celle de la nôtre. C’est une autre méthode de ranger les mots & de présenter les choses : dérangez-vous cet ordre, vous vous privez du plaisir d’entendre un vrai concert. Vous rompez un assortiment de sons très agréables : vous affoiblissez d’ailleurs l’énergie de l’expression & la force de l’image… Le moindre goût suffit pour faire sentir que le latin de cette seconde phrase a perdu toute sa saveur ; il est anéanti. Mais ce qui mérite le plus d’attention, c’est qu’en deshonorant ce récit par la marche de la langue françoise qu’on lui a fait prendre, on a entierement renversé l’ordre des choses qu’on y rapporte ; & pour avoir égard au génie, ou plutôt à la pauvreté de nos langues vulgaires, on met en pieces le tableau de la nature »,M. Chompré est de même avis, & en parle d’une maniere aussi vive & aussi décidée Moyens sûrs, &c. pag. 44. édit. 1757.
« Une phrase latine d’un auteur ancien est un petit monument d’antiquité. Si vous décomposez ce petit monument pour le faire entendre, au lieu de le construire vous le détruisez : ainsi ce que nous appellons construction, est réellement une destruction ».Comment faut-il donc s’y prendre pour introduire les jeunes gens à l’étude du latin ou du grec ? Voici la méthode de M. Pluche & de M. Chompré. Voyez Méch. pag. 154 & suiv.
« 1. C’est imiter la conduite de la nature de commencer le travail des écoles par lire en françois, ou par rapporter nettement en langue vulgaire ce qui sera le sujet de la traduction qu’on va faire d’un auteur ancien. Il faut que les commençans sachent dequoi il s’agit, avant qu’on leur fasse entendre le moindre mot grec ou latin. Ce début les charme. A quoi bon leur dire des mots qui ne sont pour eux que du bruit ? C’est ici le premier degré… 2. Le second exercice est de lire, & de rendre fidellement en notre langue le latin dont on a annoncé le contenu ; en un mot de traduire. 3. Le troisieme est de relire de suite tout le latin traduit, en donnant à chaque mot le ton & l’inflexion de la voix qu’on y donneroit dans la conversation. Ces trois premieres démarches sont l’affaire du maître : celles qui suivent sont l’affaire des commençans ».Dispensons-nous donc de les exposer ici : quand les maîtres sauront bien remplir leurs fonctions, leur zele, leurs lumieres & leur adresse les mettront assez en état de conduire leurs disciples dans les leurs. Mais essayons l’application de ces trois premieres regles, sur ce discours adressé à Sp. Carvilius par sa mere. Cic. de Orat. II. 61. Quin prodis, mi Spuri, ut quotiescumque gradum facies, toties tibi tuarum virtutum veniat in mentem. 1. Spurius Carvilius étoit devenu boiteux d’une blessure qu’il avoit reçue en combattant pour la république, & il avoit honte de se montrer publiquement en cet état. Sa mere lui dit : que ne vous montrez-vous, mon fils, afin que chaque pas que vous ferez vous fasse souvenir de votre valeur ? J’ai donc imité la conduite de la nature : j’ai rapporté en françois le discours qui va être le sujet de la traduction, avec ce qui y avoit donné lieu. Il s’agit maintenant du second exercice, qui consiste, dit-on, à lire & à rendre fidellement en françois le latin dont j’ai annoncé le contenu, en un mot de traduire. Ce mot traduire imprimé en italique me fait soupçonner quelque mystere, & j’avoue que je n’avois jamais bien compris la pensée de M. Pluche, avant que j’eusse vu la pratique de M. Chompré dans l’avertissement de son introduction ; mais avec ce secours, je crois que m’y voici. 2. Quin pourquoi ne pas, prodis tu parois, mi mon, Spuri Spurius, ut que, quotiescumque combien de fois, gradum un pas, facies tu feras, toties autant de fois, tibi à toi, tuarum tiennes, virtutum des vertus, veniat vienne, in dans, mentem l’esprit. Le troisieme exercice est de relire de suite tout le latin traduit, en donnant à chaque mot le ton & l’inflexion de la voix qu’on y donneroit dans la conversation. On seroit tenté de croire que c’est effectivement le latin même qu’il faut relire de suite, & que ce ton si recommandé est pour mettre les jeunes gens sur la voie du tour propre à notre langue. Mais M. Chompré me tire encore d’embarras, en me disant ;
« faites lui redire les mots françois sur chaque mot latin sans nommer ceux-ci ».Reprenons donc la suite de notre opération. Pourquoi ne pas tu parois, mon Spurius, que combien de fois un pas tu feras, autant de fois à toi tiennes des vertus vienne dans l’esprit. Peut-on entendre quelque chose de plus extraordinaire que ce prétendu françois ? Il n’y a ni suite raisonnée, ni usage connu, ni sens décidé. Mais il ne faut pas m’en effrayer : c’est M. Chompré qui m’en assure (Avertiss. de l’introd.)
« vous verrez, dit-il, à l’air riant des enfans qu’ils ne sont pas dupes de ces mots ainsi placés à côté les uns les autres, selon ceux du latin ; ils sentent bien que ce n’est pas ainsi que notre langue s’arrange. Un de la troupe dira avec un peu d’aide » :Pourquoi ne parois tu pas, mon Spurius, … Pardon ; j’ai voulu sur votre parole suivre votre méthode, mais me voici arrêté parce que je n’ai pas pris le même exemple que vous. Permettez que je vous parle en homme, & que je quitte le rôle que j’avois pris pour un instant dans votre petite troupe. Vous voulez que je conserve ici le littéral de la premiere traduction, & que je le dispose seulement selon l’ordre analytique, ou si vous l’aimez mieux, que je le rapproche de l’arrangement de notre langue ? A la bonne heure, je puis le faire, mais votre jeune éleve ne le fera jamais qu’avec beaucoup d’aide. A quoi voulez-vous qu’il rapporte ce que ? où voulez-vous qu’il s’avise de placer des vertus tiennes ? Tout cela ne tient à rien, & doit tenir à quelque chose. Je n’y vois qu’un remede, que je puise dans votre livre même ; c’est de suppléer les ellipses dès la premiere traduction littérale. Mais il en résulte un autre inconvénient. avant ut, vous suppléerez in hunc finem (à cette fin) ; après tuarum virtutum, vous introduirez le nom memoria (le souvenir) : que faites-vous en cela ? Respectez-vous assez le petit monument ancien que vous avez entre les mains ? Ne le détruisez-vous pas en le surchargeant de pieces qu’on y avoit jugées superflues ? Vous rompez un assortiment de sons très agréables ; vous affoiblissez l’énergie de l’expression ; vous faites perdre à cette phrase toute sa saveur ; vous l’anéantissez : par-là votre méthode me paroît aussi repréhensible que celle que vous blâmez. Vous n’irez pas pour cela défendre d’y suppléer des ellipses ; vous convenez qu’il faut de nécessité y recourir continuellement dans la langue latine, & vous avez raison : mais trouvez bon que j’en discute avec vous la cause. L’énonciation claire de la pensée est le principal objet de la parole, & le seul que puisse envisager la Grammaire. Dans aucune langue, on ne parvient à ce but que par la peinture fidelle de la succession analytique des idées partielles, que l’on distingue dans la pensée par l’abstraction ; cette peinture est la tâche commune de toutes les langues : elles ne different entr’elles que par le choix des couleurs & par l’entente. Ainsi l’etude d’une langue se réduit à deux points qui sont, pour ne pas quitter le langage figuré, la connoissance des couleurs qu’elle emploie, & la maniere dont elle les distribue : en termes propres, ce sont le vocabulaire & la syntaxe. Il ne s’agit point ici de ce qui concerne le vocabulaire ; c’est une affaire d’exercice & de mémoire. Mais la syntaxe mérite une attention particuliere de la part de quiconque veut avancer dans cette étude, ou y diriger les commençans. Il faut observer tout ce qui appartient à l’ordre analytique, dont la connoissance seule peut rendre la langue intelligible : ici la marche en est suivie régulierement ; là la phrase s’en écarte, mais les mots y prennent des terminaisons, qui sont comme l’étiquette de la place qui leur convient dans la succession naturelle ; tantôt la phrase est pleine, il n’y a aucune idée partielle qui n’y soit montrée explicitement ; tantôt elle est elliptique, tous les mots qu’elle exige n’y sont pas, mais ils sont désignés par quelques autres circonstances qu’il faut reconnoître. Si la phrase qu’il faut traduire a toute la plénitude exigible ; & qu’elle soit disposée selon l’ordre de la succession analytique des idées, il ne tient plus qu’au vocabulaire qu’elle ne soit entendue ; elle a le plus grand degré possible de facilité : elle en a moins si elle est elliptique, quoique construite selon l’ordre naturel ; & c’est la même chose, s’il y a inversion à l’ordre naturel, quoiqu’elle ait toute l’intégrité analytique ; la difficulté est apparemment bien plus grande, s’il y a tout à la fois ellipse & inversion. Or c’est un principe incontestable de la didactique, qu’il faut mettre dans la méthode d’enseigner le plus de facilité qu’il est possible. C’est donc contredire ce principe que de faire traduire aux jeunes gens le latin tel qu’il est sorti des mains des auteurs qui écrivoient pour des hommes à qui cette langue étoit naturelle ; c’est le contredire que de n’en pas préparer la traduction par tout ce qui peut y rendre bien sensible la succession analytique. M. Chompré convient qu’il faut en établir l’intégrité, en suppléant les ellipses : pourquoi ne faudroit-il pas de même en fixer l’ordre, par ce que l’on appelle communément la construction ? Personne n’oseroit dire que ce ne fût un moyen de plus très-propre pour faciliter l’intelligence du texte ; & l’on est réduit à prétexter, que c’est détruire l’harmonie de la phrase latine ;
« que c’est empêcher l’oreille d’en sentir le caractere, dépouiller la belle latinité de ses vraies parures, la réduire à la pauvreté des langues modernes, & accoutumer l’esprit à se familiariser avec la rusticité ».Méchan. des langues, pag. 128. Eh ! que m’importe que l’on détruise un assortiment de sons qui n’a, ni ne peut avoir pour moi rien d’harmonieux, puisque je ne connois plus les principes de la vraie prononciation du latin ? Quand je les connoîtrois, ces principes, que m’importeroit qu’on laissât subsister l’harmonie, si elle m’empêchoit d’entendre le sens de la phrase ? Vous êtes chargé de m’enseigner la langue latine, & vous venez arrêter la rapidité des progrès que je pourrois y faire, par la manie que vous avez d’en conserver le nombre & l’harmonie. Laissez ce soin à mon maître de rhétorique ; c’est son vrai lot : le vôtre est de me mettre dans son plus grand jour la pensée qui est l’objet de la phrase latine, & d’écarter tout ce qui peut en empêcher ou en retarder l’intelligence. Dépouillez-vous de vos préjugés contre la marche des langues modernes, & adoucissez les qualifications odieuses dont vous flétrissez leurs procédés : il n’y a point de rusticité dans des procédés dictés par la nature, & suivis d’une façon ou d’une autre dans toutes les langues ; & il est injuste de les regarder comme pauvres, quand elles se prêtent à l’expression de toutes les pensées possibles ; la pauvreté consiste dans la seule privation du nécessaire, & quelquefois elle naît de la surabondance du superflu. Prenez garde que ce ne soit le cas de votre méthode, où le trop de vûes que vous embrassez pourroit bien nuire à celle que vous devez vous proposer uniquement. Servius, Donat, Priscien, Isidore de Séville, connoissoient aussi-bien & mieux que vous, les effets & le prix de cette harmonie dont vous m’embarrassez, puisque le latin étoit leur langue naturelle. Vous avez vu cependant qu’ils n’y avoient aucun égard, dès que l’inversion leur sembloit jetter de l’obscurité sur la pensée : ordo est, disoient-ils ; & ils arrangeoient alors les mots selon l’ordre de la construction analytique, sans se douter que jamais on s’avisât de soupçonner de la rusticité dans un moyen si raisonnable. Messieurs Pluche & Chompré me répondront qu’ils ne prétendent point que l’on renonce à l’étude des principes grammaticaux fondés sur l’analyse de la pensée. Le sixieme exercice consiste, selon M. Pluche, (Méch. page 155.) à rappeller fidellement aux définitions, aux inflexions, & aux petites regles élémentaires, les parties qui composent chaque phrase latine. Fort bien : mais cet exercice ne vient qu’après que la traduction est entierement faite ; & vous conviendrez apparemment que vos remarques grammaticales ne peuvent plus alors y être d’aucun secours. Je sais bien que vous me repliquerez que ces observations prépareront toûjours les esprits pour entreprendre avec plus d’aisance une autre traduction dans un autre tems. Cela est vrai, mais si vous en aviez fait un exercice préliminaire à la traduction de la phrase même qui y donne lieu, vous en auriez tiré un profit & plus prompt, & plus grand ; plus prompt, parce que vous auriez recueilli lur le champ dans la traduction, le fruit des observations que vous auriez semées dans l’exercice préliminaire ; plus grand, parce que l’application étant faite plutôt & plus immédiatement, l’exemple est mieux adapté à la regle qui en devient plus claire, & la regle répand plus de lumiere sur l’exemple dont le sens en est mieux développé. J’ajoûte que vous augmenteriez de beaucoup le profit de cet exercice pour parvenir à votre traduction, si la théorie de vos remarques grammaticales étoit suivie d’une application pratique dans une construction faite en conséquence.
« Parlez ensuite des raisons grammaticales, dit M. Chompré (Avert. pag. 7.), des cas, des tems, &c. selon les douze maximes fondamentales, & selon les ellipses que vous aurez employées : mais parlez de tout cela avec sobriété, pour ne pas ennuyer ni rebuter les petits auditeurs, peu capables d’une longue attention. La Logique grammaticale, quelle qu’elle soit, est toûjours difficile, au-moins pour des commençans ».Ce que je viens de dire à M. Pluche, je le dis à M. Chompré ; mais j’ajoûte que quelque difficile qu’on puisse imaginer la Logique grammaticale, c’est pourtant le seul moyen sûr que l’on puisse employer pour introduire les commençans à l’étude des langues anciennes. Il faut assûrément faire quelque fonds sur leur mémoire, & lui donner sa tâche ; tout le vocabulaire est de son ressort : mais les mener dans les routes obscures d’une langue qui leur est inconnue, sans leur donner le secours du flambeau de la Logique, ou en portant ce flambeau derriere eux, au lieu de les en faire précéder, c’est d’abord retarder volontairement & rendre incertains les progrès qu’ils peuvent y faire ; & c’est d’ailleurs faire prendre à leur esprit la malheureuse habitude d’aller sans raisonner ; c’est, pour me servir d’un tour de M. Pluche, accoutumer leur esprit à se familiariser avec la stupidité. La Logique grammaticale, j’en conviens, a des difficultés, & même très grandes, puisqu’il y a si peu de maîtres qui paroissent l’entendre : mais d’où viennent ces difficultés, si ce n’est du peu d’application qu’on y a donné jusqu’ici, & du préjugé où l’on est, que l’étude en est seche, pénible, & peu fructueuse ? Que de bons esprits ayent le courage de se mettre au-dessus de ces préjugés, & d’approfondir les principes de cette science ; & l’on en verra disparoître la sécheresse, la peine, & l’inutilité. Encore quelques Sanctius, quelques Arnauds, & quelques du Marsais ; car les progrès de l’esprit humain ont essentiellement de la lenteur ; & j’ose répondre que ce qu’il faudra donner aux enfans de cette logique, sera clair, précis, utile, & sans difficulté. En attendant, réduisons de notre mieux les principes qui leur sont nécessaires ; nos efforts, nos erreurs mêmes, ameneront la perfection : mais il ne faut rien attendre que la barbarie, d’un abandon absolu, ou d’une routine aveugle. Encore un mot sur cette harmonie enchanteresse, à laquelle on sacrifie la construction analytique, quoiqu’elle soit fondée sur des principes de Logique, qui ont d’autant plus de droit de me paroître sûrs, qu’ils réunissent en leur faveur l’unanimité des Grammairiens de tous les tems. M. Pluche & M. Chompré sentent-ils bien les différences harmoniques de ces trois constructions également latines, puisqu’elles sont également de Cicéron : legi tuas litteras, litteras tuas accepi, tuas accipio litteras ? S’ils démêlent ces différences & leurs causes, ils feront bien de communiquer au public leurs lumieres sur un objet si intéressant ; elles en seront d’autant mieux accueillies, qu’ils sont les seuls apparemment qui puissent lui faire ce présent ; & ils doivent s’y prêter d’autant plus volontiers, que cette théorie est le fondement de leur système d’enseignement, qui ne peut avoir de solidité que celle qu’il tire de son premier principe : encore faudra-t-il qu’ils y ajoutent la preuve que les droits de cette harmonie sont inviolables, & ne doivent pas même céder à ceux de la raison & de l’intelligence. Mais convenons plutôt que par rapport à la raison toutes les constructions sont bonnes, si elles sont claires ; que la clarté de l’énonciation est le seul objet de la Grammaire, & la seule vûe qu’il faille se proposer dans l’étude des élémens d’une langue ; que l’harmonie, l’élégance, la parure, sont des objets d’un second ordre, qui n’ont & ne doivent avoir lieu qu’après la clarté, & jamais à ses dépens ; & que l’étude de ces agrémens ne doit venir qu’après celle des élémens fondamentaux, à-moins qu’on ne veuille rendre inutiles ses efforts, en les étouffant par le concours. Au surplus, qui empêche un maître habile, après qu’il a conduit ses éleves à l’intelligence du sens, par l’analyse & la construction grammaticale, de leur faire remarquer les beautés accessoires qui peuvent se trouver dans la construction usuelle ? Quand ils entendent le sens du texte, & qu’ils sont prévenus sur les effets pittoresques de la disposition où les mots s’y trouvent, qu’on le leur fasse relire sans dérangement ; leur oreille en sera frappée bien plus agréablement & plus utilement, parce que l’ame prêtera à l’organe sa sensibilité, & l’esprit, sa lumiere. Le petit inconvénient résulté de la construction, s’il y en a un, sera amplement compensé par ce dernier exercice ; & tous les intérêts seront conciliés. J’espere que ceux dont j’ai osé ici contredire les assertions, me pardonneront une liberté dont ils m’ont donné l’exemple. Ce n’est point une leçon que j’ai prétendu leur donner ; quod si facerem, te erudiens, jure reprehenderer. Cic. III. de fin. Je n’ignore pas quelle est l’étendue de leurs lumieres ; mais je sais aussi quelle est l’ardeur de leur zele pour l’utilité publique. Voilà ce qui m’a encouragé à exposer en détail les titres justificatifs d’une méthode qu’ils condamnent, & d’un principe qu’ils desapprouvent : mais je ne prétens point prononcer définitivement ; je n’ai voulu que mettre les pieces sur le bureau : le public prononcera. Nos qui sequimur probabilia, nec ultrà id quod verisimile occurrerit progredi possumus, & refellere sine pertinaciâ, & refelli sine iracundiâ parati sumus. Cic. Tusc. II. ij. 5. (B. E. R. M.)
« c’est, dit M. du Marsais, Tropes II. xiv. une figure par laquelle on veut faire entendre le contraire de ce qu’on dit. . . . M. Boileau, qui n’a pas rendu à Quinault toute la justice que le public lui a rendue depuis, en parle ainsi par ironie ».Sat. 9.
Lorsque les prêtres de Baal invoquoient vainement cette fausse divinité, pour en obtenir un miracle que le prophete Elie savoit bien qu’ils n’obtiendroient pas ; ce saint homme les poussa par une ironie excellente ; III. Reg. xviij. 27. il leur dit : Clamate voce majore ; Deus enim est, & forsitan loquitur, aut in diversorio est, aut in itinere, ailt certè dormit, ut excitetur. L’épître du P. du Cerceau à M. J. D. F. A. G. A. P. (Joli de Fleuri, avocat général au parlement) est une ironie perpétuelle, pleine de principes excellens cachés sous des contre-vérités ; mais l’auteur, en s’y plaignant de la décadence du bon goût, y devient quelquefois la preuve de la vérité & de la justice de ses plaintes.
« Les idées accessoires, dit M. du Marsais, ibid. sont d’un grand usage dans l’ironie : le ton de la voix, & plus encore la connoissance du mérite ou du démérite personnel de quelqu’un, & de la façon de penser de celui qui parle, servent plus à faire connoître l’ironie, que les paroles dont on se sert. Un homme s’écrie, ô le bel esprit ! Parle-t-il de Cicéron, d’Horace ; il n’y a point-là d’ironie ; les mots sont pris dans le sens propre. Parle-t-il de Zoïle ; c’est une ironie : ainsi l’ironie fait une satyre, avec les mêmes paroles dont le discours ordinaire fait un éloge ».Quintilien distingue deux especes d’ironie, l’une trope, & l’autre figure de pensée. C’est un trope, selon lui, quand l’opposition de ce que l’on dit à ce que l’on prétend dire, ne consiste que dans un mot ou deux ; comme dans cet exemple de Cicéron, 1. Catil. cité par Quintilien même : à quo repudiatus, ad sodalem tauri, virum optimum M. Marcellum demigrasti, où il n’y a en effet d’ironie que dans les deux mots virum optimum. C’est une figure de pensée, lorsque d’un bout à l’autre le discours énonce précisément le contraire de ce que l’on pense : telle est, par exemple, l’ironie du P. du Cerceau, sur la décadence du goût. La différence que Quintilien met entre ces deux especes est la même que celle de l’allégorie & de la métaphore ; ut quemadmodum ἀλληγορίαν facit continua μεταφορὰ, sic hoc schema faciat troporum ille contextus. Inst. orat. IX. iij. N’y a-t-il pas ici quelque inconséquence ? Si les deux ironies sont entre elles comme la métaphore & l’allégorie, Quintilien a dû regarder également les deux premieres especes comme des tropes, puisqu’il a traité de même les deux dernieres. M. du Marsais plus conséquent, n’a regardé l’ironie que comme un trope, par la raison que les mots dont on se sert dans cette figure, ne sont pas pris, dit-il, dans le sens propre & littéral : mais ce grammairien ne s’est-il pas mépris lui-même ?
« Les tropes, dit-il, Part. I. art. iv. sont des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot ».Or il me semble que dans l’ironie il est essentiel que chaque mot soit pris dans sa signification propre ; autrement l’ironie ne seroit plus une ironie, une mocquerie, une plaisanterie, illusio, comme le dit Quintilien, en traduisant littéralement le nom grec εἰρωνεία. Par exemple, lorsque Boileau dit, Quinault est un Virgile ; il faut 1°. qu’il ait pris d’abord le nom individuel de Virgile, dans un sens appellatif, pour signifier par autonomase excellent poëte : 2°. qu’il ait conservé à ce mot ce sens appellatif, que l’on peut regarder en quelque sorte comme propre, relativement à l’ironie ; sans quoi l’auteur auroit eû tort de dire,
Il avoit assez dit autrefois que Quinault étoit un mauvais poëte, pour faire entendre que cette fois-ci changeant de style, il alloit le qualifier de poëte excellent. Ainsi le nom de Virgile est pris ici dans la signification que l’autonomase lui a assignée ; & l’ironie n’y fait aucun changement. C’est la proposition entiere ; c’est la pensée qui ne doit pas être prise pour ce qu’elle paroît être ; en un mot, c’est dans la pensée qu’est la figure. Il y a apparence que le P. Jouvency l’entendoit ainsi, puisque c’est parmi les figures de pensées qu’il place l’ironie : & Quintilien n’auroit pas regardé comme un trope le virum optimum que Cicéron applique à Marcellus, s’il avoit fait réflexion que ce mot suppose un jugement accessoire, & peut en effet se rendre par une proposition incidente, qui est vir optimus. (B. E. R. M.)
« En lisant nos Grammairiens, dit l’auteur des jugemens sur quelques ouvrages nouveaux, tom. IX. pag. 73. & suiv. il est fâcheux de sentir, malgré soi, diminuer son estime pour la langue françoise, où l’on ne voit presque aucune analogie ; où tout est bisarre pour l’expression comme pour la prononciation, & sans cause ; où l’on n’apperçoit ni principes, ni regles, ni uniformité ; où enfin, tout paroît avoir été dicté par un capricieux génie ».Que ceux qui pensent ainsi se donnent la peine de lire l’article Tems , & de voir jusqu’à quel point est portée l’harmonie analogique de nos tems françois, & même de ceux de bien d’autres langues. C’est peut-être l’un des faits les plus concluans contre la témérité de ceux qui taxent hardiment les usages des langues de bisarrerie, de caprice, de confusion, d’inconséquence, & de contradiction. Il est plus sage de se défier de ses propres lumieres, & même de la somme, si je puis le dire, des lumieres de tous les Grammairiens, que de juger irrégulier dans les langues tout ce dont on ne voit pas la régularité. Il y a peut-être une méthode d’étudier la Grammaire, qui feroit retrouver par-tout ou presque par-tout, les traces de l’analogie. 2°. Pour ce qui concerne les causes des irrégularités qu’il n’est pas possible de rejetter absolument, il est certain que l’on peut en remarquer plusieurs qui seront fondées sur quelque motif particulier plus puissant que la raison analogique. Ici l’usage aura voulu éviter un concours trop dur de voyelles ou de consonnes, ou quelque idée, soit fâcheuse, soit malhonnête, que la rencontre de quelques syllabes ou de quelques lettres, auroient pû réveiller ; là on aura craint l’équivoque, celui de tous les vices qui est le plus directement opposé au but de la pa role, qui est la clarté de l’énonciation. Prenons pour exemple le verbe latin fero ; si on le conjugue régulierement au présent, on aura feris, ferit, feritis, qui paroîtront autant venir de ferio que de fero : comptez que les autres irrégularités du même verbe, & celles de tous les autres, ont pareillement leurs raisons justificatives. Ajoutez à cela qu’une irrégularité une fois admise, les lois de la formation analogique rendent regulieres les irrégularités subséquentes qui y tiennent. Il en est sans doute des irrégularités de la formation, comme de celles des tours & de la construction ; ou elles n’en ont que l’apparence, ou elles menent mieux au but de la parole que la régularité même. Nous disons, par exemple, si je le vois, je lui dirai ; les Italiens disent, se lo vedrà, glie lo dirò, de même que les Latins, quem si videbo, id illi dicam. Selon les idees ordinaires, la langue italienne & la langue latine, sont en regles ; au lieu que la langue françoise autorise une irrégularité, en admettant un présent au lieu d’un futur. Mais si l’on consulte la saine Philosophie, il n’y a dans notre tour ni figure, ni abus ; il est naturel & vrai. Ce que l’on appelle ici un futur, est un présent postérieur, c’est-à-dire, un tems qui marque la simultanéité d’existence avec une époque postérieure au moment même de la parole, & ce tems dont se servent les Italiens & les Latins, convient très bien au point de vûe particulier que l’on veut rendre. Ce que l’on nomme un présent, l’est en effet ; mais c’est un présent indéfini, qui independant par nature de toute époque, peut s’adapter à toutes les époques, & conséquemment a une époque postérieure, sans que cet usage puisse être taxe d’irrégularité. Voyez Tems . Il ne s’agit donc ici que de bien connoître la vraie nature des tems pour trouver tous ces tours également réguliers. En voici un autre : si vous y allez & que je le sache ; la conjonction copulative & doit réunir des phrases semblables : cependant le verbe de la premiere est à l’indicatif, amené par si ; celui de la seconde est au subjonctif, amené par que : n’est-ce pas une irrégularité ? Il y a, j’en conviens, quelque chose d’irrégulier ; mais ce n’est pas, comme il paroît au premier coup d’oeil, la disparité des phrases réunies : c’est la suppression d’une partie de la seconde ; suppléez l’ellipse, & tout sera en regle : si vous y allez, & s’il arrive que je le sache. Ce tour plus conforme à la plénitude de la construction analytique, est régulier à cet egard ; mais il a une autre irrégularité plus fâcheuse ; il présente, au moyen du si répété, les deux évenemens réunis, comme simplement co-existens ; au lieu que le premier tour montre le second évenement comme suite du premier : voilà donc plus de vérité dans la premiere locution que dans la seconde, & conséquemment plus de véritable régularité. Ajoutez que l’expression elliptique en devient plus énergique, & l’expression pleine plus lâche, plus languissante, sans être plus claire. Que de titres pour croire réellement plus réguliere celle qui d’abord le paroît le moins ! (B. E. R. M.)
« La lettre k, dit l’abbé Regnier, (p. 339 » n’est pas proprement un caractere de de l’alphabeth françois, n’y ayant aucun mot françois où elle soit employée que celui de kyrielle, qui sert dans le style familier à signifier une longue & fâcheuse suite de choses, & qui a été formé abusivement de ceux de kyrie eleison ».écrit plutôt Quimper que Kimper ; & si quelques bretons conservent le k dans l’ortographe de leurs noms propres, c’est qu’ils sont dérivés du langage breton plutôt que du françois ; sur quoi il faut remarquer en passant, que quand ils ont la syllabe ker, ils écrivent seulement un k barré en cette maniere K. Anciennement on usoit plus communément du k en françois.
« J’ai lu quelques vieux romans françois, esquels les auteurs plus hardiment, au lieu de q, à la suite duquel nous employons »l’u sans le proférer, usoient de k, disant ka, ke, ki, ko, ku. Pasquier, Recherc. liv. VIII. chap ; l. xiij. K chez quelques auteurs est une lettre numérale qui signifie deux cent cinquante, suivant ce vers :
La même lettre avec une barre horisontale au-dessus, acqueroit une valeur mille fois plus grande ; K vaut 250000. La monnoie qui se fabrique à Bourdeaux se marque d’un K.
« L’articulation, dit-il, frappe toujours le commencement & jamais la fin du son ; car il n’est pas possible de prononcer al ou il, sans faire entendre un e féminin après l ; & c’est sur cet e féminin, & non sur l’a ou sur l’i que tombe l’articulation désignée par l ; d’où il s’ensuit que ce mot tel, quoique censé monosyllabe, est réellement dissyllabe dans la prononciation. Il se prononce en effet comme telle, avec cette seule différence qu’on appuie un peu moins sur l’e feminin qui, sans être écrit, termine le premier de ces mots ».Je l’ai dit moi même ailleurs (art. H),
« qu’il est de l’essence de toute articulation de précéder le son qu’elle modifie, parce que le son une fois échappé n’est plus en la disposition de celui qui parle, pour en recevoir quelque modification ».Il me paroît donc assez vraissemblable que ce qui a trompé nos Grammairiens sur le point dont il s’agit, c’est l’inexactitude de notre ortographe usuelle, & que cette inexactitude est née de la difficulté que l’on trouva dans les commencemens à éviter dans l’écriture les équivoques d’expression. Je risquerai ici un essai de correction, moins pour en conseiller l’usage à personne, que pour indiquer comment on auroit pu s’y prendre d’abord, & pour mettre le plus de netteté qu’il est possible dans les idées ; car en fait d’ortographe, je sais comme le remarque très-sagement M. Hardouin (pag. 54),
« qu’il y a encore moins d’inconvénient à laisser les choses dans l’état où elles sont, qu’à admettre des innovations considérables ».1°. Dans tous les mots où l’articulation l est suivie d’une diphtongue où le son prépositif n’est pas un e muet, il ne s’agiroit que d’en marquer exactement le son prépositif i après les ll, & d’écrire par exemple, feuilliage, gentilliesse, semilliant, carillion, mervellieux, milliant, &c. 2°. Pour les mots où l’articulation l est suivie de la diphtongue finale ie, il n’est pas possible de suivre sans quelque modification, la correction que l’on vient d’indiquer ; car si l’on écrivoit pallie, abellie, vanillie, rouillie, ces terminaisons écrites pourroient se confondre avec celle des mots Athalie, Cornélie, Emilie, poulie. L’usage de la diérèze fera disparoître cette équivoque. On sait qu’elle indique la séparation de deux sons consécutifs, & qu’elle avertit qu’ils ne doivent point être réunis en diphtongue ; ainsi la diérèze sur l’e muet qui est à la suite d’un i détachera l’un de l’autre, fera saillir le son i ; si l’e muet final précédé d’un i est sans diérèze, c’est la diphtongue ie. On écriroit donc en effet pallie, abellie, vanillie, roullie, au lieu de pailie, abeille, vanille, rouille, parce qu’il y a diphtongue ; mais il faudroit écrire, Athalië, Cornélie, Emilië, poulië, parce qu’il n’y a pas de diphtongue. 3°. Quant aux mots terminés par une seule l mouillée, il n’est pas possible d’y introduire la peinture de la diphtongue muette qui y est supprimée ; la rime masculine, qui par-là deviendroit féminine, occasionneroit dans notre poésie un dérangement trop considérable, & la formation des pluriers des mots en ail deviendroit étrangement irréguliere. L’e muet se supprime aisément à la fin, parce que la nécessité de prononcer la consonne finale le ramene nécessairement ; mais on ne peut pas supprimer de même sans aucun signe la diphtongue ie, parce que rien ne force à l’énoncer : l’ortographe doit donc en indiquer la suppression. Or on indique par une apostrophe la suppression d’une voyelle ; une diphtongue vaut deux voyelles ; une double apostrophe, ou plutôt afin d’éviter la confusion, deux points posés verticalement vers le haut de la lettre finale l pourroit donc devenir le signe analogique de la diphtongue supprimée ie, & l’on pourroit écrire bal, vermel, péril, seul, fenoul, au lieu de bail, vermeil, péril, seuil, fenouil. Quoi qu’il en soit, il faut observer que bien des gens, au lieu de notre l mouillée, ne font entendre que la diphtongue ie ; ce qui est une preuve assurée que c’est cette diphtongue qui mouille alors l’articulation l : mais cette preuve est un vice réel dans la prononciation, contre lequel les parens & les instituteurs ne sont pas astez en garde. Anciennement, lorsque le pronom général & indéfini on se plaçoit après le verbe, comme il arrive encore aujourd’hui, on inséroit entre deux la lettre l avec une apostrophe :
« Celui jour portoit l’on les croix en processions en plusieurs lieux de France, & les appelloit l’on les croix noires ».Joinville. Dans le passage des mots d’une langue à l’autre, ou même d’une dialecte de la même langue à une autre, ou dans les formations des dérivés ou des composés, les trois lettres l, r, u, sont commuables entre elles, parce que les articulations qu’elles représentent sont toutes trois produites par le mouvement de la pointe de la langue. Dans la production de n, la pointe de la langue s’appuie contre les dents supérieures, afin de forcer l’air à passer par le nez ; dans la production de l, la pointe de la langue s’éleve plus haut vers le palais ; dans la production de r, elle s’éleve dans ses trémoussemens brusqués, vers la même partie du palais. Voilà le fondement des permutations de ces lettres. Pulmo. de l’attique πλεύμων, au lieu du commun πνεύμων ; illiberalis, illecebrae, colligo, au lieu de inliberalis, inlecebrae, conligo ; pareillement lilium vient de λείριον, par le changement de ρ en l ; & au contraire varius vient de βαλιὸς, par le changement de λ en r. L est chez les anciens une lettre numérale qui signifie cinquante, conformément à ce vers latin :
La ligne horisontale au-dessus lui donne une valeur mille fois plus grande. L vaut 50000. La monnoie fabriquée à Bayonne porte la lettre L. On trouve souvent dans les auteurs LLS avec une expression numérique, c’est un signe abrégé qui signifie sextertius le petit sexterce, ou sextertium, le grand sexterce. Celui-ci valoit deux fois & une demi-fois le poids de metal que les Romains appelloient libra (balance), ou pondo, comme on le prétend communément, quoi qu’il y ait lieu de croire que c’étoit plutôt pondus, ou pondum, i (pesée) ; c’est pour cela qu’on le représentoit par LL. pour marquer les deux libra, & par S pour designer la moitié, semis. Cette libra, que nous traduisons livre, valoit cent deniers (denarius) ; & le denier valoit 10 as, ou 10 s. Le petit sexterce valoit le quart du denier, & conséquemment deux as & un demi-as ; ensorte que le sextertius étoit à l’as, comme le sextertium au pondus. C’est l’origine de la différence des genres : as sextertius, syncope de semistertius, & pondus sestertium, pour semistertium, parce que le troisieme as ou le troisieme pondus y est pris à moitié. Au reste quoique le même signe LLS désignât également le grand & le petit sesterce, il n’y avoit jamais d’équivoque ; les circonstances fixoient le choix entre deux sommes, dont l’une n’étoit que la millieme partie de l’autre. (B. E. R. M.)
« ce qu’on appelle langue, est une suite ou un amas de certains sons articulés propres à s’unir ensemble, dont se sert un peuple pour signifier les choses, & pour se communiquer ses pensées ; mais qui sont indifférens par eux-mêmes à signifier une chose ou une pensée plutôt qu’une autre ».Malgré la longue explication qu’il donne ensuite des diverses parties qui entrent dans cette définition, plutôt que de la définition même & de l’ensemble, on peut dire que cet écrivain n’a pas mieux réussi que Furetiere à nous donner une notion précise & complette de ce que c’est qu’une langue. Sa definition n’a ni briéveté, ni clarté. ni vérité. Elle peche contre la briéveté, en ce qu’elle s’attache à developper dans un trop grand detail l’essence des sons articulés, qui ne doit pas être envisagée si explicitement dans une définition dont les sons ne peuvent pas être l’objet immédiat. Elle peche contre la clarté, en ce qu’elle laisse dans l’esprit sur la nature de ce qu’on appelle langue, une incertitude que l’auteur même a sentie, & qu’il a voulu dissiper par un chapitre entier d’explication. Elle peche enfin contre la vérité, en ce qu’elle présente l’idée d’un vocabulaire plutôt que d’une langue. Un vocabulaire est véritablement la suite ou l’amas des mots dont se sert un peuple, pour signifier les choses & pour se communiquer ses pensées. Mais ne faut-il que des mots pour constituer une langue ; & pour la savoir, suffit-il d’en avoir appris le vocabulaire ? Ne faut-il pas connoître le sens principal & les sens accessoires qui constituent le sens propre que l’usage a attaché à chaque mot ; les divers sens figurés dont il les a rendus susceptibles ; la maniere dont il veut qu’ils soient modifiés, combinés & assortis pour concourir à l’expression des pensées ; jusqu’à quel point il en assujettit la construction à l’ordre analytique ; comment, en quelles occurrences, & à quelle fin il les a affranchis de la servitude de cette construction ? Tout est usage dans les langues ; le matériel & la signification des mots, l’analogie & l’anomalie des terminaisons, la servitude ou la liberté des constructions, le purisme ou le barbarisme des ensembles. C’est une vérité sentie par tous ceux qui ont parlé de l’usage ; mais une vérité mal présentée, quand on a dit que l’usage étoit le tyran des langues. L’idée de tyrannie emporte chez nous celle d’une usurpation injuste & d’un gouvernement déraisonnable ; & cependant rien de plus juste que l’empire de l’usage sur quelque idiome que ce soit, puisque lui seul peut donner à la communication des pensées, qui est l’objet de la parole, l’universalité nécessaire ; rien de plus raisonnable que d’obéir à ses décisions, puisque sans cela on ne seroit pas entendu, ce qui est le plus contraire à la destination de la parole. L’usage n’est donc pas le tyran des langues, il en est le législateur naturel, nécessaire, & exclusif ; ses décisions en font l’essence : & je dirois d’après cela, qu’une langue est la totalité des usages propres à une nation pour exprimer les pensées par la voix. Si une langue est parlée par une nation composée de plusieurs peuples égaux & indépendans les uns des autres, tels qu’étoient anciennement les Grecs, & tels que sont aujourd’hui les Italiens & les Allemans ; avec l’usage général des mêmes mots & de la même syntaxe, chaque peuple peut avoir des usages propres sur la prononciation ou sur les terminaisons des mêmes mots : ces usages subalternes, également légitimes, constituent les dialectes de la langue nationale. Si, comme les Romains autrefois, & comme les François aujourd’hui, la nation est une par rapport au gouvernement ; il ne peut y avoir dans sa maniere de parler qu’un usage légitime : tout autre qui s’en écarte dans la prononciation, dans les terminaisons, dans la syntaxe, ou en quelque façon que ce puisse étre, ne fait ni une langue à part, ni une dialecte de la langue nationale ; c’est un patois abandonné à la populace des provinces, & chaque province a le sien. Si dans la totalité des usages de la voix propres à une nation, on ne considere que l’expression & la communication des pensées, d’après les vues de l’esprit les plus universelles & les plus communes à tous les hommes ; le nom de langue exprime parfaitement cette idée générale. Mais si l’on prétend encore envisager les vues particulieres à cette nation, & les tours singuliers qu’elles occasionnent nécessairement dans son élocution ; le terme d’idiome est alors celui qui convient le mieux à l’expression de cette idée moins générale & plus restrainte. La différence que l’on vient d’assigner entre langue & idiome, est encore bien plus considérable entre langue & langage, quoique ces deux mots paroissent beaucoup plus rapprochés par l’unité de leur origine. C’est le matériel des mots & leur ensemble qui détermine une langue ; elle n’a rapport qu’aux idées, aux conceptions, à l’intelligence de ceux qui la parlent. Le langage paroît avoir plus de rapport au caractere de celui qui parle, à ses vues, à ses intérêts ; c’est l’objet du discours qui détermine le langage ; chacun a le sien selon ses passions, dit M. l’abbé de Condillac, Orig. des conn. hum. II. Part. 1. sect. ch. xv. Ainsi la même nation, avec la même langue, peut, dans des tems différens, tenir des langages différens, si elle a changé de moeurs, de vues, d’intérêts ; deux nations au contraire, avec différentes langues, peuvent tenir le même langage, si elles ont les mêmes vues, les mêmes intérêts, les mêmes moeurs : c’est que les moeurs nationales tiennent aux passions nationales, & que les unes demeurent stables ou changent comme les autres. C’est la même chose des hommes que des nations : on dit le langage des yeux, du geste, parce que les yeux & le geste sont destinés par la nature à suivre les mouvemens que les passions leur impriment, & conséquemment à les exprimer avec d’autant plus d’énergie, que la correspondance est plus grande entre le signe & la chose signifiée qui le produit. Après avoir ainsi déterminé le véritable sens du mot langue, par la définition la plus exacte qu’il a été possible d’en donner, & par l’exposition précise des différences qui le distinguent des mots qui lui sont ou synonymes ou subordonnés, il reste à jetter un coup d’oeil philosophique sur ce qui concerne les langues en général : & il me semble que cette théorie peut se réduire à trois articles principaux, qui traiteront de l’origine de la langue primitive, de la multiplication miraculeuse des langues, & enfin, de l’analyse & de la comparaison des langues envisagées sous les aspects les plus généraux, les seuls qui conviennent à la philosophie, & par conséquent à l’Encyclopédie. Ce qui peut concerner l’étude des langues, se trouvera répandu dans différens articles de cet ouvrage, & particulierement au mot Méthode . Au reste, sur ce qui concerne les langues en général, on peut consulter plusieurs ouvrages composés sur cette matiere : les dissertations philologiques de H. Schaevius, De origine linguarum & quibusdam carum attributis ; une dissertation de Borrichius, medecin de Copenhague, de causis diversitatis linguarum ; d’autres dissertations de Thomas Hayne, de linguarum harmoniâ, où il traite des langues en général, & de l’affinité des différens idiomes ; l’ouvrage de Théodore Bibliander, de ratione communi omnium linguarum & litterarum ; celui de Gesner, intitulé Mithridates, qui a à-peu-près le même objet, & celui de former de leur mélange une langue universelle ; le trésor de l’histoire des langues de cet univers de Cl. Duret ; l’harmonie étymologique des langues d’Etienne Guichart ; le traité des langues, par Frain du Tremblay ; les réflexious philosophiques sur l’origine des langues de M. de Maupertuis, & plusieurs autres observations répandues dans différens écrits, qui pour ne pas envisager directement cette matiere, n’en renferment pas moins des principes excellens & des vues utiles à cet égard. Art. I. Origine de la langue primitive. Quelques-uns ont pensé que les premiers hommes, nés muets par le fait, vécurent quelque tems comme les brutes dans les cavernes & dans les forêts, isolés, sans liaison entre eux, ne prononçant que des sons vagues & confus, jusqu’à ce que réunis par la crainte des bêtes féroces, par la voix puissante du besoin, & par la nécessité de se prêter des secours mutuels, ils arriverent par degrés à articuler plus distinctement leurs sons, à les prendre en vertu d’une convention unanime, pour signes de leurs idées ou des choses mêmes qui en étoient les objets, & enfin à se former une langue. C’est l’opinion de Diodore de Sicile & de Vitruve, & elle a paru probable à Richard Simon, Hist. crit. du vieux Test. I. xiv. xv. & III. xxj. qui l’a adoptée avec d’autant plus de hardiesse qu’il a cité en sa faveur S. Grégoire de Nysse, contrà Eunom. XII. Le P. Thomassin prétend néanmoins que, loin de défendre ce sentiment, le saint docteur le combat au contraire dans l’endroit même que l’on allegue ; & plusieurs autres passages de ce saint pere, prouvent évidemment qu’il avoit sur cet objet des pensées bien différentes, & que M. Simon l’entendoit mal.
« A juger seulement par la nature des choses, dit M. Warburthon, Ess. sur les hyéro. e. I. p. 48. à la note, & indépendamment de la révélation, qui est un guide plus sûr, l’on seroit porté à admettre l’opinion de Diodore de Sicile & de Vitruve ».Cette maniere de penser sur la question présente, est moins hardie & plus circonspecte que la premiere : mais Diodore & Vitruve étoient peut-être encore moins répréhensibles que l’auteur anglois. Guidés par les seules lumieres de la raison, s’il leur échappoit quelque fait important, il étoit très naturel qu’ils n’en apperçussent pas les conséquences. Mais il est difficile de concevoir comment on peut admettre la révélation avec le degré de soumission qu’elle a droit d’exiger, & prétendre pourtant que la nature des choses insinue des principes opposés. La raison & la révélation sont, pour ainsi dire, deux canaux différens qui nous transmettent les eaux d’une même source, & qui ne different que par la maniere de nous le présenter : le canal de la révélation nous met plus près de la source, & nous en offre une émanation plus pure ; celui de la raison nous en tient plus éloignés, nous expose davantage aux mélanges hétérogenes ; mais ces mélanges sont toûjours discernables, & la décomposition en est toûjours possible. D’où il suit que les lumieres véritables de la raison ne peuvent jamais être opposées à celles de la révélation, & que l’une par conséquent ne doit pas prononcer autrement que l’autre sur l’origine des langues. C’est donc s’exposer à contredire sans pudeur & sans succès le témoignage le plus authentique qui ait été rendu à la vérité par l’auteur même de toute vérité, que d’imaginer ou d’admettre des hypothèses contraires à quelques faits connus par la révélation, pour parvenir à rendre raison des faits naturels : & nonobstant les lumieres & l’autorité de quantité d’écrivains, qui ont crû bien faire en admettant la supposition de l’homme sauvage, pour expliquer l’origine & le développement successif du langage, j’ose avancer que c’est de toutes les hypothèses la moins soutenable. M. J. J. Rousseau, dans son discours sur l’origine & les fondemens de l’inégalité parmi les hommes, I. partie, a pris pour base de ses recherches, cette supposition humiliante de l’homme né sauvage & sans autre liaison avec les individus même de son espece, que celle qu’il avoit avec les brutes, une simple co habitation dans les mêmes forêts. Quel parti a-t-il tiré de cette chimérique hypothèse, pour expliquer le fait de l’origine des langues ? Il y a trouvé les difficultés les plus grandes, & il est contraint à la fin de les avouer insolubles.
« La premiere qui se présente, dit-il, est d’imaginer comment les langues purent devenir nécessaires ; car les hommes n’ayant nulle correspondance entre eux, ni aucun besoin d’en avoir, on ne conçoit ni la nécessité de cette invention, ni sa possibilité, si elle ne fut pas indispensable. Je dirois bien comme beaucoup d’autres, que les langues sont nées dans le commerce domestique des peres, des meres, & des enfans : mais outre que cela ne résoudroit point les objections, ce seroit commettre la faute de ceux qui raisonnant sur l’état de nature, y transportent des idées prises dans la société, voyent toujours la famille rassemblée dans une même habitation, & ses membres gardant entre eux une union aussi intime & aussi permanente que parmi nous, où tant d’intérêts communs les réunissent ; au lieu que dans cet état primitif, n’ayant ni maisons, ni cabanes, ni propriété d’aucune espece, chacun se logeoit au hasard, & souvent pour une seule nuit ; les mâles & les femelles s’unissoient fortuitement, se on la rencontre, l’occasion, & le desir, sans que la parole fût un interprete fort nécessaire des choses qu’ils avoient à se dire. Ils se quittoient avec la même facilité. La mere alaitoit d’abord ses enfans pour son propre besoin, puis l’habitude les lui ayant rendus chers, elle les nourrissoit ensuite pour le leur ; si-tôt qu’ils avoient la force de chercher leur pâture, ils ne tardoient pas à quitter la mere elle-même ; & comme il n’y avoit presque point d’autre moyen de se retrouver, que de ne pas se perdre de vûe, il en étoient bientôt au point de ne se pas même reconnoître les uns les autres. Remarquez encore que l’enfant ayant tous ses besoins à expliquer, & par conséquent plus de choses à dire à la mere, que la mere à l’enfant, c’est lui qui doit faire les plus grands frais de l’invention, & que la langue qu’il emploie doit être en grande partie son propre ouvrage ; ce qui multiplie autant les langues qu’il y a d’individus pour les parler, à quoi contribue encore la vie errante & vagabonde, qui ne laisse à aucun idiome le tems de prendre de la consistence ; car de dire que la mere dicte à l’enfant les mots dont il devra se servir pour lui demander telle ou telle chose, cela montre bien comment on enseigne des langues déja formées ; mais cela n’apprend point comment elles le forment. Supposons cette premiere difficulté vaincue : franchissons pour un moment l’espace immense qui dut se trouver entre le pur état de nature & le besoin des langues ; & cherchons, en les supposant necessaires, comment elles purent commencer à s’etablir. Nouvelle difficulté pire encore que la précedente ; car si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu besoin encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole : & quand on comprendroit comment les sons de la voix ont été pris pour interpretes conventionels de nos idées, il resteroit toujours à savoir quels ont pa être les interprêtes mêmes de cette convention pour les idées qui n’ayant point un objet sensible, ne pouvoient s’indiquer ni par le geste, ni par la voix ; de sorte qu’a peine peut-on former des conjectures supportables sur la naissance de cet art de communiquer ses pensées & d’établir un commerce entre les esprits. Le premier langage de l’homme, le langage le plus universel, le plus énergique, & le seul dont il cut besoin avant qu’il fallût persuader des hommes assembles, est le cri de la nature. Comme ce cri n’étoit arraché que par une sorte d’instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les grands dangers ou du soulagement dans les maux violens, il n’étoit pas d’un grand usage dans le cours ordinaire de la vie où regnent des sentimens plus modérés. Quand les idées des hommes commencerent à s’étendre & à se multiplier, & qu’il s’établit entre eux une communication plus etroite, ils chercherent des lignes plus nombreux & un langage plus étendu : ils multiplierent les inflexions de la voix, & y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sort plus expressifs, & dont le sens depend moins d’une détermination antérieure. Ils exprimoient donc les objets visibles & mobiles par des gestes ; & ceux qui frappent l’ouie par des fons imitatifs : mais comme le geste n’indique guere que les objets présens ou faciles à décrire, & les actions visibles ; qu’il n’est pas d’un usage universel, puisque l’obscurité ou l’interposition d’un corps le rendent inutile, & qu’il exige l’attention plutot qu’il ne l’excite ; on s’avisa enfin de lui substituer les articulations de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées, sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués ; substitution qui ne peut se faire que d’un commun consentement, & d’une maniere assez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes grossiers n’avoient encore aucun exercice, & plus difficile encore à concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dut être motivé, & que la parole paroît avoir été fort nécessaire pour établir l’usage de la parole. On doit juger que les premiers mots dont les hommes firent usage, eurent dans leurs esprits une signification beaucoup plus étendue que n’ont ceux qu’on emploie dans les langues déja formées, & qu’ignorant la division du discours en ses parties, ils donnerent d’abord à chaque mot le sens d’une proposition entiere. Quand ils commencerent à distinguer le sujet d’avec l’attribut, & le verbe d’avec le nom, ce qui ne fut pas un médiocre effort de génie, les substantifs ne surent d’abord qu’autant de noms propres, l’infinitif fut le seul tems des verbes, & à l’égard des adjectifs, la notion ne s’en dut développer que fort difficilement, parce que tout adjectif est un mot abstrait, & que les abstractions sont des opérations pénibles & peu naturelles. Chaque objet reçut d’abord un nom particulier, sans égard aux genres & aux especes, que ces premiers instituteurs n’étoient pas en état de distinguer ; & tous les individus se présenterent isolés à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s’appelloit A, un autre chêne s’appelloit B ; de sorte que plus les connoissance étoient bornées, & plus le dictionnaire devint étendu. L’embarras de toute cette nomenclature ne put être levé facilement ; car pour ranger les êtres sous des dénominations communes & génériques, il en falloit connoître les propriétés & les différences ; il falloit des observations & des définitions, c’est-à-dire, de l’Histoire naturelle & de la Métaphysique, beaucoup plus que les hommes de ce tems-là n’en pouvoient avoir. D’ailleurs, les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots, & l’entendement ne les saisit que par des propositions. C’étoit une des raisons pourquoi les animaux ne sauroient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d’une noix à l’autre ; penset-on qu’il ait l’idée générale de cette sorte de fruit, & qu’il compare son archétype à ces deux individus ? Non sans doute ; mais la vue de l’une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu’il a reçues de l’autre ; & ses yeux modifiés d’une certaine maniere, annoncent à son goût la modification qu’il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l’imagination s’en mêle, l’idée devient aussi-tôt particuliere. Essayez de vous tracer l’image d’un arbre en général, vous n’en viendrez jamais à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé ; & s’il dépendoit de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressembleroit plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voyent de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée : si-tôt que vous en figurez un dans votre esprit, c’est un tel triangle, & non pas un autre, & vous ne pouvez éviter d’en rendre les lignes sensibles, ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions ; il faut donc parler pour avoir des idées générales ; car si tôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours. Si donc les premiers inventeurs n’ont pu donner des noms qu’aux idées qu’ils avoient déjà, il s’ensuit que les premiers substantifs n’ont pu jamais être que des noms propres. Mais lorsque, par des moyens que je ne conçois pas, nos nouveaux grammairiens commencerent à étendre leurs idées, & à généraliser leurs mots, l’ignorance des inventeurs dut assujettir cette méthode à des bornes fort étroites ; & comme ils avoient d’abord trop multiplié les noms des individus, faute de connoître les genres & les especes, ils firent ensuite trop d’especes & de genres, faute d’avoir considéré les êtres par toutes leurs différences. Pour pousser les divisions assez loin, il eût fallu plus d’expérience & de lumiere qu’ils n’en pouvoient avoir, & plus de recherches & de travail qu’ils n’y en vouloient employer. Or, si même aujourd’hui l’on découvre chaque jour de nouvelles especes qui avoient échappe jusqu’ici à toutes nos observations, qu’on pense combien il dut s’en dérober à des hommes qui ne jugeoient des choses que sur le premier aspect ? Quant aux classes primitives & aux notions les plus générales, il est superflu d’ajouter qu’elles durent leur échapper encore : comment, par exemple, auroient-ils imaginé ou entendu les mots de matiere, d’esprit, de substance, de mode, de figure, de mouvement, puisque nos philosophes qui s’en servent depuis si long-tems ont bien de la peine à les entendre eux-mêmes, & que les idées qu’on attache à ces mots étant purement métaphysiques, ils n’en trouvoient aucun modéle dans la nature ? »Après s’être étendu, comme on vient de le voir, sur les premiers obstacles qui s’opposent à l’institution conventionnelle des langues, M. Rousseau se fait un terme de comparaison de l’invention des seuls substantifs physiques, qui font la partie de la langue la plus facile à trouver pour juger du chemin qui lui reste à faire jusqu’au terme où elle pourra exprimer toutes les pensées des hommes, prendre une forme constante, être parlée en public, & influer sur la société : il invite le lecteur à réfléchir sur ce qu’il a fallu de tems & de connoissances pour trouver les nombres qui supposent les méditations philosophiques les plus profondes & l’abstraction la plus métaphysique, la plus pénible, & la moins naturelle ; les autres mots abstraits, les aoristes & tous les tems des verbes, les particules, la syntaxe ; lier les propositions, les raisonnemens, & former toute la logique du discours : après quoi voici comme il conclut :
« Quant à moi, effrayé des difficultés qui se multiplient, & convaincu de l’impossibilité presque démontrée que les langues aient pu naître & s’établir par des moyens purement humains ; je laisse à qui voudra l’entreprendre, la discussion de ce difficile problème, lequel a été le plus nécessaire, de la société déja liée, à l’institution des langues ; ou des langues deja inventées, à l’établissement de la société ».Il étoit difficile d’exposer plus nettement l’impossibilité qu’il y a à déduire l’origine des langues, de l’hypothese révoltante de l’homme supposé sauvage dans les premiers jours du monde ; & pour en faire voir l’absurdité, il m’a paru important de ne rien perdre des aveux d’un philosophe qui l’a adopté pour y fonder l’inégalité des conditions, & qui malgré la pénétration & la subtilité qu’on lui connoît, n’a pu tirer de ce principe chimérique tout l’avantage qu’il s’en étoit promis, ni peut-être même celui qu’il croit en avoir tiré. Qu’il me soit permis de m’arrêter un instant sur ces derniers mots. Le philosophe de Genève a bien senti que l’inégalité des conditions étoit une suite necessaire de l’établissement de la société ; que l’établissement de la société & l’institution du langage se supposoient respectivement, puisqu’il regarde comme un problème difficile, de discuter lequel des deux a été pour l’autre d’une nécessité antécédente plus considérable. Que ne faisoit-il encore quelques pas ? Ayant vu d’une maniere démonstrative que les langues ne peuvent tenir à l’hypothèse de l’homme né sauvage, ni s’être établies par des moyens purement humains ; que ne concluoit-il la même chose de la société ? que n’abandonnoit-il entierement son hypothèse, comme aussi incapable d’expliquer l’un que l’autre ? d’ailleurs la supposition d’un fait que nous savons par le temoignage le plus sûr, n’avoir point été, loin d’être admissible comme principe explicatif de faits réels, ne doit être regardée que comme une fiction chimérique & propre à égarer. Mais suivons le simple raisonnement. Une langue est, sans contredit, la totalité des usages propres à une nation pour exprimer les pensées par la voix ; & cette expression est le véhicule de la communication des pensées. Ainsi toute langue suppose une société préexistente, qui, comme société, aura eu besoin de cette communication, & qui, par des actes déja réitérés, aura fondé les usages qui constituent le corps de sa langue. D’autre part une société formée par les moyens humains que nous pouvons connoître, présuppose un moyen de communication pour fixer d’abord les devoirs respectifs des associés, & ensuite pour les mettre en état de les exiger les uns des autres. Que suit-il de-là ? que si l’on s’obstine à vouloir fonder la premiere langue & la premiere société par des voies humaines, il raut admettre l’éternité du monde & des générations humaines, & renoncer par conséquent à une premiere société & à une premiere langue proprement dites : sentiment absurde en soi, puisqu’il implique contradiction, & démenti d’ailleurs par la droite raison, & par la foule accablante des temoignages de toute espece qui certifient la nouveauté du monde : Nulia igitur in principio facta est ejusmodi congregatio, nec unquam fuisse homines in terra qui propter insantiam non loquerentur, intelliget, cui ratio non deest. Lactance. De vero cultu. cap. x. C’est que si les hommes commencent par exister sans parler, jamais ils ne parleront. Quand on sait quelques langues, on pourroit aisément en inventer une autre : mais si l’on n’en sait aucune, on n’en saura jamais, à moins qu’on n’entende parler quelqu’un. L’organe de la parole est un instrument qui demeure oisif & inutile, s’il n’est mis en jeu par les impressions de l’ouie ; personne n’ignore que c’est la surdité originelle qui tient dans l’inaction la bouche des muets de naissance ; & l’on sait par plus d’une expérience bien constatée, que des hommes élevés par accident loin du commerce de leurs semblables & dans le silence des forêts, n’y avoient appris à prononcer aucun son articulé, qu’ils imitoient seulement les cris naturels des animaux avec lesquels ils s’étoient trouvés en liaison, & que transplantés dans notre société, ils avoient eu bien de la peine à imiter le langage qu’ils entendoient, & ne l’avoient jamais fait que très imparfaitement. Voyez les notes sur le discours de M. J. J. Rousseau sur l’origine & les fondemens de l’inégalité parmi les hommes. Herodote raconte qu’un roi d’Egypte fit élever deux enfans ensemble, mais dans le silence ; qu’une chevre fut leur nourrice ; qu’au bout de deux ans ils tendirent la main à celui qui étoit chargé de cette éducation expérimentale, & lui dirent beccos, & que le roi ayant su que bek en langue phrygienne signifie pain, il en conclut que le langage phrygien étoit naturel, & que les Phrygiens étoient les plus anciens peuples du monde, lib. II. cap. ij. Les Egyptiens ne renoncerent pas à leurs prétentions d’ancienneté, malgré cette décision de leur prince, & ils firent bien : il est évident que ces enfans parloient comme la chevre leur nourrice, que les Grecs nomment βήκη par onomatopée ou imitation du cri de cet animal, & ce cri ne ressemble que par hasard au bek, (pain) des Phrygiens. Si la conséquence que le roi d’Egypte tira de cette observation, en étoit mal déduite, elle étoit encore vicieuse par la supposition d’un principe erronné qui consistoit à croire qu’il y eût une langue naturelle à l’homme. C’est la pensée de ceux qui effrayés des difficultés du systême que l’on vient d’exam ner sur l’origine des langues, ont cru ne devoir pas prononcer que la premiere vînt miraculeusement de l’inspiration de Dieu même. Mais s’il y avoit une langue qui tînt à la nature de l’homme, ne seroit-elle pas commune à tout le genre humain, sans distinction de tems, de climats, de gouvernemens, de religions, de moeurs, de lumieres acquises, de préjugés, ni d’aucunes des autres causes qui occasionnent les différences des langues ? Les muets de naissance, que nous savons ne l’être que faute d’entendre, ne s’aviseroient-ils pas du-moins de parler la langue naturelle, vû sur-tout qu’elle ne seroit étouffée chez eux par aucun usage ni aucun préjugé contraire ? Ce qui est vraiment naturel à l’homme, est immuable comme son essence : aujour d’hui comme des l’aurore du monde une pente secrete mais invincible met dans son ame un desir constant du bonheur, suggere aux deux sexes cette concupiscence mutuelle qui perpétue l’espece, sait passer de générations en générations cette aversion pour une entiere solitude, qui ne s’éteint jamais dans le coeur même de ceux que la sagesse ou la religion a jettés dans la retraite. Mais rapprochons nous de notre objet : le langage naturel de chaque espece de brute, ne voyons nous pas qu’il est inaltérable ? Depuis le commencement jusqu’à nos jours, on a par-tout entendu les lions rugir, les taureaux mugir, les chevaux hennir, les anes braire, les chiens aboyer, les loups hurler, les chats miauler, &c. ces mots mêmes formés dans toutes les langues par onomatopée, sont des témoignages rendus à la distinction du langage de chaque espece, & à l’incorruptibilité, si on peut le dire, de chaque idiome specisique. Je ne pretends pas insinuer au reste, que le langage des animaux soit propre à peindre le précis analytique de leurs pensées, ni qu’il saille leur accorder une raison comparable à la nôtre, comme le pensoient Plutarque, Sextus Empiricus, Porphyre, & comme l’ont avancé quelques modernes, & en tr’autres Is. Vossius qui a poussé l’indécence de son assertion jusqu’à trouver plus de raison dans le langage des animaux, que vulgò bruta creduntur, dit-il, lib. de viribus rythmi. p. 66. Je mien suis expliqué ailleurs. Voyez Interjection . La parole nous est donnee pour exprimer les sentimens intérieurs de notre ame, & les idées que nous avons des objets extérieurs ; en sorte que chacune des langues que l’homme paile, fournit des expressions au langage du coeur & à celui de l’esprit. Le langage des animaux paroit n’avoir pour objet que les sensations intérieures, & c’est pour cela qu’il est invariable comme leur maniere de sentir, si même l’invariabilité de leur langage n’en est la preuve. C’est la même chose parmi nous : nous ferons entendre partout l’état actuel de notre ame par nes interjections, parce que les sons que la nature nous dicte dans les grands & premiers mouvemens de notre ame, sont les mêmes pour toutes les langues : nos usages à cet égard ne sont point arbitraires, parce qu’ils sont naturels. Il en seroit de même du langage analytique de l’esprit, s’il étoit naturel, il seroit immuable & unique. Que reste-t-il donc à conclure, pour indiquer une origine raisonnable au langage. L’hypothèse de l’homme sauvage, démentie par l’histoire authentique de la Genèse, ne peut d’ailleurs fournir aucun moyen plausible de former une premiere langue : la supposer naturelle, est une autre pensée inalliable avec les procédés constans & uniformes de la nature : c’est donc Dieu lui-même qui non-content de donner aux deux premiers individus du genre humain la précieuse faculté de parler, la mit encore aussi-tôt en plein exercice, en leur inspirant immédiatement l’envie & l’art d’imaginer les mots & les tours nécessaires aux besoins de la société naissante. C’est à-peu-près ce que paroît en dire l’auteur de l’ecclésiastique, XVII. 5. Consilium, & linguam, & oculos, & aures, & cor dedit illis excogitandi ; & disciplinâ intellectûs explevit illos. Voilà bien exactement tout ce qu’il faut pour justifier mon opinion ; l’envie de communiquer sa pensée, consilium ; la faculté de le faire, linguam ; des yeux pour reconnoître au loin les objets environnans & soumis au domaine de l’homme, afin de les distinguer par leurs noms, oculos ; des oreilles, afin de s’entendre mutuellement, sans quoi la communication des pensées, & la tradition des usages qui servent à les exprimer, auroient été impossibles, aures ; l’art d’assujettir les mots aux lois d’une certaine analogie, pour éviter la trop grande multiplication des mots primitifs, & cependant donner à chaque être son signe propre, cor excogitandi ; enfin l’intelligence nécessaire pour distinguer & nommer les points de vûe abstraits les plus essentiels, pour donner à l’ensemble de l’élocution une forme aussi expressive que chacune des parties de l’oraison peut l’être en particulier, & pour retenir le tout, disciplina intellectus. Cette doctrine se confirme par le texte de la Genese qui nous apprend que ce fut Adam lui-même qui fut le nomenclateur primitif des animaux, & qui nous le présente comme occupé de ce soin fondamental, par l’avis exprès & sous la direction du Créateur, gen. Il. 19. 20. Formatis igitur, Dominus Deus, de humo cunctis animantibas terrae, & universis volatilibus coeli, adduxit ea ad Adam, ut videret quid vocaret ea ; omne enim quod vocavit Adam animae viventis, ipsum est nomen ejus : ap. pellavitque Adam nominibus sais cuncta animantia, & universa volatilia coeli, & omnes bestias terrae. Avec un témoignage si respectable & si bien établi de la véritable origine & de la société & du langage, comment se trouve-t-il encore parmi nous des hommes qui osent interpréter l’oeuvre de Dieu par les délires de leur imagination, & substituer leurs pensées aux documens que l’esprit-saint lui-même nous a fait passer ? Cependant à moins d’introduire le pyrrhonisme historique le plus ridicule & le plus scandaleux tout-à-la-fois, le récit de Moise a droit de subjuguer la croyance de tout homme raisonnable, plus qu’aucun autre historien. Il est si sûr de ses dates, qu’il parle continuellement en homme qui ne craint pas d’être démenti par aucun monument antérieur, quelque court que puisse être l’espace qu’il assigne ; & telle est la condition gênante qu’il s’impose, lorsqu’il parle de la premiere multiplication des langues ; evenement miraculeux qui mérite attention, & sur lequel j’emprunterai les termes mêmes de M. Pluche, Spect. de la nature, tom. VIII. part. I. pag. 96. & suiv. Art. II. Multiplication miraculeuse des langues.
« Moise tient tout le genre humain rassemblé sur l’Euphrate à la ville de Babel, & ne parlant qu’une même langue, environ huit cent ans avant lui. Toute son histoire tomboit en poussiere devant deux inseriptions antérieures, en deux langues differentes. Un homme qui agit avec cette confiance, trouvoit sans doute la preuve & non la refutation de ses dates dans les monumens égyptiens qu’il connoissoit parfaitement. C’est plûtôt l’exactitude de son recit qui réfute par avance les fables postérieurement introduites dans les annales égyptiennes. Ce point d’histoire est important : considérons-le par parties, & regardons toujours à côté de Moise, si la nature & la société nous offrent les vestiges & les preuves de ce qu’il avance. Les enfans de Noé multipliés & mal-à-l’aise dans les rochers de la Gordyenne où l’arche s’étoit arrêtée, passerent le Tigre, & choisirent les fertiles campagnes de Sinhar ou Sennahar, dans la basse Mésopotamie, vers le confluent du Tigre & de l’Euphrate, pour y établir leur séjour comme dans le pays le plus uni & le plus gras qu’ils connussent. La nécessité de pourvoir aux besoins d’une énorme multitude d’habitans & de troupeaux, les obligeant à s’étendre, & n’ayant point d’objet dans cette plaine immense qui pût être apperçu de loin. Bâtissons, dirent-ils, une ville & une tour qui s’éleve dans le ciel. Faisons-nous une marque * reconnoissable, pour ne nous pas désunir en nous dispersant de côté & d’autre. Manquant de pierres ils cuisirent des briques ; & l’asphalte ou le bitume que le pays leur fournissoit en abondance, leur tint lieu de ciment. Dien jugea à-propos d’arrêter l’entreprise en diversifiant leur langage. La confusion se mit parmi eux, & ce lieu en prit le nom de Babel, qui signifie confusion. Y a-t-il eu une ville du nom de Babel, une tour connue qui ait accompagné cette ville, une plaine de Sinhar en Mésopotamie, un fleuve Euphrate, des campagnes infiniment fertiles, & parfaitement unies, de façon à rendre la précaution d’une très-haute tour, intelligible & raisonnable ? Enfin l’asphalte est-il une production naturelle de ce pays ? Toute l’antiquité profane a connu dès les premiers tems où l’on a commencé à écrire, & l’Euphrate, & l’égalité de la plaine. Ptolomée, dans ses cartes d’Asie, termine la plaine de Mésopotamie aux monts Sinhar, du côté du Tigre. Tous les Historiens nous parlent de la parfaite égalité des terres, du côté de Babylone, jusques-là qu’on y élevoit les beaux jardins sur quelques masses de bâtimens en brique, pour les détacher de la plaine, & varier les aspects auparavant trop uniformes. Ammien Marcellin qui a suivi l’empereur Julien dans cette contrée, Pline & tous les géographes tant anciens que modernes, attestent pareillement l’étendue & l’égalité des plaines de la Mésopotamie, où la vûe se perd sans aucun objet qui la fixe. Ils nous font remarquer l’abondance du bitume qui y coule naturellement, & la fertilité incroyable de l’ancienne Babylonie. Tout concourt donc à nous faire reconnoître les restes du pays d’Eden, & l’exactitude de toutes les circonstances où Moïse s’engage. Toute la littérature profane rend hommage à l’Ecriture, au lieu que les histoires chinoises & égyptiennes font comme si elles étoient tombées de la lune. »Le crime que Moïse attribue aux enfans de Noé,
« n’est pas, comme les LXX l’ont traduit, de se vouloir faire un nom avant la dispersion ; mais comme porte littéralement le texte original, c’étoit de se construire une habitation qui pût contenir un peuple nombreux, & d’y joindre une tour qui étant vûe de loin, devînt un signe de ralliement, pour prévenir les égaremens & la séparation. C’est ce qu’ils expriment fort simplement en ces termes : Faisons-nous une marque pour ne nous point désunir, en nous avançant en différentes contrées. Hebr. pen. ne forte. L’inconvénient qu’ils vouloient éviter avec soin étoit précisément ce que Dieu vouloit & exigeoit d’eux. Ils savoient très-bien que Dieu les appelloit depuis un siecle & plus à se distribuer par colonies d’une contrée dans une autre, & ils prenoient des mesures pour empêcher ou pour suspendre long-tems l’éxécution de ses volontés. Dieu confondit leur langage ; il peupla peu-à-peu chaque pays en y attachant les habitans que l’usage d’une même langue y avoit réunis, & que le desagrément de n’entendre plus les autres familles avoit obligés d’aller vivre loin d’elles. L’état actuel de la terre & toutes les histoires connues rendent témoignage à l’intention qui a de bonne heure partagé les langues après le déluge. Rien de plus digne de la sagesse divine que d’avoir3 d’abord employé pour peupler promptement les différentes contrées, le même moyen qui lui sert encore aujourd’hui pour y fixer les habitans & en empêcher la desertion. Il y a des pays si bons & il y en de si disgraciés, qu’on quitteroit les uns pour les autres, si l’usage d’une même langue n’étoit pour les habitans des plus mauvais une attache propre à les y retenir, & l’ignorance des autres langues un puissant moyen d’aversion pour tout autre pays, malgré les desavantages de la comparaison. Le miracle rapporté par Moïse peuple donc encore aujourd’hui toute la terre aussi réellement qu’au tems de la dispersion des enfans de Noé : l’effet en embrasse tous les siecles. Un autre moyen de sentir la justesse de ce récit, consiste en ce que la diversité des langues s’accorde avec les dates de Moïse ; cette diversité devance toutes nos histoires connues, & d’une autre part ni les pyramides d’Egypte, ni les marbres d’Arondel, ni aucun monument qui porte un caractere de vérité, ne remonte au-dessus. Ajoûtons ici que la réunion du genre humain dans la Chaldée avant la dispersion des colonies, est un fait très-conforme à la marche qu’elles ont tenue. Tout part de l’Orient, les hommes & les arts : tout s’avance peu-à-peu vers l’Occident, vers le Midi & vers le Nord. L’Histoire montre des rois & de grands établissemens au coeur & sur les côtes de l’Asie, lorsqu’on n’avoit encore aucune connoissance d’autres colonies plus reculées : celles-ci n’étoient pas encore ou elles travailloient à se former. Si les peuplades chinoises & égyptiennes ont eu de très-bonne heure plus de conformité que les autres avec les anciens habitans de Chaldée, par leur inclination sédentaire, par leurs figures symboliques, par leurs connoissances en Astronomie, & par la pratique de quelques beaux arts ; c’est parce qu’elles se sont tout d’abord établies dans des pays excellemment bons, où n’étant traversées ni par les bois qui ailleurs couvroient tout, ni par les bêtes qui troubloient tous les établissemens à l’aide des bois, elles se sont promptement multipliées, & n’ont point perdu l’usage des premieres inventions. La haute antiquité de ces trois peuples & leur ressemblance en tant de points, montre l’unité de leur origine & la singuliere exactitude de l’histoire-sainte. L’état des autres peuplades fut tort différent de celles qui s’arrêterent de bonne-houre dans les riches campagnes de l’Euphrate, du Kian & du Nil. Concevons ailleurs des familles vagabondes qui ne connoissent ni les lieux ni les routes, & qui tombant à l’avanture dans un pays misérable, où tout leur manque, point d’instrumens pour exercer ce qu’elles pouvoient avoir retenu de bon, point de consistance ni de repos pour perfectionner ce que le besoin actuel pouvoit leur faire inventer ; la modicité des moyens de subsister les mettoit souvent aux prises ; la jalousie les entre-détruisoit. N’étant qu’une poignée de monde, un autre peloton les mettoit en fuite. Cette vie errante & longtems incertaine, fit tout oublier ; ce n’est qu’en renouant le commerce avec l’Orient que les choses ont changé. Les Goths & tout le Nord n’ont cessé d’être barbares qu’en s’établissant dans la Gaule & en Italie ; les Gaulois & les Francs doivent leur politesse aux Romains : ceux-ci avoient été prendre leurs lois & leur littérature à Athènes. La Grece demeura brute jusqu’à l’arrivée de Cadmus, qui y porta les lettres phéniciennnes. Les Grecs enchantés de ce secours, se livrerent à la culture de leur langue, à la Poésie & au Chant ; ils ne prirent goût à la Politique, à l’Architecture, à la Navigation, à l’Astronomie & à la Peinture, qu’après avoir voyagé à Memphis, à Tyr, & à la cour de Perse : ils perfectionnent tout, mais n’inventent rien. Il est donc aussi manifeste par l’histoire profane que par le récit de l’Ecriture, que l’Orient est la source commune des nations & des belles connoissances. Nous ne voyons un progrès contraire que dans des tems postérieurs, où la manie des conquêtes a commencé à reconduire des bandes d’occidentaux en Asie ».Il seroit peut-être satisfaisant pour notre curiosité de pouvoir déterminer en quoi consisterent les changemens introduits à Babel dans le langage primitif, & de quelle maniere ils y furent opérés. Il est certain qu’on ne peut établir là-dessus rien de solide, parce que cette grande révolution dans le langage ne pouvant être regardée que comme un miracle auquel les hommes étoient fort éloignés de s’attendre, il n’y avoit aucun observateur qui eût les yeux ouverts sur ce phénomene, & que peut-être même ayant été subit, il n’auroit laissé aucune prise aux observations quand on s’en seroit avisé : or rien n’instruit bien sur la nature & les progrès des faits, que les mémoires formés dans le tems d’après les observations. Cependant quelques écrivains ont donné là-dessus leurs pensées avec autant d’assurance que s’ils avoient parlé d’après le fait même, ou qu’ils eussent assisté au conseil du Très-haut. Les uns disent que la multiplication des langues ne s’est point faite subitement, mais qu’elle s’est opérée insensiblement, selon les principes constans de la mutabilité naturelle du langage ; qu’elle commença à devenir sensible pendant la construction de la ville & de la tour de Babel, qui au rapport d’Eusebe in Chron. dura quarante ans ; que les progrès de cette permutation se trouverent alors si considérables, qu’il n’y eut plus moyen de conserver l’intelligence nécessaire à la consommation d’une entreprise qui alloit directement contre la volonté de Dieu, & que les hommes furent obligés de se séparer. Voyez l’introd. à l’hist. des Juifs de Prideaux, par Samuel Shucford, liv. II. Mais c’est contredire trop formellement le texte de l’Ecriture, & supposer d’ailleurs comme naturelle une chose démentie par les effets naturels ordinaires. Le chapitre xj. de la Genèse commence par observer que par toute la terre on ne parloit qu’une langue, & qu’on la parloit de la même maniere : Erat autem terra labii unicus & sermonum corumdem, v. 1 ; ce qui semble marquer la même prononciation, labii unicus, & la même syntaxe, la même analogie, les mêmes tours, sermonum eorumdem. Après cette remarque fondamentale & envisagée comme telle par l’historien sacré, il raconte l’arrivée des descendans de Noé dans la plaine de Sennahar, le projet qu’ils firent d’y construire une ville & une tour pour leur servir de signal, les matériaux qu’ils employerent à cette construction ; il insinue même que l’ouvrage fut poussé jusqu’à un certain point ; puis après avoir remarqué que le Seigneur descendit pour visiter l’ouvrage, il ajoûte, v. 67, & dixit (Dominus) : Ecce unus est populus & unum labium omnibus : coeperuntque hoc facere, nec desistent à cogitationibus suis, donec eas opere compleant. Venite igitur, descendamus, & confundamus ibi linguam eorum, ut non audiat unusquisque vocem proximi sui. N’est-il pas bien clair qu’il n’y avoit qu’une langue jusqu’au moment où Dieu voulut faire échouer l’entreprise des hommes, unum labium omnibus ; que dès qu’il l’eut résolu, sa volonté toute puissante eut son effet, atque ita divisit eos Dominus, v. 8 ; que le moyen qu’il employa pour cela fut la division de la langue commune, confundamus . . . linguam eorum, & que cette confusion fut subite, confundamus ibi ? Si cette confusion du langage primitif n’eût pas été subite, comment auroit-elle frappé les hommes au point de la constater par un monument durable, comme le nom qui fut donné à cette ville même, Babel (confusion) ? Et idcirco vocatum est nomen ejus Babel, quia ibi confusum est labium universae terrae, v. 9. Comment après avoir travaillé pendant plusieurs années en bonne intelligence, malgré les changemens insensibles qui s’introduisoient dans le langage, les hommes furent-ils tout-à-coup obligés de se séparer faute de s’entendre ? Si les progrès de la division étoient encore insensibles la veille, ils dûrent l’être également le lendemain ; ou s’il y eût le lendemain une révolution extraordinaire qui ne tînt plus à la progression des altérations précédentes, cette progression doit être comptée pour rien dans les causes de la révolution ; on doit la regarder comme subite & comme miraculeuse dans sa cause autant que dans son effet. Mais il faut bien s’y resoudre, puisqu’il est certain que la progression naturelle des changemens qui arrivent aux langues n’opere & ne peut jamais opérer la confusion entre les hommes qui parlent originairement la même. Si un particulier altere l’usage commun, son expression est d’abord regardée comme une faute, mais on l’entend ou on le fait expliquer : dans l’un ou l’autre cas, on lui indique la loi fixée par l’usage, ou du-moins on se la rappelle. Si cette faute particuliere, par quelqu’une des causes accidentelles qui font varier les langues, vient à passer de bouche en bouche & à se répeter, elle cesse enfin d’être faute ; elle acquiert l’autorité de l’usage, elle devient propre à la même langue qui la condamnoit autrefois ; mais alors même on s’entend encore, puisqu’on se répete. Ainsi entendons-nous les écrivains du siecle dernier, sans appercevoir entre eux & nous que des différences légeres qui n’y causent aucune confusion ; ils entendoient pareillement ceux du siecle précédent qui étoient dans le même cas à l’égard des auteurs du siecle antérieur, & ainsi de suite jusqu’au tems de Charlemagne, de Clovis, si vous voulez, ou même jusqu’aux plus anciens Druïdes, que nous n’entendons plus. Mais si la vie des hommes étoit assez longue pour que quelques Druïdes vécussent encore aujourd’hui, que la langue fût changée comme elle l’est, ou qu’elle ne le fût pas, il y auroit encore intelligence entr’eux & nous, parce qu’ils auroient été assujettis à céder au torrent des décisions des usages des différens siecles. Ainsi c’est une véritable illusion que de vouloir expliquer par des causes naturelles un évenement qui ne peut être que miraculeux. D’autres auteurs, convaincus qu’il n’y avoit point de cause assignable dans l’ordre naturel, ont voulu expliquer en quoi a pu consister la révolution étonnante qui fit abandonner l’entreprise de Babel.
« Ma pensée, dit du Tremblai, Traité des langues, ch. vj. est que Dieu disposa alors les organes de ces hommes de telle maniere, que lorsqu’ils voulurent prononcer les mots dont ils avoient coutume de se servir, ils en prononcerent de tout différens pour signifier les choses dont ils voulurent parler. Ensorte que ceux dont Dieu voulut changer la langue se formerent des mots tout nouveaux, en articulant leur voix d’une autre maniere qu’ils n’avoient accoutumé de le faire. Et en continuant ainsi d’articuler leurs voix d’une maniere nouvelle toutes les fois qu’ils parlerent, ils se firent une langue nouvelle ; car toutes leurs idées se trouverent jointes aux termes de cette nouvelle langue, au lieu qu’elles étoient jointes aux termes de la langue qu’ils parloient auparavant. Il y a même lieu de croire qu’ils oublierent tellement leur langue ancienne, qu’ils ne se souvenoient pas même de l’avoir parlée, & qu’ils ne s’apperçurent du changement que parce qu’ils ne s’entre entendoient pas tous comme auparavant. C’est ainsi que je’conçois que s’est fait ce changement. Et supposé la puissance de Dieu sur la créature, je ne vois pas en cela un grand mystere, ni pourquoi les rabbins se tourmentent tant pour trouver la maniere de ce changement ».C’est encore donner ses propres imaginations pour des raisons ; la multiplication des langues a pu se faire en tant de manieres, qu’il n’est pas possible d’en déterminer une avec certitude, comme préférée exclusivement à toutes les autres. Dieu a pu laisser subsister les mêmes mots radicaux avec les mêmes significations, mais en inspirer des déclinaisons & des constructions différentes ; il a pu substituer dans les esprits d’autres idées à celles qui auparavant étoient designées par les mêmes mots, altérer seulement la prononciation par le changement des voyelles ou par celui des consonnes homogenes substituées les unes aux autres, &c. Qui est-ce qui osera assigner la voie qu’il a plu à la Providence de choisir, ou prononcer qu’elle n’en a pas choisi plusieurs à-la-fois ? Quis enim cognovit sensum Domini, aut quis conciliarius ejus fuit ? Rom. xj. 34. Tenons nous-en aux faits qui nous sont racontés par l’Esprit-saint ; nous ne pouvons point douter que ce ne soit lui-même qui a inspiré Moïse. Tout concourt d’ailleurs à confirmer son récit ; le spectacle de la nature, celui de la société & des révolutions qui ont changé successivement la scene du monde ; les raisonnemens fondés sur les observations les mieux constatées : tout dépose les mêmes vérités, & ce sont les seules que nous puissions affirmer avec certitude, ainsi que les conséquences qui en sortent évidemment. Dieu avoit fait les hommes sociables ; il leur inspira la premiere langue pour être l’instrument de la communication de leurs idées, de leurs besoins, de leurs devoirs réciproques, le lien de leur société, & sur-tout du commerce de charité & de bienveillance, qu’il pose comme le fondement indispensable de cette société. Lorsqu’il voulut ensuite que leur fécondité servît à couvrir & à cultiver les différentes parties de la terre qu’il avoit soumises au domaine de l’espece, & qu’il leur vit prendre des mesures pour resister à leur vocation & aux vûes impénétrables de sa providence, il confondit la langue primitive, les força ainsi à se séparer en autant de peuplades qu’il en résulta d’idiomes, & à se disperser dans autant de régions différentes. Tel est le sait de la premiere multiplication des langues ; & la seule chose qu’il me paroisse permis d’y ajoûter raisonnablement, c’est que Dieu opéra subitement dans la langue primitive des changemens analogues à ceux que les causes naturelles y auroient amenés par la suite, si les hommes de leur propre mouvement s’étoient dispersés en diverses colonies dans les différentes régions de la terre ; car dans les évenemens mêmes qui sont hors de l’ordre naturel, Dieu n’agit point contre la nature, parce qu’il ne peut agir contre ses idées éternelles & immuables, qui sont les archetyptes de toutes les natures. Cependant ceci même donne lieu à une objection qui mérite d’être examinée : la voici. Que le Créateur ait inspiré d’abord au premier homme & à sa compagne la premiere de toutes les langues pour servir de lien & d’instrument à la société qu’il lui avoit plu d’établir entr’eux ; que l’éducation secondée par la curiosité naturelle & par la pente que les hommes ont à l’imitation, ait fait passer cette langue primitive de générations en générations, & qu’ainsi elle ait entretenu, tant qu’elle a subsisté seule, la liaison originelle entre tous les descendans d’Adam & d’Eve, c’est un premier point qu’il est aisé de concevoir, & qu’il est nécessaire d’avouer. Que les hommes ensuite, trop épris des douceurs de cette société, aient voulu éluder l’intention & les ordres du Créateur qui les destinoit à peupler toutes les parties de la terre ; & que pour les y contraindre Dieu ait jugé à-propos de confondre leur langage & d’en multiplier les idiomes, afin d’étendre le lien qui les tenoit trop attachés les uns aux autres ; c’est un second point également attesté, & dont l’intelligence n’a pas plus de difficulté quand on le considere à part. Mais la réunion de ces deux faits semble donner lieu à une difficulté réelle. Si la confusion des langues jette la division entre les hommes, n’est-elle pas contraire à la premiere intention du Créateur & au bonheur de l’humanité ? Pour dissiper ce qu’il y a de spécieux dans cette objection, il ne suffit pas d’envisager seulement d’une maniere vague & indéfinie l’affection que tout homme doit à son semblable, & dont il a le germe en soi-même : cette affection a naturellement, c’est-à-dire par une suite nécessaire des lois que le Créateur même a établies, différens degrés d’identité selon la différence des degrés de liaison qu’il y a entre un homme & un autre. Comme les ondes circulaires qui se forment autour d’une pierre jettée dans l’eau, sont d’autant moins sensibles qu’elles s’éloignent plus du centre de l’ondulation, ainsi plus les rapports de liaison entre les hommes sont affoiblis par l’éloignement des tems, des lieux, des générations, des intérêts quelconques, moins il y a de vivacité dans les sentimens respectifs de la bienveillance naturelle qui subsiste pourtant toûjours, même dans le glus grand éloignement. Mais loin d’être contraire à cette propagation proportionelle de bienveillance, la multiplication des langues est en quelque maniere dans la même proportion, & adaptée pour ainsi dire aux vûes de la charité universelle : si l’on en met les degrés en parallele avec les différences du langage, plus il y aura d’exactitude dans la comparaison, plus on se convaincra que l’un est la juste mesure de l’autre ; ce qui va devenir plus sensible dans l’article suivant. Article III. Analyse & comparaison des langues. Toutes les langues ont un même but, qui est l’énonciation des pensées. Pour y parvenir, toutes employent le même instrument, qui est la voix : c’est comme l’esprit & le corps du langage ; or il en est, jusqu’à un certain point, des langues ainsi considérées, comme des hommes qui les parlent. Toutes les ames humaines, si l’on en croit l’école cartésienne, sont absolument de même espece, de même nature ; elles ont les mêmes facultés au même degré, le germe des mêmes talens, du même esprit, du même génie, & elles n’ont entr’elles que des différences numériques & individuelles : les différences qu’on y apperçoit dans la suite tiennent à des causes extérieures ; à l’organisation intime des corps qu’elles animent ; aux divers tempéramens que les conjonctures y établissent ; aux occasions plus ou moins fréquentes, plus ou moins favorables, pour exciter en elles des idées, pour les rapprocher, les combiner, les développer ; aux préjugés plus ou moins heureux, qu’elles reçoivent par l’éducation, les moeurs, la religion, le gouvernement politique, les liaisons domestiques, civiles & nationales, &c. Il en est encore à-peu-près de même des corps humains. Formés de la même matiere, si on en considere la figure dans ses traits principaux, elle paroît, pour ainsi dire, jettée dans le même moule : cependant il n’est peut-être pas encore arrivé qu’un seul homme ait eû avec un autre une ressemblance de corps bien exacte. Quelque connexion physique qu’il y ait entre homme & homme, dès qu’il y a diversité d’individus, il y a des différences plus ou moins sensibles de figure, outre celles qui sont dans l’intérieur de la machine : ces différences sont plus marquées, à proportion de la diminution des causes convergentes vers les mêmes effets. Ainsi tous les sujets d’une même nation ont entr’eux des différences individuelles avec les traits de la ressemblance nationale. La ressemblance nationale d’un peuple n’est pas la même que la ressemblance nationale d’un autre peuple voisin, quoiqu’il y ait encore entre les deux des caracteres d’approximation : ces caracteres s’affoiblissent, & les traits différenciels augmentent à mesure que les termes de comparaison s’éloignent, jusqu’a ce que la très-grande diversité des climats & des autres causes qui en dépendent plus ou moins, ne laisse plus subsister que les traits de la ressemblance spécifique sous les différences tranchantes des Blancs & des Negres, des Lapons & des Européens méridionaux. Distinguons pareillement dans les langues l’esprit & le corps, l’objet commun qu’elles se proposent, & l’instrument universel dont elles se servent pour l’exprimer, en un mot, les pensées & les sons articulés de la voix, nous y démêlerons ce qu’elles ont nécessairement de commun, & ce qu’elles ont de propre sous chacun de ces deux points de vûe, & nous nous mettrons en état d’établir des principes raisonnables sur la génération des langues, sur leur mélange, leur affinité & leur mérite respectif. §. I. L’esprit humain, je l’ai déja dit ailleurs (Voyez Grammaire & Inversion), vient à bout de distinguer des parties dans sa pensée, toute indivisible qu’elle est, en séparant, par le secours de l’abstraction, les différentes idées qui en constituent l’objet, & les diverses relations qu’elles ont entre elles à cause du rapport qu’elles ont toutes à la pensée indivisible dans laquelle on les envisage. Cette analyse, dont les principes tiennent à la nature de l’esprit humain, qui est la même par-tout, doit montrer par-tout les mêmes résultats, ou du moins des résultats semblables, faire envisager les idées de la même maniere, & établir dans les mois la même classification. Ainsi il y a dans toutes les langues formées, des mots destinés à exprimer les êtres, soit réels, soit abstraits, dont les idées peuvent être les objets de nos pensées, & des mots pour désigner les relations générales des êtres dont on parle. Les mots du premier genre sont indéclinables, c’est-à-dire, susceptibles de diverses inflexions relatives aux vûes de l’analyse, qui peut envisager les mêmes êtres sous divers aspects, dans diverses circonstances. Les mots du second genre sont indéclinables, parce qu’ils présentent toujours la même idée sous le même aspect. Les mots déclinables ont par-tout une signification définie, ou une signification indéfinie. Ceux de la premiere classe présentent à l’esprit des êtres déterminés, & il y en a deux especes ; les noms, qui déterminent les êtres par l’idée de la nature ; les pronoms, qui les déterminent par l’idée d’une relation personnelle. Ceux de la seconde classe présentent à l’esprit des êtres indéterminés, & il y en a aussi deux especes ; les adjectifs, qui les désignent par l’idée précise d’une qualité ou d’un relation particuliere, communiquable à plusieurs natures, dont elle est une partie, soit essentielle, soit accidentelle ; & les verbes, qui les désignent par l’idée précise de l’existance intellectuelle sous un attribut également communiquable à plusieurs natures. Les mots indéclinables se divisent universellement en trois especes, qui sont les prépositions, les adverbes & les conjonctions : les prépositions, pour désigner les rapports généraux avec abstraction des termes ; les adverbes, pour désigner des rapports particuliers à un terme déterminé ; & les conjonctions, pour désigner la liaison des diverses parties du discours. Voyez Mot & toutes les especes. Je ne parle point ici des interjections, parce que cette espece de mot ne sert point à l’énonciation des pensées de l’esprit, mais à l’indication des sentimens de l’ame ; que les interjections ne sont point des instrumens arbitraires de l’art de parler, mais des signes naturels de sensibilité, antérieurs à tout ce qui est arbitraire, & si peu dépendans de l’art de parler & des langues, qu’ils ne manquent pas même aux muets de naissance. Pour ce qui est des relations qui naissent entre les idées partielles, du rapport général qu’elles ont toutes à une même pensée indivisible ; ces relations, dis je, supposent un ordre fixe entre leurs termes : la priorité est propre au terme antécédent ; la posteriorité est essentielle au terme conséquent : d’où il suit qu’entre les idées partielles d’une même pensée, il y a une succession fondée sur leurs relations résultantes du rapport qu’elles ont toutes à cette pensée. Voyez Inversion . Je donne à cette succession le nom d’ordre analytique, parce qu’elle est tout à la fois le résultat de l’analyse de la pensée, & le fondement de l’analyse du discours, en quelque langue qu’il soit énoncé. La parole en effet doit être l’image sensible de la pensée, tout le monde en convient ; mais toute image sensible suppose dans son original des parties, un ordre & une proportion entre ces parties : ainsi il n’y a que l’analyse de la pensée qui puisse être l’objet naturel & immédiat de l’image sensible que la parole doit produire dans toutes les langues ; & il n’y a que l’ordre analytique qui puisse régler l’ordre & la proportion de cette image successive & fugitive. Cette regle est sûre, parce qu’elle est immuable, comme la nature même de l’esprit humain, qui en est la source & le principe. Son influence sur toutes les langues est aussi nécessaire qu’universelle : sans ce prototype original & invariable, il ne pourroit y avoir aucune communication entre les hommes des différens âges du monde, entre les peuples des diverses régions de la terre, pas même entre deux individus quelconques, parce qu’ils n’auroient pas un terme immuable de comparaison pour y rapporter leurs procédés respectifs. Mais au moyen de ce terme commun de comparaison, la communication est établie généralement par-tout, avec les seules difficultés qui naissent des différentes manieres de peindre le même objet. Les hommes qui parlent une même langue s’entendent entr’eux, parce qu’ils peignent le même original, sous le même aspect, avec les mêmes couleurs. Deux peuples voisins, comme les François & les Italiens, qui avec des mots différens suivent à peu-prés une même construction, parviennent aisément à entendre la langue les uns des autres, parce que les uns & les autres peignent encore le même original, & à-peu près dans la même attitude, quoiqu’avec des couleurs différentes. Deux peuples plus éloignés, dont les mots & la construction different entierement, comme les François, par exemple, & les Latins, peuvent encore s’entendre réciproquement, quoique peut-être avec un peu plus de difficulté ; c’est toujours la même raison ; les uns & les autres peignent le même objet original, mais dessiné & colorié diversement. L’ordre analytique est donc le lien universel de la communicabilité de toutes les langues & du commerce de pensées, qui est l’ame de la société : c’est donc le terme où il faut réduire toutes les phrases d’une langue étrangere dans l’intelligence de laquelle on vout faire quelques progrès sûrs, raisonnés & approfondis ; parce que tout le reste n’est, pour ainsi dire, qu’une affaire de mémoire, où il n’est plus question que de s’assurer des décisions arbitraires du bon usage. Cette conséquence, que les réflexions suivantes ne feront que confirmer & développer davantage, est le vrai fondement de la méthode-pratique que je propose ailleurs (article Méthode) pour la langue latine, qui est le premier objet des études publiques & ordinaires de l’Europe ; & cette méthode, à cause de l’universalité du principe, peut être appliquée avec un pareil succès à toutes les langues étrangeres, mortes ou vivantes, que l’on se propose d’étudier ou d’enseigner. Voilà donc ce qui se trouve universellement dans l’esprit de toutes les langues ; la succession analytique des idées partielles qui constituent une même pensée, & les mêmes especes de mots pour représenter les idées partielles envisagées sous les mêmes aspects. Mais elles admettent toutes, sur ces deux objets généraux, des différences qui tiennent au génie des peuples qui les parlent, & qui sont elles-mêmes tout à la fois les principaux caracteres du génie de ces langues, & les principales sources des difficultés qu’il y a à traduire exactement de l’une en l’autre. 1°. Par rapport à l’ordre analytique, il y a deux moyens par lesquels il peut être rendu sensible dans l’énonciation vocale de la pensée. Le premier, c’est de ranger les mots dans l’élocution selon le même ordre qui résulte de la succession analytique des idées partielles : le second, c’est de donner aux mots déclinables des inflexions ou des terminaisons relatives à l’ordre analytique, & d’en régler ensuite l’arrangement dans l’élocution par d’autres principes, capables d’ajoûter quelque perfection à l’art de la parole. De-là la division la plus universelle des langues en deux especes générales, que M. l’abbé Girard (Princ. disc. I. tom. j. pag. 23.) appelle analogues & transpositives, & auxquelles je conserverai les mêmes noms, parce qu’ils me paroissent en caractériser très-bien le génie distinctif. Les langues analogues sont celles dont la syntaxe est soumise à l’ordre analytique, parce que la succession des mots dans le discours y suit la gradation analytique des idées ; la marche de ces langues est effectivement analogue & en quelque sorte parallele à celle de l’esprit même, dont elle suit pas à pas les opérations. Les langues transpositives sont celles qui dans l’élocution donnent aux mots des terminaisons relatives à l’ordre analytique, & qui acquierent ainsi le droit de leur faire suivre dans le discours une marche libre & tout-à-fait indépendante de la succession naturelle des idées. Le françois, l’italien, l’espagnol, &c. sont des langues analogues ; le grec, le latin, l’allemand, &c. sont des langues transpositives. Au reste, cette premiere distinction des langues ne porte pas sur des caracteres exclusifs ; elle n’indique que la maniere de procéder la plus ordinaire : car les langues analogues ne laissent pas d’admettre quelques inversions légeres & faciles à ramener à l’ordre naturel, comme les transpositives reglent quelquefois leur marche sur la succession analytique, ou s’en rapprochent plus ou moins. Assez communément le besoin de la clarté, qui est la qualité la plus essentielle de toute énonciation, l’emporte sur le génie des langues analogues & les détourne de la voie analytique dès qu’elle cesse d’être la plus lumineuse : les langues transpositives au contraire y ramènent leurs procédés, quelquefois dans la même vûe, & d’autres fois pour suivre ou les impressions du goût, ou les lois de l’harmonie. Mais dans les unes & dans les autres, les mots portent l’empreinte du génie caractéristique : les noms, les pronoms & les adjectifs déclinables par nature, se déclinent en effet dans les langues transpositives, afin de pouvoir se prêter à toutes les inversions usuelles sans faire disparoître les traits fondamentaux de la succession analytique. Dans les langues analogues, ces mêmes especes de mots ne se déclinent point, parce qu’ils doivent toujours se succéder dans l’ordre analytique, ou s’en écarter si peu, qu’il est toujours reconnoissable. La langue allemande est transpositive, & elle a la déclinaison ; cependant la marche n’en est pas libre, comme elle paroît l’avoir été en grec & en latin, où chacun en décidoit d’après son oreille ou son goût particulier : ici l’usage a fixé toutes les constructions. Dans une proposition simple & absolue, la construction usuelle suit l’ordre analytique ; die creaturen aussern ihre thatlichkeit entweder durch bewegung, oder durch gedancken (les créatures démontrent leur activité soit par mouvement, soit par pensée). Il y a seulement quelques occurrences où l’on abandonne l’ordre analytique pour donner à la phrase plus d’énergie ou de clarté. C’est pour la même cause que dans les propositions incidentes, le verbe est toujours à la fin ; das wesen welches in uns dencket (l’être qui dans nous pense) ; unter denen digen die moeglich sind (entre les choses qui possibles sont). Il en est de même de toutes les autres inversions usitées en allemand ; elles y sont déterminées par l’usage, & ce seroit un barbarisme que d’y substituer une autre sorte d’inversion, ou même la construction analytique. Cette observation, qui d’abord a pû paroître un hors-d’oeuvre, donne lieu à une conséquence générale ; c’est que, par rapport à la construction des mots, les langues transpositives peuvent se soudiviser en deux classes. Les langues transpositives de la premiere classe sont libres, parce que la construction de la phrase dépend, à peu de chose près, du choix de celui qui parle, de son oreille, de son goût particulier, qui peut varier pour la même énonciation, selon la diversité des circonstances où elle a lieu ; & telle est la langue latine. Les langues transpositives de la seconde classe sont uniformes, parce que la construction de la phrase y est constamment reglée par l’usage, qui n’a rien abandonné à la décision du goût ou de l’oreille ; & telle est la langue allemande. Ce que j’ai remarqué sur la premiere division est encore applicable à la seconde. Quoique les caracteres distinctifs qu’on y assigne soient suffisans pour déterminer les deux classes, on ne laisse pas de trouver quelquefois dans l’une quelques traits qui tiennent du génie de l’autre : les langues transpositives libres peuvent avoir certaines constructions fixées invariablement, & les uniformes peuvent dans quelques occasions régler leur marche arbitrairement. Il se présente ici une question assez naturelle. L’ordre analytique & l’ordre transpositif des mots supposent des vûes toutes différentes dans les langues qui les ont adoptés pour régler leur syntaxe : chacun de ces deux ordres caractérise un génie tout différent. Mais comme il n’y a eu d’abord sur la terre qu’une seule langue, est-il possible d’assigner de quelle espece elle étoit, si elle étoit analogue ou transpositive ? L’ordre analytique étant le prototype invariable des deux especes générales de langues, & le fondement unique de leur communicabilité respective, il paroît assez naturel que la premiere langue s’y soit attachée scrupuleusement, & qu’elle y ait assujetti la succession des mots, plûtôt que d’avoir imaginé des définences relatives à cet ordre, afin de l’abandonner ensuite sans conséquence : il est évident qu’il y a moins d’art dans le langage analogue que dans le transpositif ; & toutes les institutions humaines ont des commencemens simples. Cette conclusion, qui me semble fondée solidement sur les premiers principes du langage, se trouve encore appuyée sur ce que nous savons de l’histoire des différens idiomes dont on a fait usage sur la terre. La langue hébraïque, la plus ancienne de toutes celles que nous connoissons par des monumens venus jusqu’à nous, & qui par-là semble tenir de plus près à la langue primitive, est astreinte à une marche analogue ; & c’est un argument qu’auroient pû faire valoir ceux qui pensent que c’est l’hébreu même qui est la langue primitive. Ce n’est pas que je croye qu’on puisse établir sur cela rien de positif ; mais si cette remarque n’est pas assez forte pour terminer la question, elle prouve du-moins que la construction analytique, suivie dans la langue. la plus ancienne dont nous ayons connoissance, peut bien avoir été la construction usuclle de la premiere de toutes les langues, conformément à ce qui nous est indiqué par la raison même. D’où il suit que les langues modernes de l’Europe qui ont adopté la construction analytique, tiennent à la langue primitive de bien plus près que n’y tenoient le grec & le latin, quoiqu’elles en soient beaucoup plus éloignées par les tems. M. Bullet, dans son grand & savant ouvrage sur la langue celtique, trouve bien des rapports entre cette langue & les orientales, notamment l’hébreu. D. le Pelletier nous montre de pareilles analogies dans son dictionnaire bas-Breton, dont nous devons l’édition & la préface aux soins de D. Taillandier ; & toutes ces analogies sont purement matérielles, & consistent dans un grand nombre de racines communes aux deux langues. Mais d’autre part, M. de Grandval, conseiller au conseil d’Artois, de la soc. litt. d’Arras, dans son discours historique sur l’origine de la langue françoise (voyez le II. vol. du mercure de Juin, & le vol. de Juillet 1757.) me semble avoir prouvé très bien que notre françois n’est rien autre chose que le gaulois des vieux Druïdes, insensiblement déguisé par toutes les métamorphoses qu’amenent nécessairement la succession des siecles & le concours des circonstances qui varient sans cesse. Mais ce gaulois étoit certainement, ou le celtique tout pur, ou un dialecte du celtique ; & il faut en dire autant de l’idiome des anciens Espagnols, de celui d’Albion, qui est aujourd’hui la grande-Bretagne, & peut-être de bien d’autres ? Voilà donc notre langue moderne, l’espagnol & l’anglois, liés par le celtique avec l’hébreu ; & cette liaison, confirmée par la construction analogue qui caractérise toutes ces langues, est, à mon gré, un indice bien plus sûr de leur filiation, que toutes les étymologies imaginables qui les rapportent à des langues transposititives : car c’est sur-tout dans la syntaxe que consiste le génie principal & indestructible de tous les idiomes. La langue italienne, qui est analogue, & que l’on parle aujourd’hui dans un pays où l’on parloit, il y a quelques siecles, une langue transpositive, savoir le latin, peut faire naître ici une objection contre la principale preuve de M. de Grandval, qui juge que la langue d’une nation doit toujours subsister, du moins quant au sonds, & qu’on ne doit point admettre d’argumens négatifs en pareil cas, sur-tout quand la nation est grande, & qu’elle n’a jamais essuyé de transmigrations ; & l’histoire ne paroît pas nous apprendre que les Italiens ayent jamais envoyé des colonies assez considérables pour dépeupler leur patrie. Mais la translation du siege de l’empire romain à Bysance attira dans cette nouvelle capitale un grand nombre de familles ambitieuses, & insensiblement les principales forces de l’Italie. Les irruption fréquentes des Barbares de toute espece qui l’inonderent successivement & y établirent leur domination, diminuerent sans cesse le nombre des naturels ; & le despotisme de la plûpart de ces conquérans acheva d’imposer à la populace, que leur fureur n’avoit pas daigné perdre, la nécessité de parler le langage des victorieux. La plûpart de ces Barbares parloient quelque dialecte du celtique, qui étoit le langage le plus étendu de l’Europe ; & c’est d’ailleurs un fait connu que les Gaulois eux-mêmes ont conquis & habité une grande partie de l’Italie, qui en a reçu le nom de Gaule cis-alpine. Ainsi la langue italienne moderne est encore entée sur le même fonds que la nôtre ; mais, avec cette différence, que ce fonds nous est naturel, & qu’il n’a subi entre nos mains que les changemens nécessairement amenés par la succession ordinaire des tems & des conjectures ; au lieu que c’est en Italie un fonds étranger, & qui n’y fut introduit dans son origine que par des causes extraordinaires & violentes. La chose est si peu possible autrement, que, supposé la construction analogue usitée dans la langue primitive, il n’est plus possible d’expliquer l’origine des langues transpositives, sans remonter jusqu’à la division miraculeuse arrivée à Babel : & cette remarque, développée autant qu’elle peut l’être, peut être mise parmi les motifs de crédibilité qui établissent la certitude de ce miracle. 2°. Pour ce qui concerne les différentes especes de mots, une même idée spécifique les caracterise dans toutes les langues, parce que cette idée est le résultat nécessaire de l’analyse de sa pensée, qui est nécessairement la même par-tout : mais, dans le détail des individus, on rencontre des différences qui sont les suites nécessaires des circonstances où se sont trouvés les peuples qui parlent ces langues ; & ces différences constituent un second caractere distinctif du génie des langues. Un premier point, en quoi elles different à cet egard, c’est que certaines idées ne sont exprimées par aucun terme dans une langue, quoiqu’elles ayent dans une autre des signes propres & très énergiques. C’est que la nation qui parle une de ces langues, ne s’est point trouvée dans les conjectures propres à y faire naître ces idées, dont l’autre nation au contraire a eu occasion d’acquérir la connoissance. Combien de termes, par exemple, de la tactique des anciens, soit grecs, soit romains, que nous ne pouvons rendre dans la nôtre, parce que nous ignorons leurs usages ? Nous y suppléons de notre mieux par des descriptions toujours imparfaites, où, si nous voulons énoncer ces idées par un terme, nous le prenons matériellement dans la langue ancienne dont il s’agit, en y attachant les notions incomplettes que nous en avons. Combien au contraire n’avons-nous pas de termes aujourd’hui dans notre langue, qu’il ne seroit pas possible de rendre ni en grec, ni en latin, parce que nos idées modernes n’y étoient point connues ? Nos progrès prodigieux dans les sciences de raisonnemens, Calcul, Géométrie, Méchanique, Astronomie, Métaphysique, Physique expérimentale, Histoire naturelle, &c. ont mis dans nos idiomes modernes une richesse d’expressions, dont les anciens idiomes ne pouvoient pas même avoir l’ombre. Ajoutez y nos termes de Verrerie, de Vénerie, de Marine, de Commerce, de guerre, de modes, de religion, &c. & voilà une source prodigieuse de différences entre les langues modernes & les anciennes. Une seconde différence des langues, par rapport aux diverses especes de mots, vient de la tournure propre de l’esprit national de chacune d’elles, qui fait envisager diversement les mêmes idées. Ceci demande d’être développé. Il faut remarquer dans la signification des mots deux sortes d’idées constitutives, l’idée spécifique & l’idée individuelle. Par l’idée spécifique de la signification des mots, j’entens le point de vue général qui caracterise chaque espece de mots, qui fait qu’un mot est de telle espece plutôt que de telle autre, qui par conséquent convient à chacun des mots de la même espece, & ne convient qu’aux mots de cette seule espece. C’est la différence de ces points de vue généraux, de ces idées spécifiques, qui fonde la différence de ce que les Grammairiens appellent les parties d’oraison, le nom, le pronom, l’adjectif, le verbe, la préposition, l’adverbe, la conjonction, & l’interjection : & c’est la différence des points de vue accessoires, dont chaque idée spécifique est susceptible, qui sert de fondement à la sous-division d’une partie d’oraison en ses especes subalternes ; par exemple, des noms en substantifs & abstractifs, en propres & appellatifs, &c. Voyez Nom . Par l’idée individuelle de la signification des mots, j’entens l’idée singuliere qui caracterise le sens propre de chaque mot, & qui le distingue de tous les autres mots de la même espece, parce qu’elle ne peut convenir qu’à un seul mot de la même espece. Ainsi c’est à la différence de ces idées singulieres que tient celle des individus de chaque partie d’oraison, on de chaque espece subalterne de chacune des parties d’oraison : & c’est de la différence des idées accessoires dont chaque idée individuelle est susceptible, que dépend la différence des mots de la même espece que l’on appelle synonymes ; par exemple, en françois, des noms, pauvreté, indigence, disette, besoin, nécessité ; des adjectifs, malin, mauvais, mechant, malicieux ; des verbes, secourir, aider, assister, &c. Voyez sur tous ces mots les synonymes françois de M. l’Abbé Girard ; & sur la théorie générale des synonymes, l’article Synonymes . On sent bien que dans chaque idée individuelle, il faut distinguer l’idée principale & l’idée accessoire : l’idée principale peut être commune à plusieurs mots de la même espece, qui different alors par les idées accessoires. Or c’est justement ici que se trouve une seconde source de différences entre les mots des diverses langues. Il y a telle idée principale qui entre dans l’idée individuelle de deux mots de même espece, appartenans à deux langues différentes, sans que ces deux mots soient exactement synonymes l’un de l’autre : dans l’une de ces deux langues, cette idée principale peut constituer seule l’idée individuelle, & recevoir dans l’autre quelque idée accessoire ; ou bien, s’allier d’une part avec une idée accessoire, & de l’autre, avec une autre toute différente. L’adjectif vacuus, par exemple, a dans le latin une signification très-générale, qui étoit ensuite déterminée par les différentes applications que l’on en faisoit : notre françois n’a aucun adjectif qui en soit le correspondant exact ; les divers adjectifs, dont nous nous servons pour rendre le vacuus des latins, ajoutent à l’idée générale, qui en constitue le sens individuel, quelques idées accessoires qui supposoient dans la langue latine des applications particulieres & des complémens, ajoutez : Gladius vagin i vacuus, une épée nue ; vagina ense vacua, un fourreau vuide ; vacuus animus, un esprit libre, &c. Voyez Hypallage . Cette seconde différence des langues est un des grands obstacles que l’on rencontre dans la traduction, & l’un des plus difficiles à surmonter sans altérer en quelque chose le texte original. C’est aussi ce qui est cause que jusqu’ici l’on a si peu réussi à nous donner de bons dictionnaires, soit pour les langues mortes, soit pour les langues vivantes : on n’a pas assez analysé les différentes idées partielles ; soit principales, soit accessoires, que l’usage a attachées à la signification de chaque mot & l’on ne doit pas en être surpris. Cette analyse suppose non-seulement une logique sûre & une grande sagacité, mais encore une lecture immense, une quantité prodigieuse de comparaisons de textes, & consequemment un courage & une confiance extraordinaires, & par rapport à la gloire du succès, un désintéressement qu’il est aussi rare que difficile de trouver dans les gens de lettres, même les plus modérés. Voyez Dictionnaire . §. Il. Si les langues ont des propriétés communes & des caracteres différenciels, fondés sur la maniere dont elles envisagent la pensée qu’elles se proposent d’exprimer ; on trouve de même, dans l’usage qu’elles font de la voix, des procédés communs à tous les idiomes, & d’autres qui achevent de caractériser le génie propre de chacun d’eux. Ainsi comme les langues different par la maniere de dessiner l’original commun qu’elles ont à peindre, qui est la pensée, elles different aussi par le choix, le mélange de le ton des couleurs qu’elles peuvent employer, qui sont les sons articulés de la voix. Jettons encore un coup-d’oeil sur les langues considérées sous ce double point de vue, de ressemblance & de différence dans le matériel des sons. Des mémoires M. S. de M. le président de Brosses nous fourniront ici les principaux secours. 1°. Un premier ordre de mots que l’on peut regarder comme naturels, puisqu’ils se retrouvent au moins à peu près les mêmes dans toutes es langues, & qu’ils ont dû entrer dans le systeme de la langue primitive, ce sont les interjections, effets nécessaires de la relation établie par la nature entre certaines affections de l’ame & certaines parties organiques de la voix. Voyez Interjection . Ce sont les premiers mots, les plus anciens, les plus originaux de la langue primitive ; ils sont invariables au milieu des variations perpétuelles des langues, parce qu’en conséquence de la conformation humaine, ils ont, avec l’affection intérieure dont ils sont l’expression, une liaison physique, nécessaire & industructible. On peut aux interjections joindre, dans le même rang, les accens, espece de chant joint à la parole, qui en reçoit une vie & une activité plus grandes ; ce qui est bien marqué par le nom latin accentus, que nous n’avons fait que franciser. Les accens sont effectivement l’ame des mots, ou plutot ils sont au discours ce que le coup d’archet & l’expression sont à la musique ; ils en marquent l’esprit, ils lui donnent le goût, c’est à dire l’air de conformité avec la vérité ; & c’est sans doute ce qui a porté les Hébreux à leur donner un nom qui signifie goût, saveur. Ils sont le fondement de toute déclamation orale, & l’on sait assez combien ils donnent de supériorité au discours prononcé sur le discours écrit. Car tandis que la parole peint les objets, l’accent pe nt la maniere dont celui qui parle en est affecté, ou dont il voudroit en affecter les autres. Ils naissent de la sensibilité de l’organisation ; & c’est pour cela qu’ils tiennent à toutes les langues, mais plus ou moins, selon que le climat rend une nation plus ou moins suceptible, par la conformation de ses organes, d’être fortement affectée des objets extérieurs. La langue italienne, par exemple, est plus accentuée que la nôtre ; leur simple parole, ainsi que leur musique, a beaucoup plus de chant. C’est qu’ils sont sujets à se passionner davantage ; la nature les a fait nature plus sensibles : les objets extérieurs les remuent si fort, que ce n’est pas même assez de la voix pour exprimer tout ce qu’ils sentent, ils y joignent le geste, & parlent de tout le corps à la fois. Un second ordre de mots, où toutes les langues ont encore une analogie commune & des ressemblances marquées, ce sont les mots enfantins déterminés par la mobilité plus ou moins grande de chaque partie organique de l’instrument vocal, combinée avec les besoins intérieurs ou la nécessité d’appeller les objets extérieurs. En quelque pays que ce soit, le mouvement le plus facile est d’ouvrir la bouche & de remuer les levres, ce qui donne le son le plus plein a, & l’une des articulations labiales b, p, v, s ou m. De-là, dans toutes les langues, les syllabes ab, pa, am, ma, sont les premieres que prononcent les enfans : de-là viennent papa, maman, & autres qui ont rapport à ceux-ci ; & il y a apparence que les enfans formeroient d’eux-mêmes ces sons dès qu’ils seroient en état d’articuler, si les nourrices, prévenant une expérience très-curieuse à faire, ne les leur apprenoient d’avance ; ou plutôt les enfans ont été les premiers à les bégayer, & les parens, empressés de lier avec eux un commerce d’amour, les ont répétés avec complaisance, & les ont établis dans toutes les langues même les plus anciennes. On les y retrouve en effet, avec le même sens, mais défigurés par les terminaisons que le génie propre de chaque idiome y a ajoutées, & de maniere que les idiomes les plus anciens les ont conservés dans un état ou plus naturel, ou plus approchant de la nature. En hébreu ab, en chaldéen abba, en grec ἄππα, πάππα, πατὴρ, en latin pater, en françois papa & pere, dans les îles Antilles baba, chez les Hottentots bo ; par-tout c’est la même idée marquée par l’articulation labiale. Pareillement en langue égyptienne am, ama, en langue syrienne aminis, répondent exactement au latin parens (pere ou mere). De là mamma (mamelle), les mots françois maman, mere, &c. Ammon, dieu des Egyptiens, c’est le soleil, ainsi nommé comme pere de la nature ; les figures & les statues érigées en l’honneur du soleil étoient nommées ammanim ; & les hiéroglyphes sacrés dont se servoient les prêtres, lettres ammonéennes. Le culte du soleil, adopté par presque tous les peuples orientaux, y a consacré le mot radical am, prononcé, suivant les différens dialectes, ammon, oman, omin, iman, &c. Iman chez les Orientaux signifie Dieu ou Etre sacré, les Turcs l’emploient aujourd’hui dans le sens de sacerdos ; & ar-iman chez les anciens Perses veut dire Deus fortis.
« Les mots abba, ou baba, ou papa, & celui de mama, qui des anciennes langues d’Orient semblent avoir passé avec de légers changemens dans la plûpart de celles de l’Europe, sont communs, dit M. de la Condamine dans sa relation de la riviere des Amazones, à un grand nombre de nations d’Amérique, dont le langage est d’ailleurs très différent. Si l’on regarde ces mots comme les premiers sons que les enfans peuvent articuler, & par conséquent comme ceux qui ont dû par tout pays être adoptés préférablement par les parens qui les entendoient prononcer, pour les faire servir de signes aux idées de pere & de mere ; il restera à savoir pourquoi dans toutes les langues d’Amérique où ces mots se rencontrent, leur signification s’est conservée sans se croiser ; par quel hasard, dans la langue omogua, par exemple, au centre du continent, ou dans quelque autre pareille, où les mots de papa & de mama sont en usage, il n’est pas arrivé quelquefois que papa signifie mere, & mama, pere, mais qu’on y observe constamment le contraire comme dans les langues d’Orient & d’Europe ».Si c’est la nature qui dicte aux enfans ces premiers mots, c’est elle aussi qui y fait attacher invariablement les mêmes idées, & l’on peut puiser dans son sein la raison de l’un de ces phénomenes comme celle de l’autre. La grande mobilité des lèvres est la cause qui fait naitre les premieres, les articulations labiales ; & parmi celles-ci, celles qui mettent moins de force & d’embarras dans l’explosion du son, deviennent en quelque maniere les ainées, parce que la production en est plus facile. D’où il suit que la syllabe ma est antérieure à ba, parce que l’articulation m suppose moins de force dans l’explosion, & que les levres n’y ont qu’un mouvement foible & lent, qui est cause qu’une partie de la matiere du son réflue par le nez. Mama est donc antérieur à papa dans l’ordre de la génération, & il ne reste plus qu’à décider lequel des deux, du pere ou de la mere, est le premier objet de l’attention & de l’appellation des enfans, lequel des deux est le plus attaché à leur personne, lequel est le plus utile & le plus nécessaire à leur subsistance, lequel leur prodigue plus de caresses & leur donne le plus de soins : & il sera facile de conclure pourquoi le sens des deux mots mama & papa est incommutable dans toutes les langues. Si apa & ama, dans la langue égyptienne, signifient indistinctement ou le pere ou la mere, ou tous les deux ; c’est l’effet de quelque cause étrangere à la nature, une suite peut-être des moeurs exemplaires de ce peuple reconnu pour la source & le modele de toute sagesse, ou l’ouvrage de la réflexion & de l’art qui est presque aussi ancien que la nature, quoiqu’il se perfectionne lentement. Remarquez que d’après le principe que l’on pose ici, il est naturel de conclure que les diverses parties de l’organe de la parole ne concourront à la nomination des objets extérieurs que dans l’ordre de leur mobilité : la langue ne sera mise en jeu qu’après les levres ; elle donnera d’abord les articulations qu’elle produit par le mouvement de sa pointe, & ensuite celles qui dépendent de l’action de la racine, &c. L’Anatomie n’a donc qu’à fixer l’ordre généalogique des sons & des articulations, & la Philosophie l’ordre des objets par rapport à nos besoins ; leurs travaux combinés donneront le dictionnaire des mots les plus naturels, les plus nécessaires à la langues primitive, & les plus universels aujourd’hui nonobstant la diversité des idiomes. Il est une troisieme classe de mots qui doivent avoir, & qui ont en effet dans toutes les langues les mêmes racines, parce qu’ils sont encore l’ouvrage de la nature, & qu’ils appartiennent à la nomenclature primitive. Ce sont ceux que nous devons à l’onomatopée, & qui ne sont que des noms imitatifs en quelque point des objets nommés. Je dis que c’est la nature qui les suggere ; & la preuve en est, que le mouvement naturel & général dans tous les enfans, est de désigner d’eux-mêmes les choses bruyantes, par l’imitation du bruit qu’elles font. Ils leur laisseroient sans doute à jamais ces noms primitifs & naturels, si l’instruction & l’exemple, venant ensuite à déguiser la nature & à la rectifier, ou peut-être à la dépraver, ne leur suggéroient les appellations arbitraires, substituées aux naturelles par les décisions raisonnées, ou, si l’on veut, capricieuses de l’usage. Voyez Onomatopée . Enfin il y a, sinon dans toutes les langues, du-moins dans la plûpart, une certaine quantité de mots entés sur les mêmes racines, & destinés ou à la même signification, ou à des significations analogues, quoique ces racines n’ayent aucun fondement du-moins apparent dans la nature. Ces mots ont passé d’une langue dans une autre, d’abord comme d’une langue primitive dans l’un de ses dialectes, qui par la succession des tems les a transmis à d’autres idiomes qui en étoient issus ; ou bien cette transmission s’est faite par un simple emprunt, tel que nous en voyons une infinité d’exemples dans nos langues modernes ; & cette transmission universelle suppose en ce cas que les objets nommés sont d’une nécessité générale : le mot sac que l’on trouve dans toutes les langues, doit être de cette espece. 2°. Nonobstant la réunion de tant de causes générales, dont la nature semble avoir préparé le concours pour amener tous les hommes à ne parler qu’une langue, & dont l’influence est sensible dans la multitude des racines communes à tous les idiomes qui divisent le genre humain ; il existe tant d’autres causes particulieres, également naturelles, & dont l’impression est également irrésistible, qu’elles ont introduit invinciblement dans les langues des différences matérielles, dont il seroit peut-être encore plus utile de découvrir la véritable origine, qu’il n’est difficile de l’assigner avec certitude. Le climat, l’air, les lieux, les eaux, le genre de vie & de nourriture produisent des variétés considérables dans la fine structure de l’organisation. Ces causes donnent plus de force à certaines parties du corps, ou en affoiblissent d’autres. Ces variétés qui échapperoient à l’Anatomie, peuvent être facilement remarquées par un philosophe observateur, dans les organes qui servent à la parole ; il n’y a qu’à prendre garde quels sont ceux dont chaque peuple fait le plus d’usage dans les mots de sa langue, & de quelle maniere il les emploie. On remarquera ainsi que l’hottentot a le fond de la gorge, & l’anglois l’extrémité des levres doués d’une très-grande activité. Ces petites remarques sur les variétés de la structure humaine peuvent quelquefois conduire à de plus importantes. L’habitude d’un peuple d’employer certains sons par préférence, ou de fléchir certains organes plutôt que d’autres, peut souvent être un bon indice du climat & du caractere de la nation qui en beaucoup de choses est déterminé par le climat, comme le génie de la langue l’est par le caractere de la nation. L’usage habituel des articulations rudes désigne un peuple sauvage & non policé. Les articulations liquides sont, dans la nation qui les emploie fréquemment, une marque de noblesse & de délicatesse, tant dans les organes que dans le goût. On peut avec beaucoup de vraissemblance attribuer au caractere mou de la nation chinoise, assez connu d’ailleurs, de ce qu’elle ne fait aucun usage de l’articulation rude r. La langue italienne, dont la plûpart des mots viennent par corruption du latin, en a amolli la prononciation en vieillissant, dans la même proportion que le peuple qui la parle a perdu de la vigueur des anciens Romains : mais comme elle étoit près de la source où elle a puisé, elle est encore des langues modernes qui y ont puisé avec elle, celle qui a conservé le plus d’affinité avec l’ancienne, du moins sous cet aspect. La langue latine est franche, ayant des voyelles pures & nettes, & n’ayant que peu de diphtongues. Si cette constitution de la langue latine en rend le génie semblable à celui des Romains, c’est à-dire propre aux choses fermes & mâles ; elle l’est d’un autre côté beaucoup moins que la grecque, & même moins que la nôtre, aux choses qui ne demandent que de l’agrément & des graces légeres. La langue grecque est pleine de diphtongues qui en rendent la prononciation plus allongée, plus sonore, plus gazouillée. La langue françoise pleine de diphtongues & de lettres mouillées, approche davantage en cette partie de la prononciation du grec que du latin. La réunion de plusieurs mots en un seul, ou l’usage fréquent des adjectifs composés, marque dans une nation beaucoup de profondeur, une appréhension vive, une humeur impatiente, & de fortes idées : tels sont les Grecs, les Anglois, les Allemans. On remarque dans l’espagnol que les mots y sont longs, mais d’une belle proportion, graves, sonores & emphatiques comme la nation qui les emploie. C’étoit d’après de pareilles observations, ou du moins d’après l’impression qui résulte de la différence matérielle des mots dans chaque langue, que l’empereur Charles Quint disoit qu’il parleroit françois à un ami, francese ad un amico ; allemand à son cheval, tedesco al suo cavallo ; italien à sa maîtresse, italiano alla sua signora ; espagnol à Dieu, spagnuolo à Dio ; & anglois aux oiseaux, inglese à gli uccelli. §. III. Ce que nous venons d’observer sur les convenances & les différences, tant intellectuelles que matérielles, des divers idiomes qui bigarrent, si je puis parler ainsi, le langage des hommes, nous met en état de discuter les opinions les plus généralement reçues sur les langues. Il en est deux dont la discussion peut encore fournir des réflexions d’autant plus utiles qu’elles seront générales ; la premiere concerne la génération successive des langues ; la seconde regarde leur mérite respectif. 1°. Rien de plus ordinaire que d’entendre parler de Langue mere , terme, dit M. l’abbé Girard, (Princip. disc. I. tom. I. pag. 30.)
« dont le vulgaire se sert, sans être bien instruit de ce qu’il doit entendre par ce mot, & dont les vrais savans ont peine à donner une explication qui débrouille l’idée informe de ceux qui en font usage. Il est de coutume de supposer qu’il y a des langues-meres parmi celles qui subsistent ; & de demander quelles elles sont ; à quoi on n’hésite pas de répondre d’un ton assuré que c’est l’hébreu, le grec & le latin. Par conjecture ou par grace, on défere encore cet honneur à l’allemand ».Quelles sont les preuves de ceux qui ne veulent pas convenir que le préjugé seul ait décidé leur opinion sur ce point ? Ils n’alleguent d’autre titre de la filiation des langues, que l’étymologie de quelques mots, & les victoires ou établissement du peuple qui parloit la langue matrice, dans le pays ou l’on fait usage de la langue prétendue dérivée. C’est ainsi que l’on donne pour fille à la langue latine, l’espagnole, l’italienne & la françoise : an ignoras, dit Jul. Cés. Scaliger, linguam gallicam, & italicam, & hispanicam linguae latinae abortum esse ? Le P. Bouhours qui pensoit la même chose, fait (II. entretien d’Ariste & d’Eug. trois soeurs de ces trois langues, qu’il caractérise ainsi.
« Il me semble que la langue espagnole est une orgueilleuse qui le porte haut, qui se pique de grandeur, qui aime le faste & l’excès en toutes choses. La langue italienne est une coquette, toujours parée & toujours fardée, qui ne cherche qu’à plaire, & qui se plaît beaucoup à la bagatelle. La langue françoise est une prude, mais une prude agréable qui, toute sage & toute modeste qu’elle est, n’a rien de rude ni de farouche ».Les caracteres distinctifs du génie de chacune de ces trois langues sont bien rendus dans cette alégogorie : mais je crois qu’elle peche, en ce qu’elle considere ces trois langues comme des soeurs, filles de la langue latine.
« Quand on observe, dit encore M. l’abbé Girard (ibid. pag. 27.), le prodigieux éloignement qu’il y a du génie de ces langues à celui du latin ; quand on fait attention que l’étymologie précede seulement les emprunts & non l’origine ; quand on sait que les peuples subjugués avoient leurs langues… Lorsqu’enfin on voit aujourd’hui de ses propres yeux ces langues vivantes ornées d’un article, qu’elles n’ont pu prendre de la latine où il n’y en eut jamais, & diamétralement opposées aux constructions transpositives & aux inflexions des cas ordinaires à celle-ci : on ne sauroit, à cause de quelques mots empruntés, dire qu’elles en sont les filles, ou il faudroit leur donner plus d’une mere. La grecque prétendroit à cet honneur ; & une infinité de mots qui ne viennent ni du grec ni du latin, revendiqueroient cette gloire pour une autre. J’avoue bien qu’elles en ont tiré une grande partie de leurs richesses ; mais je nie qu’elles lui soient redevables de leur naissance. Ce n’est pas aux emprunts ni aux étymologies qu’il faut s’arrêter pour connoître l’origine & la parenté des langues : c’est à leur génie, en suivant pas-à-pas leurs progrès & leurs changemens. La fortune des nouveaux mots, & la facilité avec laquelle ceux d’une langue passent dans l’autre, sur-tout quand les peuples se mêlent, donneront toujours le change sur ce sujet ; au lieu que le génie indépendant des organes, par conséquent moins susceptibles d’altération & de changement, se maintient au milieu de l’inconstance des mots, & conserve à la langue le véritable titre de son origine ».Le même académicien parlant encore un peu plus bas des prétendues filles du latin, ajoûte avec autant d’élégance que de vérité :
« on ne peut regarder comme un acte de légitimation le pillage que des langues étrangeres y ont fait, ni ses dépouilles comme un héritage maternel. S’il suffit pour l’honneur de ce rang (le rang de langue mere), de ne devoir point à d’autre sa naissance, & de montrer son établissement dès le berceau du monde ; il n’y aura plus dans notre système de la création qu’une seule langue mere ; & qui sera assez téméraire pour oser gratifier de cette antiquité une des langues que nous connoissons ? Si cet avantage dépend uniquement de remonter jusqu’à la confusion de Babel ; qui produira des titres authentiques & décisifs pour constater la préférence ou l’exclusion ? Qui est capable de mettre dans une juste balance toutes les langues de l’univers ? à peine les plus savans en connoissent cinq ou six. Où prendre enfin des témoignages non recusables ni suspects, & des preuves bien solides, que les premiers langages qui suivirent immédiatement le deluge, furent ceux qu’ont parlé dans la suite les Juifs, les Grecs, les Romains, ou quelques-uns de ceux que parlent encore les hommes de notre siecle » ?Voilà, si je ne me trompe, les vrais principes qui doivent nous diriger dans l’examen de la génération des langues ; ils sont fondés dans la nature du langage & des voies que le créateur lui-même nous a suggérées pour la manifestation extérieure de nos pensées. Nous avons vu plusieurs ordres de mots amenés nécessairement dans tous les idiomes par des causes naturelles, dont l’influence est antérieure & supérieure à nos raisonnemens, à nos conventions, à nos caprices ; nous avons remarqué qu’il peut y avoir dans toutes les langues, ou du-moins dans plusieurs une certaine quantité de mots analogues ou semblables, que des causes communes quoiqu’accidentelles y auroient établis depuis la naissance de ces idiomes différens : donc l’analogie des mots ne peut pas être une preuve suffisante de la filiation des langues, à moins qu’on ne veuille dire que toutes les langues modernes de l’Europe sont respectivement filles & meres les unes des autres, puisqu’elles sont continuellement occupées à grossir leurs vocabulaires par des échanges sans fin, que la communication des idées ou des vûes nouvelles rend indispensables. L’analogie des mots entre deux langues ne prouve que cette communication, quand ils ne sont pas de la classe des mots naturels. C’est donc à la maniere d’employer les mots qu’il faut recourir, pour reconnoître l’identité ou la différence du génie des langues, & pour statuer si elles ont quelque affinité ou si elles n’en ont point. Si elles en ont à cet égard, je consens alors que l’analogie des mots confirme la filiation de ces idiomes, & que l’un soit reconnu comme langue mere à l’égard de l’autre, ainsi qu’on le remarque dans la langue russiene, dans la polonoise, & dans l’illyrienne à l’égard de l’esclavonne dont il est sensible qu’elles tirent leur origine. Mais s’il n’y a entre deux langues d’autre liaison que celle qui naît de l’analogie des mots, sans aucune ressemblance de génie ; elles sont étrangeres l’une à l’autre : telles sont la langue espagnole, l’italienne & la françoise à l’égard du latin. Si nous tenons du latin un grand nombre de mots, nous n’en tenons pas notre syntaxe, notre construction, notre grammaire, notre article le, la, les, nos verbes auxiliaires, l’indéclinabilité de nos noms, l’usage des pronoms personnels dans la conjugaison, une multitude de tems différenciés dans nos conjugaisons, & confondus dans les conjugaisons latines ; nos procédés se sont trouvés inalliables avec les gérondifs, avec les usages que les Romains faisoient de l’infinitif, avec leurs inversions arbitraires, avec leurs ellipses accumulées, avec leurs périodes interminables. Mais si la filiation des langues suppose dans celle qui est dérivée la même syntaxe, la même construction, en un mot, le même génie que dans la langue matrice, & une analogie marquée entre les termes de l’une & de l’autre ; comment peut se faire la génération des langues, & qu’entend-on par une langue nouvelle ?
« Quelques-uns ont pensé, dit M. de Grandval dans son Discours historique déja cité, qu’on pouvoit l’appeller ainsi quand elle avoit éprouvé un changement considérable ; de sorte que, selon eux, la langue du tems de François I. doit être regardée comme nouvelle par rapport au tems de saint Louis, & de même celle que nous parlons aujourd’hui par rapport au tems de François I. quoiqu’on reconnoisse dans ces diverses époques un même fonds de langage, soit pour les mots, soit pour la construction des phrases. Dans ce sentiment, il n’est point d’idiome qui ne soit devenu successivement nouveau, étant comparé à lui-même dans ses âges différens. D’autres qualifient seulement de langue nouvelle celle dont la forme ancienne n’est plus intelligible : mais cela demande encore une explication ; car les personnes peu familiarisées avec leur ancienne langue ne l’entendent point du tout, tandis que ceux qui en ont quelque habitude l’entendent très-bien, & y découvrent facilement tous les germes de leur langage moderne. Ce n’est donc ici qu’une question de nom, mais qu’il falloit remarquer pour fixer les idées. Je dis à mon tour qu’une langue est la même, malgré ses variations, tant qu’on peut suivre ses traces, & qu’on trouve dans son origine une grande partie de ses mots actuels, & les principaux points de sa grammaire. Que je life les lois des douze tables, Ennius, ou Ciceron ; quelque différent que soit leur langage, n’est-ce pas toujours le latin ? Autrement il faudroit dire qu’un homme fait, n’est pas la même personne qu’il étoit dans son enfance. J’ajoute qu’une langue est véritablement la mere ou la source d’une autre, quand c’est elle qui lui a donné le premier être, que la dérivation s’en est faite par succession de tems, & que les changemens qui y sont arrivés n’ont pas effacé tous les anciens vestiges ».Ces changemens successifs qui transforment insensiblement une langue en une autre, tiennent à une infinité de causes dont chacune n’a qu’un effet imperceptible ; mais la somme de ces effets, grossis avec le tems & accumulés à la longue, produit enfin une différence qui caractérise deux langues sur un même fonds. L’ancienne & la moderne sont également analogues ou également transpositives ; mais en cela même elles peuvent avoir quelque différence. Si la construction analogue est leur caractere commun ; la langue moderne, par imitation du langage transpositif des peuples qui auront concouru à sa formation par leurs liaisons de voisinage, de commerce, de religion, de politique, de conquête, &c. pourra avoir adopté quelques libertés à cet égard ; elle se permettra quelques inversions qui dans l’ancien idiome auroient été des barbarismes. Si plusieurs langues sont dérivées d’une même, elles peuvent être nuancées en quelque sorte par l’altération plus ou moins grande du génie primitif : ainsi notre françois, l’anglois, l’espagnol & l’italien, qui paroissent descendre du celtique & en avoir pris la marche analytique, s’en écartent pourtant avec des degrés progressifs de liberté dans le même ordre que je viens de nommer ces idiomes. Le françois est le moins hardi, & le plus rapproché du langage originel ; les inversions y sont plus rares, moins compliquées, moins hardies : l’anglois se permet plus d’écarts de cette sorte : l’espagnol en a de plus hardis : l’italien ne se refuse en quelque maniere que ce que la constitution de ses noms & de ses verbes combinée avec le besoin indispensable d’être entendu, ne lui a pas permis de recevoir. Ces différences ont leurs causes comme tout le reste ; & elles tiennent à la diversité des relations qu’a eues chaque peuple avec ceux dont le langage a pû opérer ces changemens. Si au contraire la langue primitive & la dérivée sont constituées de maniere à devoir suivre une marche transpositive, la langue moderne pourra avoir contracté quelque chose de la contrainte du langage analogue des nations chez qui elle aura puisé les alterations successives auxquelles elle doit sa naissance & sa constitution. C’est ainsi sans doute que la langue allemande, originairement libre dans ses transpositions, s’est enfin soumise à toute la contrainte des langues de l’Europe au milieu desquelles elle est établie, puisque toutes les inversions sont décidées dans cet idiome, au point qu’une autre qui par elle-même ne seroit pas plus obscure, ou le seroit peut-être moins, y est proscrite par l’usage comme vicieuse & barbare. Dans l’un & dans l’autre cas, la différence la plus marquée entre l’idiome ancien & le moderne, consiste toujours dans les mots : quelques-uns des, anciens mots sont abolis, verborum vetus interit oetas ; (art. poet. 61.) parce que le hasard des circonstances en montre d’autres, chez d’autres peuples, qui paroissent plus énergiques, ou que l’oreille nationale, en se perfectionnant, corrige l’ancienne prononciation au point de défigurer le mot pour lui procurer plus d’harmonie : de nouveaux mots sont introduits, & juvenum ritu florent modo nata, vigentque, (ibid. 62.) parce que de nouvelles idées ou de nouvelles combinaisons d’idées en imposent la nécessité, & forcent de recourir à la langue du peuple auquel on est redevable de ces nouvelles lumieres ; & c’est ainsi que le nom de la boussole a passé chez tous les peuples qui en connoissent l’usage, & que l’origine italienne de ce mot prouve en même tems à qui l’univers doit cette découverte importante devenue aujourd’hui le lien des nations les plus éloignées. Enfin les mots sont dans une mobilité perpétuelle, bien reconnue & bien exprimée par Horace, (ibid. 70.)
2°. La question du mérite respectif des langues, & du degré de préférence qu’elles peuvent prétendre les unes sur les autres, ne peut pas se résoudre par une décision simple & précise. Il n’y a point d’idiome qui n’ait son mérite, & qui ne puisse, selon l’occurrence, devenir préférable à tout autre. Ainsi il est nécessaire, pour etablir cette solution sur des fondemens solides, de distinguer les diverses circonstances où l’on se trouve, & les différens rapports sous lesquels on envisage les langues. La simple énonciation de la pensée est le premier but de la parole, & l’objet commun de tous les idiomes : c’est donc le premier rapport sous lequel il convient ici de les envisager pour poser des principes raisonnables sur la question dont il s’agit. Or il est évident qu’à cet égard il n’y a point de langue qui n’ait toute la perfection possible & nécessaire à la nation qui la parle. Une langue, je l’ai déjà dit, est la totalité des usages propres à une nation, pour exprimer les pensées par la voix ; & ces usages fixent les mots & la syntaxe. Les mots sont les signes des idées, & naissent avec elles, de maniere qu’une nation formée & distinguée par son idiome, ne sauroit faire l’acquisition d’une nouvelle idée, sans faire en même tems celle d’un mot nouveau qui la représente : si elle tient cette idée d’un peuple voisin, elle en tirera de même le signe vocal, dont tout au plus elle réduira la forme matérielle à l’analogie de son langage ; au lieu de pastor, elle dira pasteur ; au lieu d’embaxada, embassade ; au lieu de batten, battre, &c. si c’est de son propre fonds qu’elle tire la nouvelle idée, ce ne peut être que le résultat de quelque combinaison des anciennes, & voilà la route tracée pour aller jusqu’à la formation du mot qui en sera le type ; puissance se dérive de puissant, comme l’idée abstraite est prise dans l’idée concrete ; parasol est composé de parer (garantir), & de soleil, comme l’idée de ce meuble est le résultat de la combinaison des idées. séparées de l’astre qui darde des rayons brûlans, & d’un obstacle qui puisse en parer les coups. Il n’y aura donc aucune idée connue dans une nation qui ne soit désignée par un mot propre dans la langue de cette nation : & comme tout mot nouveau qui s’y introduit, y prend toûjours l’empreinte de l’analogie nationale qui est le sceau nécessaire de sa naturalisation, il est aussi propre que les anciens à toutes les vûes de la syntaxe de cet idiôme. Ainsi tous les hommes qui composent ce peuple, trouvent dans leur langue tout ce qui est nécessaire à l’expression de toutes les pensées qu’il leur est possible d’avoir, puisqu’ils ne peuvent penser que d’après des idées connues. Cela même est la preuve la plus immédiate & la plus forte de la nécessité où chacun est d’étudier sa langue naturelle par préférence à toute autre, parce que les besoins de la communication nationale sont les plus urgens, les plus universels, & les plus ordinaires. Si l’on veut porter ses vûes au-delà de la simple énonciation de la pensée, & envisager tout le parti que l’art peut tirer de la différente constitution des langues, pour flatter l’oreille, & pour toucher le coeur, aussi bien que pour éclairer l’esprit ; il faut les considérer dans les procédés de leur construction analogue ou transpositive : l’hébreu & notre françois suivent le plus scrupuleusement l’ordre analytique ; le grec & le latin s’en écartoient avec une liberté sans bornes ; l’allemand, l’anglois, l’espagnol, l’italien tiennent entre ces deux extrémités une espece de milieu, parce que les inversions qui y sont admises, sont déterminées à tous égards par les principes mêmes de la constitution propre de chacune de ces langues. L’auteur de la Lettre sur les sourds & muets, envisageant les langues sous cet aspect, en porte ainsi son jugement, pag. 135 :
« La communication de la pensée étant l’objet principal du langage, notre langue est de toutes les langues la plus châtiée, la plus exacte, & la plus estimable, celle en un mot qui a retenu le moins de ces négligences que j’appellerois volontiers des restes de la balbutie des premiers âges ».Cette expression est conséquente au système de l’auteur sur l’origine des langues ! mais celui que l’on adopte dans cet article, y est bien opposé, & il feroit plûtôt croire que les inversions, loin d’être des restes de la balbutie des premiers âges, sont au contraire les premiers essais de l’art oratoire des siecles postérieurs de beaucoup à la naissance du langage ; la ressemblance du nôtre avec l’hébreu, dans leur marche analytique, donne à cette conjecture un degré de vraissemblance qui mérite quelque attention, puisque l’hébreu tient de bien près aux premiers âges. Quoi qu’il en soit, l’auteur poursuit ainsi :
« Pour continuer le parallele sans partialité, je dirois que nous avons gagné à n’avoir point d’inversions, ou du moins à ne les avoir ni trop hardies ni trop fréquentes, de la netteté, de la clarté, de la précision, qualités essentielles au discours ; & que nous y avons perdu de la chaleur, de l’éloquence, & de l’énergie. J’ajouterois volontiers que la marche didactique & réglée, à laquelle notre langue est assujettie, la rend plus propre aux sciences ; & que par les tours & les inversions que le grec, le latin, l’italien, l’anglois se permettent, ces langues sout plus avantageuses pour les lettres. Que nous pouvons mieux qu’aucun autre peuple, faire parler l’esprit, & que le bon sens choisiroit la langue françoise ; mais que l’imagination & les passions donneroient la préférence aux langues anciennes, & à celles de nos voisins : qu’il faut parler françois dans la société & dans les écoles de philosophie ; & grec, latin, anglois, dans les chaires & sur les théâtres ; que notre langue sera celle de la vérité, … & que la greque, la latine, & les autres seront les langues de la fable & du mensonge. Le françois est fait pour instruire, éclairer, & convaincre ; le grec, le latin, l’italien, l’anglois pour persuader, émouvoir, & tromper : parlez grec, latin, italien au peuple ; mais parlez françois au sage ».Pour réduite ce jugement à sa juste valeur, il faut seulement en conclure que les langues transpositives trouvent dans leur génie plus de ressources pour toutes les parties de l’art oratoire ; & que celui des langues analogues les rend d’autant plus propres à l’exposition nette & précise de la vérité, qu’elles suivent plus scrupuleusement la marche analytique de l’esprit. La chose est évidente en soi, & l’auteur n’a voulu rien dire de plus. Notre marche analytique ne nous ôte pas sans ressource la chaleur, l’éloquence, l’énergie ; elle ne nous ôte qu’un moyen d’en mettre dans nos discours, comme la marche transpositive du latin, par exemple, l’expose seulement au danger d’être moins clair, sans lui en faire pourtant une nécessité inévitable. C’est dans la même lettre, pag. 239. que je trouve la preuve de l’explication que je donne au texte que l’on vient de voit.
« Y a-t-il quelque caractere, dit l’auteur, que notre langue n’ait pris avec succès ? Elle est folâtre dans Rabelais, naïve dans la Fontaine & Brantome, harmonieuse dans Malherbe & Fléchier, sublime dans Corneille & Bossuet ; que n’est-elle point dans Boileau, Racine, Voltaire, & une foule d’autres écrivains en vers & en prose ? Ne nous plaignons donc pas : si nous savons nous en servir, nos ouvrages seront aussi précieux pour la postérité, que les ouvrages des anciens le sont pour nous. Entre les mains d’un homme ordinaire, le grec, le latin, l’anglois, l’italien ne produiront que des choses communes ; le françois produira des miracles sous la plume d’un homme de génie. Enquel que langue que ce soit, l’ouvrage que le génie soutient, ne tombe jamais ».Si l’on envisage les langues comme des instrumens dont la connoissance peut conduire à d’autres lumieres ; elles ont chacune leur mérite, & la préférence des unes sur les autres ne peut se décider que par la nature des vues que l’on se propose ou des besoins où l’on est. La langue hébraïque & les autres langues orientales qui y ont rapport, comme la chaldaïque, la syriaque, l’arabique, &c. donnent à la Théologie des secours infinis, par la connoissance précise du vrai sens des textes originaux de nos livres saints. Mais ce n’est pas-là le seul avantage que l’on puisse attendre de l’étude de la langue hébraïque : c’est encore dans l’original sacré que l’on trouve l’origine des peuples, des langues, de l’idolatrie, de la fable ; en un mot les fondemens les plus sûrs de l’histoire, & les clés les plus raisonnables de la Mythologie. Il n’y a qu’à voir seulement la Géographie sacrée de Samuel Bochart, pour prendre une haute idée de l’immensité de l’erudition que peut fournir la connoissance des langues orientales. La langue grecque n’est guere moins utile à la Théologie, non-seulement à cause du texte original de quelques-uns des livres du nouveau Testament, mais encore parce que c’est l’idiome des Chrysostomes, des Basiles, des Grégoires de Nazianze, & d’une foule d’autres peres dont les oeuvres font la gloire & l’édification de l’Eglise ; mais dans quelle partie la littérature cette belle langue n’est-elle pas d’un usage infini ? Elle fournit des maîtres & des modeles dans tous les genres ; Poësie, Eloquence, Histoire, Philosophie morale, Physique, Histoire naturelle, Médecine, Géographie ancienne, &c : & c’est avec raison qu’Esrame, Epist. liv. X, dit en propres termes : Hoc unum expertus, video nullis in litteris nos esse aliquid sine graecitate. La langue latine est d’une nécessité indispensable, c’est celle de l’église catholique, & de toutes les écoles de la chrétienté, tant pour la Philosophie & la Théologie, que pour la Jurisprudence & la Médecine : c’est d’ailleurs, & pour cette raison même, la langue commune de tous les savans de l’Europe, & dont il seroit à souhaiter peut-être que l’usage devint encore plus général & plus étendu, afin de faciliter davantage la communication des lumieres respectives des diverses nations qui cultivent aujourd’hui les sciences : car combien d’ouvrages excellens en tous genres de la connoissance desquels on est privé, faute d’entendre les langues dans lesquelles ils sont écrits ? En attendant que les savans soient convenus entre eux d’un langage de communication, pour s’épargner respectivement l’étude longue, pénible & toujours insuffisante de plusieurs langues étrangeres ; il faut qu’ils aient le courage de s’appliquer à celles qui leur promettent le plus de secours dans les genres d’étude qu’ils ont embrassés par goût ou par la necessité de leur état. La langue allemande a quantité de bons ouvrages sur le Droit public, sur la Médecine & toutes ses dépendances, sur l’histoire naturelle, principalement sur la Métallurgie. La langue angloise a des richesses immenses en fait de Mathémathiques, de Physique & de Commerce. La langue italienne offre le champ le plus vaste à la belle littérature, à l’étude des Arts & à celle de l’Histoire ; mais la langue françoise, malgré les déclamations de de ceux qui en censurent la marche pédestre, & qui lui reprochent sa monotonie, sa prétendue pauvreté, ses anomalies perpétuelles, a pourtant des chefs-d’oeuvres dans presque tous les genres. Quels trésors que les mémoires de l’académie royale des Sciences, & de celle des Belles-lettres & Inscriptions ! & si l’on jette un coup-d’oeil sur les écrivains marqués de notre nation, on y trouve des philosophes & des géometres du premier ordre, des grands métaphysiciens, de sages & laborieux antiquaires, des artistes habiles, des jurisconsultes profonds, des poëtes qui ont illustré les Muses françoises à l’égal des Muses grecques, des orateurs sublimes & pathétiques, des politiques dont les vues honorent l’humanité. Si quelqu’autre langue que la latine devient jamais l’idiome commun des savans de l’Europe, la langue françoise doit avoir l’honneur de cette préférence : elle a déja les suffrages de toutes les cours où on la parle presque comme à Versailles ; & il ne faut pas douter que ce goût universel ne soit dû autant aux richesses de notre littérature, qu’à l’influence de notre gouvernement sur la politique générale de l’Europe. (B. E. R. M.)
« Je trouve, dit M. de Dangeau (opusc. pag. 59.), que l’on a fait … de cineris, cendre ; de tenor, tendre ; de ponere, pondre ; de veneris dies, vendredi ; de gener, gendre ; de generare, engendrer ; de minor, moindre. Par la même raison à peu près, on a changé le g en d, entre un n & un r ; on a fait de fingere, feindre ; de pingere, peindre ; de jungere, joindre ; de ungere, oindre ; parce que le g est à peu près la même lettre que le d ».On voit dans les premiers exemples, que le n du mot radical a attiré le d dans le mot dérivé ; & dans les derniers, que le g du primitif est changé en d dans le dérivé ; ce qui suppose entre ces articulations une affinité qui ne peut être que celle de leur génération commune. Les articulations linguales que je nomme sifflantes, different en effet des autres, en ce qu’elles peuvent se continuer quelque-tems & devenir alors une espece de sifflement. Nous en avons quatre, z, s, j, ch, qu’il convient de nommer ze, se, je, che. Les deux premieres exigent une disposition organique toute différente des deux autres ; & elles different du fort au foible ; ainsi que les deux dernieres. On doit bien juger que ces lettres sont plus ou moins commuables entr’elles, à raison de ces différences. Ainsi le changement de z en s est une regle générale dans la formation du tems, que je nommerois présent postérieur, mais que l’on appelle communément le futur des verbes en ζω de la quatrieme conjugaison des barytons ; de φράζω, φράσω : au contraire, dans le verbe allemand zischen, siffler, qui vient du grec σίζειν, le σ ou s grec est changé en z, & le ζ ou z grec est changé en sch qui répond à notre ch françois.
« Quand les Parisiens, dit encore M. de Dangeau (Opusc. pag. 50.), prononcent les mots chevaux & cheveux, ils prononceroient très distinctement le ch de la premiere syllabe, s’ils se vouloient donner le tems de prononcer l’e féminin, & qu’ils prononçassent ces mots en deux syllabes : mais s’ils veulent, en pressant leur prononciation, manger cet e féminin, & joindre sans milieu la premiere consonne avec l’v, consonne qui commence la seconde syllabe ; cette consonne qui est foible affoiblit le ch qui devient j, & ils diront jvaux, & jveux ».Au reste, ces quatre articulations linguales ne sont pas les seules sifflantes : les deux semi-labiales v & f, sont dans le même cas, puisqu’on peut de même les faire durer quelque tems ; comme une sorte de sifflement. Elles different des linguales sifflantes par la différence des dispositions organiques, qui font du même organe diversement arrangé deux instrumens aussi différens que le haut-bois, par exemple, & la flûte. L’articulation gutturale h, qui n’est qu’une expiration forte & que l’on peut continuer quelque-tems, est encore par-là même analogue aux autres articulations sifflantes. De-là encore la possibilité de mettre les unes pour les autres, & la réalité de ces permutations dans plusieurs mots dérivés : h pour f dans l’espagnol humo, fumée, venu de fumus ; f pour h dans le latin festum venu de ἑστιᾶν ; v pour h dans vesta dérivé de ἑστία ; pour s dans verro qui vient de σαίρω ; s pour h dans super au lieu du grec ὑπὲρ, &c. Les articulations linguales liquides sont ainsi nommées, comme je l’ai déja dit ailleurs, (Voyez L.) parce qu’elles s’allient si bien avec plusieurs autres articulations qu’elles n’en paroissent plus faire ensemble qu’une seule, de même que deux liqueurs s’incorporent au point qu’il résulte de leur mélange une troisieme liqueur qui n’est plus ni l’une ni l’autre. Nous en avons deux le & re représentées par l & r : la premiere s’opere d’un seul coup de la langue vers le palais ; la seconde est l’effet d’un trémoussement réitéré de la langue. Le titre de la dénomination qui leur est commune, est aussi celui de leur permutation respective ; comme dans varius qui vient de βαλίος, où l’on voit tout à la fois le β changé en v, & le λ en r ; de même milites a été d’abord substitué à melites, descendu de mérites par le changement de r en l, & ce dernier mot venoit de mereri, selon Vossius, dans son traité de litterarum permutatione. Pour ce qui est des articulations mouillées, je n’entreprendrai pas d’assigner l’origine de cette dénomination : je n’y entends rien, à moins que le mot mouillé lui même, donné d’abord en exemple de l mouillé, n’en soit devenu le nom, & ensuite du gn par compagnie : ce sont les deux seules mouillées que nous ayons. (B. E. R. M.)
« La métalepse est une espece de métonymie, par laquelle on explique ce qui suit, pour faire entendre ce qui précede, ou ce qui précede, pour faire entendre ce qui suit : elle ouvre, pour ainsi-dire, la porte, dit Quintilen, afin que vous passiez d’une idée à une autre ; ex alio in aliud viam proestat, Inst. VIII. 6. c’est l’antécédent pour le conséquent, ou le conséquent pour l’antécédent ; & c’est toujours le jeu des idées accessoires dont l’une éveille l’autre. Le partage des biens se faisoit souvent, & se fait encore aujourd’hui, en tirant au sort. Josué se servit de cette maniere de partager : Cumque surrexissent viri, ut pergerent ad describendam terram, proecepit eis Josue dicens : circuite terram, & describite eam, ac revertimini ad me ; ut hîc, coram Domino, in Silo vobis mittam sortem. Josué XVIII. 8. Le sort précede le partage ; de-là vient que sors, en latin, se prend souvent pour le partage même, pour la portion qui est échue en partage ; c’est le nom de l’antécédent qui est donné au conséquent. Sors signifie encore jugement, arrêt ; c’étoit le sort qui décidoit chez les Romains, du rang dans lequel chaque cause devoit être plaidée. En voici la preuve dans la remarque de Servius, sur ce vers de Virgile, Æn. v. 431. Nec verò hae sine sorte datae, sine judice sedes. Sur quoi Servius s’exprime ainsi : Ex more romano non audiebantur causae, nisi per sortem ordinatae. Tempore enim quo causae audiebantur, conveniebant omnes, unde & concilium : & ex sorte dierum ordinem accipiebant, quo post dies triginta suas causas exequerentur ; unde est, urnam movet. Ainsi quand on a dit sors pour jugement, on a pris l’antécédent pour le conséquent. Sortes en latin, se prend encore pour un oracle ; soit parce qu’il y avoit des oracles qui se rendoient par le sort, soit parce que les réponses des oracles étoient comme autant de jugemens qui regloient la destinée, le partage, l’état de ceux qui les consultoient. On croit avant que de parler ; je crois, dit le prophete, & c’est pour cela que je parle : credidi, propter quod locutus sum. Ps. CXV. 1. Il n’y a point là de métalepse ; mais il y a une métalepse quand on se sert de parler ou dire pour signifier croire. Direz-vous après cela que je ne suis pas de vos amis ? c’est-à dire, croirez-vous ? aurez-vous sujet de dire ? »[On prend ici le conséquent pour l’antécédent.]
« Cedo veut dire dans le sens propre, je cede, je me rends ; cependant par une métalepse de l’antécédent pour le conséquent, cedo signifie souvent, dans les meilleurs auteurs, dites ou donnez : cette signification vient de ce que quand quelqu’un veut nous parler, & que nous parlons toujours nous-mêmes, nous ne lui donnons pas le tems de s’expliquer : écoutez-moi, nous dit il, eh bien je vous cede, je vous écoute, parlez : cedo, dic. Quand on veut nous donner quelque chose, nous refusons souvent par civilité ; on nous presse d’accepter, & enfin nous répondons je vous cede, je vous obéis, je me rends, donnez ; cedo, da : cedo qui est le plus poli de ces deux mots, est demeuré tout seul dans le langage ordinaire, sans être suivi de dic ou de da, qu’on supprime par ellipse : cedo signifie alors ou l’un ou l’autre de ces deux mots, selon le sens ; c’est ce qui précéde pour ce qui suit : & voilà pourquoi on dit également cedo, soit qu’on parle à une seule personne ou à plusieurs ; car tout l’usage de ce mot, dit un ancien grammairien, c’est de demander pour soi : cedo, sibi poscit & est immobile. Corn. Fronto, apud autores L. L. pag. 1335. verbo Cedo . On rapporte de même à la métalepse ces façons de parler, il oublie les bienfaits, c’est-à-dire, il n’est pas reconnoissant : souvenez-vous de notre convention, c’est-à-dire, observez notre convention : Seigneur, ne vous ressouvenez point de nos fautes, c’est-à-dire, ne nous en punissez point, accordez-nous en le pardon : je ne vous connois pas, c’est-à-dire, je ne fais aucun cas de vous, je vous méprise, vous êtes à mon égard comme n’étant point : quem omnes mortales ignorant & ludificant. Plaut. Amphi. act. IV. se. iij. 13. Il a été, il a vécu, veut dire souvent il est mort ; c’est l’antécédent poue le conséquent. C’en est fait, madame, & j’ai vécu. (Rac. Mithrid. act. V. sc. derniere.), c’est-à-dire, je me meurs. Un mort est regretté par les amis, ils voudroient qu’il fût encore en vie, ils souhaitent celui qu’ils ont perdu, ils le desirent : ce sentiment suppose la mort, ou du moins l’absence de la personne qu’on regrette. Ainsi la mort, la perte, ou l’absence sont l’antécédent, & le desir, le regret sont le conséquent. Or en latin desiderari, être souhaité, se prend pour être mort, être perdu, être absent ; c’est le conséquent pour l’antécédent, c’est une métalepse. Ex parte Alexandri triginta omninò & duo, on selon d’autres, trecenti omninò, ex peditibus desiderati sunt (Q. Curt. III. 11. in fin.) ; du côté d’Alexandre il n’y cut en tour que trois cent fantassins de tues, Alexandre ne perdit que trois cent hommes d’infanterie. Nulla navis desiderabatur (Coes.), aucun vaisseau n’etoit desiré, c’est-à-dire aucun vaisseau ne périt, il n’y eut aucun vaisseau de perdu. Je vous avois promis que je ne serois que cinq ou six jours à la campagne, dit Horace à Mécénas, & cependant j’y ai déjà passé tout le mois d’Août. Epit. I vij. où vous voyez que desideror veut dire, par métalepse, je suis absent de Rome, je me tiens à la campagne. Par la même figure, desiderari signifie encore deficere, manquer, être tel que les autres aient besoin de nous. Cornélius Népos, Epam. 7, dit que les Thébains, par des intrigues particulieres, n’ayant point mis Epaminondas à la tête de leur armée, reconnurent bientôt le besoin qu’ils avoient de son habileté dans l’art militaire : desirari coepta est Epaminondae diligentia. Il dit encore, (ibid. 5.) que Ménéclide jaloux de la gloire d’Epaminondas, exhortoit continuellement les Thébains à la paix, afin qu’ils ne sentissent point le besoin qu’ils avoient de ce général : hortari so- lebat Thebanos ut pacem bello anteferrent, ne illius imperatoris opera desideraretur. La métalepse se fait donc lorsqu’on passe, comme par degrés, d’une signification à une autre : par exemple, quand Virgile a dit, Eclog. I. 70. après quelques épis, c’est à-dire, après quelques années : les épis supposent le tems de la moisson, le tems de la moisson suppose l’été, & l’été suppose la révolution de l’année. Les Poëtes prennent les hivers, les étés, les moissons, les automnes, & tout ce qui n’arrive qu’une fois en une année, pour l’année même. Nous disons dans le discours ordinaire, c’est un vin de quatre feuilles, pour dire c’est un vin de quatre ans ; & dans les coutumes (cout. de Loudun. tit. xiv. art. 3.) on trouve bois de quatre feuilles, c’est à-dire, bois de quatre années. Ainsi le nom des différentes operations de l’Agriculture se prend pour le tems de ces opérations, c’est le conséquent pour l’ant cedent ; la moisson se prend pour le tems de la moisson, la vendange pour le tems de la vendange ; il est mort pend int la moisson, c’est-à-dire, dans le tems de la moisson. La moisson se fait ordinairement dans le mois d’Août, ainsi par métonymie ou métalepse, on appelle la moisson l’Août, qu’on prononce l’oû ; alors le tems dans lequel une chose se fait se prend pour la chose même, & toujours à cause de la liaison que les idées accessoires ont entre elles. On rapporte aussi à cette figure, ces façons de parler des Poëtes, par lesquelles ils prennent l’antécédent pour le conséquent, lorsqu’au lieu d’une description, ils nous mettent devant les yeux le fait que la description suppose. Ô Ménalque ! si nous vous perdions, dit Virgile, Eclog. IV. 19. qui émailleroit la terre de fleurs ? qui teroit couler les fontaines sous une ombre verdoyante ? Quis humum florentibus herbis spargeret, aut viridi fontes induceret umbrâ ? c’est-à-dire, qui chanteroit la terre émaillée de fleurs ? qui nous en feroit des descriptions aussi vives & aussi riantes que celles que vous en faites ? qui nous peindroit, comme vous, ces ruisseaux qu cou ent sous une ombre verte ? Le même poëte a dit, Ecl. VI. 6. que Silene enveloppa chacune des soeurs de Phaëton avec une écorce amere, & fit sortir de terre de grands peupliers : Tum Phaëtontiadas musco circumdat amarae corticis, atque solo proceras erigit alnos ; c’est-à-dire, que Silene chanta d’une maniere si vive la métamorphose des soeurs de Phaeton en peupliers, qu’on croit voir ce changement. Ces façons de parler peuvent aussi être rapportées à l’hypothipose ».[Elles ne sont pas l’hypotipose ; mais elles lui prêtent leur secours]. (B. E. R. M.)
« c’est, dit M. du Marsais, une figure, par laquelle on transporte, pour ainsi dire, la signification propre d’un nom (j’aimerois mieux dire d’un mot) à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’un comparaison qui est dans l’esprit. Un mot pris dans un sens métaphorique perd sa signification propre, & en prend une nouvelle qui ne se présente à l’esprit que par la comparaison que l’on fait entre le sens propre de ce mot, & ce qu’on lui compare : par exemple, quand on dit que le mensonge se pare souvent des couleurs de la vérité ; en cette phrase, couleurs n’a plus de signification propre & primitive ; ce mot ne marque plus cette lumiere modifiée qui nous fait voir les objets ou blancs, ou rouges, ou jaunes, &c. il signifie les dehors, les apparentes ; & cela par comparaison entre le sens propre de couleurs & les dehors que prend un homme qui nous en impose sous le masque de la sincérité. Les couleurs font connoître les objets sensibles, elles en font voir les dehors & les apparences ; un homme qui ment, imite quelquefois si bien la contenance & le discours de celui qui ne ment pas, que lui trouvant le même dehors & pour ainsi dire les mêmes couleurs, nous croyons qu’il nous dit la vérité : ainsi comme nous jugeons qu’un objet qui nous paroît blanc est blanc, de même nous sommes souvent la dupe d’une sincérité apparente ; & dans le tems qu’un imposteur ne fait que prendre les dehors d’homme sincere, nous croyons qu’il nous parle sincerement. Quand on dit la lumiere de l’esprit, ce mot de lumiere est pris métaphoriquement ; car comme la lumiere dans le sens propre nous fait voir les objets corporels, de même la faculté de connoître & d’appercevoir, éclaire l’esprit & le met en état de porter des jugemens sains. La métaphore est donc une espece de trope ; le mot, dont on se sert dans la métaphore, est pris dans un autre sens que dans le sens propre ; il est, pour ainsi dire, dans une demeure empruntée, dit un ancien, festus, verbo metaphoram : ce qui est commun & essentiel à tous les tropes. De plus, il y a une sorte de comparaison où quelque rapport équivalent entre le mot auquel on donne un sens métaphorique, & l’objet à quoi on veut l’appliquer ; par exemple, quand on dit d’un homme en colere, c’est un lion, lion est pris alors dans un sens métaphorique ; on compare l’homme en colere au lion, & voilà ce qui distingue la métaphore des autres figures ».[Le P. Lami dit dans sa rhétorique, liv. II. ch. iij. que tous les tropes sont des métaphores ; car, dit-il, ce mot qui est grec, signifie translation ; & il ajoute que c’est par antonomase qu’on le donne exclusivement au trope dont il s’agit ici. C’est que sur la foi de tous les Rhéteurs, il tire le nom μεταφορὰ des racines μετὰ & φέρω, en traduisant μετὰ par trans, en sorte que le mot grec μεταφορὰ est synonyme au mot latin translatio, comme Cicéron lui-même & Quintilien l’ont traduit : mais cette préposition pouvoit aussi-bien se rendre par cùm, & le mot qui en est composé par collatio, qui auroit très-bien exprimé le caractere propre du trope dont il est question, puisqu’il suppose toujours une comparaison mentale, & qu’il n’a de justesse qu’autant que la similitude paroît exacte. Pour rendre le discours plus coulant & plus élégant, dit M. Warbuthon (Essai sur les hiéroglyphes, t. I. part. I. §. 13.), la similitude a produit la métaphore, qui n’est autre chose qu’une similitude en pétit. Car les hommes étant aussi habitués qu’ils le sont aux objets matériels, ont toujours eu besoin d’images sensibles pour communiquer leurs idées abstraites. La métaphore, dit-il plus loin, (part. II. §. 35.) est dûe-évidemment à la grossiereté de la conception… Les premiers hommes étant simples ; grossiers & plongés dans le sens, ne pouvoient exprimer leurs conceptions imparfaites des idées abstraites, & les opérations réfléchies de l’entendement qu’à l’aide des images sensibles, qui, au moyen de cette application, devenoient métaphores. Telle est l’origine véritable de l’expression figurée, & elle ne vient point, comme on le suppose ordinairement, du feu d’une imagination poétique. Le style des Barbares de l’Amérique, quoiqu’ils soient d’une compléxion très-froide & très-flegmatique, le démontre encore aujourd’hui. Voici ce qu’un savant missionnaire dit des Iroquois, qui habitent la partie septenttionale du continent. Les Iroquois, comme les Lacédémoniens, veulent un discours vif & concis. Leur style est cependant figuré & tout métaphorique. (Moeurs des sauv. améric. par le P. Lafiteau, t. I. p. 480.) Leur phlegme a bien pu rendre leur style concis, mais il n’a pas pu en retrancher les figures… Mais pourquoi aller chercher si loin des exemples ? Quiconque voudra seulement faire attention à ce qui échappe généralement aux réflexions des hommes, parce qu’il est trop ordinaire, peut observer que le peuple est presque toujours porté à parler en figures.]
« En effet, disoit M. du Marsais, (Trop. part. I. art. j.) je suis persuadé qu’il se fait plus de figures un jour de marché à la Halle, qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques ».[Il est vrai, continue M. Warburthon, que quand cette disposition rencontre une imagination ardente qui a été cultivée par l’exercice & la méditation, & qui se plaît à peindre des images vives & fortes, la métaphore est bientôt ornée de toutes les fleurs de l’esprit. Car l’esprit consiste à employer des images énergiques & métaphoriques en se servant d’allusions extraordinaires, quoique justes.]
« Il y a cette différence, reprend M. du Marsais, entre la métaphore & la comparaison, que dans la comparaison on se sert de termes qui font connoître que l’on compare une chose à une autre ; par exemple, si l’on dit d’un homme en colere qu’il est comme un lion, c’est une comparaison ; mais quand on dit simplement, c’est un lion, la comparaison n’est alors que dans l’esprit & non dans les termes, c’est une métaphore ».[Eoque distat, quod illa (la similitude) comparatur rei quam volumus exprimere ; hoec (la métaphore) pro ipsâ re dicitur. Quint. Inst. VIII. 6. de Tropis.]
« Mesurer, dans le sens propre, c’est juger d’une quantité inconnue par une quantité connue, soit par le secours du compas, de la regle, ou de quelque autre instrument, qu’on appelle mesure. Ceux qui prennent bien toutes leurs précautions pour arriver à leurs fins, sont comparés à ceux qui mesurent quelque quantité ; ainsi on dit par métaphore qu’ils ont bien pris leurs mesures. Par la même raison, on dit que les personnes d’une condition médiocre ne doivent pas se mesurer avec les grands, c’est-à-dire vivre comme les grands, se comparer à eux, comme on compare une mesure avec ce qu’on veut mesurer. On doit mesurer sa dépense à son revenu, c’est-à-dire qu’il faut régler sa dépense sur son revenus la quantité du revenu doit être comme la mesure de la quantité de la dépense. Comme une clé ouvre la porte d’un appartement & nous en donne l’entrée, de même il y a des connoissances préliminaires qui ouvrent, pour ainsi dire, l’entrée aux sciences plus profondes : ces connoissances ou principes sont appellés clés par métaphore ; la Grammaire est la clé des sciences : la Logique est la clé de la Philosophie. On dit aussi d’une ville fortifiée qui est sur une frontiere, qu’elle est la clé du royaume, c’est-à-dire que l’ennemi qui se rendroit maître de cette ville, seroit à portée d’entrer ensuite avec moins de peine dans le royaume dont on parle. Par la même raison, l’on donne le nom de clé, en terme de Musique, à certaines marques ou caracteres que l’on met au commencement des lignes de musique : ces marques font connoître le nom que l’on doit donner aux notes ; elles donnent, pour ainsi dire, l’entrée du chant. Quand les métaphores sont régulieres, il n’est pas difficile de trouver le rapport de comparaison. La métaphore est donc aussi étendue que la comparaison ; & lorsque la comparaison ne seroit pas juste ou seroit trop recherchée, la métaphore ne seroit pas réguliere. Nous avons déja remarqué que les langues n’ont pas autant de mots que nous avons d’idées ; cette disette de mots a donné lieu à plusieurs métaphores : par exemple, le coeur tendre, le coeur dur, un rayon de miel, les rayons d’une roue, &c. L’imagination vient, pour ainsi dire, au secours de cette disette ; elle supplée par les images & les idées accessoires aux mots que la langue peut lui fournir ; & il arrive même, comme nous l’avons déja dit, que ces images & ces idées accessoires occupent l’esprit plus agréablement que si l’on se servoit de mots propres, & qu’elles rendent le discours plus énergique : par exemple, quand on dit d’un homme endormi qu’il est enseveli dans le sommeil, cette métaphore dit plus que si l’on disoit simplement qu’il dort. Les Grecs surprirent Troie ensevelie dans le vin & dans le sommeil, (invadunt urbem somno vinoque sepultam, Æn. II. 265.) Remarquez 1° que dans cet exemple sepultam a un sens tout nouveau & différent du sens propre. 2° Sepultam n’a ce nouveau sens que parce qu’il est joint à somno vinoque, avec lesquels il ne sauroit être uni dans le sens propre ; car ce n’est que par une nouvelle union des termes que les mots se donnent le sens métaphorique. Lumiere n’est uni dans le sens propre qu’avec le feu, le soleil & les autres objets lumineux ; celui qui le premier a uni lumiere à esprit, a donné à lumiere un sens métaphorique, & en a fait un mot nouveau par ce nouveau sens. Je voudrois que l’on pût donner cette interprétation à ces paroles d’Horace : (Art poet. 47.) La métaphore est très-ordinaire ; en voici encore quelques exemples. On dit dans le sens propre, s’enivrer de quelque liqueur ; & l’on dit par métaphore, s’enivrer de plaisirs ; la bonne fortune enivre les sots, c’est-à-dire qu’elle leur fait perdre la raison, & leur fait oublier leur premier état. Donner un frein à ses passions, c’est-à-dire n’en pas suivre tous les mouvemens, les modérer, les retenir comme on retient un cheval avec le frein, qui est un morceau de fer qu’on met dans la bouche d’un cheval. Mézerai, parlant de l’hérésie, dit qu’il étoit nécessaire d’arracher cette zizanie, (Abrégé de l’hist. de Fr. François II.) c’est-à-dire, cette semence de division ; zizanie est là dans un sens métaphorique : c’est un mot grec, ζιζάνιον, lolium, qui veut dire ivraie, mauvaise herbe qui croît parmi les blés & qui leur est nuisible. Zizanie n’est point en usage au propre, mais il se dit par métaphore pour discorde, mesintelligence, division, semer la zizanie dans une famille. Materia (matiere) se dit dans le sens propre de la substance étendue, considérée comme principe de tous les corps ; ensuite on a appellé matiere par imitation & par métaphore ce qui est le sujet, l’argument, le thème d’un discours, d’un poëme ou de quelque autre ouvrage d’esprit. Le prologue du I. liv. de Phedre commence ainsi : j’ai poli la matiere, c’est à-dire, j’ai donné l’agrément de la poésie aux fables qu’Esope a inventées avant moi. Cette maison est bien riante, c’est à-dire, elle inspire la gaieté comme les personnes qui rient. La fleur de la jeunesse, le feu de l’amour, l’aveuglement de l’esprit, le fil d’un discours, le fil des affaires. C’est par métaphore que les différentes classes ou considérations auxquelles se réduit tout ce qu’on peut dire d’un sujet, sont appellées lieux communs en rhétorique & en logique, loci communes. Le genre, l’espece, la cause, les effets, &c. sont des lieux communs, c’est à-dire que ce sont comme autant de cellules où tout le monde peut aller prendre, pour ainsi dire, la matiere d’un discours & des argumens sur toutes sortes de sujets. L’attention que l’on fait sur ces différentes classes, réveille des pensées que l’on n’auroit peut être pas sans ce secours. Quoique ces lieux communs ne soient pas d’un grand usage dans la pratique, il n’est pourtant pas inutile de les connoître ; on en peut faire usage pour réduire un discours à certains chefs ; mais ce qu’on peut dire pour & contre sur ce point n’est pas de mon sujet. On appelle aussi en Théologie par métaphore, loci theologici, les différentes sources où les Théologiens puisent leurs argumens. Telles sont l’Ecriture sainte, la tradition contenue dans les écrits des saints peres, des conciles, &c. En termes de Chimie, regne se dit par métaphore, de chacune des trois classes sous lesquelles les Chimistes rangent les êtres naturels. 1° Sous le regne animal, ils comprennent les animaux. 2° Sous le regne végétal, les végétaux, c’est-à-dire ce qui croit, ce qui produit, comme les arbres & les plantes. 3° Sous le regne minéral, ils comprennent tout ce qui vient dans les mines. On dit aussi par métaphore que la Géographie & la Chronologie sont les deux yeux de l’Histoire. On personnifie l’Histoire, & on dit que la Géographie & la Chronologie sont, à l’égard de l’Histoire, ce que les yeux sont à l’égard d’une personne vivante ; par l’une elle voit, pour ainsi due, les lieux, & par l’autre les tems ; c’est-à dire qu’un historien doit s’appliquer à faire connoître les lieux & les temps dans lesquels se sont passes les faits dont il décrit l’histoire. Les mots primitifs d’ou les autres sont dérivés ou dont ils sont composés, sont appellés racines par métaphore : il y a des dictionnaires où les mots sont rangés par racines. On dit aussi par métaphore, parlant des vices ou des vertus, jetter de profondes racines, pour dire s’affermir. Calus, dureté, durillon, en latin callum, se prend souvent dans un sens métaphorique ; labor quasi callum quoddam obducit dolori, dit Cicéron, Tusc. II. n. 15. seu 36 ; le travail fait comme une espece de calus à la douleur, c’est à-dire que le travail nous rend moins sensibles à la douleur ; & au troisieme livre des Tusculanes, n. 22. sect. 53, il s’exprime de cette sorte : Magis me moverant Corinthi subito ad pectae parietinae, quam ipsos Corinthios, quorum animis diuturna cogitatio callum vetustatis obduxarat ; je fus plus touché de voir tout-d’un-coup les murailles ruinées de Corinthe, que ne l’étoient les Corinthiens mêmes, auxquels l’habitude de voir tous les jours depuis long tems leurs murailles abattues, avoit apporté le calus de l’ancienneté, c’est-à dire que les Corinthiens, accoutumés à voir leurs murailles ruinées, n’étoient plus touchés de ce malheur. C’est ainsi que callere, qui dans le sens propre veut dire avoir des durillons, être endurci, signifie ensuite par extension & par métaphore, savoir Bien, connoître parfaitement, ensorte qu’il se soit fait comme un calus dans l’esprit par rapport à quelque connoissance. Quo pacto id fieri soleat calleo, (Ter. Heaut. act. III. se. ij. v. 37.) la maniere dont cela se fait, a fait un calus dans mon esprit ; j’ai médité sur cela, je sais à merveille comment cela se fait ; je suis maitre passé, dit madame Dacier. Illius sensum calleo, (id. Adelph. act. IV. sc. j. v. 17.) j’ai étudié son humeur, je suis accoutume à ses manieres, je sais le prendre comme il faut. Vûe se dit au propre de la faculté de voir, & par extension de la maniere de regarder les objets : ensuite on donne par métaphore le nom de vûe aux pensées, aux projets, aux desseins, avoir de grandes vûes, perdre de vûe une entreprise, n’y plus penser. Goût se dit au propre du sens par lequel nous recevons les impressions des saveurs. La langue est l’organe du goût. Avoir le goût dépravé, c’est à-dire trouver bon ce que communément les autres trouvent mauvais, & trouver mauvais ce que les autres trouvent bon. Ensuite on se sert du terme de goût par métaphore, pour marquer le sentiment interieur dont l’esprit est affecté à l’occasion de quelque ouvrage de la nature ou de l’art. L’ouvrage plaît ou déplaît, on l’approuve ou on le desapprouve, c’est le cerveau qui est l’organe de ce goût- là. Le goût de Paris s’est trouvé conforme au goût d’Athènes, dit Racine dans sa préface d’Iphigénie, c’est à-dire, comme il le dit lui-même, que les spectateurs ont été émus à Paris des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce. Il en est du goût pris dans le sens figuré, comme du goût pris dans le sens propre. Les viandes plaisent ou déplaisent au goût sans qu’on soit obligé de dire pourquoi : un ouvrage d’esprit, une pensée, une expression plaît ou déplaît, sans que nous soyons obligés de pénétrer la raison du sentiment dont nous sommes affectés. Pour se bien connoître en mets & avoir un goût sûr, il faut deux choses ; 1° un organe délicat ; 2° de l’expérience, s’être trouvé souvent dans les bonnes tables, &c. on est alors plus en état de dire pourquoi un mets est bon ou mauvais. Pour être connoisseur en ouvrage d’esprit, il faut un bon jugement, c’est un present de la nature ; cela dépend de la disposition des organes ; il faut encore avoir fait des observations sur ce qui plaît ou sur ce qui déplaît ; il faut avoir su allier l’étude & la méditation avec le commerce des personnes éclairées, alors on est en état de rendre raison des regles & du goût. Les viandes & les assaissonnemens qui plaisent aux uns, déplaisent aux autres ; c’est un effet de la différente constitution des organes du goût : il y à cependant sur ce point un goût général auquel il faut avoir égard, c’est-à-dire qu’il y a des viandes & des mets qui sont plus généralement au goût des personnes délicates. Il en est de même des ouvrages d’esprit : un auteur ne doit pas se flatter d’attirer à lui tous les suffrages, mais il doit se conformer au goût général des personnes éclairées qui sont au fait. Le goût, par rapport aux viandes, dépend beaucoup de l’habitude & de l’éducation : il en est de même du goût de l’esprit ; les idées exemplaires que nous avons reçues dans notre jeunesse, nous fervent de regle dans un âge plus avancé ; telle est la force de l’éducation, de l’habitude & du préjugé. Les organes accoutumés à une telle impression en sont flattés de telle sorte, qu’une impression indifférente ou contraire les afflige : ainsi, malgré l’examen & les discussions, nous continuons souvent à admirer ce qu’on nous a fait admirer dans les premieres années de notre vie ; & de-là peut-être les deux partis, l’un des anciens & l’autre des modernes ».[J’ai quelquefois ouï reprocher à M. de Marsais d’être un peu prolixe ; & j’avoue qu’il etoit possible, par exemple, de donner moins d’exemples de la métaphore, & de les développer avec moins d’étendue : mais qui est-ce qui ne porte-point envie à une si heureuse prolixité ? L’auteur d’un dictonnaire de langues ne peut pas lire cet article de la métaphore sans être frappé de l’exactitude etonnante de notre grammairien, à distinguer le sens propre du sens figure, & à assigner dans l’un le fondement de l’autre : & s’il le prend pour modele, croit-on que le dictionnaire qui sortira de ses mains, ne vaudra pas bien la foule de ceux dont on accable nos jeunes étudians sans les éclairer ? D’autre part, l’excellente digression que nous venons voir sur le goût n’est-elle pas une preuve des précautions qu’il faut prendre de bonne heure pour former celui de la jeunesse ? N’indique-t-elle pas même ces précautions ? Et un instituteur, un pere de famille, qui met beaucoup au-dessus du goût littéraire des choses qui lui sont en effet préférables, l’honneur, la probité, la religion, verrat-il froidement les attentions qu’exige la culture de l’esprit, sans conclure que la formation du coeur en exige encore de plus grandes, de plus suivies, de plus scrupuleuses ? Je reviens à ce que notre philosophe a encore à nous dire sur la métaphore.]
« Remarques sur le mauveis usage des métaphores. Les métaphores sont défectueuses, 1° quand elles sont tirées des sujets bas. Le P. de Colonia reproche à Tertullien d’avoir dit que le déluge universel fut la lessive de la nature : Ignobilitatis vitio laborare videtur celebris illa Tertulliani metaphora, quâ diluvium appellat naturae generale lixivium. De arte rhet. 2°. Quand elles sont forcées, prises de loin, & que le rapport n’est point assez naturel, ni la comparaison assez sensible ; comme quand Théophile a dit : Je baignerai mes mains dans les endes de tes cheveux ; & dans un autre endroit il dit que la charrue écorche la plaine. Théophile, dit M. de Bruyere, (Caract. chap. j. des ouvrages de l’esprit), la charge de ses descriptions, s’appesantit sur les détails ; il exagere, il passe le vrai dans la nature, Il en fait le roman. On peut rapporter à la même espece les métaphores qui sont tirées de sujets peu connus. 3°. Il faut aussi avoir égard aux convenances des différens styles ; il y a des métaphores qui conviennent au style poétique, qui seroient déplacées dans le style oratoire. Boileau a dit, ode sur la prise de Namur : On ne diroit pas en prose qu’une lyre enfante des sons. Cette observation a lieu aussi à l’egard des autres tropes : par exemple, lumen dans le sens propre, signifie lumiere. Les poëtes latins ont donné ce nom à l’oeil par métonymie, voyez Métonymie . Les yeux sont l’organe de la lumiere, & sont, pour ainsi dire, le flambeau de notre corps. Lucerna corporis tui est oculus tuus. Luc, xj. 34. Un jeune garçon fort aimable étoit borgne ; il avoit une soeur fort belle qui avoit le même défaut : on leur appliqua ce distique, qui fut fait à une autre occasion sous le regne de Philippe II. roi d’Espagne. où voes voyez que lumen signifie l’oeil. Il n’y a rien de si ordinaire dans les poëtes latins que de trouver lumina pour les yeux ; mais ce mot ne se prend point en ce sens dans la prose. 4°. On peut quelquefois adoucir une métaphore en la changeant en comparaison, ou bien en ajoutant quelque correctif : par exemple, en disant pour ainsi dire, si l’on peut parler ainsi, &c. L’art doit être, pour ainsi dire, enté sur la nature ; la nature soutient l’art & lui sert de base, & l’art embellit & perfectionne la nature. 5°. Lorsqu’il y a plusieurs métaphores de suite, il n’est pas toujours nécessaire qu’elles soient tirées exactement du même sujet, comme on vient de le voir dans l’exemple précédent : enté est pris de la culture des arbres ; soutien, base sont pris de l’Architecture : mais il ne faut pas qu’on les prenne de sujets opposés, ni que les termes métaphoriques, dont l’un est dit de l’autre, excitent des idées qui ne puissent point être liées, comme si l’on disoit d’un orateur, c’est un torrent qui s’allume, au lieu de dire c’est ûn torrent qui entraine. On a reproché à Malherbe d’avoir dit, liv. II. voyez les observ. de Ménage sur les poésies de Malherbe, Il falloit plûtôt dire comme Jupiter. Dans les premieres éditions du Cid, Chimene disoit, act. III. sc. 4. Feux & rompent ne vont point ensemble : c’est une observation de l’académie sur les vers du Cid. Dans les éditions suivantes on a mis troublent au lieu de rompent ; je ne sais si cette correction répare la premiere faute. Ecorce, dans le sens propre, est la partie extétérieure des arbres & des fruits, c’est leur couverture : ce mot se dit fort bien dans un sens métaphorique pour marquer les dehors, l’apparence des choses. Ainsi l’on dit que les ignorans s’arrêtent à l’écorce, qu’ils s’attachent, qu’ils s’amusent à l’écorce. Remarquez que tous ces verbes s’arrêtent, s’attachent, s’amusent, conviennent fort bien avec l’écorce pris au propre ; mais vous ne diriez pas au propre, fondre l’écorce ; fondre se dit de la glace ou du métal : vous ne devez donc pas dire au figuré fondre l’écorce. J’avoue que cette expression me paroit trop hardie dans une ode de Rousseau, l. III. ode 6. Pour dire que l’hiver est passé & que les glaces sont fondues, il s’exprime de cette forte : 6°. Chaque langue a des métaphores particulieres qui ne sont point en usage dans les autres langues : par exemple, les Latins disoient d’une armée, dextrum & sinistrum cornu ; & nous disons, l’aile droite & l’aile gauche. Il est si vrai que chaque langue a ses métaphores propres & consacrées par l’usage, que si vous en changez les termes par les équivalens même qui en approchent le plus, vous vous rendez ridicule. Un étranger qui depuis devenu un de nos citoyens, s’est rendu célebre par ses ouvrages, écrivant dans les premiers tems de son arrivée en France à son protecteur, lui disoit : Monseigneur vous avez pour moi des boyaux de pere ; il vouloit dire des entrailles. On dit mettre la lumiere sous le boisseau, pour dire cacher ses talens, les rendre inutiles. L’auteur du poëme de la Madeleine, liv. VII. pag. 117, ne devoit donc pas dire, mettre le flambeau sous le nid ».[Qu’il me soit permis d’ajouter à ces six remarques un septieme principe que je trouve dans Quintilien, inst. VIII. vj. c’est que l’on donne à un mot un sens métaphorique, ou par nécessité, quand on manque de terme propre, ou par une raison de préférence, pour présenter une idée avec plus d’énergie ou avec plus de décence : toute métaphore qui n’est pas fondée sur l’une de ces considérations, est déplacée. Id facimus, aut quia necesse est, aut quia significantius, aut quia decentiùs : ubi nihil horum proestabit, quod transferetur, improprium erit. Mais la métaphore assujettie aux lois que la raison & l’usage de chaque langue lui prescrivent, est non seulement le plus beau & le plus usité des tropes, c’en est le plus utile : il rend le discours plus abondant par la facilité des changemens & des emprunts, & il prévient la plus grande de toutes les difficultés, en designant chaque chose par une dénomination caractéristique. Copiam quoque sermonis auget permutando, aut mutuando quod non habet ; quoque difficillimum est, proestat ne ulli rei nomen deesse videatur. Quintil. inst. VIII. vj. Ajoutez à cela que le propre des métaphores, pour employer les termes de la traduction de M. l’abbé Colin,
« est d’agiter l’esprit, de le transporter tout d’un coup d’un objet à un autre ; de le presser, de comparer soudainement les deux idées qu’elles présentent, & de lui causer par les vives & promptes émotions un plaisir inexprimable ».Eae propter similitudinem transferunt animos & referunt, ac movent huc & illuc ; qui motus cogitationis, celeriter agitatus, per se ipse delectat. Cicer. orat. n. xxxjx. seu 134. & dans la traduct. de l’abbé Colin, ch. xjx.
« La métaphore, dit le P. Bouhours, man. de bien penser, dialogue 2. est de sa nature une source d’agrémens ; & rien ne flatte peut-être plus l’esprit que la représentation d’un objet sous une image etrangere. Nous aimons, suivant la remarque d’Aristote, à voir une chose dans une autre ; & ce qui ne frappe pas de soi même surprend dans un habile étranger & sous un masque ».C’est la note du traducteur sur le texte que l’on vient de voir]. (B. E. R. M.)
Rien de plus important dans les recherches étymologiques que d’avoir bien présentes à l’esprit toutes les différentes especes de métaplasme, non peut-être qu’il faille s’en contenter pour établir une origine, mais parce qu’elles contribuent beaucoup à confirmer celles qui portent sur les principaux fondemens, quand il n’est plus question que d’expliquer les différences matérielles du mot primitif & du dérivé. (B. E. R. M.)
« Il étoit cependant naturel, dit-il dans la préface de la Méchanique des Langues, page vij. qu’il en coûtât davantage aux Romains pour apprendre le grec, qu’à nous pour apprendre le latin : car nos langues françoise, italienne, espagnole, & toutes celles qu’on parle dans le midi de l’Europe, étant sorties, comme elles le sont pour la plûpart, de l’ancienne langue romaine ; nous y retrouvons bien des traits de celle qui leur a donné naissance : la latine au contraire ne tenoit à la langue d’Athènes par aucun degré de parenté ou de ressemblance, qui en rendît l’accès plus aisé ».Comment peut-on croire que le latin n’avoit avec le grec aucune affinité ? A-t-on donc oublié qu’une partie considérable de l’Italie avoit reçû le nom de grande Grece, magna Graecia, à cause de l’origine commune des peuplades qui étoient venues s’y établir ? Ignore-t-on ce que Priscien nous apprend, lib. V. de casibus, que l’ablatif est un cas propre aux Romains, nouvellement introduit dans leur langue, & placé pour cette raison après tous les autres dans la déclinaison ? Ablativus proprius est Romanorum, & … quia novus videtur à Latinis inventus, vetustati reliquorum casuum concessit. Ainsi la langue latine au berceau avoit précisément les mêmes cas que la langue grecque ; & peut-être l’ablatif ne s’est-il introduit insensiblement, que parce qu’on prononçoit un peu différemment la finale du datif, selon qu’il étoit ou qu’il n’étoit pas complément d’une préposition. Cette conjecture se fortifie par plusieurs observations particulieres : 1°. le datif & l’ablatif pluriels sont toûjours semblables : 2°. ces deux cas sont encore semblables au singulier dans la seconde déclinaison : 3°. on trouve morte au datif dans l’épitaphe de Plaute, rapportée par Aulu-Gelle, Noct. Att. I. xxiv. & au contraire on trouve dans Plaute lui-même, oneri, furfuri, &c. à l’ablatif ; parce qu’il y a peu de différence entre les voyelles e & i, d’où vient même que plusieurs noms de cette déclinaison ont l’ablatif terminé des deux manieres : 4°. le datif de la quatrieme étoit anciennement en u, comme l’ablatif, & Aulu Gelle, IV. xvj. nous apprend que César lui-même dans ses livres de l’Analogie, pensoit que c’étoit ainsi qu’il devoit se terminer : 5°. le datif de la cinquieme fut autrefois en e, comme il paroît par ce passage de Plaute, Mercat. I. j. 4. Amatores, qui aut nocti, aut die, aut soli, aut lunae miserias narrant suas : 6°. enfin l’ablatif en â long de la premiere, pourroit bien n’être long, que parce qu’il vient de la diphtongue ae du datif. La déclinaison latine offre encore bien d’autres traits d’imitation & d’affinité avec la déclinaison grecque. Voyez Génitif , n. I. Pour ce qui concerne les étymologies grecques de quantité de mots latins, il n’est pas possible de résister à la preuve que nous fournit l’excellent ouvrage de Vossius le pere, etymologicon linguae latinae ; & je suis persuadé que de la comparaison détaillée des articles de ce livre avec ceux du Dictionnaire étymologique de la langue françoise par Ménage, il s’ensuivroit qu’à cet égard l’affinité du latin avec le grec est plus grande que celle du françois avec le latin. Je dirois donc au contraire qu’il doit naturellement nous en couter davantage pour apprendre le latin, qu’aux Romains pour apprendre le grec : car outre que la langue de Rome trouvoit dans celle d’Athènes les radicaux d’une grande partie de ses mots, la marche de l’une & de l’autre étoit également transpositive ; les noms, les pronoms, les adjectifs, s’y déclinoient également par cas ; le tour de la phrase y étoit également elliptique, également pathétique, également harmonieux ; la prosodie en étoit également marquée, & presque d’après les mêmes principes ; & d’ailleurs le grec étoit pour les Romains une langue vivante qui pouvoit leur être inculquée & par l’exercice de la parole, & par la lecture des bons ouvrages. Au contraire nos langues, françoise, italienne, espagnole, &c. ne tiennent à celle de Rome, que par quelques racines qu’elles y ont empruntées ; mais elles n’ont au surplus avec cette langue ancienne aucune affinité qui leur en rende l’accès plus facile ; leur construction usuelle est analytique ou très-approchante ; le tour de la phrase n’y souffre ni transposition considérable, ni ellipse hardie ; elles ont une prosodie moins marquée dans leurs détails ; & d’ailleurs le latin est pour nous une langue morte, pour laquelle nous n’avons pas autant de secours que les Romains en avoient dans leur tems pour le grec. Nous devons donc mettre en oeuvre tout ce que notre industrie peut nous suggérer de plus propre à donner aux commençans l’intelligence du latin & du grec ; & j’ai prouvé, article Inversion , que le moyen le plus lumineux, le plus raisonnable, & le plus autorisé par les auteurs mêmes à qui la langue latine étoit naturelle, c’est de ramener la phrase latine ou grecque à l’ordre & à la plénitude de la construction analytique. Je n’avois que cela à prouver dans cet article : j’ajoûte dans celui-ci, qu’il faut donner aux commençans des principes qui les mettent en état le plus promptement qu’il est possible d’analyser seuls & par eux-mêmes ; ce qui ne peut être le fruit que d’un exercice suivi pendant quelque tems, & fondé sur des notions justes, précises, & invariables. Ceci demande d’être développé. Personne n’ignore que la tradition purement orale des principes qu’il est indispensable de donner aux enfans, ne feroit en quelque sorte qu’effleurer leur ame : la légereté de leur âge, le peu ou le point d’habitude qu’ils ont d’occuper leur esprit, le manque d’idées acquises qui puissent servir comme d’attaches à celles qu’on veut leur donner ; tout cela & mille autres causes justifient la nécessité de leur mettre entre les mains des livres élémentaires qui puissent fixer leur attention pendant la leçon, les occuper utilement après, & leur rendre en tout tems plus facile & plus prompte l’acquisition des connoissances qui leur conviennent. C’est sur-tout ici que se vérifie la maxime d’Horace, Art poét. 180.
On pourroit m’objecter que j’insiste mal-à-propos sur la nécessité des livres élémentaires, puisqu’il en existe une quantité prodigieuse de toute espece, & qu’il n’y a d’embarras que sur le choix. Il est vrai que graces à la prodigieuse fécondité des faiseurs de rudimens, de particules, de méthodes, les enfans que l’on veut initier au latin ne manquent pas d’être occupés ; mais le sont-ils d’une maniere raisonnable, le sont-ils avec fruit ? Je ne prendrai pas sur moi de répondre à cette question ; je me contenterai d’observer que presque tous ces livres ont été faits pour enseigner aux commençans la fabrique du latin, & la composition des thèmes ; que la méthode des thèmes tombe de jour en jour dans un plus grand discrédit, par l’effet des réflexions sages répandues dans les livres excellens des instituteurs les plus habiles, & des écrivains les plus respectables, M. le Fevre de Saumur, Vossius le pere, M. Rollin, M. Pluche, M. Chompré, &c. Qu’il est à desirer que ce discrédit augmente, & qu’on se tourne entierement du côté de la version, tant de vive-voix que par écrit ; que l’un des moyens les plus propres à amener dans la méthode de l’institution publique cette heureuse révolution, c’est de poser les fondemens de la nouvelle méthode, en publiant les livres élémentaires dans la forme qu’elle suppose & qu’elle exige ; & qu’aucun de ceux qu’on a publiés jusqu’à-présent, ou du-moins qui sont parvenus à ma connoissance, ne peut servir à cette fin. Dans l’intention de prévenir, s’il est possible, une fécondité toujours nuisible à la bonté des fruits, j’ajoute que les livres élémentaires, dans quelque genre d’étude que ce puisse être, sont peut-être les plus difficiles à bien faire, & ceux dans lesquels on a le moins réussi. Deux causes y contribuent : d’une part, la réalité de cette difficulté intrinseque, dont on va voir les raisons dans un moment ; & de l’autre, une apparence toute contraire, qui est pour les plus novices un encouragement à s’en mêler, & pour les plus habiles, un véritable piége qui les fait échouer. Il faut que ces élémens soient réduits aux notions les plus générales, & au nécessaire le plus étroit, parce que, comme le remarque très-judicieusement M. Pluche, il faut que les jeunes commençans voient la fin d’une tâche qui n’est pas de nature à les réjouir, & qu’ils n’en seront que plus disposés à apprendre le tout parfaitement. Ces notions cependant doivent être en assez grande quantité pour servir de fondement à toute la science grammaticale, de solution à toutes les difficultés de l’analyse, d’explication à toutes les irrégularités apparentes ; quoiqu’il faille tout-à-fois les rédiger avec assez de précision, de justesse, & de vérité, pour en déduire facilement & avec clarté, en tems & lieu, les développemens convenables, & les applications nécessaires, sans surcharger ni dégoûter les commençans. L’exposition de ces élémens doit être claire & débarrassée de tout raisonnement abstrait ou métaphysique, parce qu’il n’y a que des esprits déja formes & vigoureux, qui puissent en atteindre la hauteur, en saisir le fil, en suivre l’enchaînement, & qu’il s’agit ici de se mettre à la portée des enfans, esprits encore foibles & délicats, qu’il faut soutenir dans leur marche, & conduire au but par une rampe douce & presque insensible. Cependant l’ouvrage doit être le fruit d’une métaphysique profonde, & d’une logique rigoureuse, sinon les idées fondamentales auront été ma. vûes ; les définitions seront obscures ou diffuses, ou fausses ; les principes seront mal digérés ou mal présentés ; on aura omis des choses essentielles, ou l’on en aura introduit de superflues ; l’ensemble n’aura pas le mérite de l’ordre, qui répand la lumiere sur toutes les parties, en en fixant la correspondance, qui les fait retenir l’une par l’autre en les enchaînant, qui le, féconde en on facilitant l’application. Peut-être même faut-il à l’auteur une dose de métaphysique d’autant plus forte, que les enfans ne doivent pas en trouver la moindre teinte dans son ouvrage. Ce n’est pas assez pour réussir dans ce genre de travail, d’avoir vû les principes un à un ; il faut les avoir vûs en corps, & les avoir comparés. Ce n’est pas assez de les avoir envisagés dans un état d’abstraction, & d’avoir, si l’on veut, imaginé le système le plus parfait en apparence ; il faut avoir essayé le tout par la pratique : la théorie ne montre les principes que dans un état de mort ; c’est la pratique qui les vivifie en quelque sorte ; c’est l’expérience qui les justifie. Il ne faut donc regarder les principes grammaticaux comme certains, comme nécessaires, comme admissibles dans nos élémens, qu’après s’être assuré qu’en effet ils fondent les usages qui y ont trait, & qu’ils doivent servir à les expliquer. Afin d’indiquer à-peu-près l’espece de principes qui peut convenir à la méthode analytique dont je conseille l’usage, qu’il me soit permis d’insérer ici un essai d’analyse, conformément aux vûes que j’insinue dans cet article, & dans l’article Inversion , & dont on trouvera les principes répandus & développés en divers endroits de cet ouvrage. On y verra l’application d’une méthode que j’ai pratiquée avec succès, & que toutes sortes de raisons me portent à croire la meilleure que l’on puisse suivre à l’égard des langues transpositives ; je ne la propose cependant au public que comme une matiere qui peut donner lieu à des expériences intéressantes pour la religion & pour la patrie, puisqu’elles tendront à perfectionner une partie nécessaire de l’éducation. Quelques lecteurs délicats trouveront peut-être mauvais que j’ose les occuper de pareilles minuties, & d’observations pédantesques : mais ceux qui peuvent être dans ces dispositions, n’ont pas même entamé la lecture de cet article. Je puis continuer sans conséquence pour eux ; les autres qui seroient venus jusqu’ici, & qui seroient insensibles au motif que je viens de leur présenter, je les plains de cette insensibilité ; qu’ils me plaignent, qu’ils me blâment, s’ils veulent, de celle que j’ai pour leur délicatesse ; mais qu’ils ne s’offensent point, si traitant un point de grammaire, j’emprunte le langage qui y convient, & descens dans un détail minutieux, si l’on veut, mais important, puisqu’il est fondamental. Je reprens le discours de la mere de Sp. Carvilius à son fils, dont j’avois entamé l’explication (article Inversion) d’après les principes de M. Pluche.
Quin est un adverbe conjonctif & négatif. Quin, par apocope, pour quine, qui est composé de l’ablatif commun quî, & de la négation ne ; & cet ablatif quî est le complément de la préposition sous-entendue pro pour ; ainsi quin est équivalent à pro quî ne, pour quoi ne ou ne pas ; quin est donc un adverbe ; puisqu’il équivaut à la préposition pro avec son complément quî ; & cet adverbe est lui-même le complément circonstanciel de cause du verbe prodis. Voyez Régime . Quin est conjonctif, puisqu’il renferme dans sa signification le mot conjonctif qui ; & en cette qualité il sert à joindre la proposition incidente dont il s’agit (voyez Incidente) avec un antécédent qui est ici sous-entendu, & dont nous ferons la recherche en tems & lieu : enfin quin est négatif, puisqu’il renferme encore dans sa signification la négation ne qui tombe ici sur prodis. Prodis (tu vas publiquement) est à la seconde personne du singulier du présent indéfini (voyez Présent) de l’indicatif du verbe prodire, prodeo, is, ivi, & par syncope, ii, itum, verbe absolu actif, (voyez Verbe) & irrégulier, de la quatrieme conjugaison : ce verbe est composé du verbe ire, aller, & de la particule pro, qui dans la composition signifie publiquement ou en public, parce qu’on suppose à la préposition pro le complément ore omnium, pro ore omnium (devant la face de tous) le d a été inséré entre les deux racines par euphonie (voyez Euphonie) pour empêcher l’hiatus : prodis est à la seconde personne du singulier, pour s’accorder en nombre & en personne avec son sujet naturel, mi Spuri. Voyez Sujet . Mi (mon) est au vocatif singulier masculin de meus, a, eum, adjectif hétéroclite, de la premiere déclinaison. Voyez Paradigme . Mi est au vocatif singulier masculin, pour s’accorder en cas, en nombre & en genre avec le nom propre Spuri, auquel il a un rapport d’identité. Voyez Concordance & Identité . Spuri (Spurius) est au vocatif singulier de Spurius, ii, nom propre, masculin & hétéroclite, de la deuxieme déclinaison : Spuri est au vocatif, parce que c’est le sujet grammatical de la seconde personne, ou auquel le discours est adressé. Voyez Vocatif . Mi Spuri (mon Spurius) est le sujet logique de la seconde personne. Ut (que) est une conjonction déterminative, dont l’office est ici de réunir à l’antécédent sous-entendu hanc finem, la proposition incidente déterminative, quotiescumque gradum facies, toties tibi tuarum virtutum veniat in mentem. Quotiescumque (combien de fois) est un adverbe conjonctif ; comme adverbe, c’est le complément circonstanciel de tems du verbe facies ; comme conjonctif, il sert à joindre à l’antécédent toties la proposition incidente déterminative gradum facies. Gradum (un pas) est à l’accusatif singulier de gradus, ûs, nom masculin de la quatrieme déclinaison ; gradum est à l’accusatif, parce qu’il est le complément objectif du verbe facies ; & par conséquent il doit être après facies dans la construction analytique. Facies (tu feras) est à la seconde personne du singulier du présent postérieur, voyez Présent , de l’indicatif actif du verbe facere (faire) cio, cis, feci, factum, verbe relatif, actif & irrégulier, de la troisieme conjugaison : facies est à la seconde personne du singulier, pour s’accorder en personne & en nombre avec son sujet naturel mi Spuri. Quotiescumque facies gradum (combien de fois tu feras un pas) est la totalité de la proposition incidente déterminative de l’antécédent toties ; & par conséquent l’ordre analytique lui assigne sa place après toties. Toties (autant de fois) est un adverbe, complément circonstanciel de tems du verbe veniat. Toties quotiescumque facies gradum (autant de fois combien de fois tu feras un pas) est la totalité du complément circonstanciel de tems du verbe veniat ; & doit par conséquent venir après veniat dans la construction analytique. Tibi (à toi) est au datif singulier masculin de tu, pronom de la seconde personne : tibi est au datif, parce qu’il est le complément relatif du verbe veniat ; après lequel il doit donc être placé dans la construction analytique : tibi est au singulier masculin pour s’accorder en nombre & en genre avec son co-relatif Spurius. Voyez Pronom . Tuarum (tiennes) est au génitif pluriel feminin de tuus, a, um, adj. de la premiere déclinaison, pour s’accorder en genre, en nombre & en cas avec le nom virtutum, auquel il a un rapport d’identité, & qu’il doit suivre dans la construction analytique. Virtutum (des vaillances) est au génitif pluriel de virtus, tutis, nom feminin de la troisieme déclinaison, employé ici par une métonymie de la cause pour l’effet, de même que le mot françois vaillance pour action vaillante : virtutum est au génitif, parce qu’il est le complément déterminatif grammatical du nom appellatif sous-entendu recordatio. Voyez Génitif . Virtutum tuarum (des vaillances tiennes) est le complément déterminatif logique du nom appellatif sous-entendu recordatio, & doit par conséquent suivre recordatio dans l’ordre analytique. Il y a donc de sous-entendu recordatio (le souvenir), qui est le nominatif singulier de recordatio, onis, nom feminin de la troisieme déclinaison : recordatio est au nominatif, parce qu’il est le sujet grammatical du verbe veniat. Recordatio virtutum tuarum (le souvenir des vaillances tiennes) est le sujet logique du verbe veniat, & doit conséquemment précéder ce verbe dans la construction analytique. Veniat (vienne) est à la troisieme personne du singulier du présent indéfini du subjonctif du verbe venire (venir) io, is, i, tum, verbe absolu, actif, de la quatrieme conjugaison : veniat est à la troisieme personne du singulier, pour s’accorder en nombre & en personne avec son sujet grammatical sous-entendu recordatio : veniat est au subjonctif, à cause de la conjonction ut qui doit être suivie du subjonctif quand elle lie une proposition qui énonce une fin à laquelle on tend. In (dans) est une préposition dont le complément doit être à l’accusatif, quand elle exprime un rapport de tendance vers un terme, soit physique, soit moral ; au lieu que le complément doit être à l’ablatif, quand cette préposition exprime un rapport d’adhésion à ce terme physique ou moral. Mentem (l’esprit) est à l’accusatif singulier de mens, tis, nom feminin de la troisieme déclinaison : mentem est à l’accusatif, parce qu’il est le complément de la préposition in. In mentem (dans l’esprit) est la totalité du complément circonstanciel de terme du verbe veniat, qui doit par conséquent précéder in mentem dans l’ordre analytique. Voilà donc trois complémens du verbe veniat : le complement circonstanciel de tems, toties quotiescumque facies gradum ; le complément relatif tibi, & le complement circonstanciel de terme, in mentem : tous trois doivent être après veniat dans la construction analytique ; mais dans quel ordre ? Le complément relatif tibi doit être le premier, parce qu’il est le plus court ; le complément circonstanciel de terme in mentem doit être le second, parce qu’il est encore plus court que le complément circonstanciel de tems toties quotiescumque facies gradum ; celui-ci doit être le dernier, comme le plus long. La raison de cet arrangement est que tout complément, dans l’ordre analytique, doit être le plus près qu’il est possible du mot qu’il complette : mais quand un même mot a plusieurs complémens, vû qu’alors ils ne peuvent pas tous être immédiatement après le mot completté ; on place les plus courts les premiers, afin que le dernier en soit le moins éloigné qu’il est possible. Ainsi, ut recordatio virtutum tuarum veniat tibi in mentem toties quotiescumque facies gradum (que le souvenir des vaillances tiennes vienne à toi dans l’esprit autant de fois combien de fois tu feras un pas), c’est la totalité de la préposition incidente déterminative de l’antécédent sous-entendu hune finem : elle doit donc, dans l’ordre analytique, être à la suite de l’antécédent hunc finem. Il y a donc de sous-entendu hunc finem. Hunc (cette) est à l’accusatif singulier masculin de hic, hoec, hoc, adjectif de la seconde espece de la troisieme déclinaison. Voyez Paradigme . Hunc est à l’accusatif singulier masculin pour s’accorder en cas, en nombre & en genre avec le nom finem, auquel il a un rapport d’identité. Finem (fin) est à l’accusatif singulier masculin de finis, is, nom douteux de la troisieme déclinaison. Voyez Genre , n. IV. Finem est à l’accusatif, parce qu’il est le complément grammatical de la préposition sous-entendue in : finem est aussi l’antécédent grammatical de la proposition incidente déterminative, ut recordatio tuarum virtutum veniat tibi in mentem toties quotiescumque facies gradum ; & hunc finem (cette fin) en est l’antécédent logique. Hunc finem ut recordatio virtutum tuarum veniat tibi in mentem toties quotiescumque facies gradum (cette fin que le souvenir des vaillances tiennes vienne à toi dans l’esprit autant de fois combien de fois tu feras un pas) ; c’est le complément logique de la préposition sous-entendue in, qui doit être après in par cette raison. Il y a donc de sous-entendu in (à ou pour), qui est une préposition dont le complément est ici à l’accusatif, parce qu’elle exprime un rapport de tendance vers un terme moral. In hunc finem ut recordatio virtutum tuarumveniat tibi in mentem toties quotiescumque facies gradum (à cette fin que le souvenir des vaillances tiennes vienne à toi dans l’esprit autant de fois combien de fois tu feras un pas) ; c’est la totalité du complément circonstanciel de fin du verbe prodis ; donc l’ordre analytique doit mettre ce complément après prodis. Quin prodis, in hunc finem ut recordatio virtutum tuarum veniat tibi in mentem toties quotiescumque facies gradum (pourquoi tu ne vas pas publiquement, a cette fin que le souvenir des vaillances tiennes vienne à toi dans l’esprit autant de fois combien de fois tu feras un pas) ; c’est la totalité de la proposition incidente déterminative de l’antécédent sous-entendu causam, & doit conséquemment suivre l’antécédent causam dans l’ordre analytique. Il y a donc de sous-entendu causam (la cause), qui est à l’accusatif singulier de causa, ae, nom feminin de la premiere déclinaison ; causam est à l’accusatif, parce qu’il est le complément objectif grammatical du verbe interrogatif sous-entendu dic. Causam quin prodis, in hunc finem ut recordatio virtutum tuarum veniat tibi in mentem toties quotiescumque facies gradum (la cause pourquoi tu ne vas pas publiquement, à cette fin que le souvenir des vaillances tiennes vienne à toi dans l’esprit autant de fois combien de fois tu feras un pas) ; c’est le complément objectif logique du verbe interrogatif sous-entendu dic ; & doit par conséquent être après ce verbe dans la construction analytique. Il y a donc de sous-entendu dic (dis) qui est à la seconde personne du singulier du présent postérieur de l’impératif actif du verbe dicere (dire) co, cis, xi, ctum, verbe relatif, actif, de la troisieme conjugaison ; dic est à la seconde personne du singulier pour s’accorder en personne & en nombre avec son sujet grammatical Spuri : dic est à l’impératif, parce que la mere de Spurius lui demande de dire la cause pourquoi il ne va pas en public, qu’elle l’interroge ; & dic est le seul mot qui puisse ici marquer l’interrogation désignée par le point interrogatif, & par la position de quin adverbe conjonctif à la tête de la proposition écrite. Dic, au lieu de dice, par une apocope qui a tellement prévalu dans le latin, que dice n’y est plus usité, ni dans le verbe simple, ni dans ses composés. Spuri, que l’on a déja dit le sujet grammatical de la seconde personne, est donc le sujet grammatical du verbe sous-entendu dic ; & par conséquent mi Spuri (mon Spurius) en est le sujet logique : donc mi Spuri doit précéder dic dans l’ordre analytique. Voici donc enfin la construction analytique & plaine de toute la proposition : mi Spuri, dic causam quin prodis, in hunc finem ut recordatio virtutum tuarum veniat tibi in mentem toties quotiescumque facies gradum. En voici la traduction littérale qu’il faut faire faire à son éleve mot à-mot, en cette maniere : mi Spuri (mon Spurius), dic (dis) causam (la cause) quin prodis (pourquoi tu ne vas pas publiquement), in hunc finem (à cette fin) ut (que) recordatio (le souvenir) virtutum tuarum (des vaillances tiennes) veniat (vienne) tibi (à toi) in mentem (dans l’esprit) toties (autant de fois quotiescumque (combien de fois) facies (tu feras) gradum (un pas) ? En reprenant tout de suite cette traduction littérale, l’éleve dira : mon Spurius, dis la cause pourquoi tu ne vas pas publiquement, à cette fin que le souvenir des vaillances tiennes vienne à toi dans l’esprit autant de fois combien de fois tu feras un pas ? Pour faire passer ensuite le commençant, de cette traduction littérale à une traduction raisonnable & conforme au génie de notre langue, il faut l’y préparer par quelques remarques. Par exemple, 1°. que nous imitons les Latins dans nos tours interrogatifs, en supprimant, comme eux, le verbe interrogatif & l’antécédent du mot conjonctif par lequel nous débutons, voyez Interrogatif ; qu’ici par conséquent nous pouvons remplacer leur quin par que ne, & que nous le devons, tant pour suivre le génie de notre langue, que pour nous rapprocher davantage de l’original, dont notre version doit être une copie fidelle : 2°. qu’aller publiquement ne se dit point en françois, mais que nous devons dire paroître, se montrer en public : 3°. que comme il seroit indécent d’appeller nos enfans mon Jacques, mon Pierre, mon Joseph, il seroit indécent de traduire mon Spurius ; que nous devons dire comme nous dirions à nos enfans, mon fils, mon enfant, mon cher fils, mon cher enfant, ou du moins mon cher Spurius : 4°. qu’au lieu de à cette fin que, nous disions autrefois à icelle fin que, à celle fin que ; mais qu’aujourd’hui nous disons afin que ; 5°. que nous ne sommes plus dans l’usage d’employer les adjectifs mien, tien, sien avec le nom auquel ils ont rapport, comme nous faisions autrefois, & comme font encore aujourd’hui les Italiens, qui disent il mio libro, la mia casa le mien livre, la mienne maison) ; mais que nous employons sans article les adjectifs possessifs prépositifs mon, ton, son, notre, votre, leur ; qu’ainsi au lieu de dire, des vaillances tiennes, nous devons dire de tes vaillances : 6°. que la métonymie de vaillances pour actions courageuses, n’est d’usage que dans le langage populaire, & que si nous voulons conserver la métonymie de l’original, nous devons mettre le mot au singulier, & dire de ta vaillance, de ton courage, de ta bravoure, comme a fait M. l’abbé d’Olivet, Pens. de Cic. chap. xij. pag. 359. 7°. que quand le souvenir de quelque chose nous vient dans l’esprit par une cause qui précede notre attention, & qui est indépendante de notre choix, il nous en souvient ; & que c’est précisément le tour que nous devons préférer comme plus court, & par-là plus énergique ; ce qui remplacera la valeur & la briéveté de l’ellipse Iatine. De pareilles réflexions ameneront l’enfant à dire comme de lui même : que ne parois-tu, mon cher enfant, afin qu’à chaque pas que tu feras, il te souvienne de ta bravoure ? Cette méthode d’explication suppose, comme on voit, que le jeune éleve a déja les notions dont on y fait usage ; qu’il connoît les différentes parties de l’oraison, & celles de la proposition ; qu’il a des principes sur les métaplasmes, sur les tropes, sur les figures de construction, & à plus forte raison sur les regles générales & communes de la syntaxe. Cette provision va paroître immense à ceux qui sont paisiblement accoutumés à voir les enfans faire du latin sans l’avoir appris ; à ceux qui voulant recueillir sans avoir semé, n’approuvent que les procédés qui ont des apparences éclatantes, même aux dépens de la solidité des progrès ; & à ceux enfin qui avec les intentions les plus droites & les talens les plus décidés, sont encore arrêtés par un préjugé qui n’est que trop répandu, savoir que les enfans ne sont point en état de raisonner, qu’ils n’ont que de la mémoire, & qu’on ne doit faire fonds que sur cette faculté à leur égard. Je réponds aux premiers, 1°. que la multitude prodigieuse des regles & d’exceptions de toute espece qu’il faut mettre dans la tête de ceux que l’on introduit au latin par la composition des thèmes, surpasse de beaucoup la provision de principes raisonnables qu’exige la méthode analytique. 2°. Que leurs rudimens sont beaucoup plus difficiles à apprendre & à retenir, que les livres élementaires nécessaires à cette méthode ; parce qu’il n’y a d’une part que désordre, que fausseté, qu’inconséquence, que prolixité ; & que de l’autre tout est en ordre, tout est vrai, tout est lié, tout est nécessaire & précis. 3°. Que l’application des regles quelconques, bonnes ou mauvaises, à la composition des thèmes, est épineuse, fatigante, captieuse, démentie par mille & mille exceptions, & deshonorée non seulement par les plaintes des savans les plus respectables & des maîtres les plus habiles, mais même par ses propres succès, qui n’aboutissent enfin qu’à la structure méchanique d’un jargon qui n’est pas la langue que l’on vouloit apprendre ; parsque, comme l’observe judicieusement Quintilien, aliud est grammaticè, aliud latinè loqui : au lieu que l’application de la méthode analyrique aux ouvrages qui nous restent du bon siecle de la langue latine, est uniforme & par conséquent sans embarras ; qu’elle est dirigée par le discours même qu’on a tous les yeux, & conséquemment exempte des travaux pénibles de la production, j’ai presque dit de l’enfantement ; enfin, que tendant directement à l’intelligence de la langue telle qu’on l’écrivoit, elle nous mene sans détour au vrai, au seul but que nous devions nous proposer en nous en occupant. Je réponds aux seconds, à ceux qui veulent retrancher du nécessaire, afin de recueillir plutôt les fruits du peu qu’ils auront semé, sans même attendre le tem naturel de la maturité, que l’on affoiblit ces plantes & qu’on les détruit en hâtant leur fécondité contre nature ; que les fruits précoces qu’on en retire n’ont jamais la même saveur ni la même salubrité que les autres, si l’on n’a recours à cette culture forcée & meurtriere ; & que la seule culture raisonnable est celle qui ne néglige aucune des attentions exigées par la qualité des sujets & des circonstances, mais qui attend patiemment les fruits spontanés de la nature secondée avec intelligence, pour les recueillir ensuite avec gratitude. Je réponds aux derniers, qui s’imaginent que les enfans en général ne sont guere que des automates, qu’ils sont dans une erreur capitale & démentie par mille expériences contraires. Je ne leur citerai aucun exemple particulier ; mais je me contenterai de les inviter à jetter les yeux sur les diverses conditions qui composent la societé. Les enfans de la populace, des manoeuvres, des malheureux de toute espece qui n’ont que le tems d’échanger leur sueur contre leur pain, demeurent ignorans & quelquefois stupides avec des dispositions de meilleur augure ; toute culture leur manque. Les enfans de ce que l’on appelle la bourgeoisie honnête dans les provinces, acquierent les lumieres qui tiennent au systeme d’institution qui y a cours ; les uns se développent plutôt, les autres plus tard, autant dans la proportion de l’empressement qu’on a eu à les cultiver que dans celle des dispositions naturelles. Entrez chez les grands, chez les princes : des enfans qui balbutient encore y sont des prodiges, sinon de raison, du moins de raisonnement ; & ce n’est point une exagération toute pure de la flatterie, c’est un phénomene réel dont tout le monde s’assure par soi-même, & dont les témoins deviennent souvent jaloux, sans vouloir faire les frais nécessaires pour le faire voir dans leur famille : c’est qu’on raisonne sans cesse avec ces embryons de l’humanité que leur naissance fait déja regarder comme des demi-dieux ; & l’humeur singeresse, pour me servir du vieux mais excellent mot de Montagne, l’humeur singeresse, qui dans les plus petits individus de l’espece humaine ne demande que des exemples pour s’évertuer, développe aussi-tôt le germe de raison qui tient essentiellement à la nature de l’espece. Passez de là à Paris, cette ville imitatrice de tout ce qu’elle voit à la cour, & dans laquelle, comme dit Lafontaine, fab. III.
Vous y verrez les enfans des bourgeois raisonner beaucoup plutôt que ceux de la province, parce que dans toutes les familles honnêtes on a l’ambition de se modeler sur les gens de la premiere qualité que l’on a sous les yeux. Il est vrai que l’on observe aussi, qu’après avoir montré les premices les plus flatteuses, & donné les plus grandes espérances, les jeunes parisiens retombent communément dans une sorte d’inertie, dont l’idée se grossit encore par la comparaison sourde que l’on en fait avec le début : c’est que les facultés de leurs parens les forcent de les livrer, à un certain âge, au train de l’institution commune, ce qui peut faire dans ces tendres intelligences une disparate dangereuse ; & que d’ailleurs on continue, parce que la chose ne coûte rien, d’imiter par air les vices des grands, la mollesse, la paresse, la suffisance, l’orgueil, compagnes ordinaires de l’opulence, & ennemies décidées de la raison. Il y a peu de personnes au reste qui n’ait par-devers soi quelque exemple connu du succès des soins que l’on donne à la culture de la raison naissante des enfans ; & j’en ai, de mon côté, qui ont un rapport immédiat à l’utilité de la méthode analytique telle que je la propose ici. J’ai vû par mon expérience, qu’en supposant même qu’il ne fallût faire fonds que sur la memoire des enfans, il vaut encore mieux la meubler de principes généraux & féconds par eux-memes, qui ne manquent pas de produire des fruits des les prem ers développemens de la raison, que d’y jetter, sans choix & sans mesure, des idées isolées & stériles ; ou des mots dépouillés de sens. Je réponds enfin à tous, que la provision des principes qui nous sont nécessaires, n’est pas absolument si grande qu’elle peut le paroître au premier coup d’oeil, pourvu qu’ils soient digérés par une personne intelligente, qui sache choisir, ordonner, & écrire avec précision, & qu’on ne veuille recueillir qu’après avoir semé ; c’est une idée sur laquelle j’insiste, parce que je la crois fondamentale. Me permettra-t-on d’esquisser ici les livres élémentaires que suppose nécessairement la méthode analytique ? Je dis d’abord les livres élémentaires, parce que je crois essentiel de réduire à plusieurs petits volumes la tâche des enfans, plutôt que de la renfermer dans un seul, dont la taille pourroit les effrayer : le goût de la nouveauté, qui est très-vif dans l’enfance, se trouvera flatté par les changemens fréquens de livres & de titres ; le changement de volume est en effet une espece de délassement physique, ou du moins une illusion aussi utile ; le changement de titre est un aiguillon pour l’amour prore, qui se trouve déja fondé à se dire, je sai ceci, qui voit de la facilité à pouvoir se dire bientôt, je sai encore cela, ce qui est peut-être l’encouragement le plus efficace. Je réduirois donc à quatre les livres élémentaires dons nous avons besoin. 1°. Elémens de la grammaire générale appliquée à la langue françoise. Il ne s’agit pas de grossir ce volume des recherches profondes & des raisonnemens abstraits des Philosophes sur les fondemens de l’art de parler ; piscis hic non est omnium. Mais il faut qu’à partir des mêmes points de vûe, on y expose les résultats fondamentaux de ces recherches, & qu’on y trouve détaillés avec justesse, avec précision, avec choix, & en bon ordre, les notions des parties nécessaires de la parole ; ce qui se réduit aux élémens de la voix, aux élémens de l’oraison, & aux élémens de la proposition. J’entends par les élémens de la voix, prononcée ou écrite, les principes fondamentaux qui concernent les parties élémentaires & intégrantes des mots, considérés matériellement comme des productions de la voix : ce sont donc les sons & les articulations, les voyelles, & les consonnes, qu’il est nécessaire de bien distinguer ; mais qu’il ne faut pas séparer ici, parce que les signes extérieurs aident les notions intellectuelles ; & enfin les syllabes, qui sont, dans la parole prononcée, des sons simples ou articulés ; & dans l’écriture, des voyelles seules ou accompagnées de consonnes. Voyez Lettres, Consonne , Diphtongue, Voyelle, Hiatus , &c. & les articles de chacune des lettres. La matiere que je présente paroit bien vaste ; mais il faut choisir & réduire ; il ne faut ici que les games des idées générales, & tout ce premier traité ne doit occuper que cinq ou six pages in-12. Cependant il faut y mettre les principaux fondemens de l’étymologie, de la prosodie, des métaplasmes, de l’orthographe ; mais peut-être que ces noms-là mêmes ne doivent pas y paroître. J’entends par les élémens de l’oraison, ce qu’on en appelle communément les parties, ou les différentes especes de mots distinguées par les différentes idées spécifiques de leur signification ; savoir, le nom, le pronom, l’adjectif, le verbe, la préposition, l’adverbe, la conjonction & l’interjection. Il ne s’agit ici que de faire connoître par des définitions justes chacune de ces parties d’oraison, & leurs especes subalternes. Mais il faut en écarter les idées de genres, de nombres, de cas, de déclinaisons, des personnes, de modes : toutes ces choses ne tiennent à la grammaire, que par les besoins de la syntaxe, & ne peuvent être expliquées sans allusion à ses principes, ni par conséquent être entendues que quand on en connoit les fondemens. Il n’en est pas de même des tems du verbe, considérés avec abstraction des personnes, des nombres & des modes ; ce sont des variations qui sortent du fond même de la nature du verbe, & des besoins de l’énonciation, indépendamment de toute syntaxe : ainsi il sera d’autant plus utile d’en mettre ici les notions, qu’elles sont en grammaire de la plus grande importance ; & quoiqu’il faille en écarter les idées de personnes, on citera pourtant les exemples de la premiere, mais sans en avertir. On voit bien qu’il sera utile d’ajouter un chapitre sur la formation des mots, où l’on parlera des primitifs & des dérivés ; des simples & des composés ; des mots radicaux, & des particules radicales ; de l’insertion des lettres euphoniques ; des verbes auxiliaires ; de l’analogie des formations, dont on verra l’exemple dans celles des tems, & l’utilité dans le système qui en facilitera l’intelligence & la mémoire. Je crois qu’en effet c’est ici la place de ce chapitre, parce que, dans la génération des mots, on n’en modifie le matériel que relativement à la signification. Au reste, ce que j’ai déja dit à l’égard du premier traité, je le dis à l’égard de celui-ci : choisissez, rédigez, n’épargnez rien pour être tout-à-la-fois précis & clair. Voyez Mots , & tous les articles des différentes especes de mots ; voyez aussi Tems, Particule, Euphonie, Formation, Auxiliaire , &c. J’entends enfin par les élémens de la proposition, tout ce qui appartient à l’ensemble des mots réunis pour l’expression d’une pensée : ce qui comprend les parties, les especes & la forme de la proposition. Les parties, soit logiques, soit grammaticales, sont les sujets, l’attribut, lesquels peuvent être simples ou composés, incomplexes ou complexes ; & toutes les sortes de complémens des mots susceptibles de quelque détermination. Les especes de propositions nécessaires à connoître, & suffisantes dans ce traité, sont les propositions simples, composées, incomplexes & complexes, dont la nature tient à celle de leur sujet ou de leur attribut, ou de tous deux à la fois, avec les propositions principales, & les incidentes, soit explicatives, soit déterminatives. La forme de la proposition comprend la syntaxe & la construction. La syntaxe regle les inflexions des mots qui entrent dans la proposition, en les assujettissant aux lois de la concordance, qui émanent du principe d’identité, ou aux lois du régime qui portent sur le principe de la diversité : c’est donc ici le lieu de traiter des accidens des mots déclinables, les genres, les nombres, les cas pour certaines langues, & tout ce qui appartient aux déclinaisons ; les personnes, les modes, & tout ce qui constitue les conjugaisons ; les raisons & la destination de toutes ces formes seront alors intelligibles, & conséquemment elles seront plus aisées à concevoir & à retenir : l’explication claire & précise de chacune de ces formes accidentelles, en en indiquant l’usage, formera le code le plus clair & le plus précis de la syntaxe. La construction fixe la place des mots dans l’ensemble de la proposition ; elle est analogue ou inverse : la construction analogue à des regles fixes qu’il faut détailler ; ce sont celles qui reglent l’analyse de la proposition : la construction inverse en a de deux sortes, les unes générales, qui découlent de l’analyse de la proposition, les autres particulieres, qui dépendent uniquement des usages de chaque langue. Le champ de ce troisieme traité est plus vaste que le précédent ; mais quoiqu’il comprenne tout ce qui entre ordinairement dans nos grammaires françoises, & même quelque chose de plus, si l’on saisit bien les points généraux, qui sont suffisans pour les vûes que j’indique, je suis assuré que le tout occupera un assez petit espace, relativement à l’étendue de la matiere, & que tout ce premier volume ne sera qu’un in-12 très-mince. Voyez Proposition, Incidente, Syntaxe, Régime, Inflexion, Genre, Nom bre, Cas , & les articles particuliers, Personnes, Modes & les articles des différents modes, Déclinaison, Conjugaison, Paradigme, Concordance, Identité, Construction, Inversion , &c. Si je dis que ces élémens de la grammaire générale doivent être appliqués à la langue françoise ; c’est que j’ecris principalement pour mes compatriotes : je dirois à Rome qu’il faut les appliquer à la langue italienne ; à Madrid, j’indiquerois la langue espagnole ; à Lisbonne, la portugaise ; à Vienne, l’allemande ; à Londres, l’angloise ; partout, la langue maternelle des enfans. C’est que les généralités sont toujours les résultats des vûes particulieres, & même individuelles ; qu’elles sont toujours très-loin de la plûpart des esprits ; & plus loin encore de ceux des enfans ; & qu’il n’y a que des exemples familiers & connus qui puissent les en rapprocher. Mais la méthode de descendre des généralités aux cas particuliers est beaucoup plus expéditive que celle de remonter des cas particuliers sans fruit pour la fin, puisqu’elle est inconnue, & que dans celle là au contraire on envisage toujours le terme d’où l’on est parti. Je conviens qu’il faut beaucoup d’exemples pour affermir l’idée générale, & que notre livre élémentaire n’en comprendra pas assez : c’est pourquoi je suis d’avis que dès que les éleves auront appris, par exemple, le premier traité des élemens de la voix, on les exerce beaucoup à appliquer ces premiers principes dans toutes les lectures qu’on leur fera faire, pendant qu’ils apprendront le second traité des élémens de l’oraison ; que celui-ci appris on leur en fasse pareillement faire l’application dans leurs lectures, en leur y faisant reconnoître les différentes sortes de mots, les divers tems des verbes, &c. sans négliger de leur faire remarquer de fois à autre ce qui tient au premier traité ; enfin que quand ils auront appris le troisieme, des élémens de la proposition, on les occupe quelque-tems à en reconnoître les parties, les especes, & la forme dans quelque livre françois. Cette pratique a deux avantages : 1°. celui de mettre dans la tête des enfans les principes raisonnés de leur propre langue, la langue qu’il leur importe le plus de savoir, & que communément on néglige le plus malgré les réclamations des plus sages, malgré l’exemple des anciens qu’on estime le plus, & malgré les expériences réitérées du danger qu’il y a à négliger une partie si essentielle ; 2°. celui de préparer les jeunes éleves à l’étude des langues étrangeres, par la connoissance des principes qui sont communs à toutes, & par l’habitude d’en faire l’application raisonnée. Il ne faudra donc point regarder comme perdu le tems qu’ils emploieront à ce premier objet, quoiqu’on ne puisse pas encore en tirer de latin : ce n’est point un détour ; c’est une autre route où ils apprennent des choses essentielles qui ne se trouvent point sur la route ordinaire : ce n’est point une perte ; c’est un retard utile ; qui leur épargne une fatigue superflue & dangereuse, pour les mettre en état d’aller ensuite plus aisément, plus surement, & plus vîte quand ils entreront dans l’étude du latin, & qu’ils passeront pour cela au second livre élémentaire. 2°. Elémens de la langue latine. Ce second volume supposera toutes les notions générales comprises dans le premier, & se bornera à ce qui est propre à la langue latine. Ces différences propres naissent du génie de cette langue, qui a admis trois genres, & dont la construction usuelle est transpositive ; ce qui y a introduit l’usage des cas & des déclinaisons dans les noms, les pronoms & les adjectifs : il faut les exposer de suite avec des paradigmes bien nets pour servir d’exemples aux principes généraux des déclinaisons ; & ajouter ensuite des mots latins avec leur traduction, pour être déclinés comme le paradigme : on joindra aux déclinaisons grammaticales des adjectifs la formation des degrés de signification, qui en est comme la déclinaison philosophique. L’usage des cas dans la syntaxe latine doit être expliqué immédiatement après ; 1°. par rapport aux adjectifs, qui se revêtent de ces formes, ainsi que de celles des genres & des nombres, par la loi de concordance ; 2°. par rapport aux noms & aux pronoms qui prennent tantôt un cas, & tantôt un autre, selon l’exigence du régime : & ceci, comme on voit, amenera naturellement, à propos de l’accusatif & de l’ablatif, les principaux usages des prépositions. Viendront ensuite les conjugaisons des verbes, dont les paradigmes, rendus les plus clairs qu’il sera possible, seront également précédés des regles de formation les plus générales, & suivis des verbes latins traduits pour être conjugués comme le paradigme auquel ils seront rapportés. Les conjugaisons seront suivies de quelques remarques générales sur les usages propres de l’infinitif, des gérondifs, des supins, & sur quelques autres latinismes analogues. Partout on aura soin d’indiquer les exceptions les plus considérables ; mais il faut attendre de l’usage la connoissance des autres. Voilà toute la matiere de ce second ouvrage élémentaire, qui sera, comme on voit, d’un volume peu considérable. Voyez ceux des articles déja cités qui conviennent ici, & spécialement Superlatif, Infinitif, Gérondif, Supin . On doit bien juger qu’il en doit être de ce livre, comme du précédent ; qu’à mesure que l’enfant en aura appris les différens articles, il faudra lui en faire faire l’application sur du latin ; l’accoutumer à y reconnoître les cas, les nombres, les genres, à remonter d’un cas oblique qui se présente au nominatif, & de-là à la déclinaison, d’un comparatif ou d’un superlatif au positif : puis quand il aura appris les conjugaisons, les lui faire reconnoître de la même maniere, & se hâter enfin de l’amener à l’analyse telle qu’on l’a vûe ci-devant ; car cette provision de principes est suffisante, pourvû qu’on ne fasse analyser que des phrases choisies exprès. Mais j’avoue qu’on ne peut pas encore aller bien loin, parce qu’il est rare de trouver du latin sans figures, ou de diction, ou de construction, & sans tropes, & que, pour bien entendre le sens d’un écrit, il faut au-moins être en état d’entendre les observations qu’un maître intelligent peut faire sur ces matieres. C’est pourquoi il est bon, pendant ces exercices préliminaires sur les principes généraux, de faire apprendre au jeune éleve les fondemens du discours figuré dans le livre qui suit. 3°. Elémens grammaticaux du discours figuré, ou traité élémentaire des métaplasmes, des tropes, & des figures de construction. Ce livre élémentaire se partage naturellement en trois parties analogues & correspondantes à celles du premier ; & il appartient, comme le premier, à la grammaire générale : mais on en prendra les exemples dans les deux langues. Le traité des métaplasmes sera très-court, Voyez Métaplasme : les deux autres demandent un peu plus de développement, quoiqu’il faille encore s’attacher à y réduire la matiere au moindre nombre de cas, & aux cas les plus généraux qu’il sera possible. Les définitions doivent en être claires, justes, & précises : les usages des figures doivent y être indiqués avec goût & intelligence : les exemples doivent être choisis avec circonspection, non seulement par rapport à la forme, qui est ici l’objet immédiat, mais encore par rapport au fonds, qui doit toujours être l’objet principal. On trouvera d’excellentes choses dans le bon ouvrage de M. du Marsais sur les tropes ; & sur l’ellipse en particulier, qui est la principale clé des langues, mais surtout du latin ; il faut consulter avec soin, & pourtant avec quelque précaution, la Minerve de Sanctius, & si l’on veut, le traité des ellipses de M. Grimm, imprimé en 1743 à Francfort & à Léipsic : j’observerai seulement que l’un & l’autre de ces auteurs donne à-peu-près une liste alphabétique des mots supprimés par ellipses dans les livres latins ; & que j’aimerois beaucoup mieux qu’on exposât des regles générales pour reconnoître & l’ellipse, & le supplément, ce qui me paroît très-possible en suivant à-peu près l’ordre des parties de l’oraison avec attention aux lois générales de la syntaxe. Voyez Tropes & les articles de chacun en particulier, Construction, Figure , &c. Je suis persuadé qu’enfin avec cette derniere provision de principes, il n’y a plus gueres à ménager que la progression naturelle des difficultés ; mais que cette attention même ne sera pas longtems nécessaire : tout embarras doit disparoître, parce qu’on a la clé de tout. La seule chose donc que je crois nécessaire, c’est de commencer les premieres applications de ces derniers principes sur la langue maternelle, & peut-être d’avoir pour le latin un premier livre préparé exprès pour le début de notre méthode : voici ma pensée. 4°. Selectae è probatissimis scriptoribus eclogae. Ce titre annonce des phrases détachées ; elles peuvent donc être choisies & disposées de maniere que les difficultés grammaticales ne s’y présentent que successivement. Ainsi on n’y trouveroit d’abord que des phrases très-simples & très-courtes ; puis d’autres aussi simples, mais plus longues ; ensuite des phrases complexes qui en renfermeroient d’incidentes ; & enfin des périodes ménagées avec la même gradation de complexité. Il faudroit y présenter les tours elliptiques avec la même discrétion, & ne pas montrer d’abord les grands ellipses où il faut suppléer plusieurs mots. Malgré toutes les précautions que j’insinue, qu’on n’aille pas croire que j’approuvasse un latin factice, où il seroit aisé de préparer cette gradation de difficultés. Le titre même de l’ouvrage que je propose me justifie pleinement de ce soupçon : j’entends que le tout seroit tiré des meilleures sources, & sans aucune altération ; & la raison en est simple. Je l’ai déja dit ; nous n’étudions le latin que pour nous mettre en état d’entendre les bons ouvrages qui nous restent en cette langue, c’est le seul but où doivent tendre tous nos efforts : c’est donc le latin de ces ouvrages mêmes qui doit nous occuper, & non un langage que nous n’y rencontrerons pas ; nos premieres tentatives doivent entamer notre tâche, & l’abréger d’autant. Ainsi il n’y doit entrer que ce que l’on pourra copier fidellement dans les auteurs de la plus pure latinité, sans toucher le moins du monde à leur texte ; & cela est d’autant plus facile, que le champ est vaste au prix de l’étendue que doit avoir ce volume élémentaire, qui, tout considéré, ne doit pas excéder quatre à cinq feuilles d’impression, afin de mettre les commençans, aussitôt après, aux sources mêmes. Du reste, comme je voudrois que les enfans apprissent ce livre par coeur à mesure qu’ils l’entendroient, afin de meubler leur mémoire de mots & de tours latins ; il me semble qu’avec un peu d’art dans la tête du compilateur, il ne lui seroit pas impossible de faire de ce petit recueil un livre utile par le fonds autant que par la forme : il ne s’agiroit que d’en faire une suite de maximes intéressantes, qui avec le tems pourroient germer dans les jeunes esprits où on les auroit jettées sous un autre prétexte, s’y développer, & y produire d’excellens fruits. Et quand je dis des maximes, ce n’est pas pour donner une préférence exclusive au style purement dogmatique : les bonnes maximes se peuvent présenter sous toutes les formes ; une fable, un trait historique, une épigramme, tout est bon pour cette fin : la morale qui plaît est la meilleure. Quel mal y auroit-il à accompagner ce recueil d’une traduction élégante, mais fidelle vis à-vis du texte ? L’intelligence de celui-ci n’en seroit que plus facile ; & il est aisé de sentir que l’étude analytique du latin empêcheroit l’abus qui résulte communément des traductions dans la méthode ordinaire. On pourroit aussi, & peut-être seroit-ce le mieux, imprimer à part cette traduction, pour être le sujet des premieres applications de la Grammaire générale à la langue françoise : cette traduction n’en seroit que plus utile quand elle se retrouveroit vis-à-vis de l’original : il seroit plûtôt conçu ; la correspondance en seroit plûtôt sentie ; & les différences des deux langues en seroient saisies & justifiées plus aisément. Mais dans ce cas le texte devroit aussi être imprimé à part, afin d’éviter une multiplication superflue. J’ose croire qu’au moyen de cette méthode, & en n’adoptant que des principes de Grammaire lumineux & véritablement généraux & raisonnés, on menera les enfans au but par une voie sûre, & débarrassée non-seulement des épines & des peines inséparables de la méthode ordinaire, mais encore de quantité de difficultés qui n’ont dans les livres d’autre réalité que celle qu’ils tirent de l’inéxactitude de nos principes, & de notre paresse à les discuter. Qu’il me soit permis, pour justifier cette derniere reflexion, de rappeller ici un texte de Virgile que j’ai cité à l’article Inversion , & dont j’ai donné la construction telle que nous l’a laissée Servius, & d’après lui saint Isidore de Séville, Aeneïd. II. 348. Voici d’abord ce passage avec la ponctuation ordinaire.
On prétend que l’adverbe frustrâ, mis entre deux virgules dans le premier vers, tombe sur le verbe succurritis du cinquieme vers ; & la construction d’Isidore & de Servius nous donne à entendre que le second vers avec les deux premiers mots du troisieme, sont liés avec ce qu’on lit dans le sixeme, moriamur & in media arma ruamus. Mais, j’ose le dire hardiment, si Virgile l’avoit entendu ainsi, il se seroit mépris grossierement ; ni la construction analytique ni la construction usuelle du latin ou de quelque langue que ce soit, n’autorisent ni ne peuvent autoriser de pareils entrelacemens, sous prétexte même de l’agitation la plus violente, ou de l’enthousiasme le plus irrésistible : ce ne seroit jamais qu’un verbiage repréhensible, &, pour me servir des termes de Quintilien, inst. VIII. 2, pejor est mistura verborum. Mais rendons plus de justice à ce grand poëte : il savoit très-bien ce qui convenoit dans la bouche d’Enée au moment actuel : que des discours suivis, raisonnés & froids par consequent, ne pouvoient pas être le langage d’un prince courageux qui voyoit sa patrie subjuguée, la ville livrée aux flammes, au pillage, à la fureur de l’ennemi victorieux, sa famille exposée à des insultes de toute espece ; mais il savoit aussi que les passions les plus vives n’amenent point le phebus & le verbiage dans l’élocution : qu’elles interrompent souvent les propos commencés, parce qu’elles présentent rapidement à l’esprit des torrens, pour ainsi dire, d’idées détachées qui se succedent sans continuité, & qui s’associent sans liaison ; mais qu’elles ne laissent jamais assez de phlegme pour renouer les propos interrompus. Cherchons donc à interpréter Virgile sans tordre en quelque maniere son texte, & suivons sans résistance le cours des idées qu’il présente naturellement. J’en ferois ainsi la construction analytique d’après mes principes. (Je mets en parenthese & en caracteres différens les mots qui suppléent les ellipses.) Juvenes, pectora fortissima frustrà, (dicite) si cupido certa sequi (me) audentem (tentare pericula) extrema est vobis ? videtis quae fortuna sit rebus ; omnes dî (à) quibus hoc imperium steterat, excessêre (ex) adytis, que (ex) aris relictis : (dicite igitur in quem finem) succurritis urbi incensae ? (hoc negotium unum, ut) moriamur & (proinde ut) ruamus in arma media, (decet nos.) Je conviens que cette construction fait disparoître toutes les beautés & toute l’énergie de l’original ; mais quand il s’agit de reconnoître le sens grammatical d’un texte, il n’est pas question d’en observer les beautés oratoires ou poétiques ; j’ajoute que l’on manquera le second point si l’on n’est d’abord assuré du premier, parce qu’il arrive souvent que l’énergie, la force, les images & les beautés d’un discours tiennent uniquement à la violation des lois minutieuses de la Grammaire, & qu’elles deviennent ainsi le motif & l’excuse de cette transgression. Comment donc parviendra-t-on à sentir ses beautés, si l’on ne commence par reconnoître le procédé simple dont elles doivent s’écarter ? Je n’irai pas me défier des lecteurs jusqu’à faire sur le texte de Virgile l’application du principe que je pose ici : il n’y en a point qui ne puisse la faire aisément ; mais je ferai trois remarques qui me semblent nécessaires. La premiere concerne trois supplémens que j’ai introduits dans le texte pour le construire ; 1°. (dicite) si cupido, &c. Je ne puis suppléer dicite qu’en supposant que si peut quelquefois, & spécialement ici, avoir le même sens que an (voyez Interrogatif. ) ; or cela n’est pas douteux, & en voici la preuve : an marque proprement l’incertitude, & si désigne la supposition ; mais il est certain que quand on connoît tout avec certitude, il n’y a point de supposition à faire, & que la supposition tient nécessairement à l’incertitude : c’est pourquoi l’un de ces deux mots peut entrer comme l’autre dans une phrase interrogative ; & nous trouvons effectivement dans l’Evangile, Matth. xij. 10, cette question : Si licet sabbatis curare ? (est-il permis de guérir les jours de sabbat) Et encore, Luc xxij, 49. Domine si percutimus in gladio ? (Seigneur, frappons-nous de l’épée ?) Et dans saint Marc, x. 2. Si licet viro uxorem dimittere ? (est-il permis à un homme de renvoyer son épouse ?) Ce que l’auteur de la traduction vulgate a surement imité d’un tour qui lui étoit connu, sans quoi il auroit employé an, dont il a fait usage ailleurs. Ajoutez qu’il n’y a ici que le tour interrogatif qui puisse lier cette proposition au reste, puisque nous avons vu que l’explication ordinaire introduisoit un véritable galimathias. 2°. (Dicite igitur in quem finem) succurritis urbi incensae ? C’est encore ici le besoin évident de parler raison, qui oblige à regarder comme interrogative une phrase qui ne peut tenir au reste que par-là ; mais en la supposant interrogative, le supplément est donné tel ou à-peu-près tel que je l’indique ici. 3°. (Hoc negotium unum ut,) moriamur & (proinde ut) ruamus in arma media, (decet nos) : les subjonctifs moriamur & ruamus supposent ut, & ut suppose un antécédent (Voyez Incidente & Subjonctif), lequel ne peut guere être que hoc negotium ou hoc negotium unum ; & cela même combiné avec le sens général de ce qui précede, nous conduit au supplément decet nos. La seconde remarque, c’est qu’il s’ensuit de cette construction qu’il est important de corriger la ponctuation du texte de Virgile en cette maniere :
La troisieme remarque est la conclusion même que j’ai annoncée en amenant sur la scene ce passage de Virgile, c’est que l’analyse exacte est un moyen infaillible de faire disparoître toutes les difficultés qui ne sont que grammaticales, pourvu que cette analyse porte en effet sur des principes solides & avoués par la raison & par l’usage connu de la langue latine. C’est donc le moyen le plus sûr pour saisir exactement le sens de l’auteur, non-seulement d’une maniere générale & vague, mais dans le détail le plus grand & avec la justesse la plus précise. Le petit échantillon que j’ai donné pour essai de cette méthode, doit prévenir apparemment l’objection que l’on pourroit me faire, que l’examen trop scrupuleux de chaque mot, de sa correspondance, de sa position, peut conduire les jeunes gens à traduire d’une maniere contrainte & servile, en un mot, à parler latin avec des mots françois. C’est en effet les défauts que l’on remarque d’une maniere frappante dans un auteur anonyme qui nous donna en 1750 (à Paris chez Mouchet, 2 volumes in-12) un ouvrage intitulé : Recherches sur la langue latine, principalement par rapport au verbe, & de la maniere de le bien traduire. On y trouve de bonnes observations sur les verbes & sur d’autres parties d’oraison ; mais l’auteur, prévenu qu’Horace sans doute s’est trompé quand il a dit, art. poët. 133, Nec verbum verbo curabis reddere, fidus interpres, rend par-tout avec un scrupule insoutenable, la valeur numérique de chaque mot, & le tour latin le plus éloigné de la phrase françoise : ce qui paroît avoir influé sur sa diction, lors même qu’il énonce ses propres pensées : on y sent le latinisme tout pur ; & l’habitude de fabriquer des termes relatifs à ses vûes pour la traduction, le jette souvent dans le barbarisme. Je trouve, par exemple, à la derniere ligne de la page 780, tome II. on ne les expose à tomber en des défiguremens du texte original ou même en des écarts du vrai sens ; & vers la fin de la page suivante : En effet, après avoir proposé pour exemple dans son traité des études, & qu’il y a beaucoup exalté cette traduction. On pourroit penser que ceci seroit échappé à l’auteur par inadvertence ; mais y il a peu de pages, dans plus de mille qui forment les deux volumes, où l’on ne puisse trouver plusieurs exemples de pareils écarts, & c’est par système qu’il défigure notre langue : il en fait une profession expresse dès la page 7 de son épitre qui sert de préface, dans une note très longue, qu’il augmente encore dans son errata, page 859, de ce mot de Furetiere : Les délicats improuvent plusieurs mots par caprice, qui sont bien françois & nécessaires dans la langue, au mot improuver ; & il a pour ce système, sur-tout dans ses traductions, la fidélité la plus religieuse : c’est qu’il est si attaché au sens le plus littéral, qu’il n’y a point de sacrifices qu’il ne fasse & qu’il ne soit prêt de faire pour en conserver toute l’intégrité. Il me semble au contraire que je n’ai montré la traduction littérale qui résulte de l’analyse de la phrase, que comme un moyen de parvenir & à l’intelligence du sens, & à la connoissance du génie propre du latin : car loin de regarder cette interprétation littérale comme le dernier terme où aboutit la méthode analytique, je ramene ensuite le tout au génie de notre langue, par le secours des observations qui conviennent à notre idiome. On peut m’objecter encore la longueur de mes procédés : ils exigent qu’on repasse vingt fois sur les mêmes mots, afin de n’omettre aucun des aspects sous lesquels on peut les envisager : de sorte que pendant que j’explique une page à mes éleves, un autre en expliqueroit au-moins une douzaine à ceux qu’il conduit avec moins d’appareil. Je conviens volontiers de cette différence, pourvu que l’on me permette d’en ajouter quelques autres. 1°. Quand les éleves de la méthode analytique ont vu douze pages de latin ; ils les savent bien & très bien, supposé qu’ils y aient donné l’attention convenable ; au lieu que les éleves de la méthode ordinaire, après avoir expliqué douze pages, n’en savent pas profondément la valeur d’une seule, par la raison simple qu’ils n’ont rien approfondi, même avec les plus grands efforts de l’attention dont ils sont capables. 2°. Les premiers voyant sans cesse la raison de tous les procédés des deux langues, la méthode analytique est pour eux une logique utile qui les accoutume à voir juste, à voir profondément, à ne rien laisser au hasard. Ceux au contraire qui sont conduits par la méthode ordinaire, sont dans une voie ténébreuse, où ils n’ont pour guide que des éclairs passagers, que des lueurs obscures ou illusoires, où ils marchent perpétuellement à tâtons, & où, pour tout dire, leur intelligence s’abâtardit au lieu de se perfectionner, parce qu’on les accoutume à ne pas voir ou à voir mal & superficiellement. 3°. C’est pour ceux-ci une allure uniforme & toujours la même ; & par conséquent c’est dans tous les tems la même mesure de progrès, aux différences près qui peuvent naître, ou des développemens naturels & spontanés de l’esprit ou de l’habitude d’aller. Mais il n’en est pas ainsi de la méthode analytique : outre qu’elle doit aider & accélérer les développemens de l’intelligence, & qu’une habitude contractée à la lumiere est bien plus sûre & plus forte que celle qui nait dans les ténebres, elle dispose les jeunes gens par degrés à voir tout d’un coup l’ordre analytique, sans entrer perpétuellement dans le détail de l’analyse de chaque mot ; & enfin à se contenter de l’appercevoir mentalement, sans déranger l’ordre usuel de la phrase latine pour en connoitre le sens. Ceci demande sur l’usage de cette méthode quelques observations qui en feront connoître la pratique d’une maniere plus nette & plus explicite, & qui répandront plus de lumiere sur ce qui vient d’être dit à l’avantage de la méthode même. C’est le maître qui dans les commencemens fait aux éleves l’analyse de la phrase de la maniere dont j’ai présenté ci-devant un modele sur un petit passage de Cicéron : il la fait répéter ensuite à ses auditeurs, dont il doit relever les fautes, en leur en expliquant bien clairement l’inconvénient & la nécessité de la regle qui doit les redresser. Cette premiere besogne va lentement les premiers jours, & la chose n’est pas surprenante ; mais la patience du maître n’est pas exposée à une longue épreuve : il verra bientôt croître la facilité à retenir & à repéter avec intelligence : il sentira ensuite qu’il peut augmenter un peu la tâche ; mais il le fera avec discrétion, pour ne pas rebuter ses disciples : il se contentera de peu tant qu’il sera nécessaire, se souvenant toujours que ce peu est beaucoup, puisqu’il est solide & qu’il peut devenir fécond ; & il ne renoncera à parler le premier qu’au bout de plusieurs semaines, quand il verra que les répétitions d’après lui ne coutent plus rien ou presque rien, ou quand il retrouvera quelques phrases de la simplicité des premieres par où il aura débuté, & sur lesquelles il pourra essayer les éleves en leur en faisant faire l’analyse les premiers, après leur en avoir préparé les moyens par la construction. C’est ici comme le second degré par où il doit les conduire quand ils ont acquis une certaine force. Il doit leur faire la construction analytique, l’explication litérale, & la version exacte du texte ; puis quand ils ont répété le tout, exiger qu’ils rendent d’eux-mêmes les raisons analytiques de chaque mot : ils hésiteront quelquefois, mais bientôt ils trouveront peu de difficulté, à-moins qu’ils ne rencontrent quelques cas extraordinaires ; & je réponds hardiment que le nombre de ceux que l’analyse ne peut expliquer est très petit. Les éleves fortifiés par ce second degré, pourront passer au troisieme, qui consiste à prépare eux-mêmes le tout, pour faire seuls ce que le maitre faisoit au commencement, l’analyse, la construction, l’explication littérale, & la version exacte. Mais ici, ils auroient besoin, pour marcher plus surement, d’un dictionnaire latin-françois qui leur présentât uniquement le sens propre de chaque mot, ou qui ne leur assignât aucun sens figuré sans en avertir & sans en expliquer l’origine & le fondement. Cet ouvrage n’existe pas, & il seroit nécessaire à l’exécution entiere des vûes que l’on propose ici ; & l’entreprise en est d’autant plus digne de l’attention des bons citoyens, qu’il ne peut qu’être très-utile à toutes les méthodes ; il seroit bon qu’on y assignât les radicaux latins des derivés & des composés, le sens propre en est plus sensible. Exercés quelque tems de cette maniere, les jeunes gens arriveront au point de ne plus faire que la construction pour expliquer littéralement & traduire ensuite avec correction, sans analyser préalablement les phrases. Alors ils seront au niveau de la marche ordinaire ; mais quelle différence entr’eux & les enfans qui suivent la méthode vulgaire ! Sans entrer dans aucun détail analytique, ils verront pourtant la raison de tout par l’habitude qu’ils auront contractée de ne rien entendre que par raison : certains tours, qui sont essentiellement pour les autres des difficultés très-grandes & quelquefois insolubles, ou ne les arrêtent point du tout, ou ne les arrêtent que l’instant qu’il leur faudra pour les analyser : tout ce qu’ils expliqueront, ils le sauront bien, & c’est ici le grand avantage qu’ils auront sur les autres, pour qui il reste toujours mille obscurités dans les textes qu’ils ont expliqués le plus soigneusement, & des obscurités d’autant plus invincibles & plus nuisibles, qu’on n’en a pas même le soupçon : ajoutez-y que désormais ils iront plus vîte que l’on ne peut alier par la route ordinaire, & que par conséquent ils regagneront en célérité ce qu’ils paroissent perdre dans les commencemens ; ce qui assure à la méthode analytique la supériorité la plus décidée, puisqu’elle donne aux progrès des éleves une solidité qui ne peut se trouver dans la méthode vulgaire, sans rien perdre en effet des avantages que l’on peut supposer à celle-ci. Je ne voudrois pourtant pas que, pour le prétendu avantage de faire voir bien des choses aux jeunes gens, on abandonnât tout-à-coup l’analyse pour ne plus y revenir : il convient, je crois, de les y exercer encore pendant quelque tems de fois à autre, en réduisant, par exemple, cet exercice à une fois par semaine dans les commencemens, puis insensiblement à une seule fois par quinzaine, par mois, &c. jusqu’à ce que l’on sente que l’on peut essayer de faire traduire correctement du premier coup sur la simple lecture du texte : c’est le dernier point où l’on amenera ses disciples, & où il ne s’agira plus que de les arrêter un peu pour leur procurer la facilité requise, & les disposer à saisir ensuite les observations qui peuvent être d’un autre ressort que de celui de la Grammaire, & dont je dois par cette raison m’abstenir de parler ici. Je ne dois pas davantage examiner quels sont les auteurs que l’on doit lire par préférence, ni dans quel ordre il convient de les voir : c’est un point déja examine & décidé par plusieurs bons littérateurs, aprês lesquels mon avis seroit superflu ; & d’ailleurs ceci n’appartient pas à la méthode méchanique d’étudier ou d’enseigner les langues, qui est le seul objet de cet article. Il n’en est pas de même des vûes proposées par M. du Marsais & par M. Pluche, lesquelles ont directement trait à ce méchanisme. La méthode de M. du Marsais a deux parties, qu’il appelle la routine & la raison. Par la routine il apprend à son disciple la signification des mots tout simplement ; il leur met sous les yeux la construction analytique toute faite avec les supplémens des ellipses ; il met au-dessous la traduction littérale de chaque mot, qu’il appelle traduction interlinéaire : tout cela est sur la page à droite ; & sur celle qui est à gauche, on voit en haut le texte tel qu’il est sorti des mains de l’auteur, & au dessous la traduction exacte de ce texte. Il ne rend dans tout ceci aucune raison grammaticale à son disciple, il ne l’a pas même préparé à s’en douter ; s’il rencontre consilio, il apprend qu’il signifie conseil, mais il ne s’attend ni ne peut s’attendre qu’il trouvera quelque jour la même idée rendue par consilium, consilii, consilia, consiliorum, consiliis : c’est la même chose à l’égard des autres mots déclinables ; l’auteur veut que l’on mene ainsi son éleve, jusqu’à ce que frappé lui-même de la diversité des terminaisons des mêmes mots qu’il aura rencontrés, & des diverses significations qui en auront été les suites, il force le maître par ses questions à lui révéler le mystere des déclinaisons, des conjugaisons, de la syntaxe, qu’il ne lui a encore fait connoître que par instinct. C’est alors qu’a lieu la seconde partie de la méthode qu’il nomme la raison, & qui rentre à-peu-près dans l’esprit de celle que j’ai exposée : ainsi nous ne différons M. du Marsais & moi, que par la routine, dont il regarde l’exercice comme indispensablement préliminaire aux procédés raisonnés par lesquels je débute. Cette différence vient premierement de ce que M. du Marsais pense que dans les enfans, l’organe, pour ainsi dire, de la raison, n’est pas plus proportionné pour suivre les raisonnemens de la méthode analytique, que ne le sont leurs bras pour élever certains fardeaux : ce sont à-peu-près ses termes, (méth. p. 11.) quand il parle de la méthode ordinaire, mais qui ne peuvent plus être appliqués à la méthode analytique préparée selon les vûes & par les moyens que j’ai détaillés. Je ne présente aux enfans aucun principe qui tienne à des idées qu’ils n’ont pas encore acquises ; mais je leur expose en ordre toutes celles dont je prévois pour eux le besoin, sans attendre qu’elles naissent fortuitement dans leur esprit à l’occasion des secousses, si je puis le dire, d’un instinct aveugle : ce qu’ils connoissent par l’usage non raisonné de leur langue maternelle me suffit pour fonder tout l’édifice de leur instruction ; & en partant de-là, le premier pas que je leur fais faire en les menant comme par la main, tend déja au point le plus élevé ; mais c’est par une rampe douce & insensible, telle qu’elle est nécessaire à la foiblesse de leur âge. M. du Marsais veut encore qu’ils acquiérent un certain usage non raisonné de la langue latine, & il veut qu’on les retienne dans cet exercice aveugle jusqu’à ce qu’ils reconnoissent le sens d’un mot à sa terminaison (pag. 32.) Il me semble que c’est les faire marcher long-tems autour de la montagne dont on veut leur faire atteindre le sommet, avant que de leur faire faire un pas qui les y conduise ; & pour parler sans allégorie, c’est accoutumer leur esprit à procéder sans raison. Au reste, je ne desapprouverois pas que l’on cherchât à mettre dans la tête des enfans bon nombre de mots latins, & par conséquent les idées qui y sont attachées ; mais ce ne doit être que par une simple nomenclature, telle à-peu-près qu’est l’indiculus universalis du pere Pommey, ou telle autre dont on s’aviseroit, pourvû que la propriété des termes y fût bien observée. Mais, je le répete, je ne crois les explications non raisonnées des phrases bonnes qu’à abâtardir l’esprit ; & ceux qui croient les enfans incapables de raisonner, doivent pour cela même les faire raisonner beaucoup, parce qu’il ne manque en effet que de l’exercice à la faculté de raisonner qu’ils ont essentiellement, & qu’on ne peut leur contester. Les succès de ceux qui reussissent dans la composition des thèmes, en sont une preuve presque prodigieuse. C’est principalement pour les forcer à faire usage de leur raison que je ne voudrois pas qu’on leur mît sous les yeux, ni la construction analytique, ni la traduction littérale ; ils doivent trouver tout cela en raisonnant : mais s’il est dans leurs mains, soyez sûr que les portes des sens demeureront fermées, & que les distractions de toute espece, si naturelles à cet âge, rendront inutile tout l’appareil de la traduction interlinéaire. J’ajoute, que pour ceux-mêmes qui seront les plus attentifs, il y auroit à craindre un autre inconvénient ; je veux dire qu’ils ne contractent l’habitude de ne raisonner que par le secours des moyens extérieurs & sensibles, ce qui est d’une grande conséquence. J’avoue que dans la routine de M. du Marsais, la traduction interlinéaire & la construction analytique doivent être mises sous les yeux : mais en suivant la route que j’ai tracée, ces moyens deviennent superflus & même nuisibles. Je n’insisterai pas ici sur la méthode de M. Pluche : outre ce qu’elle peut avoir de commun avec celle de M. du Marsais, je crois avoir suffisamment discuté ailleurs ce qui lui est propre. Voyez Inversion . B. E. R. M.
« Par conséquent n’est mis au rang des conjonctions qu’autant qu’on l’écrit de suite sans en faire deux mots ; autrement chacun doit être rapporté à sa classe : & alors par sera une préposition, conséquent un adjectif pris substantivement ; ces deux mots ne changent point de nature, quoiqu’employés pour énoncer le membre-conjonctif de la phrase ».Mais il est constant qu’une préposition avec son complément est l’équivalent d’un adverbe, & que tout mot qui est l’équivalent d’une préposition avec son complément est un adverbe ; d’où il suit que quand on écriroit de faite par conséquent, il n’en seroit pas moins adverbe, parce que l’étymologie y retrouveroit toujours les mêmes élémens, & la Logique le même sens. C’est par la même raison que l’on doit regarder comme de simples adverbes, les mots suivans réputés communément conjonctions. Cependant, néanmoins, pourtant, toutefois, sont adverbes ; l’abréviateur de Richelet le dit expressément des deux derniers, qu’il explique par les premiers, quoiqu’à l’article néanmoins il désigne ce mot comme conjonction. Lorsque cependant est relatif au tems, c’est un adverbe qui veut dire pendant ce tems ; & quand il est synonyme de néanmoins, pourtant, toutefois, il signifie, comme les trois autres, malgré ou nonobstant cela, avec les différences délicates que l’on peut voir dans les synonymes de l’abbé Girard. Enfin c’est évidemment enfin, c’est-à-dire pour fin, pour article final, finalement, adverbe. C’est la même chose d’afin, au lieu de quoi l’on disoit anciennement à celle fin, qui subsiste encore dans les patois de plusieurs provinces, & qui en est la vraie interprétation. Jusque, regardé par Vaugelas (Rem. 514.) comme une préposition, & par l’abbé Girard, comme une conjonction, est effectivement un adverbe, qui signifie à-peu-près sans discontinuation, sans exception, &c. Le latin usque, qui en est le correspondant & le radical, se trouve pareillement employé à-peu-près dans le sens de jugiter, assiduè, indesinenter, continuè ; & ce dernier veut dire in spatio (temporis aut loci) continuo ; ce qui est remarquable, parce que notre jusque s’emploie également avec relation au tems & au lieu. Pourvu signifie sous la condition ; & c’est ainsi que l’explique l’abréviateur de Richelet ; c’est donc un adverbe. Quant signifie relativement, par rapport. Surtout vient de sur tout, c’est-à-dire principalement : il est si évidemment adverbe, qu’il est surprenant qu’on se soit avisé d’en faire une conjonction. Tantôt répété veut dire, la premiere tois, dans un tems, & la seconde fois, dans un autre tems : tantot caressante & tantot dédaigneuse, c’est-à-dire caressante dans un tems & dédaigneuse dans un autre. Les Latins répetent dans le même sens l’adverbe nunc, qui ne devient pas pour cela conjonction. Remarquez que dans tous les mots que nous venons de voir, nous n’avons rien trouvé de conjonctif qui puisse autoriser les Grammairiens à les regarder comme conjonctions. Il n’en est pas de même de quelques autres mots, qui étant analysés, renferment en effet la valeur d’une préposition avec son complément, & de plus un mot simple qui ne peut servir qu’à lier. Par exemple, ainsi, aussi, donc, partant signifient & par cette raison, & pour cette cause, & par conséquent, & par résultat : ce sont des adverbes, si vous voulez, mais qui indiquent encore une liaison : & comme l’expression déterminée du complément d’un rapport, fait qu’un mot, sous cet aspect, n’est plus une préposition, quoiqu’il la renferme encore, mais un adverbe ; l’expression de la liaison ajoutée à la signification de l’adverbe doit faire pareillement regarder le mot comme conjonction, & non comme adverbe, quoiqu’il renferme encore l’adverbe. C’est la même chose de lorsque, quand, qui veulent dire dans le tems que ; quoique, qui signifie malgré la raison, ou la cause, ou le motif que ; puisque, qui veut dire par la raison supposée ou posée que (posite quod, qui en est peut-être l’origine, plutôt que postquam assigné comme tel par Ménage) ; si, c’est-à-dire sous la condition que, &c. La facilité avec laquelle on a confondu les adverbes & les conjonctions, semble indiquer d’abord que ces deux sortes de mots ont quelque chose de commun dans leur nature ; & ce que nous venons de remarquer en dernier lieu met la chose hors de doute, en nous apprenant que toute la signification de l’adverbe est dans la conjonction, qui y ajoute de plus l’idée de liaison entre des propositions. Concluons donc que les conjonctions sont des mots qui désignent entre les propositions, une liaison fondée sur les rapports qu’elles ont entre elles. De-là la distinction des conjonctions en copulatives, adversatives, disjonctives, explicatives, périodiques, hypothétiques, conclusives, causatives, transitives & déterminatives, selon la différence des rapports qui fondent la liaison des propositions. Les conjonctions copulatives, &, ni, (& en latin &, ac, atque, que, nec, neque), désignent entre des propositions semblables, une liaison d’unité, fondée sur leur similitude. Les conjonctions adversatives mais, quoique, (& en latin sed, at, quamvis, etsi, &c.), désignent entre des propositions opposées à quelques égards, une liaison d’unité, fondée sur leur compatibilité intrinseque. Les conjonctions disjonctives ou, soi, (ve, vel, aut, seu, sive,) désignent entre des propositions incompatibles, une liaison de choix, fondée sur leur incompatibilité même. Les conjonctions explicatives savoir, (quippe, nempe, nimirùm, scilicet, videlicet,) désignent entre les propositions, une liaison d’identité, fondée sur ce que l’une est le développement de l’autre. Les conjonctions périodiques quand, lorsque, (quandò,) désignent entre les propositions, une liaison positive d’existence, fondée sur leur relation à une même époque. Les conjonctions hypothétiques si, sinon, (si, nisi, sin,) désignent entre les propositions, une liaison conditionnelle d’existence, fondée sur ce que la seconde est une suite de la premiere. Les conjonctions conclusives ainsi, aussi, donc, partant, (ergo, igitur, &c.) désignent entre les propositions, une liaison nécessaire d’existence, fondée sur ce que la seconde est renfermée éminemment dans la premiere. Les conjonctions causatives car, puisque, (nam, enim, etenim, quoniam, quia,) désignent entre les propositions, une liaison nécessaire d’existence, fondée sur ce que la premiere est renfermée éminemment dans la seconde. Les conjonctions transitives or, (atqui, autem, &c.) désignent entre les propositions, une liaison d’affinité, fondée sur ce qu’elles concourent à une même fin. Les conjonctions déterminatives que, pourquoi, (quòd, quàm, cùm, ut, cur, quare, &c.) désignent entre les propositions, une liaison de détermination, fondée sur ce que l’une, qui est incidente, détermine le sens vague de quelque partie de l’autre, qui est principale. On voit par ce détail la vérité d’une remarque de M. l’abbé Girard, (tom. II. pag. 257.)
« que les conjonctions font proprement la partie systématique du discours ; puisque c’est par leur moyen qu’on assemble les phrases, qu’on lie les sens, & que l’on compose un tout de plusieurs portions, qui, sans cette espece, ne paroîtroient que comme des énumérations ou des listes de phrases, & non comme un ouvrage suivi & affermi par les liens de l’analogie ».C’est précisément pour cela que je divise la classe des mots indéclinables en deux ordres de mots, qui sont les supplétifs & les discursifs : les adverbes & les prépositions sont du premier ordre, on en a vu la raison ; les conjonctions sont du second ordre, parce qu’elles sont les liens des propositions, en quoi consiste la force, l’ame & la vie du discours. Je vais rapprocher dans un tableau raccourci les notions sommaires qui resultent du détail de l’analyse que nous venons de faire. Système figuré des especes de mots. [table] Cette seule exposition sommaire des différens ordres de mots est suffisante pour faire appercevoir combien d’idées différentes se réunissent dans la signification d’un seul mot énonciatif ; & cette multiplication d’idées peut aller fort loin, si on y ajoute encore celles qui peuvent être désignées par les différentes formes accidentelles que la déclinabilité peut faire prendre aux mots qui en sont susceptibles, telles que sont, par exemple, dans amaverat, les idées du mode, du nombre, de la personne, du tems ; & dans celle du tems, les idées du rapport d’existence à l’époque, & du rapport de l’époque au moment de la parole. Cette complexité d’idées renfermées dans la signification d’un même mot, est la seule cause de tous les mal-entendus dans les arts, dans les sciences, dans les affaires, dans les traités politiques & civils ; c’est l’obstacle le plus grand qui se présente dans la recherche de la vérité, & l’instrument le plus dangereux dans les mains de la mauvaise foi. On devroit être continuellement en garde contre les surprises de ces mal-entendus : mais on se persuade au contraire que, puisqu’on parle la même langue que ceux avec qui l’on traite, on attache aux mots les mêmes sens qu’ils y attachent eux-même ; inde mali labes. Les Philosophes présentent contre ce mal une foule d’observations solides, subtiles, détaillées, mais par-là même difficiles à saisir ou à retenir : je n’y connois qu’un remede, qui est le résultat de toutes les maximes détaillées de la Philosophie : expliquez-vouz avant tout, avant que d’entamer une discussion ou une dispute, avant que d’avouer un principe ou un fait, avant que de conclure un acte ou un traité. L’application de ce remede suppose que l’on sait s’expliquer, & que l’on est en état de distinguer tout ce qu’une saine Logique peut appercevoir dans la signification des mots ; ce qui prouve, en passant, l’importance de l’étude de la Grammaire bien entendue, & l’injustice ainsi que le danger qu’il peut y avoir à n’en pas faire assez de cas. Or 1°. il faut distinguer dans les mots la signification objective & la signification formelle. La signification objective, c’est l’idée fondamentale qui est l’objet de la signification du mot, & qui peut être désignée par des mots de différentes especes : la signification formelle, c’est la maniere particuliére dont le mot présente à l’esprit l’objet dont il est le signe, laquelle est commune à tous les mots de la même espece, & ne peut convenir à ceux des autres especes. Le même objet pouvant donc être signifié par des mots de différentes especes, on peut dire que tous ces mots ont une même signification objective, parce qu’ils représentent tous la même idée fondamentale : mais chaque espece ayant sa maniere propre de présenter l’objet dont il est le signe, la signification formelle est nécessairement différente dans des mots de diverses especes, quoiqu’ils puissent avoir une même signification objective. Communément ils ont dans ce cas, une racine générative commune, qui est le type matériel de l’idée fondamentale qu’ils représentent tous ; mais cette racine est accompagnée d’inflexions & de terminaisons, qui, en désignant la diversité des especes, caractérisent en même tems la signification formelle. Ainsi la racine commune am dans aimer, amitié, ami, amical, amicalement, est le type de la signification objective commune à tous ces mots, dont l’idée fondamentale est celle de ce sentiment affectueux qui lie les hommes par la bienveillance ; mais les diverses inflexions ajoutées à cette racine, désignent tout-à-la-fois la diversité des especes, & les différentes significations formelles qui y sont attachées. C’est pour avoir confondu la signification objective & la signification formelle du verbe, que Sanctius, le grammairien le plus savant & le plus philosophe de son siecle, a cru qu’il ne falloit point admettre de modes dans les verbes : il croyoit qu’il étoit question des modes de la signification objective, qui s’expriment en effet dans la langue latine communément par l’ablatif du nom abstrait qui en est le signe naturel, & souvent par l’adverbe qui renferme la même idée fondamentale ; au lieu qu’il n’est question que des modes de la signification formelle, c’est à-dire des diverses nuances, pour ainsi dire, qu’il peut y avoir dans la maniere de présenter l’idée objective. Voyez Mode . 2°. Il faut encore distinguer dans la signification objective des mots l’idée principale & les idées accessoires. Lo-sque plusieurs mots de la même espece représentent une même idée objective, variée seulement de l’une à l’autre par des nuances différentes qui naissent de la diversité des idées ajoutées à la premiere ; celle qui est commune à tous ces mots, est l’idée principale ; & celles qui y sont ajoutées & qui différencient les signes, sont les idées accessoires. Par exemple, amour & amitié sont des noms abstractifs, qui présentent également à l’esprit l’idée de ce sentiment de l’ame qui porte les hommes à se réunir ; c’est l’idée principale de la signification objective de ces deux mots : mais le nom amour ajoute à cette idée principale, l’idée accessoire de l’inclination d’un sexe pour l’autre ; & le nom amitié y ajoute l’idée accessoire d’un juste fondement, sans distinction de sexe. On trouvera dans les mêmes idées accessoires la différence des noms substantifs amant & ami, des adjectifs amoureux & amical, des adverbes amoureusement & amicalement. C’est sur la distinction des idées principales & accessoires de la signification objective, que porte la différence réelle des mots honnêtes & deshonnêtes, que les Cyniques traitoient de chimérique ; & c’étoit pour avoir négligé de démêler dans les mots les différentes idées accessoires que l’usage peut y attacher, qu’ils avoient adopté le système impudent de l’indifférence des termes, qui les avoit ensuite menés jusqu’au système plus impudent encore de l’indifférence des actions par rapport à l’honnêteté. Voyez Deshonnête . Quand on ne considere dans les mots de la même espece, qui désignent une même idée objective principale, que cette seule idée principale, ils sont synonymes : mais ils cessent de l’être quand on fait attention aux idées accessoires qui les différencient. Voyez Synonymes . Dans bien des cas on peut les employer indistinctement & sans choix ; c’est surtout lorsqu’on ne veut & qu’en ne doit présenter dans le discours que l’idée principale, & qu’il n’y a dans la langue aucun mot qui l’exprime seule avec abstraction de toute idée accessoire ; alors les circonstances font assez connoître que l’on fait abstraction des idées accessoires que l’on désigneroit par le même mot en d’autres occurrences : mais s’il y avoit dans la langue un mot qui signifiât l’idée principale seule & abstraite de toute autre idée accessoire, ce seroit en certe occasion une faute contre la justesse, de ne pas s’en servir plutôt que d’un autre auquel l’usage auroit attaché la signification de la même idée modifiée par d’autres idées accessoires. Dans d’autres cas, la justesse de l’expression exige que l’on choisisse scrupuleusement entre les synonymes, parce qu’il n’est pas toujours indifférent de présenter l’idée principale sous un aspect ou sous un autre. C’est pour faciliter ce choix important, & pour mettre en état d’en sentir le prix & les heureux effets, que M. l’abbé Girard a donné au public son livre des synonymes françois ; c’est pour augmenter ce secours que l’on a répandu dans l’Encyclopédie différens articles de même nature ; & il seroit à souhaiter que tous les gens de lettres recueillissent les observations que le hasard peut leur offrir sur cet objet, & les publiassent par les voies ouvertes au public : il en résulteroit quelque jour un excellent dictionnaire, ce qui est plus important qu’on ne le pense peut-être ; parce qu’on doit regarder la justesse de l’élocution non-seulement comme une source d’agrément & d’élégance, mais, encore comme l’un des moyens les plus propres à faciliter l’intelligence & la communication de la vérité. Aux mots synonymes, caractérisés par l’identité du sens principal, malgré les différences matérielles, on peut opposer les mots homonymes, caractérisés au contraire par la diversité des sens principaux, malgré l’identité ou la ressemblance dans le matériel. Voyez Homonymes . C’est sur-tout contre l’abus des homonymes que l’on doit être en garde, parce que c’est la ressource la plus facile, la plus ordinaire, & la plus dangereuse de la mauvaise foi. 3°. La distinction de l’idée principale & des idées accessoires a lieu à l’égard de la signification formelle, comme à l’égard de la signification objective. L’idée principale de la signification formelle, est celle du point de vûe spécifique qui caracterise l’espece du mot, adaptée à l’idée totale de la signification objective. & les idées accessoires de la signification formelle, sont celles des divers points de vûe accidentels, désignés ou désignables par les différentes formes que la déclinabilité peut faire prendre à un même mot. Par exemple, amare, amabam, amavissent, sont trois mots dont la signification objective renferme la même idée totale, celle du sentiment général de bienveillance que nous avons déja vû appartenir à d’autres mots pris dans notre langue ; en outre, ils présentent également à l’esprit des êtres indéterminés, désignés seulement par l’idée de l’existence sous l’attribut de ce sentiment : voilà ce qui constitue l’idée principale de la signification formelle de ces trois mots. Mais les inflexions & les terminaisons qui les différencient, indiquent des points de vûe différens ajoutés à l’idée principale de la signification formelle : dans amare, on remarque que cette signification doit être entendue d’un sujet quelconque, parce que le mode est infinitif ; que l’existence en est envisagée comme simultanée avec une époque, parce que le tems est présent ; que cette époque est une époque quelconque, parce que ce présent est indéfini : dans amabam & amavissent, on voit que la signification doit être entendue d’un sujet déterminé, parce que les modes sont personnels ; que ce sujet déterminé doit être de la premiere personne & au nombre singulier pour amabam, de la troisieme personne & du nombre pluriel pour amavissent ; que l’existence du sujet est envisagée relativement à une époque antérieure au moment de la parole dans chacun de ces deux mots, parce que les tems en sont antérieurs, mais qu’elle est simultanée dans amabam qui est un présent, & antérieure dans amavissent qui est un prétérit, &c. C’est sur la distinction des idées principales & accessoires de la signification formelle, que porte la diversité des formes dont les mots se revêtent selon les vûes de l’énonciation ; formes spécifiques, qui, dans chaque idiôme, caractérisent à-peu-près l’espece du mot ; & formes accidentelles, que l’usage de chaque langue a fixées relativement aux vûes de la syntaxe, & dont le choix bien entendu est le fondement de ce que l’on nomme la correction du style, qui est l’un des signes les plus certains d’une education cultivée. Je finirai cet article par une définition du mot la plus exacte qu’il me sera possible. L’auteur de la Grammaire générale (part. II. ch. j.) dit que
« l’on peut définir les mots, des sons distincts & articulés dont les hommes ont fait des signes pour signifier leurs pensées ».Mais il manque beaucoup à l’exactitude de cette définition. Chaque syllabe est un son distinct & souvent articulé, qui quelquefois signifie quelque chose de nos pensées : dans amaveramus, sa syllabe am est le signe de l’attribut sous lequel existe le sujet ; av indique que le tems est prétérit (voyez Tems. ) ; er marque que c’est un prétérit défini ; am final désigne qu’il est antérieur ; us marque qu’il est de la premiere personne du pluriel ; y a-t-il cinq mots dans amaveramus ? La préposition françoise ou latine à, la conjonction ou, l’adverbe y, le verbe latin co, sont des sons non-articulés, & ce sont pourtant des mots. Quand on dit que ce sont des signes pour signifier les pensées, on s’exprime d’une maniere incertaine ; car une proposition entiere, composée même de plusieurs mots, n’exprime qu’une pensée ; n’est-elle donc qu’un mot ? Ajoutez qu’il est peu correct de dire que les hommes ont fait des signes pour signifier ; c’est un pléonasme. Je crois donc qu’il faut dire qu’un mot est une totalité de sons, devenue par usage pour ceux qui l’entendent, le signe d’une idée totale. 1°. Je dis qu’un mot est une totalité de sons ; parce que, dans toutes les langues, il y a des mots d’une & de plusieurs syllabes, & que l’unité est une totalité aussi-bien que la pluralité. D’ailleurs, j’exclus par-là les syllabes qui ne sont que des sons partiels, & qui ne sont pas des mots, quoiqu’elles désignent quelquefois des idées, même complexes. 2°. Je n’ajoute rien de ce qui regarde l’articulation ou la non articulation des sons ; parce qu’il me semble qu’il ne doit être question d’un état déterminé du son, qu’autant qu’il seroit exclusivement nécessaire à la notion que l’on veut donner : or, il est indifferent à la nature du mot d’être une totalité de sons articulés ou de sons non-articulés ; & l’idée seule du son, faisant également abstraction de ces deux états opposés, n’exclut ni l’un ni l’autre de la notion du mot : son simple, son articulé, son aigu, son grave, son bref, son alongé, tout y est admissible. 3°. Je dis qu’un mot est le signe d’une idée totale ; & il y a plusieurs raisons pour m’exprimer ainsi. La premiere, c’est qu’on ne peut pas disconvenir que souvent une seule syllabe, ou même une simple articulation, ne soit le signe d’une idée, puisqu’il n’y a ni inflexion ni terminaison qui n’ait sa signification propre : mais les objets de cette signification ne sont que des idées partielles, & le mot entier est nécessaire à l’expression de l’idée totale. La seconde raison, c’est que si l’on n’attachoit pas à la signification du mot une idée totale, on pourroit dire que le mot, diversement terminé, demeure le même, sous prétexte qu’il exprime toûjours la même idée principale ; mais l’idée principale & les idées accessoires sont également partielles, & le moindre changement qui arrive dans l’une ou dans l’autre est un changement réel pour la totalité ; le mot alors n’est plus le même, c’en est un autre, parce qu’il est le signe d’une autre idée totale. Une troisieme raison, c’est que la notion du mot ainsi entendue est vraie, de ceux même qui équivalent à des propositions entieres, comme oui, non, allez, morieris, &c. car toute une proposition ne sert qu’à faire naître dans l’esprit de ceux qui l’entendent une idée plus precise & plus développée du sujet. 4°. J’ajoute qu’un mot est signe pour ceux qui l’entendent. C’est que l’on ne parle en effet que pour être entendu ; que ce qui se passe dans l’esprit d’un homme, n’a aucun besoin d’être représenté par des signes extérieurs, qu’autant qu’on veut le communiquer au-dehors ; & que les signes sont pour ceux à qui ils manifestent les objets signifiés. Ce n’est d’ailleurs que pour ceux qui entendent que les interjections sont des signes d’idées totales, puisqu’elles n’indiquent dans celui qui les prononce naturellement que des sentimens. 5°. Enfin, je dis qu’un mot devient par usage le signe d’une idée totale, afin d’assigner le vrai & unique fondement de la signification des mots.
« Les mots, dit le pere Lami (Rhét. liv. I. ch. iv.), ne signifient rien par eux-mêmes, ils n’ont aucun rapport naturel avec les idées dont ils sont les signes ; & c’est ce qui cause cette diversité prodigieuse de langues : s’il y avoit un langage naturel, il seroit connu de toute la terre & en usage par-tout ».C’est une vérité que j’ai exposée en détail & que je crois avoir bien établie à l’article Langue (art. I. sub fin.). Mais si les mots ne signifient pas par nature, ils signifient donc par institution ; quel en est l’auteur ? Tous les hommes, ou du-moins tous les sages d’une nation, se sont-ils assemblés pour régler dans une délibération commune la signification de chaque mot, pour en choisir le matériel, pour en fixer les dérivations & les déclinaisons ? Personne n’ignore que les langues ne se sont pas formées ainsi. La premiere a été inspirée, en tout ou en partie, aux premiers auteurs du genre humain : & c’est probablement la même langue que nous parlons tous, & que l’on parlera toûjours & par-tout, mais altérée par les changemens qui y survinrent d’abord à Babel en vertu de l’operation miraculeuse du Tout-Puissant, puis par tous les autres qui naissent insensiblement de la diversité des tems, des climats, des lumieres, & de mille autres circonstances diversement combinées.
« Il dépend de nous, dit encore le pere Lami (ibid. ch. vij.), de comparer les choses comme nous voulons » ;(ce choix des comparaisons n’est peut-être pas toûjours si arbitraire qu’il l’assure, & il tient souvent à des causes dont l’influence est irrésistible pour les nations, quoiqu’elle pût être nulle pour quelques individus ; mais du moins est-il certain que nous comparons très différemment, & cela suffit ici : car c’est)
« ce qui fait, ajoute-t-il, cette grande différence qui est entre les langues. Ce que les Latins appellent fenestra, les Espagnols l’appellent ventana, les Portugais janella ; nous nous servons aussi de ce nom croisée pour marquer la même chose. Fenestra, ventus, janua, crux, sont des mots latins. Le françois, l’espagnol, le portugais viennent du latin »,(c’est-à-dire, que ces trois idiômes ont emprunté beaucoup de mots dans la langue latine, & c’est tout :)
« mais les Espagnols considérant que les fenêtres donnent passage aux vents, les appellent ventana de ventus : les Portugais ayant regardé les fenêtres comme de petites portes, ils les ont appellées janella de janua : nos fenêtres étoient autrefois partagées en quatre parties avec des croix de pierre ; on les appelloit pour cela des croisées de crux : les Latins ont considéré que l’usage des fenêtres est de recevoir la lumiere ; le nom fenestra vient du grec φαίνειν qui signifie reluire. C’est ainsi que les différentes manieres de voir les choses portent a leur donner différens noms ».Et c’est ainsi, puis-je ajouter, que la diversité des vûes introduit en divers lieux des mots très-différens pour exprimer les mêmes idées totales ; ce qui diversifie les idiômes, quoiqu’ils viennent tous originairement d’une même source. Mais ces différens mots, risqués d’abord par un particulier qui n’en connoît point d’autre pour exprimer ses idées telles qu’elles sont dans son esprit, n’en deviennent les signes universels pour toute la nation, qu’après qu’ils ont passé de bouche en bouche dans le même sens ; & ce n’est qu’alors qu’ils appartiennent à l’idiôme national. Ainsi c’est l’usage qui autorise les mots, qui en détermine le sens & l’emploi, qui en est l’instituteur véritable & l’unique approbateur. Mais d’où nous vient le terme de mot ? On trouve dans Lucilius, non audet dicere muttum (il n’ose dire un mot) ; & Cornutus, qui enseigna la Philosophie à Perse, & qui fut depuis son commentateur, remarque sur la premiere satyre de son disciple, que les Romains disoient proverbialement, mutum nullum emiseris (ne dites pas un seul mot). Festus témoigne que mutire, qu’il rend par loqui, se trouve dans Ennius ; ainsi mutum & mutire, qui paroissent venir de la même racine, ont un fondement ancien dans la langue latine. Les Grecs ont fait usage de la même racine, & ils ont μῦθος, discours ; μυθητὴς : parleur ; & μυθεῖν, parler. D’après ces observations, Ménage dérive mot du latin mutum ; & croit que Périon s’est trompé d’un degré, en le dérivant immédiatement du grec μυθεῖν. Il se peut que nous l’ayons emprunté des Latins, & les Latins des Grecs ; mais il n’est pas moins possible que nous le tenions directement des Grecs, de qui, après tout, nous en avons reçu bien d’autres : & la décision tranchante de Ménage me paroît trop hasardée, n’ayant d’autre fondement que la priorité de la langue grecque sur la latine. J’ajoute qu’il pourroit bien se faire que les Grecs, les Latins, & les Celtes de qui nous descendons, eussent également trouvé ce radical dans leur propre fonds, & que l’onomatopée l’eût consacré chez tous au même usage, par un tour d’imagination qui est universel parce qu’il est naturel. Ma, mê, mé, mi, meu, mo, mu, mou, sont dans toutes les langues les premieres syllabes articulées, parce que m est la plus facile de toutes les articulations (voyez Langue , art. III. S. ij. n. 1.) ; ces syllabes doivent donc se prendre assez naturellement pour signifier les premieres idées qui se présentent ; & l’on peut dire que l’idée de la parole est l’une des plus frappantes pour des êtres qui parlent. On trouve encore dans le poëte Lucilius, non laudare hominem quemquam, nec mu facere unquàm ; où l’on voit ce mu indéclinable, montré comme l’un des premiers élémens de la parole. Il est vraissemblable que les premiers instituteurs de la langue allemande l’envisagerent à-peu-près de même, puisqu’ils appellerent mut, la pensée, par une métonymie sans doute du signe pour la chose signifiée : & ils donnerent ensuite le même nom à la substance de l’ame, par une autre métonymie de l’effet pour la cause. Voyez Métonymie . (B. E. R. M.)
« Les Grammairiens ont accoutumé dans toutes les langues de faire plusieurs divisions & subdivisions des consonnes ; & la division la plus commune à l’égard des langues modernes, est qu’ils en distinguent les consonnes en muettes & en demi-voyelles, appellant muettes toutes celles dont le nom commence pat une consonne, comme b, c, d, g, k, p, q, t, z, & demi-voyelles toutes les autres, comme f, h, l, m, n, r, s, x ».Regnier, gramm. fr. in-12. pag. 9. Cet academicien abandonne cette division, parce qu’elle n’est établie, dit-il, sur aucune différence fondée dans la nature des consonnes. En effet, s’il ne s’agit que de commencer le nom d’une consonne par cette consonne même pour la rendre muette, il n’y en a pas une qui ne le soit dans le système de Port-Royal, que j’adopte dans cet ouvrage : & d’ailleurs il est démontre qu’aucune consonne n’a de valeur qu’avec la voyelle, ou si l’on veut, que toute articulation doit précéder un son ; (voyez H.) ainsi toutes les consonnes sont muettes par leur nature, puisqu’elles ne rendent aucun son, mais qu’elles modifient seulement les sons. Platon (in Cratylo.) les appelle toutes ἄφωναι ; c’est le même sens que si on les nommoit mnettes, & il y a plus de vérité que dans le nom de consonnes. Au reste, telle consonne dont l’appellation commence chez nous par une voyelle, commençoit chez les Grecs par la consonne même nous disons ele, emme, enne, erre, & ils disoient lambda, mu, nu, ro ; les mêmes lettres qui étoient muettes en Grece sont donc demi-voyelles en France, quoiqu’elles soient les signes des mêmes moyens d’explosion, ce qui est absurde. Les véritables distinctions des consonnes sont détaillées au mot Lettre ; M. l’abbé de Dangeau n’en avoit pas encore donné l’idée, lorsque la grammaire de M. l’abbé Regnier fut publiée. II. Des lettres muettes dans l’orthographe. Je ne crois pas qu’on puisse remarquer rien de plus précis, de plus vrai, ni de plus essentiel sur cet article, que ce qu’en a écrit M. Harduin, secrétaire perpétuel de l’académie d’Arras, dans ses Rem. div. sur la prononciation & sur l’orthographe, pag. 77. Je vais simplement le transerire ici, en y insérant quelques observations entre deux crochets.
« Qu’on ait autrefois prononcé des lettres qui ne se prononcent plus aujourd’hui, cela semble prouvé par les usages qui se sont perpétués dans plus d’une province, & par la comparaison de quelques mots analogues entre eux, dans l’un desquels on fait sonner une lettre qui demeure oiseuse dans l’autre. C’est ainsi que s & p ont gardé leur prononciation dans veste, espion, bastonnade, hospitalier, baptismal, septembre, septuagenaire, quoiqu’ils l’aient perdue dans vestir, espier, baston, hospital, baptesme, sept, septîer ».[On supprime même ces lettres dans l’orthographe moderne de plusieurs de ces mots, & l’on écrit vêtir, épier, bâton, hopital.]
« Mon intention n’est cependant pas de soutenir que toutes les consonnes muettes qu’on emploie, ou qu’on employoit il n’y a pas long-tems au milieu de nos mots, se prononçassent originairement. Il est au contraire fort vraissemblable que les savans se sont plû à introduire des lettres muettes dans un grand nombre de mots, afin qu’on sentît mieux la relation de ces mots avec la langue latine » ;[ou même par un motif moins louable, mais plus naturel ; parce que comme le remarque l’abbe Girard, on mettoit sa gloire à montrer dans l’écriture françoise, qu’on savoit le latin.]
« Du moins est-il constant que les manuscrits antérieurs à l’Imprimerie, offrent beaucoup de mots écrits avec une simplicité qui montre qu’on les prononçoit alors comme à présent, quoiqu’ils se trouvent écrits moins simplement dans des livres bien plus modernes. J’ai eu la curiosité de parcourir quelques ouvrages du quatorzieme siecle, où j’ai vu les mots su vans avec l’orthographe que je leur doune ici : droit, saint, traité, dette, devoir, doute, avenir, autre, mout, recevoir, votre ; ce qui n’a. pas empêché d’écrire long-tems après, droict, sainct, traicté, debte, debvoir, doubte, advenir, aultre, moult, recepvoir, vostre, pour marquer le rapport de ces mots avec les noms latins directus, sanctus, tractatus, debitum, debere, dubitatio, advenire, alter, multum, recipere, vester. On remarque même, en plusieurs endroits des manuscrits dont je parle, une orthographe encore plus simple, & plus conforme à la prononciation actuelle, que l’orthographe dont nous nous servons aujourd’hui. Au lieu d’écrire science, sçavoir, corps, temps, compte, moeurs, on écrivoit dans ce siecle éloigné, sience, savoir, cors, tans, conte, meurs. »[Je crois qu’on a bien fait de ramener science, à cause de l’étymologie ; corps & temps, tant à cause de l’étymologie, qu’à cause de l’analogie qu’il est utile de conserver sensiblement entre ces mots & leurs dérivés, corporel, corporifier, corpulence, temporel, temporalité, temporiser, temporisation, que pour les distinguer par l’orthographe des mots homogenes cors de cerf ou cors des piés, tant adverbe, tan pour les Tanneurs, tend verbe : pareillement compte, en conservant les traces de son origine, computum, se trouve différencié par-là de comte, seigneur d’une comté, mot dérivé de comitis, & de conte, narration fabuleuse, mot tiré du grec barbare κοντὸν, qui parmi les derniers Grecs signifie abrégé.]
« Outre la raison des étymologies latines ou grecques, nos ayeux insérerent & conserverent des lettres muettes, pour rendre plus sensible l’analogie de certains mots avec d’autres mots françois. Ainsi, comme tournoyement, maniement, éternuement, dévouement, je lierai, j’employerai, je tuerai, j’avouerai, sont formés de tournoyer, manier, éternuer, dévouer, lier, employer, tuer, avouer, on crut devoir mettre ou laisser à la pénultieme syllabe de ces premiers mots un e qu’on n’y prononçoit pas. On en usa de même dans beau, nouveau, oiseau, damoiseau, chasteau & autres mots semblables, parce que la terminaison eau y a succédé à el : nous disons encore un bel homme, un nouvel ouvrage ; & l’on disoit jadis, oisel, damoisel, chastel. Les écrivains modernes, plus entreprenans que leurs devanciers »,[nous avons eu pourtant des devanciers assez entreprenans ; Sylvius ou Jacques Dubois dès 1531 ; Louis Meigret & Jacques Pelletier quelques vingt ans après ; Ramus ou Pierre de la Ramée vers le même tems ; Rambaud en 1578 ; Louis de Lesclache en 1668, & l’Artigaut très-peu de tems après, ont été les précurseurs des réformateurs les plus hardis de nos jours ; & je ne sais si l’abbé de S. Pierre, le plus entreprenant des modernes, a mis autant de liberté dans son système, que ceux que je viens de nommer : quoi qu’il en soit, je reprens le discours de M. Harduin.]
« Les écrivains modernes plus entreprenans, dit-il, que leurs devanciers, rapprochent de jour en jour l’orthographe de la prononciation. On n’a guere réussi, à la vérité, dans les tentatives qu’on a faites jusqu’ici pour rendre les lettres qui se prononcent plus conformes aux sons & aux articulations qu’elles représentent ; & ceux qui ont voulu faire écrire ampereur, acsion, au lieu d’empereur, action, n’ont point trouvé d’imitateurs. Mais on a été plus heureux dans la suppression d’une quantité de lettres muettes, que l’on a entierement proscrites, sans considérer si nos ayeux les prononçoient ou non, & sans même avoir trop d’egards pour celles que des raisons d’étymologie ou d’analogie avoient maintenues si long-tems. On est donc parvenu à écrire doute, parfaite, honnête, arrêt, ajoûter, omettre, au lieu de doubte, parfaicte, honneste, arrest, adjouter, obmettre ; & la consonne oiseuse a été remplacée dans plusieurs mots par un accent circonflexe marqué sur la voyelle précédente, lequel a souvent la double propriété d’indiquer le retranchement d’une lettre & la longueur de la syllabe. On commence aussi à ôter l’e muet de gaiement, remerciement, éternuement, dévouement, &c. Mais malgré les changemens considérables que notre orthographe a reçus depuis un siecle, il s’en faut encore de beaucoup qu’on ait abandonné tous les caracteres muets. Il semble qu’en se déterminant à écrire sûr, mûr, au lieu de seur, meur, on auroit dû prendre le parti d’écrire aussi bau, chapau, au-lieu de beau, chapeau, & euf, beuf, aulieu d’oeuf, boeuf, quoique ces dernièrs mots viennent d’ovum, bovis : mais l’innovation ne s’est pas étendue jusques-là ; & comme les hommes sont rarement uniformes dans leur conduite, on a même épargné dans certains mots, telle lettre qui n’avoit pas plus de droit de s’y maintenir, qu’en plusieurs autres de la même classe d’où elle a été retranchée. Le g, par exemple, est resté dans poing, après avoir été banni de soing, loing, témoing. Que dirai-je des consonnes redoublées qui sont demeurées dans une foule de mots où nous ne prononçons qu’une consonne simple ? Quelques progrès que fasse à l’avenir la nouvelle orthographe, nous avons des lettres muettes qu’elle pourroit supprimer sans défigurer la langue, & sans en détruire l’économie. Telles sont celles qui servent à désigner la nature & le sens des mots, comme n dans ils aiment, ils aimerent, ils aimassent, & en dans les tems où les troisiemes personnes plurielles se terminent en oient, ils aimoient, ils aimeroient, ils soient ; car à l’égard du t de ces mots, & de beaucoup d’autres consonnes finales qui sont ordinairement muettes, personne n’ignore qu’il faut les prononcer quelquefois en conversation, & plus souvent encore dans la lecture ou dans le discours soutenu, sur-tout lorsque le mot suivant commence par une voyelle. Il y a des lettres muettes d’une autre espece, qui probablement ne disparoîtront jamais de l’écriture. De ce nombre est l’u servile qu’on met toûjours après la consonne q, à moins qu’elle ne soit finale ; pratique singuliere qui avoit lieu dans la langue latine aussi constamment que dans la françoise. Il est vrai que cet u se prononce en quelques mots, quadrature, équestre, quinquagésime ; mais il est muet dans la plûpart, quarante, querelle, quotidien, quinze. J’ai peine à croire aussi qu’on bannisse jamais l’u & l’e qui sont presque toujours muets entre un g & une voyelle. Cette consonne g répond, comme on l’a vu (article G.) à deux sortes d’articulations bien differentes. Devant a, o, u, elle doit se prononcer durement, mais quand elle précéde un e ou un i, la prononciation en est plus douce, & ressemble entierement à celle de l’i consonne [à celle du j.] Or pour apporter des exceptions à ces deux regles, & pour donner au g en certains cas une valeur contraire à sa position actuelle, il falloit des signes qui tissent connoître les cas exceptés. On aura donc pu imaginer l’expédient de mettre un u après le g, pour en rendre l’articulation dure devant un e ou un i, comme dans guérir, collègue, orgueil, guittare, guimpe ; & d’ajouter un e à cette consonne, pour la faire prononcer mollement devant a, o, u, comme dans geai, George, gageure. L’u muet semble pareillement n’avoir été inséré dans cercueil, accueil, écueil, que pour y affermir le c qu’on prononceroit comme s, s’il etoit immédiatement suivi de l’e. Il n’est pas démontré néanmoins que ces voyelles muettes l’aient toujours été ; il est possible absolument parlant, qu’on ait autrefois prononcé l’u & l’e dans écueil, guider, George, comme on les prononce dans écuelle, Guise ville, & géometre : mais une remarque tirée de la conjugaison des verbes, jointe à l’usage où l’on est depuis long-tems de rendre ces lettres muettes, donne lieu de conjecturer en effet qu’elles ont été placées après le g & le c, non pour y être prononcées, mais seulement pour prêter, comme je l’ai déja dit, à ces consonnes une valeur contraire à celle que devroit leur donner leur situation devant telle ou telle voyelle. Il est de principe dans les verbes de la premiere conjugaison, comme flatter, je flatte, blâmer, je blâme, que la premiere personne plurielle du présent [indéfini] de l’indicatif, se forme en changeant l’e final de la premiere personne du singulier en ons ; que l’imparfait [c’est dans mon systeme, le présent antérieur simple] de l’indicatif se forme par le changement de cet e final en ois ; & l’aoriste [c’est dans mon système, le présent antérieur périodique] par le changement du même e en ai : je flatte, nous flattons, je flattois, je flattai ; je blâme, nous blâmons, je blâmois, je blâmai. Suivant ces exemples, on devroit écrire je mange, nous mangons, je mangois, je mangai ; mais comme le g doux de mange, seroit devenu un g dur dans les autres mots, par la rencontre de l’o & de l’a, il est presque évident que ce fut tout exprès pour conserver ce g doux dans nous mangeons, je mangeois, je mangeai, que l’on y introduisit un e sans vouloir qu’il fût prononcé. Par-là on crut trouver le moyen de marquer tout à la fois dans la prononciation & dans l’orthographe, l’analogie de ces trois mots avec je mange dont ils dérivent. La même chose peut se dire de nous commenceons, je commenceois, je commenceai, qu’on n’écrivoit sans doute ainsi avant l’invention de la cédille, que pour laisser au e la prononciation douce qu’il a dans je commence. Cette cédille inventée si à propos, auroit dû faire imaginer d’autres marques pour distinguer les cas où le c doit se prononcer comme un k devant la voyelle e, & pour faire connoître ceux où le g doit être articulé d’une façon opposée aux regles ordinaires. Ces signes particuliers vaudroient beaucoup mieux que l’interposition d’un e ou d’un u, qui est d’autant moins satisfaisante qu’elle induit à prononcer écuelle comme écueil, aiguille comme anguille, & même géographe & ciguë, comme George & figue, quand l’écrivain n’a pas soin, ce qui arrive assez fréquemment ; d’accentuer le premier e de géographe, & de mettre deux points sur le second i d’aiguille & sur l’e final de cigue ».[Le moyen le plus sur & le plus court, s’il n’y avoit eu qu’à imaginer des moyens, auroit été de n’attacher à chaque consonne qu’une articulation, & de donner à chaque articulation sa consonne propre.]
« Quoi qu’il en soit de mon idée de réforme, dont il n’y a point d’apparence qu’on voye jamais l’exécution, on doit envisager la voyelle e dans beau tout autrement que dans il mangea. Elle ne fournit par elle-même aucun son dans le premier de ces mots ; mais elle est censée tenir aux deux autres voyelles, & on la regarde en quelque sorte comme faisant partie des caracteres employés à représenter le son o ; au-lieu que dans il mangea, l’e ne concourt en rien à la représentation du son : il n’a nulle espece de liaison avec l’a suivant, c’est à la seule consonne g qu’il est uni, pour en changer l’articulation, eu égard à la place qu’elle occupe. Ce que je dis ici de l’e, par rapport au mot mangea, doit s’entendre également de l’u tel qu’il est dans guerre, recueil, quotité ; & ce que j’observe sur l’e, par rapport au mot beau, doit s’entendre aussi de l’a & de l’o dans Saone & boeuf ».Voyez Lettre, Voyelle, Consonne, Diphtongue, Orthographe , & differens articles de lettres particulieres. (B. E. R. M.)
Tous les lexicographes que j’ai consultés, s’accordent en ceci, & ils ajoûtent tous que N avec une barre horisontale au-dessus. marque 9000 ; ce qui en marque la multiplication par 10 seulement, quoique cette barre indique la multiplication par 1000, à l’égard de toutes les autres lettres ; & l’auteur de la méth. lat. de P. R. dit expressément dans son Recueil d’observations particulieres, chap. II. num. iv . qu’il y en a qui tiennent que lorsqu’il y a une barre sur les chiffres, cela les fait valoir mille, comme [caractère non reproduit], [caractère non reproduit], cinq-mille, dix-mille. Quelqu’un a fait d’abord une faute dans l’exposition, ou de la valeur numerique de N seule, ou de la valeur de [caractère non reproduit]barré ; puis tout le monde a répété d’après lui sans remonter à la source. Je conjecture, mais sans l’assurer, que [caractère non reproduit]=900000, selon la regle générale. (B. E. R. M)
« Si l’on établit pour maxime générale, dit l’abbé Desfontaines, observ. sur les écrits mod. tom. XXX. pag. 255, que la prononciation doit être le modele de l’orthographe ; le normand, le picard, le bourguignon, le provençal écriront comme ils prononcent : car dans le systeme du néographisme, cette liberté doit conséquemment leur être accordée ».Il me semble que l’abbé Desfontaines ne combat ici qu’un phantôme, & qu’il prend dans un sens trop étendu le principe fondamental du néographisme. Ce n’est point toute prononciation que les Néographes prennent pour regle de leur maniere d’écrire, ce seroit proprement écrire sans regle ; ils ne considerent que la prononciation autorisée par le même usage qui est reconnu pour législateur exclusif dans les langues, relativement au choix des mots, au sens qui doit y être attaché, aux tropes qui peuvent en changer la signification, aux alliances, pour ainsi dire, qu’il leur est permis ou défendu de contracter, &c. Ainsi le picard n’a pas plus de droit d’écrire gambe pour jambe, ni le gascon d’écrire hure pour heure, sous prétexte que l’on prononce ainsi dans leurs provinces. Mais on peut faire aux Néographes un reproche mieux fondé ; c’est qu’ils violent les lois de l’usage dans le tems même qu’ils affectent d’en consulter les décisions & d’en reconnoître l’autorité. C’est à l’usage légitime qu’ils s’en rapportent sur la prononciation, & ils font très-bien ; mais c’est au même usage qu’ils doivent s’en rapporter pour l’orthographe : son autorité est la même de part & d’autre ; de part & d’autre elle est fondée sur les mêmes titres, & l’on court le même risque à s’y soustraire dans les deux points, le risque d’être ou ridicule ou inintelligible. Les lettres, peut-on dire, étant instituées pour représenter les élémens de la voix, l’écriture doit se conformer à la prononciation : c’est-là le fondement de la véritable ortographe & le prétexte du néographisme ; mais il est aisé d’en abuser. Les lettres, il est vrai, sont établies pour représenter les élémens de la voix ; mais comme elles n’en sont pas les signes naturels, elles ne peuvent les signifier qu’en vertu de la convention la plus unanime, qui ne peut jamais se reconnoître : que par l’usage le plus général de la plus nombreuse partie des gens de lettres. Il y aura, si vous voulez, plusieurs articles de cette convention qui auroient pu être plus généraux, plus conséquens, plus faciles à saisir, mais enfin ils ne le sont pas, & il faut s’en tenir aux termes de la convention : irez-vous écrire kek abil ome ke vou soüez, pour quelque habile homme que vous soyez ? on ne saura ce que vous voulez dire, ou si on le devine, vous apprêterez à rire. On repliquera qu’un néographe sage ne s’avisera point de fronder si généralement l’usage, & qu’il se contentera d’introduire quelque léger changement, qui étant suivi d’un autre quelque tems après, amenera successivement la réforme entiere sans révolter personne. Mais en premier lieu, si l’on est bien persuadé de la vérité du principe sur lequel on établit son néographisme, je ne vois pas qu’il y ait plus de sagesse à n’en tirer qu’une conséquence qu’à en tirer mille ; rien de raisonnable n’est contraire à la sagesse, & je ne tiendrai jamais M. Duclos pour moins sage que M. de Voltaire. J’ajoute que cette circonspection prétendue plus sage est un aveu qu’on n’a pas le droit d’innover contre l’usage reçu, & une imitation de cette espece de prudence qui fait que l’on cherche à surprendre un homme que l’on veut perdre, pour ne pas s’exposer aux risques que l’on pourroit courir en l’attaquant de front. Au reste, c’est se faire illusion que de croire que l’honneur de notre langue soit intéressé au succès de toutes les réformes qu’on imagine. Il n’y en a peut-être pas une seule qui n’ait dans sa maniere d’écrire quelques-unes de ces irrégularités apparentes dont le néographisme fait un crime à la nôtre : les lettres quiescentes des Hébreux ne sont que des caracteres écrits dans l’orthographe, & muets dans la prononciation ; les Grecs écrivoient ἄγγελος, ἄγχυρα, & prononçoient comme nous ferions ἄνγελος, ἄνχυρα ; on n’a qu’à lire Priscien sur les lettres romaines, pour voir que l’orthographe latine avoit autant d’anomalies que la nôtre ; l’italien & l’espagnol n’en ont pas moins, & en ont quelques-unes de communes avec nous ; il y en a en allemand d’aussi choquantes pour ceux qui veulent par-tout la précision géométrique ; & l’anglois qui est pourtant en quelque sorte la langue des Géometres, en a plus qu’aucune autre. Par quelle fatalité l’honneur de notre langue seroit-il plus compromis par les inconséquences de son orthographe, & plus intéressé au succès de tous les systèmes que l’on propose pour la réformer ? Sa gloire n’est véritablement intéressée qu’au maintien de ses usages, parce que ses usages sont ses lois, ses richesses & ses beautés ; semblable en cela à tous les autres idiomes, parce que chaque langue est la totalité des usages propres à la nation qui la parle, pour exprimer les pensées par la voix. Voyez Langue , (B. E. R. M.)
« De ces verbes neutres, dit l’abbé de Dangeau (opusc. pag. 187.), il y en a quelques-uns qui forment leurs parties composées… par le moyen du verbe auxiliaire avoir : par exemple, j’ai couru, nous avons dormi. Il y a d’autres verbes neutres qui forment leurs parties composées par le moyen du verbe auxiliaire être ; par exemple, les verbes venir, arriver ; car on dit, je suis venu, & non pas, j’ai venu ; ils sont arrives, & non pas, ils ont arrivé. Et comme ces verbes sont neutres de leur nature, & qu’ils se servent de l’auxiliaire être qui marque ordinairement le passif, je les nomme des verbes neutres-passifs… Quelques gens même sont allés plus loin, & ont donné le nom de neutres-actifs aux verbes neutres qui forment leurs tems composés par le moyen du verbe avoir, parce que ce verbe avoir est celui par le moyen duquel les verbes actifs, comme chanter, battre, forment leurs tems composés. C’est pourquoi ils disent que dormir, qui fait j’ai dormi ; éternuer, qui fait j’ai éternué, sont des verbes neutres-actifs ».Sur les mêmes principes on a établi la même distinction dans la grammaire latine, si ce n’est même de-là qu’elle a passé dans la grammaire francoise : on y appelle verbes neutres-actifs ceux qui se conjuguent à leurs prétérits comme les verbes actifs ; dormio, dormivi, comme audio, audivi : & l’on appelle au contraire neutres passifs ceux qui se conjuguent à leurs prétérits comme les verbes passifs, c’est-à-dire, avec l’auxiliaire sum & le prétérit du participe ; gaudeo, gavisus sum ou fui. Voyez Participe . Mais outre la contradiction qui se trouve entre les deux termes réunis dans la même dénomination, ces termes ayant leur fondement dans la nature intrinseque des verbes, ne peuvent servir, sans inconséquence & sans équivoque, à désigner la différence des accidens de leur conjugaison. S’il est important dans notre langue de distinguer ces différentes especes, il me semble qu’il suffiroit de réduire les verbes à deux conjugaisons générales, l’une où les prétérits se formeroient par l’auxiliaire avoir, & l’autre où ils prendroient l’auxiliaire être : chacune de ces conjugaisons pourroit se diviser, par rapport à la formation des tems simples, en d’autres especes subalternes. M. l’abbé de Dangeau n’étoit pas éloigné de cette voie, quand il exposoit la conjugaison des verbes par section ; & je ne doute pas qu’un partage fondé sur ce principe ne jettât quelque lumiere sur nos conjugaisons. Voyez Paradigme . Au reste, il est important d’observer que nous avons plusieurs verbes qui forment leurs prétérits ou par l’auxiliaire avoir, ou par l’auxiliaire être ; tels sont convenir, demeurer, descendre, monter, passer, repartir : & la plûpart dans ce cas changent de sens en changeant d’auxiliaire. Convenir se conjuguant avec l’auxiliaire avoir, signifie être convenable : si cela m’av oit convenu, je l’aurois fait ; c’est-à-dire, si ce’a m’avoit été convenable. Lorsqu’il se conjugue avec l’auxiliaire être, il signifie avouer ou consentir : vous etes convenu de cette premiere vérité, c’est-à-dire, vous avez avoué cette premiere vérité ; ils sont-convenus de le faire, c’est à dire, ils ont consenti à le faire. Demeurer se conjugue avec l’auxiliaire avoir, quand on veut faire entendre que le sujet n’est plus au lieu dont il est question, qu’il n’y étoit plus, ou qu’il n’y sera plus dans le tems de l’époque dont il s’agit : il a demeuré long tems à Paris, veut dire qu’il n’y est plus ; j’avois demeuré six ans à Paris lorsque je retournai en province, il est clair qu’alors je n’y étois plus. Quand il se conjugue avec l’auxiliaire être, il signifie que le sujet est en un autre lieu dont il est question, qu’il y étoit, ou qu’il y sera encore dans le tems de l’époque dont il s’agit : mon frere est demeuré à Paris pour finir ses études, c’est à-dire qu’il y est encore ; ma soeur étoit demeurée à Rheims pendant les vacances, c’est-à dire qu’elle y étoit encore. Les trois verbes de mouvement descendre, monter, passer, prennent l’auxiliaire avoir, quand on exprime le lieu par où se fait le mouvement : nous avons monté ou descendu les degrés ; nous avons passé par la Champagne après avoir passé la Meuse. Ces mêmes verbes prennent l’auxiliaire étre, si l’on n’exprime pas le nom du lieu par où se fait le mouvement, quand même on exprimeroit le lieu du départ ou le terme du mouvement : votre fils e’toit descendu quand vous êtes monte dan, ma chambre ; notre armée e’toit passe e de Flandre en Alsace. Repartir signifie répondre, ou partir une seconde fois ; les circonstances les font entendre : mais dans le premier sens il forme ses prétérits avec l’auxiliaire avoir ; il a reparti avec esprit, c’est-à-dire, il a répondu : dans le second sens il prend à ses prétérits l’auxiliaire être ; il est repar i promptement, c’est-à-dire, il s’en est allé. Le verbe perir se conjugue assez indifféremment avec l’un ou l’autre des deux auxiliaires : tous ceux qui étoient sur ce vaisseau ont pe’ri , ou sont pe’ris . On croit assez communément que le verbe aller prend quelquefois l’auxiliaire avoir, & qu’alors il emprunte été du verbe être ; l’abbé Regnier le donne à entendre de cette sorte (Gramm. fr. in-12. pag. 389.) Mais c’est une erreur : dans cette phrase, j’ai été a Rome on ne fait aucune mention du verbe aller, & elle signifie littéralement en latin fui Romae ; si elle rappelle l’idée d’aller, c’est en vertu d’une métonymie, ou si vous voulez, d’une métalepse du conséquent qui réveille l’idée de l’antécédent, parce qu’il faut antecédemment aller à Rome pour y être, & y être allé pour y avoir été. Ce n’est donc pas en parlant de la conjugaison, qu’un grammairien doit traiter du choix de l’un de ces tours pour l’autre ; c’est au traité des tropes qu’il doit en faire mention. (B. E. R. M.)
« Il y a toute apparence, dit l’abbé Girard (Princ. tom. I. disc. v. pag. 219.) que le premier but qu’on a eu dans l’établissement des substantifs, a été de distinguer les sortes ou les especes dans la variété que l’univers présente, & que ce n’a été qu’au second pas qu’on a cherché à distinguer dans la multitude les êtres particuliers que l’espece renferme ».M. Rousseau de Genève, dans son Discours sur l’origine & les fondemens de l’inégalité parmi les hommes (partie prem.) adopte un système tout opposé.
« Chaque objet, dit-il, reçut d’abord un nom particulier, sans égard aux genres & aux especes, que ces premiers instituteurs n’étoient pas en état de distinguer ; & tous les individus se présenterent isolés à leur esprit comme ils le sont dans le tableau de la nature. Si un chêne s’appelloit A, un autre s’appelloit B… Les premiers substantifs n’ont pû jamais être que des noms propres ».L’auteur de la Lettre sur les sourds & muets est de même avis (pag. 4.) & Scaliger long-tems auparavant s’en étoit expliqué ainsi : Qui nomen imposuit rebus, individua nota priùs habuit quàm species. De caus. L. L. lib. IV. cap. xcj. On ne doit pas être surpris que cette question ait fixé l’attention des Philosophes : la nomenclature est la base de tout langage ; les noms & les verbes en sont les principales parties. Cependant il me semble que les tentatives de la Philosophie ont eu à cet égard bien peu de succès, & que ni l’un ni l’autre des deux systèmes opposés ne résout la question d’une maniere satisfaisante. Ce que l’on vient de remarquer sur l’étymologie des noms propres dans tous les idiomes connus, où il est constant qu’ils sont tous tirés de notions générales adaptées par accident à des individus, paroît confirmer la pensée de l’abbé Girard, que le premier objet de la nomenclature fut de distinguer les sortes ou les especes, & que ce ne fut qu’au second pas que l’on pensa à distinguer les individus compris sous chaque espece. Mais, comme le remarque très-bien M. Rousseau (loc. cit.)
« pour ranger les êtres sous des dénominations communes & génériques, il en falloit connoître les propriétés & les différences ; il falloit des observations & des définitions, c’est-à-dire, de l’histoire naturelle & de la métaphysique, beaucoup plus que des hommes de ce tems là n’en pouvoient avoir ».Toute réelle & toute solide que cette difficulté peut être contre l’assertion de l’académicien, elle ne peut pas établir l’opinion du philosophe génevois. Il est lui-même obligé de convenir qu’il ne conçoit pas les moyens par lesquels les premiers nomenclateurs commencerent à étendre leurs idées & à généraliser leurs mots. C’est qu’en effet quelque systeme de formation qu’on imagine en supposant l’homme né muet, on ne peut qu’y rencontrer des difficultés insurmontables, & se convaincre de l’impossibilité que les langues ayent pû naître & s’établir par des moyens purement humains. Le seul systeme qui puisse prévenir les objections de toute espece, est celui que j’ai établi au mot Langue (article j.) que Dieu donna tout-à-la-fois à nos premiers petes la faculté de parler & une langue toute faite. D’où il suit qu’il n’y a aucune priorité d’existence entre les deux especes de noms, quoique quelques appellatifs ayent cette priorité à l’égard de plusieurs noms propres : cependant il est certain que l’espece des noms propres doit avoir la priorité de nature à l’égard des appellatifs, parce que nos connoissances naturelles etant toutes expérimentales doivent commencer par les individus, qu’ils sont même les seuls objets réels de nos connoissances, & que les généralités, les abstractions ne sont pour ainsi dire que le méchanisme de notre raisonnement, & un artifice pour tirer partie de notre mémoire. Mais autre est notre maniere de penser, & autre la maniere de communiquer nos pensées. Pour abréger la communication, nous partons du point où nous sommes arrivés par degrés, & nous retournons de l’idée la plus simple à la plus composée par des additions successives qui ménagent la vûe de l’esprit ; c’est la méthode de synthèse : pour acquérir ces notions, avant que de les communiquer, il nous a fallu décomposer les idées complexes pour parvenir aux plus simples qui sont & les plus générales & les plus faciles à saisir ; c’est la méthode d’analyse. Voyez Générique . Ainsi, les mots qui ont la priorité dans l’ordre analytique, sont postérieurs dans l’ordre synthétique. Mais comme ces deux ordres sont inséparables, parce que parler & penser sont liés de la même maniere ; que parler c’est, pour ainsi dire, penser extérieurement, & que penser c’est parler interieurement ; le Créateur en formant les hommes raisonnables, leur donna ensemble les deux instrumens de la raison, penser & parler : & si l’on sépare ce que le Créateur a uni si étroitement, on tombe dans des erreurs opposées, selon que l’on s’occupe de l’un des deux exclusivement à l’autre. Les noms, de quelque espece qu’ils soient, sont susceptibles de genres, de nombres, de cas, & conséquemment soumis à la déclinaison : il suffit ici d’en faire la remarque, & de renvoyer aux articles qui traitent chacun de ces points grammaticaux. (B. E. R. M.)
il est certain que vescor n’a ni ne peut avoir aucun rapport à mei, & qu’il n’est relatif qu’à ipse ; il faut donc expliquer comme s’il y avoit, quibus ipse vescor, meique vescuntur, sans quoi l’on s’expose à ne pouvoir rendre aucune bonne raison du texte. S’il se trouve quelques locutions de l’un ou de l’autre genre qui ne soient point autorisées de l’usage, qu’on pût les expliquer par les mêmes principes dans le cas où elles auroient lieu, on ne doit rien en inférer contre les explications que l’on vient de donner. Il peut y avoir différentes raisons délicates de ces exceptions : mais la plus universelle & la plus générale, c’est que les constructions figurées sont toujours des écarts qu’on ne doit se permettre que sous l’autorité de l’usage qui est libre & très libre. L’usage de notre langue ne nous permet pas de dire, le peuple romain & moi déclare & fais la guerre aux peuples de l’ancien Latium ; & l’usage de la langue latine a permis à Tite Live, & à toute la nation dont il rapporte une formule authentique, de dire, ego populusque romanus populis priscorum Latinorum bellum indico facioque : liberté de l’usage que l’on ne doit point taxer de caprice, parce que tout a sa cause lors même qu’on ne la connoît point. Le mot de nombre est encore usité en grammaire dans un autre sens ; c’est pour distinguer entre les différentes especes de mots, ceux dont la signification renferme l’idée d’une précision numérique. Je pense qu’il n’étoit pas plus raisonnable de donner le nom de nombres à des mots qui expriment une idée individuelle de nombre, qu’il ne l’autorise d’appeller êtres, les noms propres qui expriment une idée individuelle d’être : il falloit laisser à ces mots le nom de leurs especes en y ajoutant la dénomination vague de numéral, ou une dénomination moins générale, qui auroit indiqué le sens particulier déterminé par la précision numérique dans les différens mots de la même espece. Il y a des noms, des adjectifs, des verbes & des adverbes numéraux ; & dans la plûpart des langues, on donne le nom de nombres cardinaux aux adjectifs numéraux, qui servent à déterminer la quotité précise des individus de la signification des noms appellatifs ; un, deux, trois, quatre, &c. c’est que le matériel de ces mots est communément radical des mots numéraux correspondans dans les autres classes, & que l’idée individuelle du nombre qui est envisagée seule & d’une maniere abstraite dans ces adjectifs, est combinée avec quelqu’autre idée accessoire dans les autres mots. Je commencerai donc par les adjectifs numéraux. 1. Il y en a de quatre sortes en françois, que je nommerois volontiers adjectifs collectifs, adjectifs ordinaux, adjectifs multiplicatifs & adjectifs partitifs. Les adjectifs collectifs, communément appellés cardinaux, sont ceux qui déterminent la quotité des individus par la précision numérique : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, vingt, trente, &c. Les adjectifs pluriels quelques, plusieurs, tous, sont aussi collectifs ; mais ils ne sont pas numéraux, parce qu’ils ne déterminent pas numériquement la quotité des individus. Les adjectifs ordinaux sont ceux qui déterminent l’ordre des individus avec la précision numérique : deuxieme, troisieme, quatrieme, cinquieme, sixieme, septieme, huitieme, neuvieme, dixieme, vingtieme, trentieme, &c. L’adjectif quantieme est aussi ordinal, puisqu’il détermine l’ordre des individus ; mais il n’est pas numéral, parce que la détermination est vague & n’a pas la précision numérique : dernier est aussi ordinal sans être numéral, parce que la place numérique du dernier varie d’un ordre à l’autre, dans l’un, le dernier est troisieme ; dans l’autre, centieme ; dans un autre, millieme, &c. Les adjectifs premier & second sont ordinaux essentiellement, & numéraux par la décision de l’usage seulement : ils ne sont point tirés des adjectifs collectifs numéraux, comme les autres ; on diroit unieme au lieu de premier, comme on dit quelquefois deuxieme au lieu de second. Dans la rigueur étymologique, premier veut dire qui est avant, & la préposition latine prae en est la racine ; second veut dire qui suit, du verbe latin sequor : ainsi dans un ordre de choses, chacune est premiere, dans le sens étymologique, à l’égard de celle qui est immédiatement après, la cinquieme à l’égard de la sixieme, la quinzieme à l’égard de la seizieme, &c. chacune est pareillement seconde à l’égard de celle qui précede immédiatement, la cinquieme à l’égard de la quatrieme, la quinzieme à l’égard de la quatorzieme, &c. Mais l’usage ayant attaché à ces deux adjectifs la précision numerique de l’unité & de la dualité, l’étymologie perd ses droits sur le sens. Les adjectifs multiplicatifs sont ceux qui déterminent la quantité par une idée de multiplication avec la précision numérique : double, triple, quadruple, quintuple, sextuple, octuple, noncuple, décuple, centuple. Ce sont les seuls adjectifs multiplicatifs numéraux usités dans notre langue, & il y en a même quelques-uns qui ne le sont encore que par les mathématiciens, mais qui passeront sans doute dans l’usage général. Multiple est aussi un adjectif multiplicatif, mais il n’est pas numéral, parce qu’il n’indique pas avec la précision numérique. L’adjectif simple, considéré comme exprimant une relation à l’unité, & conséquemment comme l’opposé de multiple, est un adjectif multiplicatif par essence, & numéral par usage : son correspondant en allemand est numéral par l’étymologie ; einfach on einfaeltig, de ein (un), comme si nous disions uniple. Les adjectifs partitifs sont ceux qui déterminent la quantité par une idée de partition avec la précision numérique. Nous n’avons en françois aucun adjectif de cette espece, qui soit distingué des ordinaux par le matériel ; mais ils en different par le sens qu’il est toujours aisé de reconnoître : c’étoit la même chose en grec & en latin, les ordinaux y de venoient partitifs selon l’occurrence : la douzieme partie (pars duodecima) ἡ μερὶς δυοκαιδεκάτη. 2. Nous n’avons que trois sortes de noms numéraux : savoir des collectifs, comme couple, dixaine, douzaine, quinzaine, vingtaine, trentaine, quarantaine, cinquantaine, soixantaine, centaine, millier, million ; des multiplicatifs, qui pour le matériel ne different pas de l’adjectif masculin correspondant, si ce n’est qu’ils prennent l’article, comme le double, le triple, le quadruple, &c. & des partitifs, comme la moitié, le tiers, le quart, le cinquieme, le sixieme, le septieme, & ainsi des autres qui ne different de l’adjectif ordinal que par l’immutabilité du genre masculin & par l’accompagnement de l’article. Tous ces noms numéraux sont abstraits. 3. Nous n’avons en françois qu’une sorte de verbes numéraux, & ils sont multiplicatifs, comme doubler, tripler, quadrupler, & les autres formés immédiatement des adjectifs multiplicatifs usités. Biner peut encore être compris dans les verbes multiplicatifs, puisqu’il marque une seconde action, ou le double d’un acte ; biner une vigne, c’est lui donner un second labour ou doubler l’acte de labourer ; biner, parlant d’un curé, c’est dire un jour deux messes paroissiales en deux églises desservies par le même curé. 4. Notre langue reconnoît le système entier des adverbes ordinaux, qui sont premierement, secondement ou deuxiemement, troisiemement, quatriemement, &c. Mais je n’y connois que deux adverbes multiplicatifs, savoir doublement & triplement ; on remplace les autres par la préposition à avec le nom abstrait multiplicatif ; au quadruple, au centuple, & l’on dit même au double & au triple. Nuls adverbes partitifs en françois, quoiqu’il y en eût plusieurs en latin ; bifariam (en deux parties), trifariam (en trois parties), quadrifariam (en quatre parties), multifariam ou plurifariam (en plusieurs parties). Les Latins avoient aussi un système d’adverbes numéraux que l’on peut appeller itératifs, parce qu’ils marquent répétition d’évenement ; semel, bis, ter, quater, quinquies, sexies, septies, octies, novies, decies, vicies ou vigesies, trecies ou trigesies ; &c. L’adverbe général itératif qui n’est pas numéral, c’est pluries ou multoties, ou soepe. On auroit pû étendre ou restreindre davantage le système numéral des langues ; chacune a été déterminée par son génie propre, qui n’est que le résultat d’une infinité de circonstances dont les combinaisons peuvent varier sans fin. M. l’abbé Girard a jugé à propos d’imaginer une partie d’oraison distincte qu’il appelle des nombres : il en admet de deux especes, les uns qu’il appelle calculatifs, & les autres qu’il nomme collectifs ; ce sont les mots que je viens de désigner comme adjectifs & comme noms collectifs. Il se fait, à la fin de son disc. X. une objection sur la nature de ses nombres collectifs, qui sont des véritables noms, ou pour parler son langage, de véritables substantifs : il avoue que la reflexion ne lui en a pas échappé, & qu’il a même été tenté de les placer dans la cathégorie des noms. Mais
« j’ai vu, dit-il, que leur essence consistoit également dans l’expression de la quotité : que d’ailleurs leur emploi, quoiqu’un peu analogique à la dénomination, portoit néanmoins un caractere différent de celui des substantifs ; ne demandant point d’articles par eux-mêmes, & ne se laissant point qualifier par les adjectifs nominaux, non plus que par les verbaux, & rarement par les autres ».Il est vrai que l’essence des noms numéraux collectifs consiste dans l’expression de la quotité ; mais la quotité est une nature abstraite dont le nom même quotité est le nom appellatif ; couple, douzaine, vingtaine sont des noms propres ou individuels : & c’est ainsi que la nature abstraite de vertu est exprimée par le nom appellatif vertu, & par les noms propres prudence, courage, chasteté, &c. Pour ce qui est des prétendus caracteres propres des mots que je regarde comme des noms numéraux collectifs, l’abbé Girard me paroît encore dans l’erreur. Ces noms prennent l’article comme les autres, & se laissent qualifier par toutes les especes d’adjectifs que le grammairien a distinguées : par ceux qu’il appelle nominaux ; une belle douzaine, une bonne douzaine, une douzaine semblable : par ceux qu’il nomme verbaux ; une douzaine choisie, une douzaine préferée, une douzaine rebutée : par les numéraux ; la premiere douzaine, la cinquieme douzaine, les trois douzaines : par les pronominaux ; cette douzaine, ma douzaine, quelques douzaines, chaque douzaine, &c. Si l’on allegue que ce n’est pas par eux-mêmes que ces mots requierent l’article ; c’est la même chose des noms appellatifs, puisqu’en effet on les emploie sans l’article quand on ne veut ajouter aucune idée accessoire à leur signification primitive ; parler en pere, un habit d’homme, un palais de roi, &c. J’ajoute que si l’on a cru devoir réunir dans la même cathégorie, des mots aussi peu semblables que deux & couple, dix & dixaine, cent & centaine, par la seule raison qu’ils expriment également la quotité ; il falloit aussi y joindre, double, doubler, secondement ; bis, & bifariam, triple, triples, troisiemement, ter, & trifariam, &c. si au contraire on a trouvé quelque inconséquence dans cet assortiment en effet trop bizarre, on a dû trouver le même défaut dans le systeme que je viens d’exposer & de combattre. (B. E. R. M.)
« Il est appellé cas par extension, dit M. du Marsais, & parce qu’il doit se trouver dans la liste des autres terminaisons du nom. Il n’est pas proprement un cas, dit M. Lancelot ; mais la matiere d’où se forment les cas par les divers changemens qu’on donne à cette premiere terminainaison du nom ».Je dirois volontiers ici, quandoque bonus dormitat Homerus. Ces deux excellens grammairiens conviennent l’un & l’autre que les cas d’un nom sont les différentes terminaisons de ce nom. On le voit par les textes mêmes que je viens de rapporter ; mais il est certain que les noms sont terminés au nominatif comme aux autres cas, puisqu’un mot sans terminaison est impossible ; le nominatif est donc un cas aussi proprement dit que tous les autres. Mais c’est, dit-on, la matiere d’où se forment les autres cas. Quand cela seroit, il n’en seroit pas moins un cas, puisqu’il seroit d’une terminaison differente de celles que l’on en formeroit. Mais cela même n’est pas absolument vrai, comme on le donne à entendre : il faudroit qu’on ajoutât au nominatif les autres terminaisons, & que de dominus, par exemple, on formât dominusi, dominuso, dominusum, &c. On ne le fait point ; on ôte la terminaison nominative, qui est us, & on y substitue les autres, i, o, um, &c. C’est donc de domin qu’il faut dire qu’il n’est point un cas, ou plutôt qu’il est sans cas, parce qu’il est sans terminaison significative ; mais aussi domin n’est pas un mot. Voyez Mot . Il y a plus : les mêmes grammairiens avouent ailleurs que le génitif sert à former les autres cas, & cela est vrai en un sens, puisque les cas qui ne doivent point être semblables au nominatif, ne changent qu’une partie de la terminaison génitive : de lum-en vient le genitif lum-inis, & de celle ci, lum-in-i, lum-in-e, lum-in-a, lum-in-um, lum in ibus. C’étoit donc plutôt sur le génitif que devoit tomber le doute occasionné par cette formation, & l’on pouvoit autant dire que le génitif n’étoit cas que par extension. Quand la terminaison du génitif a plus de syllabes que celle du nominatif, on dit que le génitif & les autres cas qui en sont formés, ont un crément : ainsi il y a un crément dans luminis, par ce qu’il y a une syllabe de plus que dans lumen ; il n’y en a point dans domini, parce qu’il n’y a pas plus de syllabes que dans dominus. Dans la grammaire grecque on appelle parisyllabes, les déclinaisons des noms dont le génitif singulier n’a pas de crément, & imparisyllabes, celles des noms dont le génitif a un crément. De la destination essentielle du nominatif, il suit deux conséquences également nécessaires. La premiere, c’est que tout verbe employé à un mode personnel suppose avant soi un nom au nominatif qui en est le sujet : c’est un principe qui a été démontré directement au mot Impersonnel, & qui reçoit ici une nouvelle confirmation par sa liaison nécessaire avec la nature du nominatif. La seconde conséquence est l’inverse de celle-ci, & sort plus directement de la notion du cas dont il s’agit : c’est qu’au contraire tout nom au nominatif suppose un verbe dont il est le sujet ; & si ce verbe n’est point exprimé, la plénitude de la construction analytique exige qu’il soit suppléé. On a déja vu (Interjection) que ecce homo veut dire ecce homo adest : tum quidam ex illis quos prius despexerat, contentus nostris si fuisses sedibus, &c. (Phaed. I. iij. 12.) c’est à-dire, tum quidam ex illis quos prius despexerat dixit ei, si, &c. nulli nocendum, (Id. XVI. xxvj. 1.) suppl. est. Les titres des livres sont au nominatif par la même raison : Terentii comediae, suppléez sunt in hoc volumine, & ainsi des autres. Je ne dois pas oublier que l’on dit communément du sujet du verbe, qu’il est le nominatif du verbe ; expression impropre, puisque le nominatif ne peut être cas que d’un nom, d’un pronom ou d’un adjectif. Que l’on dise que tel nom est nominatif, parce qu’il est sujet de tel verbe ; à la bonne heure, c’est rendre raison d’un principe de syntaxe ; mais il ne faut pas confondre les idées. (B. E. R. M.)
« Cette figure n’est point un trope, dit M. du Marsais, puisque le mot se prend dans le sens propre ; mais j’ai cru qu’il n’étoit pas inutile de la remarquer ici »,dans son livre des tropes, part. II. art. xix. Il me semble au contraire qu’il étoit très-inutile au-moins de remarquer, en parlant des tropes, une chose que l’on avoue n’être pas un trope ; & ce savant grammairien devoit d’autant moins se permettre cette licence, qu’il regardoit cet ouvrage comme partie d’un traité complet de Grammaire, où il auroit trouvé la vraie place de l’onomatopée. J’ajoute que je ne la regarde pas même comme une figure ; c’est simplement le nom de l’une des causes de la génération matérielle des mots expressifs des objets sensibles, & `cette cause est l’imitation plus ou moins exacte de ce qui constitue la nature des êtres nommés. C’est une vérité de fait assez connue, que par sa nature l’homme est porté à l’imitation ; & ce n’est même qu’en vertu de cette heureuse disposition que la tradition des usages nationnaux des langues se conserve & passe de générations en générations. Si l’on a donc à imposer un nom à un objet nouvellement découvert, & que cet objet agisse sur le sens de l’ouïe d’une maniere qui puisse le distinguer des autres ; comme l’ouïe a un rapport immédiat avec l’organe de la voix, l’homme sans réflexion, sans comparaison explicite donne naturellement à cet objet sensible un nom dont les élémens concourent de facon qu’ils répetent à-peu-près le bruit que fait l’objet lui-même. Voilà ce que c’est que l’onomatopée ; & c’est, comme on le voit avec raison, que Wachter, dans son Glossaire germanique, praef. ad Germ. §. VII. l’appelle vox repercussa naturae, l’écho de la nature. Cette source de mots est naturelle ; & la preuve en est que les enfans se portent généralement & d’eux-mêmes à désigner les choses bruyantes par l’imitation du bruit qu’elles font : ajoutez que la plûpart de ces choses ont des noms radicalement semblables dans les langues les plus éloignées les unes des autres, soit par les tems, soit par les lieux ou par le génie caractéristique. C’est sur-tout dans le genre animal que l’on en rencontre le plus. Ainsi les Grecs appellent le cri naturel des brebis βληχάομαι, les Latins balare, les Allemands bleken, les François bêler, & l’on retrouve partout l’articulation qui caractérise ce cri qui est bê. Pareillement on a imaginé les mots analogues & semblables ὀλολύζω, ululare, heulen, hurler ; κρώζω, crocire, croasser ; μυκάομαι, mugire, mugir ou meugler, &c. Le coucou est un oiseau connu qui prononce exactement ce nom même ; & les Grecs l’appelloient κόκκυξ, les Latins cuculus, qu’ils prononçoient coucoulous ; les Allemands le nomment guguk, en prononçant gougouk ; c’est la nature par-tout. Upupa ou bubo en latin, βύας en grec, bubo en espagnol, puhacz en polonois, owle en anglois, uhu en allemand, hibou en françois, sont autant de mots tirés évidemment du cri lugubre de cet oiseau nocturne qui, comme le dit Pline, lib. X. cap. xij, est moins un chant qu’un gémissement, nec cantu aliquo vocalis, sed gemitu. L’onomatopée ne s’est pas renfermée seulement dans le regne animal. Tintement, tinnitus, tintinnabulum sont des mots dont le radical commun tin imite exactement le son clair, aigu & durable, que l’on entend diminuer progressivement quand on a frappé quelque vase de métal. Le glouglou d’une bouteille, le cliquetis des armes, les éclats du tonnerre sont autant de mots imitatifs des différens bruits qu’ils expriment. Le trictrac est ainsi nommé du bruit que font alternativement les joueurs avec les dez, ou de celui qu’ils font en abattant deux dames, comme ils le peuvent à chaque coup de dez ; autrefois on disoit tictac. L’imitation qui sert de guide à l’onomatopée se fait encore remarquer d’une autre maniere dans la génération de plusieurs mots ; c’est en proportionnant, pour ainsi dire, les élémens du mot à la nature de l’idée que l’on veut exprimer. Pour faire entendre ma pensée, rappellons-nous ici la division simple & naturelle des élémens de la voix en sons & articulations, ou, si l’on veut, en voyelles & consonnes. Le son ou la voyelle n’exige, pour se faire entendre, que la simple ouverture de la bouche ; qu’elle soit disposée d’une maniere ou d’une autre, cette disposition n’apporte n’aucun obstacle à l’émission du son, elle diversifie seulement le canal, afin de diversifier l’impression que l’air sonore doit faire sur l’organe de l’ouïe ; le moule change, mais le passage demeure libre, & la matiere du son coule sans embarras, sans obstacle. Or voilà vraissemblablement l’origine du nom danois aa, qui signifie fleuve ; ce nom générique est devenu ensuite le nom propre de trois rivieres dans les Pays-bas, de trois en Suisse, & de cinq en Westphalie : les voyelles coulent sans obstacle comme les fleuves. Le tems coule de même ; & de là, par une raison pareille, l’adverbe grec ἀεί, semper, toujours, perpétuellement ; l’allemand ie en est synonyme, & présente une image semblable. L’interjection latine eia, semblable à la greque εἶα, paroît tenir à la même source, sus, allez sans vous arrêter, coulez comme un fleuve, &c. Les articulations ou les consonnes sont labiales, linguales ou gutturales : les linguales sont dentales, sifflantes, liquides ou mouillées, voyez Lettres ; & le mouvement de la langue est plus sensible ou vers sa pointe, ou vers son milieu qui s’éleve, ou vers la racine dans la région de la gorge. Ce ne peut être que dans ce méchanisme & d’après la combinaison des effets qu’il peut produire, que l’on peut trouver l’explication de l’analogie que l’on remarque dans les langues entre plusieurs noms des choses que l’on peut classifier sous quelque aspect commun.
« Par exemple, dit M. le président de Brosses, pourquoi la fermeté & la fixité sont-elles le plus souvent désignées par le caractere st ? Pourquoi le caractere st est-il lui-même l’interjection dont on se sert pour faire rester quelqu’un dans un état d’immobilité » ?στήλη, colonne ; στερεὸς, solide, immobile ; στεῖρα, stérile, qui demeure constamment sans fruit ; στηρίζω, j’affermis, je soutiens ; voilà des exemples grecs : en voici de latins, stare, stips, stupere, stupidus, stamen, stagnum (eau dormante), stellae (étoiles fixes), strenuus, &c. en françois, stable, état, (autrefois estat de status), estime, consistence, juste (in jure stans), &c.
« Pourquoi le creux & l’excavation sont ils marqués par se ? σκάλλω, σκάπτω, fouir, σκάφη, esquif ; scutum, scaturire, scabies, scyphus, sculpere, scrobs, scrutari ; écuelle (anciennement escuelle), scarifier, scabreux, sculpture ».Ecrire (autrefois escrire) vient de scribere ; & l’on sait qu’anciennement on écrivoit avec une sorte de poinçon qui gravoit les lettres sur la cire, dont les tablettes étoient enduites, & les Grecs, par la même analogie, appelloient cet instrument σκάριφος.
« Leibnitz a si bien fait attention à ces singularités, qu’il les remarque comme des faits constans : il en donne plusieurs exemples dans sa langue. Mais quelle en pourroit être la cause ? Celle que j’entrevois ne paroîtra peut-être satisfaisante ; savoir que les dents étant la plus immobile des parties organiques de la voix, la plus ferme des lettres dentales, le a été machinalement employé pour désigner la fixité ; comme pour désigner le creux & la cavité, on emploie le k ou le c qui s’opere vers la gorge le plus creux & le plus cave des organes de la voix. Quant à la lettre s, qui se joint volontiers aux autres articulations, elle est ici, ainsi qu’elle est souvent ailleurs comme un augmentatif plus marqué, tendant à rendre la peinture plus forte ».D’où lui vient cette propriété ? c’est que la nature de cette articulation consistant à intercepter le son sans arrêter entierement l’air, elle opere une sorte de sifflement qui peut être continué & prendre une certaine durée. Ainsi, dans le cas où elle est suivie de t, il semble que le mouvement explosif du sifflement soit arrêté subitement par la nouvelle articulation, ce qui peint en effet la fixité ; & dans le cas où il s’agit de s c, le mouvement de sibilation paroît designer l’action qui tend à creuser & à pénétrer profondément, comme on le sent par l’articulation r, qui tient à la racine de la langue.
« N, la plus liquide de toutes les lettres, est la lettre caractéristique de ce qui agit sur le liquide : no, ναῦς, navis, navigium, νέφος, nubes, nuage, &c. De même fl, composé de l’articulation labiale & sifflante f & de la liquide l, est affecté au fluide, soit ignée, soit aquatique, soit aërien, dont il peint assez bien le mouvement ; flamma, fluo, flatus, fluctus, &c. φλόξ, flamme ; φλέψ, veine où coule le sang ; φλεγέθων, fleuve brûlant d’enfer, &c. ou à ce qui peut tenir du liquide par sa mobilité ; fly en anglois, mouche & voler, flight, fuir, &c. Leibnitz remarque que si l’s y est jointe, sw est dissipare, dilatare ; sl, est dilabi vel labi cùm recessu : il en cite plusieurs exemples dans sa langue, auxquels on peut joindre en anglois slide, slink, slip, &c. On peint la rudesse des choses extérieures par l’articulation r, la plus rude de toutes ; il n’en faut point d’autre preuve que les mots de cette espece : rude, âpre, âcre, roc, rompre, racler, irriter, &c. Si la rudesse est jointe à la cavité, on joint les deux caractéristiques, scabrosus. Si la rudesse est jointe à l’échappement, on a joint de même deux caractéristiques propres : frangere, briser, breche, phur ou phour, c’est à-dire frangere. On voit par ces exemples que l’articulation labiale, qui peint toujours la mobilité, la peint rude par frangere, & douce par fluere… La même inflexion r détermine le nom des choses qui vont d’un mouvement vîte, accompagné d’une certaine force ; rapide, ravir, rouler, racler, rainure, raie, rota, rheda, ruere, &c. Aussi sert-elle souvent aux noms des rivieres dont le cours est violent ; Rhin, Rhône, Heridanus, Garonne, Rha (le Volga), Araxes, &c. Valor ejus, dit Heuselius en parlant de cette lettre, erit egressus rapidus & vehemens, tremulans & strepidans ; hinc etiam affert affectum vehementem rapidumque. C’est la seule observation raisonnable qu’il y ait dans le systeme absurde que cet auteur s’est formé sur les propriétés chimériques qu’il attribue à chaque lettre… ».Toutes ces remarques, & mille autres que l’on pourroit faire & justifier par des exemples sans nombre, nous montrent bien que la nature agit primitivement sur le langage humain, indépendamment de tout ce que la réflexion, la convention ou le caprice y peuvent ensuite ajouter ; & nous pouvons établir comme un principe, qu’il y a de certains mouvemens des organes appropriés à désigner une certaine classe de choses de même espece ou de même qualité. Déterminés par différentes circonstances, les hommes envisagent les choses sous divers aspects : c’est le principe de la différence de leurs idiomes ; fenestra exprimoit chez les Latins le passage de la lumiere ; ventana en Espagne désigne le passage des vents ; janella en langue portugaise, marque une petite porte ; croisée en françois, indique une ouverture coupée par une croix. Partout c’est la même chose, envisagée ici par son principal usage, là par ses inconvéniens, ailleurs par une relation accidentelle, chez nous par sa forme. Mais la chose une fois vûe, l’homme, sans convention, sans s’en appercevoir, forme machinalement ses mots les plus semblables qu’il peut aux objets signifiés. C’est à peu-près la conclusion de M. le président des Brosses, qui continue ainsi :
« Publius Nigidius, ancien grammairien latin (il étoit contemporain de Cicéron), poussoit peut-être ce système trop loin lorsqu’il vouloit l’appliquer, par exemple, aux pronoms personnels, & qu’il remarquoit que dans les mots ego & nos le mouvement organique se fait avec un retour intérieur sur soi-même, au lieu que dans les mots tu & vos l’inflexion se porte au-dehors vers la personne à qui on s’adresse ; mais il est du moins certain qu’il rencontre juste dans la reflexion générale qui suit : Nomina verbaque non positu fortuito, sed quddam vi & ratione naturae facta esse P. Nigidius in grammaticis commentariis docet, rem sanè in philosophiae dissertationibus celebrem. quaeri enim solitum apud Philosophos φύσει τὰ ὀνόματα sint ἢ θέσει, naturâ nomina sint an impositione. In eam rem multa argumenta dicit, cur videri possint verba naturalia magis quâm arbitraria. … Nam sicuti cùm adnuimus & abnuimus, motus quidem ille vel capitis vel oculorum à naturà rei quam significat non abhorret ; ita in vocibus quasi gestus quidam oris & spiritûs naturalis est. Eadem ratio est in graecis quoque vocibus quam esse in nostris animadvertimus. A Gell. lib. X. cap. jv. Qu’on ne s’étonne donc pas de trouver des termes de figure & de signification semblables dans les langues de peuples fort différens les uns des autres, qui ne paroissent avoir jamais eu de communication ensemble ».Toutes les nations sont inspirées par le même maître, & d’ailleurs tous les idiomes descendent d’une même langue primitive, voyez Langue . C’est assez pour établir des radicaux communs à toutes les langues postérieures, mais ce n’est pas assez pour en conclure une liaison immédiate. Ces radicaux prouvent que les mêmes objets ont été vûs sous les mêmes aspects, & nommés par des hommes semblablement organisés ; mais la même maniere de construire est ce qui prouve l’affinité la plus immédiate, sur-tout quand elle se trouve réunie avec la similitude des mots radicaux. (B. E. R. M.)
« Ce n’est pas seulement la maniere différente de signifier qui peut être fort multipliée, mais les différentes inflexions qui doivent faire les modes » ;il est évident qu’il n’est pas moins absurde de vouloir trouver dans les verbes latins, un optatif semblable à celui des verbes grecs, qu’il ne l’est de vouloir que nos noms aient six cas comme les noms latins, ou que dans παρὰ πάντων θεολόγων, au-dessus de tous les Théologiens, πάντων θεολόγων, quoiqu’au génitif, est à l’accusatif, parce qu’en latin on diroit, suprà ou ante omnes theologos.
« C’est, dit M. du Marsais (art. Datif), abuser de l’analogie, & n’en pas connoître le véritable usage, que d’en tirer de pareilles inductions ».
« La harangue, dit-il, (Synon. fr.) en veut proprement au coeur ; elle a pour but de persuader & d’émouvoir ; sa beauté consiste à être vive, forte, & touchante. Le discours s’adresse directement à l’esprit ; il se propose d’expliquer & d’instruire ; sa beauté est d’être clair, juste & élégant. L’oraison travaille à prévenir l’imagination ; son plan roule ordinairement sur la louange ou sur la critique ; sa beauté consiste à être noble, délicate & brillante. Le capitaine fait à ses soldats une harangue, pour les animer au combat. L’académicien prononce un discours, pour développer ou pour soutenir un systeme. L’orateur prononce une oraison funebre, pour donner à l’assemblée une grande idée de son héros. La longueur de la harangue rallentit quelquefois le feu de l’action. Les fleurs du discours en diminuent souvent les graces. La recherche du merveilleux dans l’oraison fait perdre l’avantage du vrai. »Ainsi, il en est du discours & de l’oraison dans le langage des Rhéteurs, comme dans celui des Grammairiens : de part & d’autre le discours est pour l’esprit, parce qu’il en représente les pensées ; l’oraison est pour l’imagination, parce qu’elle représente d’une maniere matérielle & sensible. (B. E R. M.)
« Ainsi, dit M. le Président de Brosses, lors même qu’on ne retrouve plus rien dans le son, on retrouve tout dans la figure avec un peu d’examen. … Exemple. Si je dis que le mot françois sceau vient du latin sigillum, l’identité de signification me porte d’abord à croire que je dis vrai ; l’oreille au contraire, me doit faire juger que je dis faux, n’y ayant aucune ressemblance entre le son so que nous prononçons & le latin sigillum. Entre ces deux juges qui sont d’opinion contraire, je sais que le premier est le meilleur que je puisse avoir en pareille matiere, pourvû qu’il soit appuyé d’ailleurs ; car il ne prouveroit rien seul. Consultons donc la figure, & sachant que l’ancienne terminaison françoise en el a été récemment changée en eau dans plusieurs termes, que l’on disoit scel, au lieu de sceau, & que cette terminaison ancienne s’est même conservée dans les composés du mot que j’examine, puisque l’on dit contre scel & non pas contre sceau ; je retrouve alors dans le latin & dans le françois la même suite de consonnes ou d’articulation : sgl en latin, sel en françois, prouvent que les mêmes organes ont agi dans le même ordre en formant les deux mots : par où je vois que j’ai eu raison de déférer à l’identité du sens, plutôt qu’à la contrariété des sons ».Ce raisonnement étymologique me paroît d’autant mieux fondé & d’autant plus propre à devenir universel, que l’on doit regarder les articulations comme la partie essentielle des langues, & les consonnes comme la partie essentielle de leur orthographe. Une articulation differe d’une autre par un mouvement différent du même organe, ou par le mouvement d’un autre organe ; cela est distinct & distinctif : mais un son differe à-peine d’un autre, parce que c’est toûjours une simple émission de l’air par l’ouverture de la bouche, variée à la-vérité selon les circonstances ; mais ces variations sont si peu marquées, qu’elles ne peuvent opérer que des distinctions fort légeres. De là le mot de wachter dans son glossaire germanique : praf. ad Germ. §. X. not. k. linguas à dialectis sic distinguo, ut differentia linguarum sit à consonantibus, dialectorum a vocalibus. De-là aussi l’ancienne maniere d’écrire des Hebreux, des Chaldéens, des Syriens, des Samaritains, qui ne peignoient guere que les consonnes, & qui sembloient ainsi abandonner au gré du lecteur le choix des sons & des voyelles ; ce qui a occasionné le système des points massorétiques, & depuis, le système beaucoup plus simple de Masclef. On pourroit augmenter cet article de plusieurs autres observations aussi concluantes pour l’orthographe usuelle & contre le néographisme : mais il suffit, ce me semble, en renvoyant aux articles Néographe & Néographisme , d’avertir que l’on peut trouver de fort bonnes choses sur cette matiere dans les grammaires françoises de M. l’abbé Régnier & du pere Buffier. Le premier rapporte historiquement les efforts successifs des néographes françois pendant deux siecles, & met dans un si grand jour l’inutilité, le ridicule & les inconvéniens de leurs systèmes, que l’on sent bien qu’il n’y a de sûr & de raisonnable que celui de l’orthographe usuelle : traité de l’orthogr. pag. 71. Le second discute, avec une impartialité louable & avec beaucoup de justesse, les raisons pour & contre les droits de l’usage en fait d’orthographe ; & en permettant aux novateurs de courir tous les risques du néographisme, il indique avec assez de circonspection les cas où les écrivains sages peuvent abandonner l’usage ancien, pour se conformer à un autre plus approchant de la prononciation : n°. 185, 209. Le traité dogmatique de l’orthographe peut se diviser en deux parties : la lexicographie, dont l’office est de fixer les caracteres élémentaires & prosodiques qui doivent représenter les mots considérés dans leur état primitif, & avant qu’ils entrent dans l’ensemble de l’élocution ; & la logographie, dont l’office est de déterminer les caracteres élémentaires qui doivent marquer les relations des mots dans l’ensemble de l’énonciation, & les ponctuations qui doivent désigner les différens degrés de la dépendance mutuelle des sens particuliers, nécessaires à l’intégrité d’un discours. Voyez Grammaire . Si l’on trouvoit la chose plus commode, on pourroit diviser ce même traité en trois parties : la premiere exposeroit l’usage des caracteres élémentaires ou des lettres, tant par rapport à la partie principale du matériel des mots, que par rapport aux variations qu’y introduisent les diverses relations qu’ils peuvent avoir dans la phrase ; la seconde expliqueroit l’usage des caracteres prosodiques ; & la troisieme établiroit les principes si délicats, mais si sensibles de la ponctuation. La premiere de ces deux formes me paroît plus propre à faciliter le coup d’oeil philosophique sur l’empire grammatical : c’est comme la carte de la région orthographique, réduite à la même échelle que celle de la région orthologique ; c’est pourquoi l’on en a fait usage dans le tableau général que l’on a donné de la Grammaire en son lieu. La seconde forme me semble en effet plus convenable pour le détail des principes de l’orthographe ; les divisions en sont plus distinctes, & le danger des redites ou de la confusion y est moins à craindre. C’est une carte détaillée ; on peut en changer l’échelle : il n’est pas question ici de voir les relations extérieures de cette région, il ne s’agit que d’en connoître les relations intérieures. L’Encyclopédie ne doit se charger d’aucun détail propre à quelque langue que ce soit en particulier, fût-ce même à la nôtre. Ainsi l’on ne doit pas s’attendre à trouver ici un traité de l’orthographe françoise. Cependant on peut trouver dans les différens volumes de cet ouvrage les principaux matériaux qui doivent y entrer. Sur les lettres, on peut consulter les articles Alphabet, Caracteres, Lettres, Voyelles, Consonnes, Initial , & sur-tout les articles de chaque lettre en particulier. Ajoutez-y ce qui peut se trouver de relatif à l’orthographe sous les mots Genre, Nombre, Personne , &c. Sur les caracteres prosodiques, on peut consulter les articles Accent, Apostrophe, Cédille, Division , & sur-tout Prosodique . Sur les ponctuations, comme la chose est commune à toutes les langues, on trouvera à l’article Ponctuation tout ce qui peut convenir à cette partie. (B. E. R. M.)
« il me semble qu’on prononce naturellement & aisément Aminadab, David comme ils sont écrits. Si nos organes en faisant sonner le b ou le d à la fin de ces mots, y ajoutent nécessairement un e féminin, ils l’ajoutent certainement aussi après le p ou le t, & toute autre consonne articulée ».Cette remarque est exacte & vraie, & l’on peut en voir la raison article H. Si l’on en croit un vers d’Ugution, le p étoit une lettre numérale de même valeur que c, & marquant cent.
Cependant le p surmonté d’une barre horisontale, vaut, dit-on, 400000 ; c’est une inconséquence dans le système ordinaire : heureusement il importe assez peu d’éclaircir cette difficulté ; nous avons dans le système moderne de la numération, de quoi nous consoler de la perte de l’ancien. Dans la numération des Grecs, π´ signifie 80. Les Latins employoient souvent p par abbréviation. Dans les noms propres, P. veut dire Publius ; dans S. P. Q. R. c’est populus, & le tout veut dire Senatus Populusque Romanus ; R. P, c’est-à-dire Respublica ; P. C, c’est Patres conscripti ; C. P, c’est Constantinopolis, &c. La lettre p sur nos monnoies indique qu’elles ont été frappées à Dijon. (M. E. R. M.)
S I N G. | P L U R. | |
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(Table f.) | (Tables f.) | |
Nom. | Mensa. | Mensae. |
Gén. | Mensae. | Mensarum. |
Dat. | Mensae. | Mensis. |
Acc. | Mensam. | Mensas. |
Voc. | Mensa. | Mensae. |
Abl. | Mensâ. | Mensis. |
S I N G. | P L U R. | |
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Bon, m. Bonne, f. | Bons, m. Bonnes, f. | |
m. f. n. | m. f. n. | |
Nom. | Bonus, bona, bonum, | Boni, bonae, bona. |
Gén. | Boni, bonae, boni. | Bonorum, bonarum, bonorum. |
Dat. | Bono, bonae, bono. | Bonis, bonis, bonis. |
Acc. | Bonum, bonam, bonum, | Bonos, bonas, bona. |
Voc. | Bone, bona, bonum, | Boni, bonae, bona. |
Abl. | Bono, bonâ, bono. | Bonis, bonis, bonis. |
S I N G. | P L U R. | |
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Sage, m. f. | Sages, m. f. | |
Nom. | Sapiens, m. f. n. | Sapientes, m. f. Sapientia, n. |
Gen. | Sapientis. | Sapientium ou Sapientum, m.f.n. |
Dat. | Sapienti. | Sapientibus. |
Acc. | Sapientem, m.f.Sapiens, n. | Sapientes, m. f. Sapientia, n. |
Voc. | Sapiens. Sapientes, m. f. | Sapientia, n. |
Abl. | Sapiente ou Sapienti. | Sapientibus. |
Indéfini. | Définis | |
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Antérieur. | Postérieur | |
Amo, j’aime. amas, tu aimes ou vous aimez. amat, il ou elle aime. Amamus, nous aimons. amatis, vous aimez. amant, ils ou elles aiment. |
Amabam, j’aimois. amabas, tu aimois ou vous aimiez. amabat, il ou elle aimoit. Amabamus, nous aimions. amabatis, vous aimiez. amabant, ils ou elles aimoient. |
Amabo, j’aimerai. amabis, tu aimeras ou vous aimerez. amabit, il ou elle aimera Amabimus, nous aimerons. amabitis, vous aimerez. amabunt, ils ou elles aimeront. |
Amaturus, a, um | |
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eram | je devois |
eras | tu devois ou vous deviez |
eram, | je devois |
erat | il ou elle devoit |
eramus | nous devions |
eratis | vous deviez |
erant | ils ou elles devoient |
aimer |
« C’étoit, dit l’orateur, un homme solide, dont toutes les vûes alloient au bien, qui ne se cherchoit point lui-même, & qui se seroit fait un crime d’envisager dans les désordres de l’état sa considération particuliere (maxime si ordinaire aux grands) ; qui ne vouloit entrer dans les affaires que pour les finir, dans les mouvemens de division & de discorde que pour les calmer, dans les intrigues & les cabales de la cour que pour les dissiper ».On donne encore le nom de parenthese aux deux crochets dont on se sert pour marquer la phrase intervenue dans le discours principal, tels qu’on les voit avant & après les mots ci-dessus (maxime si ordinaire aux grands). Le premier crochet se nomme la parenthese ouverte ; le second, la parenthese fermée. B. E. R. M.
« Comment, dit-il, après avoir décidé que les infinitifs, les gérondifs & les participes sont les uns substantifs & les autres adjectifs, osent-ils les placer au rang des verbes dans leurs méthodes, & en faire des modes de conjugaison » ?Je viens de le dire ; le participe est verbe, parce qu’il exprime essentiellement l’existence d’un sujet sous un attribut, ce qui fait qu’il se conjugue par tems : il est adjectif, parce que c’est sous le point de vûe qui caractérise la nature des adjectifs, qu’il présente la signification fondamentale qui le fait verbe ; & c’est ce point de vûe propre qui en fait dans le verbe un mode distingué des autres, comme l’infinitif en est un autre, caractérise par la nature commune des noms. Voyez Infinitif . Priscien donne, à mon sens, une plaisante raison de ce que l’on regarde le participe comme une espece de mot différente du verbe : c’est, dit-il, quòd & casus habet quibus caret verbum, & genera ad similitudinem nominum, nec modos habet quos continet verbum (lib. II. de oratione) : sur quoi je ferai quatre observations. 1°. Que dans la langue hébraïque il y a presque à chaque personne des variations relatives aux genres, même dans le mode indicatif, & que ces genres n’empêchent pas les verbes hébreux d’être des verbes. 2°. Que séparer le participe du verbe, parce qu’il a des cas & des genres comme les adjectifs ; c’est comme si l’on en séparoit l’infinitif, parce qu’il n’a ni nombres, ni personnes, comme le verbe en a dans les autres modes ; ou comme si l’on en séparoit l’impératif, parce qu’il n’a pas autant de tems que l’indicatif, ou qu’il n’a pas autant de personnes que les autres modes : en un mot, c’est séparer le participe du verbe, par la raison qu’il a un caractere propre qui l’empêche d’être confondu avec les autres modes. Que penser d’une pareille logique ? 3°. Qu’il est ridicule de ne vouloir pas regarder le participe comme appartenant au verbe, parce qu’il ne se divise point en mode comme le verbe. Ne peut-on pas dire aussi de l’indicatif, que nec modos habet quos continet verbum ? N’est-ce pas la même chose de l’impératif, du suppositif, du subjonctif, de l’optatif, de l’infinitif pris à part ? C’est donc encore dans Priscien un nouveau principe de logique, que la partie n’est pas de la nature de tout, parce qu’elle ne se subdivise pas dans les mêmes parties que le tout. 4°. On doit regarder comme appartenant au verbe tout ce qui en conserve l’essence, qui est d’exprimer l’existence d’un sujet sous un attribut (voyez Verbe) ; & toute autre idée accessoire qui ne détruit point celle-là, n’empêche pas plus le verbe d’exister, que ne font les variations des personnes & des nombres. Or le participe conserve en effet la propriété d’exprimer l’existence d’un sujet sous un attribut, puisqu’il admet les différences de tems qui en sont une suite immédiate & nécessaire (voyez Tems). Priscien, par conséquent avoit tort de séparer le participe du verbe, par la raison des idées accessoires qui sont ajoûtées à celle qui est essentielle au verbe. J’ajoûte qu’aucune autre raison n’a dû faire regarder le participe comme une partie d’oraison différente du verbe : outre qu’il en a la nature fondamentale, il en conserve dans toutes les langues les propriétés usuelles. Nous disons en françois, lisant une lettre, ayant lû une lettre, comme je lis ou j’ai lû une lettre ; arrivant ou étant arrivé des champs à la ville, comme j’arrive ou j’étois arrivé des champs à la ville. En grec & en latin, le complément objectif du participe du verbe actif se met à l’accusatif, comme quand le verbe est dans tout autre mode : ἀγαπήσεις κύριον τὸν Θεόν σου, diliges Dominum Deum tuum (vous aimerez le Seigneur votre Dieu) ; de même, ἀγαπῶν κύριον τὸν Θεόν σου, diligens Dominum Deum tuum (aimant le Seigneur votre Dieu). Perizonius (sanct. min. I. xv. not. 1.) prétend qu’il en est de l’accusatif mis après le participe latin, comme de celui que l’on trouve après certains noms verbaux, comme dans quid tibi hanc rem curatio est, ou après certains adjectifs, comme omnia similis, coetera indoctus ; & que cet accusatif y est également complément d’une préposition sousentendue : ainsi de même que hanc rem curatio veut dire propter hanc rem curatio, que omnia similis, c’est secundum omnia similis, & que coetera indoctus signifie circa coetera indoctus, ou selon l’interprétation de Perizonius même, in negotio quod attinet ad coetera indoctus ; de même aussi amans uxorem signifie amans ergà uxorem ou in negotio quod attinet ad uxorem. La principale raison qu’il en apporte, c’est que l’accusatif n’est jamais régi immédiatement par aucun adjectif, & que les participes enfin sont de véritables adjectifs, puisqu’ils en reçoivent tous les accidens, qu’ils se construisent comme les adjectifs, & que l’on dit également amans uxoris & amans uxorem, patiens inediae & patiens inediam. Il est vrai que l’accusatif n’est jamais régi immédiatement par un adjectif qui n’est qu’adjectif, & qu’il ne peut être donné à cette sorte de mot aucun complément déterminatif, qu’au moyen d’une préposition exprimée ou sous-entendue. Mais le participe n’est pas un adjectif pur ; il est aussi verbe, puisqu’il se conjugue par tems & qu’il exprime l’existence d’un sujet sous un attribut. Pour quelle raison la syntaxe le considéreroit-elle comme un adjectif plûtôt que comme verbe ? Je sais bien que si elle le faisoit en effet, il faudroit bien en convenir & admettre ce principe, quand même on n’en pourroit pas assigner la raison : mais on ne peut statuer le fait que par l’usage ; & l’usage universel, qui s’explique à merveille par l’analogie commune des autres modes du verbe, est de mettre l’accusatif sans préposition après les participes actifs. On ne trouve aucun exemple où le complément objectif du participe soit amené par une préposition ; & si l’on en rencontre quelqu’un où ce complément paroisse être au génitif, comme dans patiens inediae, uxoris amans, c’est alors le cas de conclure que ce génitif n’est pas le complément immédiat du participe, mais celui de quelqu’autre nom sous-entendu qui sera lui-même complément du participe. Usus vulgaris, dit Perizonius lui-même (ibid.) quodammodo distinxit, participii praesentis significationem ratione constructionis, seu, prout genitivo vel accusativo jungitur. Nam patiens inediae quum dicunt veteres, videmur significare eum qui oequo animo soepius patitur vel facile potest pati : at patiens inediam, qui uno actu aut tempore volens nolens patitur. Il dit ailleurs (Min. III. x. 2.) : Amans virtutem adhibetur ad notandum . . . proesens illud temporis momentum quo quis virtutem amat ; at amans virtutis usurpatur ad perpetuum virtutis amorem in homine aliquo significandum. Cette différence de signification attachée à celle de la syntaxe usuelle, prouve directement que l’accusatif est le cas propre qui convient au complément objectif du participe, puisque c’est celui que l’on emploie, quand on se sert de ce mode dans le sens même du verbe auquel il appartient ; au lieu que quand on veut y ajoûter l’idée accessoire de facilité ou d’habitude, on ne montre que le génitis de l’objet principal, & l’on sous-entend le nom qui est l’objet immédiat, parce qu’en vertu de l’usage il est suffisamment indiqué par le génitif : ainsi l’on devine aisément que patiens inediae signifie facilè patiens omnia incommoda inediae, & que amans virtutis veut dire de more amans omnia negotia virtutis. Alors patiens & amans sont des présens pris dans le sens indéfini, & actuellement rapportes à toutes les époques possibles : au lieu que dans patiens inediam & amans virtutem, ce sont des présens employés dans un sens défini, & rapportés ou à une époque actuelle, ou à une époque anterieure, ou à une epoque postérieure, selon les circonstances de la phrase. Voyez Tems & Présent . Eh ! il faut bien convenir que le participe conserve la nature du verbe, puisque tout verbe adjectif peut se décomposer, & se décompose en effet par le verbe substantif : auquel on joint comme attribut le partibipe du verbe décompoté. Que dis-je ? le système complet de, tems auroit exigé dan les verbes latins neuf tems simples, savoir trois présens, trois prétérits, & trois futurs ; & il y a quantite de verbe, qui n’ont de simples que les présens : tels sont les verbes déponens, dont les prétérits & les futurs simples sont remplacés par le prétérit & le futur du participe avec les présens simple du verbe auxiliaire ; & comme on peut également remplacer les présen, par celui du participe avec les présens simples du même verbe auxiliaire : voici sous un seul coup-d’oeil l’analyse complette de, neuf tems de l’indicatif, par exemple, du verbe precor.
« Le participe (actif), dit le pere Buffier (Gramm. franç. n°. 542.), reçoit quelquefois avant soi la particule en ; comme en parlant, en lisant, &c. c’est ce que quelques-uns appellent gérondif. N’importe quel nom on lui donne, pourvû qu’on sache que cette particule en devant un participe actif signifie lorsque, tandis que ».Il me semble que c’est traiter un peu cavalierement une distinction qui intéresse pourtant la Philosophie plus qu’il ne paroît d’abord. Les gérondifs, en latin, sont des cas de l’infinitif (voyez Gérondif) ; & l’infinitif, dans cette langue & dans toutes les autres, est un véritable nom, ou pour parler le langage ordinaire, un vrai nom substantif (voyez Infinitif). Le participe au contraire est un mode tout différent de l’infinitif ; il est adjectif. Le premier est un nom-verbe ; le second est un adjectif-verbe. Le premier ne peut être appliqué grammaticalement à aucun sujet, parce qu’un nom n’a point de sujet ; & c’est pour cela qu’il ne reçoit dans nul idiome aucune des terminaisons par lesquelles il pourroit s’accorder avec un sujet : le second est applicable à un sujet, parce que c’est une propriété essentielle à tout adjectif ; & c’est pour cela que dans la plûpart des langues il reçoit les mêmes terminaisons que les adjectifs, pour se prêter, comme eux, aux lois usuelles de la concordance. Or il n’est assurément rien moins qu’in différent pour l’exactitude de l’analyse, de savoir si un mot est un nom ou un adjectif, & par conséquent si c’est un gérondif ou un participe. Que le verbe terminé en ant puisse ou ne puisse pas être précédé de la préposition en, M. l’abbé Girard le traite également de gérondif ; & c’est un mode, dit-il (vrais princ. disc. VIII. tom. ij. pag. 5.),
« fait pour lier (l’événement) à une autre événement comme circonstance & dépendance ».Mais que l’on dise, cela étant vous sortirez, ou cela posé vous sortirez ; il me semble que étant & pose expriment également une circonstance & une dépendance de vous sortirez : cependant M. l’abbé Girard regarde étant comme un gérondif, & posé comme un participe. Son analyse manque ici de l’exactitude qu’il a tant annoncée. D’autres grammairiens, plus exacts en ce point que le pere Buffier & l’abbé Girard, ont bien senti que nous avions gérondif & participe en ant ; mais, en assignant des moyens méchaniques pour les reconnoître, ou ils s’y sont mépris, ou ils nous en ont laissé ignorer les caracteres distinctifs.
« Nos deux participes Aimant & Aimé, dit la Grammaire générale (part. II. ch. xxij.), en tant qu’ils ont le même régime que le verbe, sont plutôt des gérondifs que des participes ».Il est évident que ce principe est erronné. Nous ne devons employer dans notre Grammaire françoise le mot de gérondif, qu’autant qu’il exprimera la même idée que dans la Grammaire latine d’où nous l’empruntons ; & ce doit être la même chose du mot participe : or en latin, le participe & le gérondif avoient également le même régime que le verbe ; & l’on disoit legendi, legendo ou legendum libros, legens ou lecturus libros, comme legere ou lego libros. D’ailleurs, il y a assurément une grande différence de sens entre ces deux phrases, je l’ai vû parlant à son fils, & je l’ai vû en parlant a son fils ; c’est que parlant, dans la premiere, est un participe, & qu’il est gérondif dans la seconde, comme on en convient assez aujourd’hui, & comme je le ferai voir tout-à-l’heure : cependant c’est de part & d’autre le même matériel, & c’est de part & d’autre parlant à son fils, comme on diroit parler à son fils ou il parloit à son fils. M. Duclos a connu toutes ces méprises, & en a nettement assigné l’origine ; c’est la ressemblance de la forme & de la terminaison du gérondif avec celle du participe.
« Cependant, dit-il (rem. sur le ch. xxj. de la II. part. de la Gramm. gén.) quelque semblables qu’ils soient quant à la forme, ils sont de différente nature, puisqu’ils ont un sens différent. Pour distinguer le gérondif du participe, ajoute-t-il un peu plus bas, il faut observer que’le gérondif marque toujours une action passagere, la maniere, le moyen, le tems d’une action subordonnée à une autre. Exemple : en riant, on dit la vérité. En riant, est l’action passagere & le moyen de l’action principale de dire la vérité. Je l’ai vû en passant. En passant, est une circonstance de tems ; c’est-à-dire, lorsque je passois. Le participe marque la cause de l’action, ou l’état de la chose. Exemple : les courtisans préférant leur avantage particulier au bien général, ne donnent que des conseils intéressés. Préférant, marque la cause de l’action, & l’état habituel de la chose dont on a parlé ».J’oserai cependant remarquer 1°. que quand ces caracteres conviendroient incontestablement aux deux especes, & qu’ils seroient incommunicables, ce ne seroit pas ceux que devroit envisager la Grammaire, parce que ce sont des vûes totalement métaphysiques, & qui ne tiennent en rien au système de la Grammaire générale : 2°. qu’il me semble que le gérondif peut quelquefois exprimer la cause de l’action & l’état de la chose ; & qu’au contraire on peut énoncer par le participe une action passagere & le tems d’une action subordonnée. Par exemple, en remplissant toujours vos devoirs & en sermant constamment les yeux sur les désagrémens accidentels de votre place, vous captiverez enfin la bienveillance de vos supèrieurs : les deux gérondifs en remplissant & en fermant expriment l’état habituel où l’on exige ici que soit le subalterne, & ils énoncent en même tems la cause qui lui procurera la bienveillance des supérieurs. Que l’on d.se aucontraire, mon pere sortant de sa ma son, des inconnus enleverent à ses yeux le meilleur de ses amis ; le mot sortant a un sujet qui n’est qu’à lui, mon pere, & e’est par conséquent un participe ; cependant il n’exprime qu’une action passagere, & le tems de l’action principale, qui est fixé par l’epoque de cette action subordonnée. L’exemple que j’ai cité des le commencement d’après Cesar, quos ab urbe discedens Pompeius erat adhortatus, sert encore mieux à confirmer ma pensée : discedens est sans contredit un participe, & il n’exprime en effet qu’une circonstance de tems de l’événement exprimé par erat adhortatus. Or les caracteres distinctifs du gérondif & du participe doivent être les mêmes dans toutes les langues, ou les Grammairiens doivent changer leur langage. Je crois donc que ce qui doit caractériser en effet le gérondif & le participe actif, c’est que le gérondif, dont la nature en au fond la même que celle de l’infinitif, est un véritable nom ; au lieu que le participe actif, comme tout autre participe, est un veritable adjectif. De-là vient que notre gérondif peut être employé comme complément de la préposition en, ce qui caractérise un véritable nom ; en riant, on dit la vérité : que quand la préposition n’est point exprimée, elle est du-moins sous-entendue, & qu’on peut la suppléer ; allant à la campagne je l’ai rencontré, c’est-à-dire, en allant à la campagne je l’ai rencontré : enfin, que le gérondif n’a jamais de sujet auquel il soit immédiatement appliqué, parce qu’il n’est pas dans la nature du nom d’avoir un sujet. Au contraire notre partcipe actif est toujours appliqué immédiatement à un sujet qui lui est propre, parce qu’il est adjectif, & que tout adjectif suppose essentiellement un sujet auquel il se rapporte. Notre gérondif est toujours simple, & il est toujours au présent ; mais c’est un présent indéfini qui peut s’adapter à toutes les époques : en riant, je vous donne un avis sérieux ; en riant, je vous ai donné un avis sérieux ; en riant, je vous donnerai un avis sérieux. Au contraire notre participe actif admet les trois différences générales de tems, mais toujours dans le sens indéfini & relativement à une époque quelconque : donnant est au présent indéfini ; ayant donné est au prétérit indéfini ; devant donner est au futur indéfini ; & par-tout c’est le participe actif. M. Duclos prétend qu’en beaucoup d’occasions le gérondif & le participe peuvent être pris indifféremment l’un pour l’autre ; & il cite en exemple cette phrase : les hommes jugeant sur l’apparence, sont sujets à se tromper : il est assez indifférent, dit-il, qu’on entende dans cette proposition, les hommes en jugeant ou les hommes qui jugent sur l’apparence. Pour moi je ne crois point du tout la chose indifférente : si l’on regarde jugeant comme un gérondif, il me semble que la proposition indique alors les cas où les hommes sont sujets à se tromper, c’est en jugeant, in judicando, lorsqu’ils jugent sur l’apparence ; si jug ant est un participe, la proposition enonce par-là la cause pourquoi les hommes sont sujets à se tromper, c’est que cela est le lot ordinaire des hommes qui jugent sur l’apparence : or il y a une grande différence entre ces deux points de vûe, & un homme délicat, qui voudra marquer l’un plutôt que l’autre, se gardera bien de se servir d’un tour équivoque ; il mettra la préposition en avant le gérondif, ou tournera le participe par qui, conformement à l’avis même de M. Duclos. Il n’est plus question d’examiner aujour d’hui si nos participes actifs sont déclinables, c’est-à-dire, s’ils prennent les inflexions des genres & des nombres. Ils en étoient autrefois susceptible ; mais aujourd’hui ils sont absolument indéclinables Si l’on lit, une maison appartenante a Pythius, une requête tendante aux fins, &c. ces prétendus participes doivent plutôt être regardés comme de purs adjectifs qui sont dérivés du verbe, & semblables dans leur construction à quantité d’autres adjectifs, comme utile à la santé, nécessaire à la vie, docile aux bons avis, &c. C’est ainsi que l’académie françoise elle-même le décida le 3 Juin 1679 (opuse. pag 343.), & cette décision est d’une vérité frappante : car il est évident que dans les exemples allegues, & dans tous ceux qui seront semblables, on n’a égard à aucune circonstance de tems, ce qui est pourtant essentiel dans les participes. Au reste l’indéclinabilité de nos participes actifs ne doit point empecher qu’on ne les regarde comme de vrais adjectifs-verbes : cette in déclinabilité leur est accidentelle, puisqu’anciennement il, se déclinoient ; & ce qui est accidentel ne change point la nature indestructible des mots. Les adjectifs numéraux quatuor, quinque, six, septem, &c. & en françois, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, &c. plusieurs, ne sont pas moins adjectifs, quoiqu’ils gardent constamment la même forme : les verbes de la langue franque ne laissent pas d’etre des verbes, quoique l’usage ne leur ait accordé ni nombres, ni personnes, ni modes, ni tems. Si la plûpart de nos grammairiens ont confondu le gerondif françois avec le présent du participe actif, trompés en cela par la ressemblance de la forme & de la terminaison ; on est tombé dans une meprise toute pareille au sujet de notre participe passif simple, que l’on a confondu avec le supin de nos verbes actifs, parce qu’ils ont aussi le même matériel. Je ne doute point que ce ne soit, pour bien des grammairiens, un véritable paradoxe, de vouloir trouver dans nos verbes un supin proprement dit : mais je prie ceux qui seront prévenus contre cette idée, de prendre garde que je ne suis pas le premier qui l’ai mise en avant, & que M. Duclos, dans ses remarques sur le ch. xxj. de la II. part. de la Gramm. gén. indique assez nettement qu’il a du-moin, entrevû que ce systeme peut devenir probable.
« A l’égard du supin, dit-il, si nous en voulons reconnoître en françois, je crois que c’est le participe passif indéclinable, joint à l’auxiliaire avoir ».que dit ici cet habile académicien n’est qu’une espece de doute qu’il propose ; mais c’est un doute dont ne se seroit pas avise un grammairien moin ; accoutumé à déméler les nuances les plus delicates, & moins propre à approfondir la vraie nature des choses. Ce n’est point par la forme extérieure ni par le simple matériel des mots qu’il faut juger de leur nature ; autrement on risqueroit de passer d’erreur en erreur & de tomber souvent dans des difficultés inexplicables. Le, la, les, leur, ne sont-ils pas quelquefois des articles & d’autres fois des pronoms ? Si est adverbe modificatif dans cette phrase : Bourdaloue est si éloquent qu’il enleve les coeurs ; il est adverbe comparatif dans celle-ci : Alexandre n’est pas si grand que César ; il est conjonction hypothétique dans celle-ci : si ce livre est utile, je serai content ; & dans cette autre : je ne sai si mes vûes réussiront. La ressemblance matérielle de notre supin avec notre participe passif, ne peut donc pas être une raison suffisante pour rejetter cette distinction, sur-tout si on peut l’établir sur une différence réelle de service, qui seule doit fixer la diversité des especes. Il faut bien admettre ce principe dans la Grammaire latine, puisque le supin y est absolument semblable au participe passif neutre, & que cette similitude n’a pas empêché la distinction, parce qu’elle n’a pas confondu les usages. Le supin y a toujours été employé comme un nom, parce que ce n’est en effet qu’une forme particuliere de l’infinitif (voyez Supin) : quelquefois il est sujet d’un verbe, fletum est (avoir pleuré est) on a pleuré (voyez Impersonnel) ; d’autres fois il est complément objectif d’un verbe, comme dans cette phrase de Varron, me in Arcadiâ scio spectatum suem, dont la construction est erga me scio spectatum suem in Arcadiâ, (je sai avoir vu), car la méthode latine de P. R. convient que spectatum est pour spectasse, & elle a raison ; enfin, dans d’autres occurrences, il est complément d’une préposition du-moins sous-entendue, comme quand Salluste dit, nec ego vos ultum injurias hortor, c’est-à-dire, ad ultum injurias. Au lieu que le participe a toujours été traité & employé comme adjectif, avec les diversités d’inflexions exigées par la loi de la concordance. C’est encore la même chose dans notre langue ; & outre les différences qui distinguent essentiellement le nom & l’adjectif, on sent aisément que notre supin conserve le sens actif, tandis que notre participe a véritablement le sens passif. J’ai lû vos lettres : si l’on veut analyser cette phrase, on peut demander j’ai quoi ? & la réponse fait dire j’ai lû ; que l’on demande ensuite, lû quoi ? on répondra, vos lettres : ainsi lû est le complement immédiat de j’ai, comme lettres est le complement immédiat de lû. Lû, comme complément de j’ai, est donc un mot de même espece que lettres, c’est un nom ; & comme ayant lui-même un complément immédiat, c’est un mot de la même espece que j’ai, c’est un verbe relatif au sens actif. Voilà les vrais caracteres de l’infinitif, qui est un nom-verbe (voyez Infinitif) ; & conséquemment ceux du supin, qui n’est rien autre chose que l’infinitif tous une forme particuliere (voyez Supin). Que l’on dise au contraire, vos lettres lues, vos lettres étant lues, vos lettres sont lues, vos lettres ayant été lues, vos lettres ont été lues, vos lettres devant être lues, vos lettres doivent être lues, vos lettres seront lues, &c. On sent bien que lues a dans tous ces exemples le sens passif ; que c’est un adjectif qui, dans sa premiere phrase, se rapporte à lettres par apposition, & qui dans les autres, s’y rapporte par attribution ; que par-tout c’est un adjectif mis en concordance de genre & de nombre avec lettres ; & que c’est ce qui doit caractériser le participe qui, comme je l’ai déjà dit, est un adjectif-verbe. Il paroît qu’en latin le sens naturel & ordinaire du supin est d’être un prétérit : nous venons de voir il n’y a qu’un moment le supin spectatum, employé pour spectasse, ce qui est nettement indiqué par scio, & justement reconnu par Lancelot. J’ai présenté ailleurs (Impersonnel) l’idée d’une conjugaison, dont on a peut-être tort de ne rien dire dans les paradigmes des méthodes, & qui me semble établir d’une maniere indubitable que le supin est un prétérit ; ire est (on va), ire erat (on alloit), ire erit (on ira), sont les trois présens de cette conjugaison, & répondent aux présens naturels eo, ibam, ibo ; itum est (on est allé), itum erat (on étoit allé), itum erit (on sera allé), sont les trois prétérits qui répondent aux prétérits naturels ivi, iveram, ivero ; enfin eundum est (on doit aller), eundum erat (on devoit aller), eundum erit (on devra aller), sont les trois futurs, & ils répondent aux futurs naturels iturus, a, um sum, iturus eram, iturus ero : or on retrouve dans chacune de ces trois especes de tems, les mêmes tems du verbe substantif auxiliaire, & par conséquent les especes doivent être caractérisées par le mot radical qui y sert de sujet à l’auxiliaire ; d’où il suit qu’ire est le présent proprement dit, itum le prétérit, & eundum le futur, & qu’il doit ainsi demeurer pour constant que le supin est un vrai prétérit dans la langue latine. Il en est de même dans notre langue ; & c’est pour cela que ceux de nos verbes qui prennent l’auxiliaire avoir dans leurs prétérits, n’en emploient que les présens accompagnés du supin qui désigne par lui-même le prétérit ; j’ai lu, j’avois lu, j’aurai lu, comme si l’on disoit j’ai actuellement, j’avois alors, j’aurai alors par-devers moi l’acte d’avoir lu ; en latin, habeo, habebam, ou habebo lectum ou legisse. En sorte que les différens présens de l’auxiliaire servent à différencier les époques auxquelles se rapporte le prétérit fondamental & immuable, énoncé par le supin. C’est dans le même sens que les mêmes auxiliaires servent encore à former nos prétérits avec notre participe passif simple, & non plus avec le supin, comme quand on dit en parlant de lettres, je les ai lues, je les avois lues, je les aurai lues, &c. La raison en est la même : ce participe passif est fondamentalement prétérit, & les diverses époques auxquelles on le rapporte, sont marquées par la diversité des présens du verbe auxiliaire qui l’accompagne ; je les ai lues, je les avois lues, je les aurai lues, &c. c’est comme si l’on disoit en latin, eas lectas habeo, ou habebam, ou habebo. Il ne faut pas dissimuler que M. l’abbé Regnier, qui connoissoit cette maniere d’interpreter nos prétérits composés de l’auxiliaire & du participe passif, ne la croyoit point exacte.
« Quam habeo amaram, selon lui, gramm. fran. in-12. p. 467. in-4°. p. 493. ne veut nullement dire que j’ai a mée ; il veut seulement dire que j’aime (quam habeo caram). Que si l’on vouloit rendre le sens du françois en latin par le verbe habere, il faudroit dire, quam habui amatam ; & c’est ce qui ne se dit point. »Mais il n’est point du tout nécessaire que les phrases latines par lesquelles on prétend interpréter les gallicismes, ayent été autorisées par l’usage de cette langue : il suffit que chacun des mots que l’on y emploie ait le sens individuel qu’on lui suppose dans l’interprétation, & que ceux à qui l’on parle conviennent de chacun de ces sens. Ce détour peut les conduire utilement à l’esprit du gallicisme que l’on conserve tout entier, mais dont on disseque plus sensiblement les parties sous les apparences de la latinité. Il peut donc être vrai, si l’on veut, que quam habeo amatum, vouloit dire dans le bel usage des Latins, que j’aime, & non pas que j’ai aimée ; mais il n’en demeure pas moins assuré que leur participe passif étoit essentiellement prétérit, puisqu avec les prétérits de l’auxiliaire sum il forme les prétérits passifs ; & il faut en conclure, que sans l’autorité de l’usage qui vouloit quam amavi, & qui n’introduit pas d’exacts synonymes, quam habeo amatam auroit signifié la même chose : & cela suffit aux vûes d’une interprétation qui après tout est purement hypothétique. Quelques-uns pourront se défier encore de cette distinction du supin actif & du participe passif, dont le matériel est si semblable dans notre langue, qu’ils auront peine à croire que l’usage ait prétendu les distinguer. Pour lever ce scrupule je ne répéterai point ce que j’ai déjà dit de la nécessité de juger des mots par leur destination, plutôt que par leur forme ; je me contenterai de remonter à l’origine de cette similitude embarrassante. Il paroit que nous avons en cela imité tout simplement les Latins, chez qui le supin laudatum, par exemple, ne differe en rien du participe passif neutre, de sorte que ces deux parties du verbe ne different en effet que parce que le supin paroît indéclinable, & que le participe passif est déclinable par genres, par nombres & par cas ; ce dont nous avons retenu tout ce que comporte le génie de notre langue. La difficulté n’est pas encore levée, elle n’est que passée du françois au latin ; & il faut toujours en venir à l’origine de cette ressemblance dans la langue latine. Or il y a grande apparence que le participe en us, qui passe communément pour passif, & qui l’est en effet dans les écrivains qui nous restent du bon siecle, a pourtant commencé par être le prétérit du participe actif : de sorte que comme on distinguoit alors, sous une forme simple, les trois tems généraux de l’infinitif, le présent amare, le prétérit amavisse ou amasse, & le futur amassere, voyez Infinitif ; de même distinguoit-on ces trois tems généraux dans le participe actif, le présent amans (aimant), le prétérit amatus (ayant aimé), & le futur amaturus (devant aimer) : on peut même regarder cette convenance d’analogie comme un motif favorable à cette opinion, si elle se trouve étayée d’ailleurs ; & elle l’est en effet tant par des raisons analogiques & étymologiques, que par des faits positifs. La premiere impression de la nature dans la dérivation des mots, amene communément l’uniformité & la régularité d’analogie : ce sont des causes subordonnées, locales ou momentanées, qui introduisent ensuite l’anomalie & les exceptions : il n’est donc pas dans l’ordre primitif que le supin amatum ait le sens actif, & que le participe qui lui est si semblable, amatus, a, um, ait le sens passif ; ils ont dû appartenir tous deux à la même voix dans l’origine, & ne différer entre eux que comme different un adjectif & un nom abstrait semblable au neutre de cet adjectif, par exemple l’adjectif bonus, a, um, & le nom abstrait bonum. Mais il est constant que le futur du participe actif, amaturus, a, um, est formé du supin amatum, & d’ailleurs que ce supin se trouve par-tout avec le sens actif : il est donc plus probable qu’amatus, a, um, étoit anciennement de la voix active, qu’il n’est croyable qu’amatum ni amaturus ayent appartenu à la voix passive. Ce premier raisonnement acquiert une force en quelque sorte irrésistible, si l’on considere que le participe en us a conservé le sens actif dans plusieurs verbes de conjugaison active, comme successus, juratus, rebellatus, ausus, gavisus, solitus, moestus, confisus, meritus, & une infinité d’autres que l’on peut voir dans Vossius, anal. IV. 13. ce qui est le fondement de la conjugaison des verbes communément appellés neutres-passifs, voyez Neutre ; verbes irréguliers par rapport à l’usage le plus universel, mais peut-être plus réguliers que les autres par rapport à l’analogie primitive. On lit dans Tite-Live, lib. II. c. xlij. Moti irà numinis causam nullam aliam vates canebant publicè privatimque, nunc extis, nunc per aves consulti, quàm haud ritè sacra fieri. Le Clerc, art. crit. part. I. sect. I. c. x. n. 2. cite ce passage comme un exemple d’anomalie, parce que selon lui, vates non consuluntur extis & avibus, sed ipsi per exta & aves consulunt deos. Il semble que ce principe même devoit faire conclure que consulti a dans Tite-Live le sens actif, & qu’il l’avoit ordinairement, parce qu’un écrivain comme Tite-Live ne donne pas dans un contresens aussi absurde que le seroit celuid’employer un mot passif pour un mot actif : mais le Clerc ne prenoit pas garde que les participes en us des verbes neutres-passifs ont tous le sens actif. Outre ceux-là, tous les déponens sont encore dans le même cas, & le participe en us y a le sens actif ; precatus (ayant prié), secutus (ayant suivi), usus (ayant usé), &c. Il y en a plusieurs entre ceux-ci dont le participe est usité dans les deux voix, & l’on peut en voir la preuve dans Vossius, anal. IV. 11. mais il n’y en a pas un seul dont le participe n’ait que le sens passif. Telle est constamment la premiere impression de la nature : elle destine d’abord les mots qui ont de l’analogie dans leur formation, à des significations également analogues entre elles ; si elle se propose l’expression de sens différens & sans analogie entre eux, quoiqu’ils portent sur quelque idée commune, il ne reste dans les mots que ce qu’il faut pour caractériser l’idée commune, mais la diversité des formations y marque d’une maniere non équivoque, la diversité des sens individuels adaptés à cette idée commune. Ainsi, pour ne pas sortir de la matiere présente, le verbe allemand loben (louer), fait au supin gelobet (loué), & au prétérit du participe passif gelobter (ayant été loué) : lob est le radical primitif qui exprime l’action individuelle de louer, & ce radical se retrouve par-tout ; la particule prépositive ge, que l’on trouve au supin & au participe passif, désigne dans tous deux le prétérit ; mais l’un est terminé en et, parce qu’il est de la voix active, & l’autre est terminé en ter, parce qu’il est de la voix passive. Il est donc à présumer que la même régularité naturelle exista d’abord dans le latin, & qu’elle n’a été alterée ensuite que par des causes subalternes, mais dont l’influence n’a pas moins un effet infaillible : or comme nous n’avons eu avec les Latins un commerce capable de faire impression sur notre langage, que dans un tems où le leur avoit déjà adopté l’anomalie dont il s’agit ici, il n’y a pas lieu d’être surpris que nous l’ayons adoptée nous-mêmes ; parce que personne ne raisonne pour admettre quelque locution nouvelle ou étrangere, & qu’il n’y a dans les langues de raisonnable que ce qui vient de la nature. Mais nonobstant la ressemblance matérielle de notre supin actif, & du prétérit de notre participe passif, l’usage les distingue pourtant l’un de l’autre par la diversité de leurs emplois, conformément à celles de leur nature : & il ne s’agit plus ici que de déterminer les occasions où l’on doit employer l’un ou l’autre, car c’est à quoi se réduit toute la difficulté dont Vaugelas disoit, remarq. clxxxiv. qu’en toute la grammaire françoise il n’y a rien de plus important ni de plus ignoré. Pour y procéder méthodiquement, il faut remarquer que nous avons, 1°. des verbes passifs dont tous les tems sont composés de ceux de l’auxiliaire substantif être & du participe passif ; 2°. des verbes absolus, dont les uns sont actifs, comme courir, aller ; d’autres sont passifs, comme mourir, tomber, & d’autres neutres, comme exister, demeurer ; 3°. des verbes relatifs qui exigent un complément objectif, direct & immédiat, comme aimer quelqu’un, finir un ouvrage, rendre un dépôt, recevoir une somme, &c. 4°. enfin des verbes que M. l’abbé de Dangeau nomme pronominaux, parce qu’on repete, comme complément, le pronom personnel de la même personne qui est sujet, comme je me repens, vous vous promenerez, ils se battoient, nous nous procurons un meilleur sort, &c. Chacune de ces quatre especes doil être considerée a part. §. 1. Des verbes passifs composés. On emploie dans la composition de cette espece de verbe, ou des tems simples, ou des tems composés de l’auxiliaire être : il n’y a aucune difficulte sur les tems simples, puisqu’ils sont toujours indéclinables, du moins dans le sens dont il s’agit ici, & l’on dit egalement je suis, j’étois, ou je serai aimé ou aimée, nous sommes, nous étions, ou nous serons aimés ou aimées : dans les tems composés de l’auxiliaire, il ne peut y avoir que l’apparence du doute, mais nulle difficulté réelle ; ils resultent toujours de l’un des tems simples de l’auxiliaire avoir & du supin été, qui est par conséquent indéclinable, en sorte que l’on dit indistinctement j’ai ou nous été, j’avois ou nous avions été, &c. Pour ce qui concerne le participe passif qui détermine alors le sens individuel du verbe, il se décline par genres & par nombres, & se met sous ce double aspect, en concordance avec le sujet du verbe, comme seroit tout autre adjectif pris pour attribut : mon frere a été loué ; ma soeur a été louée ; mes freres ont été loués, mes soeurs ont été louées, &c. §. 2 Des verbes absolus. Par rapport à la composition des prétérits, nous avons en françois trois sortes de verbes absolus : les uns qui prennent l’auxiliaire être, les autres qui emploient l’auxiliaire avoir, & d’autres enfin qui se conjuguent des deux manieres. Les verbes qui reçoivent l’auxiliaire être sont, suivant la liste qu’en a donnée M. l’abbé d’Olivet, opusc. p. 385, accoucher, aller, arriver, choir, déchoir, (& échoir), entrer, (& rentrer), mourir, naître, partir, retourner, sortir, tomber, (& retomber), venir & ses dérivés (tels que sont avenir, devenir & redevenir, intervenir, parvenir, provenir, revenir, survenir, qui sont les seuls qui se conjuguent comme le primitif.) Les prétérits de tous ces verbes se forment des tems convenables de l’auxiliaire être & du participe des verbes mêmes, lequel s’accorde en genre & en nombre avec le sujet. Cette regle ne souffre aucune exception ; & l’usage n’a point autorisé celle que propose M. l’abbé Regnier, gramm. franç. in 12. p. 490. in-4°. p. 516. sur les deux verbes aller & venir, prétendant que l’on doit dire pour le supin indéclinable, elie lui est allé parler, elle nous est venu voir, &c. & qu’en transposant les pronoms qui sont complémens, il faut dire par le participe déclinable, elle est allée lui parler, elle est venue nous voir, &c. De quelque maniere que l’on tourne cette phrase, il faut toujours le participe, & l’on doit dire aussi, elle lui est allée parler, elle nous est venue voir : il me semble seulement que ce tour est un peu plus éloigné du génie propre de notre langue, parce qu’il y a un hyperbate, qui peut nuire à la clarté de l’enonciation. Les verbes absolus qui reçoivent l’auxiliaire avoir sont en beaucoup plus grand nombre, & M. l’abbé d’Olivet (ibid.) pretend qu’il y en a plus de 550 sur la totalité des verbes absolus qui est d’environ 600. Les prétérits de ceux-ci se forment des tems convenables de l’auxiliaire avoir & du supin des verbes mêmes, qui est toujours indéclinable. Enfin les verbes absolus qui se conjuguent avec chacun des deux auxiliaires, forment leurs préterits avec leur participe déclinable, quand ils empruntent le secours du verbe être ; ils les forment avec le supin indéclinable, quand ils se servent de l’auxiliaire avoir. Ces verbes sont de deux sortes : les uns prennent indifféremment l’un ou l’autre auxiliaire ; ce sont accourir, apparoître, comparoitre & disparoître, cesser, croître, déborder, périr, rester les autres se conjuguent par l’un ou par l’autre, selon la diversité des sens que l’on vout exprimer ; ce sont convenir, demeurer, descendre, monter, passer, repartir, dont j’ai expliqué ailleurs les différens sens attachés à la différence de la conjugaison. Voyez Neutre . §. III. Des verbes relatifs. Les verbes relatifs sont des verbes concrets ou adjectifs, qui énoncent comme attribut une maniere d’étre, qui met le sujet en relation nécessaire avec d’autres êtres, réels ou abstraits : tels sont les verbes battre, connoître, parce que le sujet qui bat, qui connoît, est par là-même en relation avec l’objet qu’il bat, qu’il connoît. Cet objet, qui est le terme de la relation, étant nécessaire à la plénitude du sens relatif énoncé par le verbe, s’appelle le complément du verbe ; ainsi dans battre un homme, connoître Paris, le complément du verbe battre c’est un homme, & celui du verbe connoître, c’est Paris. Un verbe relatif peut recevoir différens complémens, comme quand on dit rendre gloire à Dieu, gloire est un complément du verbe rendre, & à Dieu en est un autre. Dans ce cas l’un des complémens a au verbe un rapport plus immédiat & plus nécessaire, & il se construit en conséquence avec le verbe d’une maniere plus immediate & plus intime, sans le secours d’aucune préposition ; rendre gloire : je l’appelle complément objectif ou principal, parce qu’il exprime l’objet sur lequel tombe directement & principalement l’action énoncée par le verbe. Tout autre complément, moins necessaire à la plénitude du sens, est aussi lié au verbe d’une maniere moins intime & moins immédiate, c’est communément par le secours d’une préposition ; rendre à Dieu : je l’appelle complément accessoire, parce qu’il est en quelque maniere ajouté au principal, qui est d’une plus grande nécessité. Voyez Régime . Les Grammairiens modernes, & spécialement M. l’abbé d’Olivet, appellent le complément principal, régime simple, & le complément accessoire, régime composé. Après ces préliminaires, on peut établir comme une regle générale, que tous les verbes dont il s’agit ici forment leurs prétérits avec l’auxiliaire avoir ; & il n’est plus question que de distinguer les cas où l’on fait usage du supin, & ceux où l’on emploie le participe. Premiere regle. On emploie le supin indéclinable dans les prétérits des verbes actifs relatifs, quand le verbe est suivi de son complement principal. Seconde regle. On emploie le participe dans les prétérits des mêmes verbes, quand ils sont précédés de leur complément principal ; & le participe se met alors en concordance avec ce complément, & non avec le sujet du verbe. On dit donc, j’ai reçu vos lettres, par le supin, parce que le complement principal, vos lettres, est après le verbe j’ai reçu ; & reçu doit également se dire au singulier, comme au pluriel, de quelque genre & de quelque nombre que puisse être le sujet. Mais il faut dire, par le participe, les lettres que mon pere a reçues ou qu’a reçues mon pere, parce que le complément principal que, qui veut dire lesquelles lettres, est avant le verbe a reçues ; & le participe s’accorde ici en genre & en nombre avec ce complement objectif ou principal que, indépendamment du genre, du nombre, & même de la position du sujet mon pere. Titus avoit rendu sa femme maîtresse de ses biens, par le supin ; il ne l’avoir pas rendue maîtresse de ses demarches, par le participe : c’est toujours le même principe, quoique le complément principal soit suivi d’un autre nom qui s’y rapporte. Ce seroit la même chose, quand il seroit suivi d’un adjectif : le commerce a rendu cette ville puissante ; c’est le supin ; mais il l’a rendue orgueilleuse ; c’est le participe. Lorsqu’il y a dans la dépendance du préterit composé un infinitif, il ne faut qu’un peu d’attention pour démêler la syntaxe que l’on doit suivre. En général il faut se servir du supin, lorsqu’il n’y a avant le prétérit aucun complément ; j’ai fait poursuivre les ennemis : & il ne peut y avoir de doute, que quand il y a quelque complément avant le prétérit. Des exemples vont éclaircir tous les cas. Je l’ai fait peindre, en parlant d’un objet masculin ou féminin au singulier ; je les ai fait peindre, au pluriel : c’est le ou la du premier exemple, & les du second, qui sont le complément principal du verbe pein dre, & non de j’ai fait ; j’ai fait a pour complément l’infinitif peindre. Communément quand il y a un infinitif après fait, il est le complément immédiat & principal de fait qui est alors un supin. Les vertus que vous avez entendu louer ; les affaires que vous avez prévu que vons auriez : dans chacun de ces deux exemples, que, qui veut dire lesquelles vertus ou lesquelles affaires, n’est point le complément du prétérit composé ; dans la premiere phrase, que est complément de louer ; dans la seconde, que est complément de vous auriez ; c’est pourquoi l’on fait usage du supin. Je l’ai entendu chanter, par le supin, en parlant d’une cantate, parce que la qui précede n’est pas le complément du prétérit j’ai entendu, mais du verbe chanter qui est ici relatif. Au contraire, en parlant d’une chanteuse, il faut dire, je l’ai entendue chanter, par le participe, parce que la qui précede le prétérit en est le complément principal, & non pas de chanter qui est ici absolu. En parlant d’une femme on dira également je l’ai vu peindre, par le supin, & je l’ai vue peindre, par le participe, mais en des sens très-différens. Je l’ai vu peindre, veut dire, j’ai vu l’opération de peindre, elle ; ainsi la qui précede le préterit n’en est pas le complement ; il l’est de peindre, & peindre est le complément objectif de j’ai vu, qui, pour cette raison, exige le supin. Je l’ai vue peindre, veut dire, j’ai vu elle dans l’opération de peindre ; ainsi la qui est avant le prétérit, en est ici le complément principal, c’est pourquoi il est nécessaire d’employer le participe. On peut remarquer en passant que peindre, dans la seconde phrase, ne peut donc être qu’un complément accessoire de je l’ai vue ; d’où l’on doit conclure qu’il est dans la dépendance d’une préposition sousentendue, je l’ai vue dans peindre, ou comme je l’ai déja dit, je l’ai vue dans l’opération de peindre : car les infinitifs sont de vrais noms, dont la syntaxe a les mêmes principes que celle des noms. Voyez Infinitif . Le mot en placé avant un prétérit en est quelquefois complément ; mais de quelle espece ? C’est un complément accessoire ; car en est alors un adverbe équivalent à la proposition de avec le nom indiqué par les circonstances : Voyez Adverbe & Mot . Ainsi il ne doit point introduire le participe dans le prétérit, & l’on doit dire avec le supin, plus d’exploits que les autres n’en ont lu, & en parlant de lettres, j’en ai reçu deux. L’usage veut que l’on dise, les chaleurs qu’il a file, & non pas faites ; la disette qu’il y a eu, & non pas eue.
« Une exception de cette nature étant seule, dit M. l’abbé d’Olivet, & si connue de tout le monde, n’est propre qu’à confirmer la regle, & qu’à lui assurer le titre de regle générale ».Opusc. page 375. §. IV. Des verbes pronominaux. Tous les verbes pronominaux forment leurs prétérits par l’auxiliaire étre ; & l’on y ajoute le supin, si le complément principal est après le verbe ; au contraire, on se sert du participe mis en concordance avec le complement principal, si ce complément est avant le verbe. 1°. Elle s’est fait peindre, avec le supin, parce que peindre est le complément principal de fait, & que le pronom se, qui précede, est complement de peindre & non de fait ; c’est comme si l’on disoit, elle a fait peindre soi. Elle s’est crevé les yeux, avec le supin, parce que les yeux est complément principal de crevé, & que se en est le complément accessoire ; elle a crevé les yeux à soi. Elle s’est laissé séduire, & non pas laissée, parce que se n’en est pas le complement principal, mais de seduire qui l’est lui-même de laissé : elle a laissé séduire soi. Pour les mêmes raisons il faut dire, elle s’est mis des chimeres dans la tête ; elle s’est imaginé qu’on la trompoit ; elle s’étoit donné de belles robes, &c. 2°. Voici des exemples du participe, parce que le complément principal est avant le verbe. Elle s’est tuée, & non pas tué, parce que le pronom est complement principal du préterit ; c’est comme si l’on disoit, elle a tué soi. Par les mêmes raisons, il faut dire, elles se sont repenties ; ma mere s’étoit promenée ; mes soeurs se sont faites religieuses ; nos troupes s’étoient battues long-tems. Il faut dire, elle s’est livrée à la mort, & par un semblable principe de syntaxe, elle s’est laissé séduire, c’est-à-dire, elle a laissé soi à mourir ou à la mort. Les deux doigts qu’elle s’étoit coupés ; parce que le complement principal du préterit c’est que, qui veut dire lesquels deux doigts, & que ce complément est avant le verbe. De même faut-il dire, les chimeres que cet homme s’est muses dans la tête ; ces difficultés vous arrêtent sans cesse, & je ne me les serois pas imaginées ; voila de belles estampes, je suis surpris que vous ne vous les soyez pas données plûtôt. Cette syntaxe est la même, quelle que soit la position du sujet, avant ou après le verbe ; & l’on doit également dire, les lois que les Romains s’étoient prescrites ou que s’étoient prescrites les Romains ; ainsi se sont perdues celles qui l’ont cru ; comment s’est élevée cette difficulté ? &c. Malherbe, Vaugelas, Bouhours, Regnier, &c. n’ont pas établi les mêmes principes que l’on trouve ici ; mais ils ne sont pas plus d’accord entr’eux qu’avec nous ; &, comme le dit M. Duclos, Rem. sur le ch. xxij. de la II. part. de la Gramm. gén.
« ils donnent des doutes plutôt que des décisions, parce qu’ils ne s’étoient pas attachés à chercher un principe fixe. D’ailleurs, quelque respectable que soit une autorité en fait de science & d’art, on peut toujours la soumettre à l’examen ».Ainsi l’usage se trouvant partagé, le parti le plus sage qu’il y eut à prendre, étoit de préferer celui qui étoit le plus autorisé par les modernes, & sur-tout par l’academie, & qui avoit en même tems l’avantage de n’établir que des principes généraux : car, selon la judicieuse remarque de M. l’abbé d’Olivet, Opusc. page 386,
« moins la Grammaire autorisera d’exceptions. moins elle aura d’épines ; & rien ne me paroit si capable, que des regles générales, de faire honneur à une langue savante & polie. Car supposé, dit-il ailleurs, pag. 380, que l’observation de ces regles générales nous fasse tomber dans quelque équivoque ou dans quelque cacophonie ; ce ne sera point la faute des regles ; ce sera la faute de celui qui ne connoîtra point d’autres tours, ou qui ne se donnera pas la peine d’en chercher. La Grammaire, dit-il encore en un autre endroit, pag. 366, ne se charge que de nous enseigner à parler correctement. Elle laisse à notre oreille, & à nos réflexions, le soin de nous apprendre en quoi consistent les graces du discours ».
« C’est qu’elle ne sert, dit M. l’abbé Girad, vrais princip tom. II. dise. 13. pag. 311. qu’à confondre les especes entre elles, puisqu’on les place indifféremment dans la classe des particules, malgré la différence & de leurs noms & de leurs services, qui les font si bien connoitre ».Je ne prétends point devenir l’apologiste de l’abus qu’on peut avoir fait de ce terme ; mais je ne puis me dispenser d’observer que le raisonnement de cet auteur porte à plein sur un principe faux. Rien n’est plus raisonnable que de réunir sous un seul coup d’oeil, au moyen d’une dénomination générique, plusieurs especes différenciées & par leurs noms spécifiques & par des caracteres propres très-marques : on ne s’avise point de dire que la dénomination générique confond les especes, quoiqu’elles les présente sous un même aspect ; & M. Girard lui-même n’admet-il pas sous la dénomination générique de particule, les interjectives & les discursives ; & sous chacune de ces especes d’autres especes subalternes ; par exemple, les exclamatives, les acclamatives & les imprécatives sous la premiere espece ; & sous la seconde, les assertives, les admonitives, les imitatives, les exhibitives, les explétives & les précursives. Le véritable abus consiste en ce qu’on a appellé particules, non-seulement les mots indéclinables, mais encore de petits mots extraits des especes déclinables : il n’est pas rare de trouver, dans les méthodes préparées pour la torture de la jeunesse, la particule SE, les particules SON, SA, SES ou LEUR ; & l’on sait que la particule ON y joue un rôle important. C’est un abus réel, parce qu’il n’est plus possible d’assigner un caractere qui soit commun à tous ces mots, & qui puisse fonder la dénomination commune par laquelle on les désigne : & peut-être que la division des particules adoptées par l’académicien est vicieuse par le même endroit. En effet, les particules interjectives, que tout le monde connoît sous le nom plus simple d’interjections, appartiennent exclusivement au langage du coeur, & il en convient en d’autres termes ; chacune d’elle vaut un discours entier : Voyez Interjection : & les particules discursives sont du langage analytique de l’esprit, & n’y sont jamais en effet que comme des particules réelles de l’énonciation totale de la pensée. Qu’y a-t-il de commun entre ces deux especes ? De désigner, dit-on, une affection dans la personne qui parle ; & l’on entend sans contredit une affection du coeur ou de l’esprit. A ce prix, particule & mot sont synonymes ; car il n’y a pas un mot qui n’énonce une pareille affection ; & ils ont un caractere commun qui est très-sensible, ils sont tous produits par la voix. M. l’abbé de Dangeau, qui faisoit son capital de répandre la lumiere sur les matieres grammaticales, & qui croyoit, avec raison, ne pouvoir le faire avec succès, qu’en recueillant avec scrupule, & comparant avec soin tous les usages, a rassemble sous un seul coup d’oeil les différens sens attachés par les Grammairiens au nom de particule. Opusc. pag. 231 & suiv.
« 1°. On donne, dit-il, le nom de particule à divers petits mots, quand on ne sait sous quel genre ou partie d’oraison on les doit ranger, ou qu’à divers égards ils se peuvent ranger sous diverses parties d’oraison… 2°. On donne aussi le même nom de particule à des petits mots, qui sont quelquefois prépositions & quelquefois adverbes… 3°. On donne aussi le même nom de particule à de petits mots qui ne signifient rien par eux-mêmes, mais qui changent quelque chose à la signification des mots auxquels on les ajoute : par exemple, les petits mots de ne & de pas… 4°. On doit donner le nom de particule principalement à de petits mots qui tiennent quelque chose d’une des parties d’oraison, & quelque chose d’une autre, comme du, au, des, aux… 5°. On donne encore le nom de particule à d’autres petits mots qui tiennent la place de quelques prépositions & de quelque nom, comme en, y & dont… 6°. Les syllabes ci, là & dà, ainsi que les enclitiques ne, ve, que des Latins, & l’enclitique τε des Grecs, sont aussi des particules… 7°. Il y a d’autres sortes de particules qui servent à la composition des mots, & comme elles ne font jamais de mots à part, on les nomme des particules inséparables, comme re, de, des, mes, dis, &c…. Tous ces différens usages des particules, & l’utilité dont il est de connoître la force qu’elles ont dans le discours, pourroit faire croire que ce ne seroit pas mal fait de faire de la particule une dixieme partie d’oraison ».Il paroît évidemment par cet extrait de ce qu’a écrit sur les particules le savant abbé de Dangeau, qu’il y a sur cet objet une incertitude singuliere & une confusion étrange dans le langage des Grammairiens ; & j’ajoute qu’il y a bien des erreurs. 1°. Donner le nom de particule à certains petits mots, quand on ne sait sous quel genre ou partie d’oraison on les doit ranger ; c’est constater par un nom d’une signification vague, l’ignorance d’un fait que l’on laisse indécis par malhabileté ou par paresse. Il seroit & plus simple & plus sage, ou de déclarer qu’on ignore la nature de ces mots, au lieu d’en imposer par un nom qui semble exprimer une idée, ou d’en rechercher la nature par voies ouvertes à la sagacité des Grammairiens. 2°. Regarder comme particules de petits mots qui à divers égards peuvent se ranger sous diverses parties d’oraison, ou qui sont, dit-on, quelquefois prépositions & quelquefois adverbes ; c’est introduire dans le langage grammatical la périssologie & la confusion. Quand vous trouvez, il est si savant, dites que si est adverbe ; & dans je ne sais si cela est entendu, dites que si est conjonction : mais quelle nécessité y a-t-il de dire que si soit particule ? Au reste, il arrive souvent que l’on croit mal-à-propes qu’un mot change d’espece, parce que quelque ellipse dérobe aux yeux les caracteres de syntaxe qui conviennent naturellement à ce mot : le mot après, dit M. de Dangeau, est préposition dans cette phrase, Pierre marche après Jacques ; il est adverbe dans celle-ci, Jacques marchoit devant, & pierre marchoit après : c’est une préposition dans la derniere phrase comme dans la premiere, mais il y a ellipse dans la seconde, & c’est comme si l’on disoit, Jacques marchoit devant (ou plutôt avant) Pierre, & Pierre marchoit après Jacques. On peut dire en général qu’il est très rare qu’un mot change d’espece ; & cela est tellement contre nature, que si nous en avons quelques-uns que nous sommes forcés d’admettre dans plusieurs classes, ou il faut reconnoître que c’est l’effet de quelque figure de construction ou de syntaxe que l’habitude ne nous laisse plus soupçonner mais que l’art peut retrouver, ou il faut l’attribuer à différentes étymologies : par exemple, notre adverbe si vient certainement de l’adverbe latin sic, & notre conjonction si est sans altération la conjonction latine si. 3°. Je ne crois pas, quoique M. de Dangeau le dise très-affirmativement, que l’on doive donner le nom de particule à nos petits mots du, des, au, aux. La Grammaire ne doit point juger des mots par l’étendue de leur matériel, ni les nommer d’après ce jugement ; c’est leur destination qui doit fixer leur nature. Or les mots dont il s’agit, loin d’être des particules dans le sens diminutif que présente ce mot, équivalent au contraire à deux parties d’oraison, puisque du veut dire de le, des veut dire de les, au veut dire à le, & aux veut dire à les. C’est ainsi qu’il faut les désigner, en marquant que ce sont des mots composés équivalens à telle préposition & tel article. C’est encore à-peu-près la même chose des mots en, y & dont : celui-ci est équivalent à de lequel, de laquelle, de lesquels, ou de lesquelles : les deux autres sont de vrais adverbes, puisque le mot en signifie de lui, d’elle, de cela, de ce lieu, d’eux, d’elles, de ces choses, de ces lieux ; & que le mot y veut dire à cela, à ces choses, en ce lieu, en ces lieux : or tout mot équivalent à une préposition avec son complément, est un adverbe. Voyez Adverbe . 4°. Enfin je suis persuadé, contre l’avis même de l’habile grammairien dont j’ai rapporté les paroles, que ce seroit très-mal fait de faire des particules une nouvelle partie d’oraison. On vient de voir que la plûpart de celles qu’il admettoit avec le gros des grammairiens, ont déja leur place fixée dans les parties d’oraison généralement reconnues, & par conséquent qu’il est au moins inutile d’imaginer pour ces mots une classe à part. Les autres particules, dont je n’ai rien dit encore, & que je trouve en effet très-raisonnable de désigner par cette dénomination, ne constituent pas pour cela une partie d’oraison, c’est-à-dire, une espece particuliere de mots : & en voici la preuve. Un mot est une totalité de sons devenue par usage, pour ceux qui l’entendent, le signe d’une idée totale : voyez Mot : or les particules, que je consens de reconnoître sous ce nom, puisqu’il faut blen en fixer la notion par un terme propre, ne sont les signes d’aucune idée totale ; la plupart sont des syllabes quine deviennent significatives, qu’autant qu’elles sont jointes à d’autres mots dont elles deviennent parties, de sorte qu’on ne peut pas même dire d’aucune que ce soit une totalité de sons, puisque chacune devient son partiel du mot entier qui en résulte. Au lieu donc de regarder les particules comme des mots, il faut s’en tenir à la notion indiquée par l’étymologie même du nom, & dire que ce sont des parties élémentaires qui entrent dans la composition de certains mots, pour ajouter à l’idée primitive du mot simple auquel on les adapte, une idée accessoire dont ces élémens sont les signes. On peut distinguer deux sortes de particules, à cause des deux manieres dont elles peuvent s’adapter avec le mot simple dont elles modifient la signification primitive, les unes sont prépositives, ou préfixes, pour parler le langage de la grammaire hébraïque, parce qu’elles se mettent à la tête du mot ; les autres sont postpositives, ou affixes, parce qu’elles se mettent à la fin du mot. Les particules que je nomme prépositives ou préfixes, s’appellent communément prépositions inséparables ; mais cette dénomination est doublement vicieuse : 1°. elle confond les élémens dont il s’agit ici avec l’espece de mots à laquelle convient exclusivement le nom de préposition : 2°. elle présente comme fondamentale l’idée de la position de ces particules, en la nommant la premiere ; & elle montre comme subordonnée & accessoire l’idée de leur nature élémentaire, en la désignant en second : au lieu que la dénomination de particule prépositive ou préfixe n’abuse du nom d’aucune espece de mot, & présente les idées dans leur ordre naturel. On ne sauroit mettre dans ces termes techniques trop de vérité, trop de clarté, ni trop de justesse. Voici dans l’ordre alphabétique nos principales particules prépositives. A, ou ad, particule empruntée de la préposition latine ad, marque, comme cette préposition, la tendance vers un but physique ou moral. On se sert de a dans les mots que nous composons nous-mêmes à l’imitation de ceux du latin, & même dans quelques-uns de ceux que nous avons empruntés : aguerrir (ad bellum aptiorem facere), améliorer (ad melius ducere), anéantir (réduire à néant, ad nihilum) ; avocat que l’on écrivoit & que l’on prononçoit anciennement advocat (ad alienam causam dicendam vocatus). On se sert de ad quand le mot simple commence par une voyelle, par un h muet, par la consonne m, & quelquefois quand il commence par j ou par v : adapter (aptare ad), adhérer (haerere ad), admettre (mettre dans), adjoint (junctus ad), adverbe (ad verbum junctus), &c. Dans quelques cas, le d de ad se transforme en la consonne qui commence le mot simple, si c’est un cou un q, comme accumuler, acquérir ; un f, comme affamer ; un g, comme aggréger ; un l, comme allaiter ; un n, comme annexer ; un p, comme applanir, appauvrir, apposition ; un r, comme arranger, arrondir ; un s, comme assaillir, assidu, assortir ; un t comme attribut, atténué, &c. Ab ou abs, qui est sans aucune altération la préposition latine, marque principalement la séparation ; comme abhorrer, abjuration, ablution, abnégation, abortif, abrogé, absolution, abstinence, abstrait, abusis, &c. Anti marque quelquefois la priorité, & alors il vient de la préposition latine ante, comme dans antidate ; mais ordinairement nous conservons le latin en entier, anticesseur. Plus souvent il vient du grec ἀντὶ, contrà, & alors il marque opposition : ainsi le poëme immortel du cardinal de Polignac, dont M. de Bougainville a donné au public une excellente traduction, porte à juste titre le nom d’Antilucrece, puisque la doctrine du poete moderne est tout-à-fait opposée au matérialisme absurde & impie de l’ancien. Voyez Anti . Co, com, col, cor & con, est une particule empruntée de la préposition latine cum (avec) dont elle garde le sens dans la composition. On se sert de co devant un mot simple qui commence par une voyelle ou par un h muet ; coadjuteur, coéternel, coincidence, coopération, cohabiter, cohéritier. On emploie com devant une des consonnes labiales b, p, ou m ; combattre, compétiteur, commutation. On se sert de col, quand le mot simple commence par l ; collection, colliger, collusion : le mot colporteur n’est point contraire à cette regle, il signifie porteur au col. On fait usage de cor devant les mots qui commencent par r, correlatif, correspondance. Dans toutes les autres occasions on se sert de con ; concordance, condenser, confédération, conglutiner, conjonctif, connexion, conquérir, consentir, conspirer, contemporain, convention. Contre, servant comme particule, conserve le même sens d’opposition qui est propre à la préposition ; contredire, contremander, contrevenir : contrefaire, c’est imiter contre la vérité ; contrefait veut quelquefois dire, fait contre les lois ordinaires & les proportions de la nature ; contretirer une estampe, c’est la tirer dans un sens opposé & contraire. Mais dans contresigner, contre veut seulement dire auprès. De sert quelquefois à étendre la signification du mot ; elle est ampliative, comme dans déclarer, découper, détremper, dévorer : d’autres sois elle est négative & sert à marquer la suppression de l’idée énoncée par le mot simple, comme dans débarquer, décamper, dédire, défaire, dégénéré, déloyal, démasqué, dénaturé, dépourvu, déréglement, desabuser, détorse, dévaliser. Dés est toujours negative dans le même sens que l’on vient de voir ; désaccorder, desennuyer, déshabiller, déshérité, déshonneur, désintéressement, desordre, désunion. Di est communément une particule extensive ; diriger, c’est regler de point en point ; dilater, c’est donner beaucoup d’étendue ; diminuer, c’est rendre plus menu, &c. Dis est plus souvent une particule négative ; discordance, disgrace, disproportion, disparité. Quelquefois elle marque diversité ; disputer (disputare) signifie littéralement diversa putare, ce qui est l’origine des disputes ; distinguer, selon M. l’abbé de Dangeau, (Opusc. p. 239.) vient de dis & de tingere (teindre), & signifie proprement teindre d’une couleur différente, ce qui est très-propre à distinguer ; discerner, voir les différences ; disposer, placer les diverses parties, &c. Dans diffamer, difficile, difforme, c’est la particule dis dont le s final est changé en f, à cause du f initial des mots simples, & elle y est négative. E & ex sont des particules qui viennent des propositions latines é ou ex, & qui dans la composition marquent une idée accessoire d’extraction ou de séparation : ébrancher, oter les branches ; écervelé, qui a perdu la cervelle ; édenter, ôter les dents ; effréné, qui s’est soustrait au frein ; élargir, c’est séparer davantage les parties élémentaires ou les borne, émission, l’action de pousser hors de soi ; énerver, ôter la force aux neifs ; épousseter, ôter la poussiere, &c. exalter, mettre au-dessus des autres ; excéder, aller hors des bornes ; exhéréder, ôter l’héritage ; exister, être hors du néant ; exposer, mettre au dehors ; exterminer, mettre hors des termes ou des bornes, &c. Il ne faut pas croire au reste, comme le donne à entendre M. l’abbé Regnier, (Gramm. franç. in-12. p. 545. in-4°. page 574.) que ce soit la particule é qui se trouve à la tête des mots écolier, épi, éponge, état, étude, espace, esprit, espece, &c. & de plusieurs autres qui viennent de mots latins commençant par s suivie d’une autre consonne, scholaris, spica, spongia, status, studium, spatium, spiritus, species, &c. La difficulté que l’on trouva à prononcer de suite les deux consonnes initiales, fit prendre naturellement le parti de prononcer la premiere comme dans l’alphabet, es ; & des lors on dit, & l’on écrivit ensuite, escolier, espi, esponge, estat, espace, esprit, espece, &c. l’euphonie dans la suite supprima la lettre s de la prononciation de quelques-uns de ces mots, & l’on dit écolier, épi, éponge, état, étude ; & ce n’est que depuis peu que nous avons supprimé cette lettre dans l’orthographe : elle subsiste encore dans celle des mots espace, esprit, espece, parce qu’on l’y prononce. Si cet e ne s’est point mis dans quelques dérivés de ces mots, ou dans d’autres mots d’origine semblable, c’est qu’ils se sont introduits dans la langue en d’autres tems, & qu’étant d’un usage moins populaire, ils ont été moins exposes à souffrir quelque altération dans la bouche des gens éclairés qui les introduisirent. La particule en, dans la composition, conserve le même sens à-peu-près que la préposition, & marque position ou disposition : position, comme dans encaisser, endosser, enfoncer, engager, enlever, enjeu, enregistrer, ensevelir, entasser, envisager : disposition, comme dans encourager, endormir, engrosser, enhardir, enrichir, ensanglanter, enivrer. Lorsque le mot simple commence par une des labiales b, p ou m, la particule en devient em ; embaumer, empaler, emmailloter : & l’abbréviateur de Richelet, M. l’abbé Goujet, péche contre l’usage & contre l’analogie, lorsqu’il écrit enmailloter, enmancher, enménager, enmener. In est une particule qui a dans notre langue, ainsi qu’elle avoit en latin, deux usages très-différens. 1°. Elle conserve en plusieurs mots le sens de la préposition latine in, ou de notre particule françoise en, & par conséquent elle marque position ou disposition ; position, comme incarnation, infuser, ingrédient, inhumation, initier, inné, inoculation, inscrire, intrus, invasion ; disposition, comme inciter, induire, influence, innover, inquisition, insigne, intention, inversion. In & en ont tellement le même sens, quand on les considere comme venues de la préposition, que l’usage les partage quelquefois entre des mots simples qui ont une même origine & un même sens individuel, & qui ne différent que par le sens spécifique : inclination, enclin ; inflammation, en flammer ; injonction, enjoindre ; intonation, entoner. 2°. In est souvent une particule privative, qui marque l’absence de l’idée individuelle énoncée par le mot simple : inanimé, inconstant, indocile, inégal, infortuné, ingrat, inhumain, inhumanité, inique, injustice, innombrable, inoui, inquiet, inséparable, intolérance, involontaire, inutile. Quel que puisse être le sens de cette particule, on en change la finale n en m devant les mots simples qui commençent par une des labiales b, p, ou m ; imbiber, imbu, imbécille, impétueux, imposer, impénitence ; immersion, imminent, immodeste : n se change en l devant l, & en r devant r ; illuminer, illicite ; irruption, irradiation, irréverent. Mé ou més est la même particule dont l’euphonie supprime souvent la finale s : elle est privative, mais dans un sens moral, & marque quelque chose de mauvais, le mal n’étant que l’absence ou la privation du bien. M. l’abbé Regnier (pag. 562. in-12, ou pag. 589. in-4°.) a donné la liste de tous les mots composés de cette particule usitée de son tems, & il écrit mes par-tout, soit que l’on prononce ou que l’on ne prononce pas s : en voici une autre un peu différente ; je n’ai écrit s que dans les mots où cette lettre se prononce, & c’est lorsque le mot simple commence par une voyelle ; j’ai retranché quelques mots qui ne sont plus usités, & j’en ai ajoûté quelques-uns qui sont d’usage : mécomptes, mécompter ; méconnoissable, méconnoissance, méconnoître ; mécontent, comme mal content, (voyez les Remar. nouv. de Bouhours, tome I. pag. 271.) mécontentement, mécontenter ; mécréant ; médire, médisance, médisant ; méfaire, méfait ; mégarde ; méprendre, méprise ; mépris, méprisable, méprisant, mépriser ; mésaise comme malaise ; mésalliance, mésallié ; mésestimer ; mésintelligence ; mésoffrir ; messéance, messéant comme malseant ; mesuser ; mévendre, mevente. Les Italiens emploient mis dans le sens de notre més ; & les Allemands ont miss qui paroît être la racine de notre particule. Voyez le Gloss. germ. de Wachter, proleg. sect. V. Par ou per est une particule ampliative qui marque l’idée accessoire de plénitude ou de perfection ; parfait, entierement fait ; parvenir, venir jusqu’au bout ; persécuter comme persequi, suivre avec acharnement ; peroraison, ce qui donne la plénitude entiere à l’oraison, &c. La particule latine per avoit la même énergie ; c’est pourquoi devant les adjectifs & les adverbes elle leur donnoit le sens ampliatif ou superlatif : periniquus, très-injuste ; perabsurde, d’une maniere fort absurde, &c. Nous avons encore plusieurs autres particules qui viennent ou de nos prépositions, ou des prépositions latines, ou de quelques particules latines : elles en conservent le sens dans nos mots composés, & n’ont pas grand besoin d’être expliquées ici : en voici quelques exemples : entreprendre, interrompre, introduire, pourvoir, prévoir, produire, rassembler, rebâtir, réassigner, réconcilier, rétrograder, subvenir, subdélégué, soumettre, sourire, survenir, traduire, transposer. Je remarquerai seulement sur la particule re ou ré, que souvent un même mot simple reçoit des significations très-différentes, selon qu’il est précédé de re avec l’e muet, ou de ré avec l’é fermé : repondre, c’est pondre une seconde fois, répondre, c’est répliquer à un discours ; reformer, c’est former de nouveau, réformer, c’est donner une meilleure forme ; repartir, c’est répliquer, ou partir pour retourner, répartir, c’est distribuer en plusieurs parts. On peut lire avec fruit sur quelques particules prépositives, les Remarques nouvelles du pere Bouhours, tom. I. pag. 257, 298 & 556. Le nombre de nos particules postpositives n’est pas grand : nous n’en avons que trois ci, là & da. Ci indique des objets plus prochains, là des objets plus éloignés : de-là la différence de sens que reçoivent les mots, selon qu’on les termine par l’une ou par l’autre de ces particules ; ceci, cela ; voici, voila ; celui-ci, celui-là ; cet homme-ci, cet homme là. Da est ampliatif dans l’affirmation ouida ; & c’est le seul cas où l’usage permette aujourd’hui de l’employer. Cette particule étoit autrefois plus usitée comme affirmative : il avoit une épée da, c’est un habile homme da. Plus anciennement elle s’écrivoit dea ; & Garnier dans sa tragédie de Bradamante, commence ainsi un vers : Dea, mon fiere, hé pourquoi ne me l’aviez vous dit ? Il y avoit donc une suite de diphtongue : sur quoi je ferai une observation que l’on peut ajouter à celles de Ménage. C’est que dans le patois de Verdun, il y a une affirmation qui est vie dia, & quelquefois on dit pa la vie dia ; ce que je crois qui signifie par la vie de Dieu, en sorte que vie dia c’est vie de Dieu, ou vive Dieu. Or dia & dea ne different que comme i & e qui sont des sons très-approchans & souvent confondus : ainsi rien n’empêche de croire que da n’est affirmatif qu’autant qu’il prend Dieu même à témoin. (B. E. R. M.)
« Cette façon de parler, dit Th. Corneille sur la Rem. 126. de Vaugelas, n’est point reçue parmi ceux qui ont quelque soin d’écrire correctement. Il est indubitable, dit M. de Vaugelas, Rem. préf. § IX. p. 64. que chaque langue a ses phrases, & que l’essence, la richesse & la beauté de toutes les langues & de l’élocution consistent principalement à se servir de ces phrases-là. Ce n’est pas qu’on n’en puisse faire quelquefois, … au lieu qu’il n’est jamais permis de faire des mots ; mais il y faut bien des precautions, entre lesquelles celle-ci est la principale, que ce ne soit pas quand l’autre phrase qui est en usage approche fort de celle que vous inventez. Par exemple, on dit d’ordinaire lever les yeux au ciel, … c’est parler françois de parler ainsi : néanmoins, comme quelques écrivains (modernes) croient qu’il est toujours vrai que ce qui est bien dit d’une façon n’est pas mauvais de l’autre, ils trouvent bon de dire aussi élever les yeux vers le ciel, & pensent enrichir notre langue d’une nouvelle phrase. Mais au lieu de l’enrichir, ils la corrompent ; car son génie veut que l’on dise levez, & non pas élevez les yeux ; au ciel, & non pas vers le ciel. Ils s’écrient encore, que si nous en sommes crus, Dieu ne sera plus supplié, mais seulement prié. Je soutiens avec teus ceux qui savent notre langue, que supplier Dieu n’est point parler françois, & qu’il faut dire absolument prier Dieu, sans s’amuser à raisonner contre l’usage qui le veut ainsi. Quitter l’envie pour perdre l’envie ne vaut rien non plus… Mais pour fortifier encore cette vérité qu’il n’est pas permis de faire ainsi des phrases, je n’en alléguerai qu’une, qui est que l’on dit abonder en son ens, & non pas abonder en son sentiment, quoique sens & sentiment ne soient ici qu’une même chose ; & ainsi d’une infinité d’autres, ou plutôt de toute la langue dont on sapperoit les fondemens, si cette façon de l’enrichir étoit recevable. Qu’on ne m’allegue pas, dit ailleurs Vaugelas, Rem. 125. qu’aux langues vivantes, non plus qu’aux mortes, il n’est pas permis d’inventer de nouvelles façons de parler, & qu’il faut suivre celles que l’usage a établies ; car cela ne s’entend que des mots… Mais il n’en est pas ainsi d’une phrase entiere qui étant toute composée de mots connus & entendus, peut être toute nouvelle & néanmoins fort intelligible ; de sorte qu’un excellent & judicieux écrivain peut inventer de nouvelles façons de parler qui seront reçues d’abord, pourvu qu’il y apporte toutes les circonstances requises, c’est-à-dire un grand jugement à composer la phrase claire & élégante, la douceur que demande l’oreille, & qu’on en use sobrement & avec discrétion ».Qu’il me soit permis de faire quelques observations sur ce que dit ici Vaugelas.
« Un excellent & judicieux écrivain peut inventer, dit-il, de nouvelles façons de parler qui seront reçues d’abord, pourvu qu’il y apporte toutes les circonstances requises ».Il me semble qu’apporter les circonstances requises n’est point une phrase françoise ; on apporte les attentions requises, on prend les précautions requises, mais on est dans les circonstances requises ou on les attend ; d’ailleurs un grand jugement, & la douceur que demande l’oreille, ne peuvent pas être regardés comme des circonstances, & moins encore comme circonstances d’un même objet. Vaugelas ajoute, & qu’on en use sobrement ; c’est une phrase louche : on ne sait s’il faut user sobrement d’un grand jugement, ou de la douceur que demande l’oreille, ou d’une phrase nouvellement inventée, ou du pouvoir d’en inventer de nouvelles. Il paroît par le sens que c’est sur ce dernier article que tombent les mots user sobrement ; mais par-là même la phrase, outre le vice que je viens d’y reprendre, est encore estropiée.
« On dit qu’une phrase est estropiée quand il y manque quelque chose, & qu’elle n’a pas toute l’étendue qu’elle devroit avoir ».Bouh. Rem. nouv. t. II. p. 29. Or il manque à la phrase de Vaugelas le nom auquel il rapporte ces mots qu’on en use sobrement, je veux dire le pouvoir d’inventer de nouvelles phrases. On sent bien que s’il y a quelque chose de permis à cet égard, c’est sur-tout dans le sens figuré, par lequel on peut quelquefois introduire avec succès dans le langage un tour extraordinaire, ou une association de termes dont on n’a pas encore fait usage jusques-là. Mais, je l’ai dit, article Néologisme , il faut être fondé sur un besoin réel ou très-apparent, si fortè necesse est ; & dans ce cas-là même il faut être très-circonspect & agir avec retenue, dabitur licentia sumpta pudenter.
« Parler par phrases, dit le P. Bouhours, Rem. nouv. tome II. p. 426. c’est quitter une expression courte & simple qui se présente d’elle-même, pour en prendre une plus étendue & moins naturelle, qui a je ne sais quoi de fastueux… Un écrivain qui aime ce qu’on appelle phrase… ne dira pas… si vous saviez vous contenir dans de justes bornes, mais il dira, si vous aviez soin de retenir les mouvemens de votre esprit dans les bornes d’une juste modération…. Rien n’est plus opposé à la pureté de notre style ».c’est ordinairement le style que les jeunes gens remportent du college, où, au lieu de prescrire des regles utiles à la fécondité naturelle de leur âge, on leur donne quelquefois des secours & des motifs pour l’augmenter ; ce qui ne manque pas de produire les effets les plus contraires au but que l’on devoit se proposer, & que l’on se proposoit peut-être. On emploie quelquefois le mot de phrase dans un sens plus général qu’on n’a vu jusqu’ici, pour désigner le génie particulier d’une langue dans l’expression des pensées. C’est dans ce sens que l’on dit que la phrase hébraíque a de l’énergie ; la phrase greque, de l’harmonie ; la phrase latine, de la majesté ; la phrase françoise, de la clarté & de la naïveté, &c. & c’est dans la vûe d’accoutumer les jeunes gens au tour & au génie de la phrase latine ainsi entendue, que l’on a fait des recueils de phrases détachées, extraites des auteurs latins, & rapportées à certains titres généraux du système grammatical qu’avoient adopté les compilateurs : tels sont l’ouvrage du cardinal Adrien de modis latinè loquendi ; un autre plus moderne répandu dans les colleges de certaines provinces, les délices de la langue latine ; celui de Mercier, intitulé le manuel des Grammairiens, &c. ce sont autant de moyens méchaniques laborieusement préparés pour ne faire souvent que des imitateurs serviles & mal-adroits. Il n’y a qu’une lecture assidue, suivie & raisonnee des bons auteurs qui puisse mettre sur les voies d’une bonne imitation. (B. E. R. M.)
« Il y a pléonasme, dit M. du Marsais, article figure, lorsqu’il y a dans la phrase quelque mot superflu, ensorte que le sens n’en seroit pas moins entendu, quand ce mot ne seroit pas exprimé ; comme quand on dit, je l’ai vù de mes yeux, je l’ai entendu de mes oreilles, j’irai moi-même ; mes yeux, mes oreilles, moi-même sont autant de pléonasmes ».Sur le vers 212 du I. livre de l’Enéide, talia voce refert, & c. Servius s’explique ainsi, πλεονασμὸς est, qui fit quotiens adduntur superflua, ut alibi, vocemque his auribus hausi : Terentius, his oculis egomet vidi. C’est d’après cette notion généralement reconnue que l’on a donné à cette figure le nom de pléonasme, qui est grec ; πλεονασμὸς, de πλεονάζειν, redundare ou abundare ; R. πλέος, plenus ; ensorte que le mot de pléonasme signifie ou plénitude ou superfluité. Si on l’entend dans le premier sens, c’est une figure qui donne au discours plus de grace, ou plus de netteté, ou plus de force, ἔμφασιν. Si on le prend dans le second sens, c’est un véritable défaut qui tend à la battologie. Voyez Battologie . Il me semble 1° que c’est un défaut dans le langage grammatical de désigner par un seul & même mot deux idées aussi opposées que le sont celle d’une figure de construction & celle d’un vice d’élocution. A la bonne heure, qu’on eût laissé à la figure le nom de pléonasme, qui marque simplement abondance & richesse ; mais il falloit désigner la superfluité des mots dans chaque phrase par un autre terme ; par exemple, celui de périssologie qui est connu, devoit être employé seul dans ce sens. Ce terme vient de περισσός, superfluus, & de λόγος, dictio ; & l’adjectif περισσὸς a pour racine l’adverbe πέρα, outre mesure. Je ferai usage de cette remarque dans le reste de l’article. 2°. Si c’est un défaut de n’avoir employé qu’un même nom pour deux idées si disparates, celui de vouloir les comprendre sous une même définition est bien plus grand encore ; & c’est cependant en quoi ont péché les Grammairiens même les plus exacts, comme on peut le voir par le début de cet article. Il faut donc tâcher de saisir & d’assigner les caracteres distinctifs de la figure appellée pléonasme, & du vice de superfluité que j’appelle périssologie. I. Il y a pléonasme lorsque des mots qui paroissent superflus par rapport à l’intégrité du sens grammatical, servent pourtant à y ajouter des idées accessoires, surabondantes, qui y jettent de la clarté ou qui en augmentent l’énergie. Quand on lit dans Plaute, (Milit.) simile somnium somniavit, le mot somnium, dont la force est renfermée dans somniavit, semble surabondant par rapport à ce verbe ; mais il y est ajouté comme sujet de l’adjectif simile, afin que l’idée de cette similitude soit rapportée sans équivoque à celle du songe, simile somnium ; c’est un pléonasme accordé à la clarté de l’expression. Quand on dit, je l’ai vû de mes yeux, les mots de mes yeux sont effectivement superflus par rapport au sens grammatical du verbe j’ai-vû, puisqu’on ne peut jamais voir que des yeux, & que qui dit j’ai vû, dit assez que c’est par les yeux, & de plus que c’est par les siens ; ainsi il y a, grammaticalement parlant, une double superfluité : mais ce superflu grammatical ajoute des idées accessoires qui augmentent l’énergie du sens, & qui font entendre qu’on ne parle pas sur le rapport douteux d’autrui, ou qu’on n’a pas vû la chose par hasard & sans attention, mais qu’on l’a vûe avec réflexion, & qu’on ne l’assûre que d’après sa propre expérience bien constatée ; c’est donc un pléonasme nécessaire à l’énergie du sens.
« Cela est fondé en raison, dit Vaugelas, Rem. 160. parce que lorsque nous voulons bien assûrer & affirmer une chose, il ne suffit pas de dire simplement je l’ai vû, puisque bien souvent il nous semble avoir vû des choses, que si l’on nous pressoit de dire la vérité, nous n’oserions l’assûrer. Il faut donc dire je l’ai vû de mes yeux, pour ne laisser aucun sujet de douter que cela ne soit ainsi ; tellement qu’à le bien prendre (cette conclusion est remarquable), il n’y a point là de mots superflus, puisqu’au contraire ils sont nécessaires pour donner une pleine assûrance de ce que l’on affirme. En un mot, il suffit que l’une des phrases dit plus que l’autre pour éviter le vice du pléonasme, c’est-à-dire la périssologie, qui consiste à ne dire qu’une même chose en paroles différentes & oisives, sans qu’elles ay ent une signification ni plus étendue, ni plus forte que les premieres ».Le pléonasme d’énergie est très-commun dans la langue hébraïque, & il semble en faire un caractere particulier & propre, tant l’usage en est fréquent & nécessaire. 1°. Un nom construit avec lui-même, comme esclave des esclaves, cantique des cantiques, vanité des vanités, flamme de flamme, les siecles des siecles, & c. est un tour très-ordinaire dans la langue-sainte, & une superfluité apparente de mots : mais ce pléonasme est très-énergique, & il sert à ajouter au nom l’idée de sa propriété caractéristique dans un grand degré d’intensité ; c’est comme si on disoit, très-vil esclave, cantique excellent, vanité excessive, flamme très-ardente, la totalité des siecles ou l’éternité. 2°. Rien de plus inutile en apparence à la plénitude du sens grammatical que la répétition de l’adjectif ou de l’adverbe ; mais c’est un pléonasme adopté dans la langue hébraïque, pour remplacer ce qu’on appelle dans les autres le superlatif absolu. Voyez Amen, Idiotisme & Superlatif . 3°. Un autre pléonasme est encore usité dans le même sens ampliatif ; c’est l’union de deux mots synonimes par la conjonction copulative ; comme verba oris ejus iniquitas & dolus, Ps. 35, vulg. 36, haebr. v. 4. c’est-à-dire, verba oris ejus iniquissima. 4°. Mais si la conjonction réunit le même mot à lui-même, c’est un pléonasme qui marque diversité : in corde & corde locuti sunt. Ps. II. vu g. 12 haebr. v. 5. c’est-à-dire, cum diversis sensibus, quorum alter est in ore, alter in mente. Nous disons de même en franÇois, au-moins dans le style simple, il y a coutume & coutume, il y a donner & donner, pour mar quer la diversité des coutumes & des manieres de donner. C’est dans notre langue un hébraïsme. 5°. Si le même nom est répété de suite sans conjonction & sans aucun changement de forme ; c’est un pléonasme qui remplace quelquefois en hébreu l’adjectif distributif chaque, ou l’adjectif collectif tout : ישראל איש איש מכית (Issral aiss aiss mebith, en lisant comme Masclef), ce que les septante ont traduit par ἄνθρωπος ἄνθρωπος τῶν υἱῶν Ἰσραήλ, homo, homo filiorum Israël, & la vulgate, homo quilibet de domo Israël. Levi. xvij. 3. ce qui est le véritable sens de l’hébraïsme. D’autres fois cette répétition est purement emphatique : אלי אלי, Deus meus, Deus meus ; ce pléonasme marque l’ardeur de l’invocation. Nous imitons quelquefois ce tour hébraïque dans la même vue ; on ne sauroit lire, sans la plus vive émotion, ce qu’a écrit l’auteur de Télémaque, liv. XI. sur les acclamations des peuples de l’Hespérie au sujet de la paix, & la jonction de ces deux mots, la paix, la paix, qui se trouve jusqu’à trois fois dans l’espace de quatre à cinq lignes, donne au récit un feu qui porte l’embrasement dans l’imagination & dans l’ame du lecteur. 6°. C’est un usage très-ordinaire de la langue hébraïque de mettre l’infinitif du verbe avant le verbe même : אכל האכל, comedere ou comedendo comedes ; Gen. ij. 16. מות המות, mori ou moriendo morieris. Ib. ij. 17. Quelques grammairiens prétendent que c’est dans ces exemples une pure périssologie, & que l’addition de l’infinitif au verbe n’ajoute à sa signification aucune idée accessoire. Pour moi j’ai peine à croire qu’une phrase essentiellement vicieuse ait pû être dans la langue sainte d’un usage si fréquent sans aucune nécessité. Je dis d’un usage fréquent ; car rien de plus commun que ce tour dans les livres sacrés ; & j’ajoute que ce seroit sans aucune nécessité, parce que la conjugaison simple fournissoit la même idée. Qu’on y prenne garde ; l’usage des langues est beaucoup moins aveugle qu’on ne le pense, & jamais il n’autorise sans raison une locution irréguliere : il faut, pour mériter l’approbation universelle, qu’elle supplée à quelque formation que l’analogie de la langue ne donne point, comme sont nos tems composés par le moyen des auxiliaires avoir, venir, devoir, aller, ou qu’elle renferme quelque idée accessoire dont ne seroit pas susceptible la locution réguliere, tels que sont les pléonasmes dont il s’agit ici. Leclerc cependant (Art. critic. Part. II. sect I. cap. 4, n° 3, 4, 5.) soutient que cette addition de l’infinitif au verbe n’a en hébreu aucune énergie propre : hac additio ejusdem verbi… nullam habet in hebraïcâ… linguâ emphasin. Mais il faudroit, avant que d’adopter cette opinion, répondre à ce que je viens d’observer sur la circonspection de l’usage qui n’autorise jamais une locution irréguliere sans un besoin réel d’analogie ou d’énergie. Si d’ailleurs on s’en rapporte au moyen proposé par Leclerc, il me semble qu’il ne lui fournira pas une conclusion favorable : res… certa erit, dit-il, de hebraicâ, si quis expendat loca scripturae in quibus occurrit ca phrasis. N’est-il pas évident que comedendo comedes ne signifie pas simplement vous mangerez, mais vous aurez toute liberte de manger, vous mangerez librement, tant & si souvent que vous voudrez ? C’est la même énergie dans moriendo morieris ; cela ne veut pas dire simplement vous mourrez ; mais la répétition de l’idée de mort donne à l’affirmation énoncée par le verbe une emphase particuliere, vous mourrez certainement, infailliblement, indubitablement : & de là vient que pour donner plus de poids à l’affirmation contraire ou à la négation de cette sentence, le serpent employa le même pléonasme : לא מוה חמדון , nequaquam moriendo moriemini, Gen. 3, 4. il est certain que vous ne mourrez point. Voyez au surplus la grammaire hébraïque de Masclef, ch. xxiv. §§ 5, 8, 9 ; ch. xxv. § 8, & ch. xxvj. §§ 7, 8. II. J’avoue neanmoins qu’il se rencontre, & même assez souvent, de ces répétitions identiques où nous ne voyons ni emphase, ni énergie. Dans ce cas, il faut distinguer entre les langues mortes & les langues vivantes, & soudistinguer encore entre les langues mortes dont il nous reste peu de monumens, comme l’hébreu, & les langues mortes dont nous avons conservé assez d’écrits pour en juger avec plus de certitude, comme le grec & le latin. Par rapport à l’hébreu, quand nous n’appercevons pas les idées accessoires que la répétition identique peut ajouter au sens, il me semble qu’il est raisonnable de penser que cela vient de ce que nous n’a vons plus assez de secours pour entendre parfaitement la locution qui se présente ; & c’est d’ailleurs un hommage que nous devons à la majesté de l’Ecriture sainte, & à l’infaillibilité du S. Esprit qui en est le principal auteur. Pour les autres langues mortes, il est encore bien des cas où nous devons avoir par équité la même réserve ; & c’est principalement quand il s’agit de phrases dont les exemples sont très-rares. Mais en général nous ne devons faire aucune difficulté de reconnoître la périssologie, même dans les meilleurs écrivains de l’antiquite, comme nous la trouvons souvent dans les modernes. 1°. Nous entendons assez le grec & le latin pour en discuter le grammatical avec certitude ; & peut-être Démosthene & Cicéron seroient-ils surpris, s’ils revenoient parmi nous, & que nous pussions communiquer avec eux des progrès que nous avons faits dans l’intelligence de leurs écrits, quoique nous ne puissions pas parler comme eux. 2°. Le respect que nous devons à l’antiquité, n’exige pas de nous une adoration aveugle : les anciens étoient hommes comme les modernes, sujets aux mêmes méprises, aux mêmes préjugés, aux mêmes erreurs, aux mêmes fautes : osons croire une fois, que Virgile n’entendoit pas mieux sa langue, & n’étoit pas plus châtié dans son style que ne l’étoit notre Racine ; & Racine n’a point été entierement disculpé par l’Abbé des Fontaines, qui s’étoit chargé de le venger contre les remarques de M. l’Abbé d’Olivet. Disons donc que le sic ore locutus de Virgile, & mille autres phrases pareilles de ce poëte & des autres écrivains du bon siecle, ne sont que des exemples de périssologie, & des défauts réels plûtôt que des tours figurés. (B. E. R. M.)
« Il est certain, dit Th. Corneille sur la Rem. 442. de Vaugelas, que c’est seulement depuis la remarque de M. de Vaugelas, qu’on a commencé à dire pluriel : le grand usage a toujours été auparavant d’écrire plurier ».M. de Vaugelas lui-même reconnoît l’unanimité de cet usage contraire au sien : aussi trouva-t-il des contradicteurs dans Ménage & dans le P. Behours (Voyez la note de Th. Corneille, & les Rem. nouv. du P. Behours, tom. 1. pag. 597.) ; & les grammaires de P. R. sont pour plurier. Aujourd’hui l’usage n’est plus douteux, & les meilleurs grammairiens écrivent pluriel, comme dérivé du latin pluralis, ou, si l’on veut, du mot de la basse latinité plurialis. C’est ainsi qu’en usent M. l’abbé Regnier, le P.Buffier, M. l’abbé d’Olivet, M. Duclos, M. l’abbé Girard, & la plûpart de ceux dont l’autorité peut être de quelque poids dans le langage grammatical. On peut réduire à quatre regles principales, ce qui concerne le pluriel des noms & des adjectifs françois. 1°. Les noms & les adjectifs terminés au singulier par l’une des trois lettres s, z ou x, ne changent pas de terminaison au pluriel ; ainsi l’on dit également le succès, les succès ; le fils, les fils ; le nez, les nez ; le prix, les prix ; la voix, les voix, &c. 2°. Les noms & les adjectifs terminés au singulier par au & eu prennent x de plus au pluriel : on dit donc au singulier, beau, chapeau, feu, lieu, &c. & au pluriel on dit beaux, chapeaux, feux, lieux. 3°. Plusieurs mots terminés au singulier par al ou ail, ont leur terminaison pluriele en aux : on dit au singulier travail, cheval, égal, général, &c. & au pluriel on dit travaux, chevaux, égaux, généraux. Je dis que ceci regarde plusieurs mots terminés en al ou ail, parce qu’il y en a plusieurs autres de la même terminaison, qui n’ont point de pluriel, ou qui suivent la regle suivante qui est la plus générale. 4°. Les noms & les adjectifs qui ne sont point compris dans les trois regles précédentes, prennent au pluriel un s de plus qu’au singulier : on dit donc le bon pere, les bons peres ; ma chere soeur, mes cheres soeurs ; un roi clement, des rois clements, &c. Je n’insiste point sur les exceptions qu’il peut y avoir à ces quatre regles, parce que ce détail n’appartient pas à l’Encyclopédie, & qu’on peut l’étudier dans toutes les Grammaires françoises, ou l’apprendre de l’usage : mais j’ajouterai quelques observations, en commençant par une remarque du pere Buffier. (Gramm. fr. n. 301.)
« L’x, dit-il, n’est proprement qu’un cs ou gz, & le z qu’une s foible ; c’est ce qui leur donne souvent dans notre langue, le même usage qu’à l’s ».C’est assigner véritablement la cause pourquoi ces trois lettres sont également employées pour marquer le pluriel ; mais ce n’est pas justifier l’abus réel de cette pratique. Il seroit à desirer que la lettre s fût la seule qui caractérisât ce nombre dans les noms, les pronoms & les adjectifs ; & assurément, il n’y auroit point d’inconvénient, si l’usage le permettoit, d’écrire beaus, chevaus, heureus, feus, un né au singulier, & des nés au pluriel, &c. Du moins me semble-t-il que c’est de gaieté de coeur renoncer à la netteté de l’expression & à l’analogie de l’orthographe, que d’employer le z final pour marquer le pluriel des noms, des adjectifs & des participes dont le singulier est terminé par un é fermé, & d’écrire, par exemple, de bonnes qualitez, des hommes sensez, des ouvrages bien composez, au lieu de qualités, sensés, composés. Puisque l’usage contraire prévaut par le nombre des Ecrivains qui l’autorisent, c’est aujourd’hui une faute d’autant plus inexcusable, que c’est soustraire cette espece de mots à l’analogie commune, & en confondre l’orthographe avec celle de la seconde personne des tems simples de nos verbes dont la voyelle finale est un e fermé, comme vous lisez, vous lisiez, vous liriez, vous lussiez, vous lirez, &c. On trouve dans le journal de l’académie françoise, par M. l’abbé de Choisy (Opusc. pag. 309.), que l’académie ne s’est jamais départie du z en pareil cas : cela pouvoit être alors ; mais il y a aujourd’hui tant d’académiciens & tant d’auteurs dignes de l’être, qui s’en sont départis, que ce n’est plus un motif suffisant pour en conserver l’usage dans le cas dont il s’agit. Une seconde observation, c’est que plusieurs écrivains ont affecté, je ne sais pourquoi, de retrancher au pluriel des noms ou des adjectifs en ant ou ent, la lettre t qui les termine au singulier ; ils écrivent élémens, patiens, complaisans, &c. au lieu de éléments, patients, complaisants.
« J’avoue, dit à ce sujet M. l’abbé Girard (tom. I. disc. v. pag. 271.), que le plus grand nombre des écrivains polis & modernes s’étant déclarés pour la suppression du t, je n’ose les fronder, malgré des raisons très-capables de donner du penchant pour lui. Car enfin il épargneroit dans la méthode une regle particuliere, & par conséquent une peine. Il soutiendroit le goût de l’éthimologie, & l’analogie entre les primitifs & les dérivés. Il seroit un secours pour distinguer la différente valeur de certains substantifs, comme de plans dessinés, & de plants plantés : d’ailleurs son absence paroît défigurer certains mots tels que dens & vens ».Avec des raisons si plausibles, cet académicien n’auroit-il pas dû autoriser de son exemple la conservation du t dans ces mots ? Il le devoit sans doute, & il le pouvoit, puisqu’il reconnoît un peu plus haut (pag. 270.), que l’usage est partagé entre deux partis nombreux, dont le plus fort ne peut pas se vanter encore d’une victoire certaine. Je ne voulois d’abord marquer aucune exception : en voici pourtant une que je rappelle, à cause de la réflexion qu’elle fera naître. Œil fait yeux au pluriel, pour désigner l’organe de la vûe ; mais on dit en architecture, des oeils de boeuf, pour signifier une sorte de fenêtre. Ciel fait pareillement cieux au pluriel, quand il est question du sens propre ; mais on dit des ciels de lit, & en peinture, des ciels, pour les nuages peints dans un tableau. Ne seroit-il pas possible que quelques noms latins qui ont deux terminaisons différentes au pluriel, comme jocus qui fait joci & joca, les dussent à de pareilles vûes, plutôt qu’à l’inconséquence de l’usage, qui auroit substitué un nom nouveau à l’ancien, sans abolir les terminaisons plurieles de celui-ci ? Comme en fait de langage, des vûes semblables amenent presque toujours des procédés analogues, on est raisonnablement fondé à croire que des procédés analogues supposent à leur tour des principes semblables. Il n’y a rien à remarquer sur les terminaisons plurieles des temps des verbes françois, parce que cela s’apprend dans nos conjugaisons. Je finirai donc par une remarque de syntaxe. Dans toutes les langues il arrive souvent qu’on emploie un nom singulier pour un nom pluriel : comme ni la colere ni la joie du soldat ne sont jamais modérées ; le paysan se sauva dans les bois ; le bourgeois prit les armes ; le magistrat & le citoyen à l’envi conspirent à l’embellissement de nos spectacles. C’est, dit-on, une synecdoque ; mais parler ainsi, c’est donner un nom scientifique à la phrase, sans en faire connoître le fondement : le voici. Cette maniere de parler n’a lieu qu’à l’égard des noms appellatifs, qui présentent à l’esprit des êtres déterminés par l’idée d’une nature commune à plusieurs : cette idée commune a une compréhension & une étendue ; & cette étendue peut se restraindre à un nombre plus ou moins grand d’individus. Le propre de l’article est de déterminer l’étendue, de maniere que, si aucune autre circonstance du discours ne sert à la restraindre, il faut entendre alors l’espece ; si l’article est au singulier, il annonce que le sens du nom est appliqué à l’espece, sans désignation d’individus ; si l’article est au pluriel, il indique que le sens du nom est appliqué distributivement à tous les individus de l’espece. Ainsi l’horreur de ces lieux étonna le soldat, veut faire entendre ce qui arriva à l’espece en général, sans vouloir y comprendre chacun des individus : & si l’on disoit l’horreur de ces lieux étonna les soldats, on marqueroit plus positivement les individus de l’espece. Un écrivain correct & précis ne sera pas toujours indifférent sur le choix de ces deux expressions. (B. E. R. M.)
- Kamets, ou â long, comme [caractères non reproduits], bâ ;
- Tseré, ou ê long, comme [caractères non reproduits], bê ;
- Chirik long, ou î long, comme [caractères non reproduits], bî ;
- Kholem, ou ô long, comme [caractères non reproduits], bô ;
- Schourek, qui est ou, comme [caractères non reproduits], bou.
- Les cinq brefs sont appellés :
- Phatach, ou á bref, comme [caractères non reproduits], bâ ;
- Segol, ou é bref, comme [caractères non reproduits], bé ;
- Chirik bref, ou í bref, comme [caractères non reproduits], bí ;
- Kamets-kateph, ou ó bref, comme [caractères non reproduits], bó ;
- Kibbust, ou ú bref, comme [caractères non reproduits], bú.
- Schéva, ou e brévissime, comme [caractères non reproduits], be ;
- Kateph phatach, ou a très-bref, comme [caractères non reproduits], ba ;
- Kateph-segol, ou é très-bref, comme [caractères non reproduits], bé ;
- Kateph-kamets, ou ó très-bref, comme [caractères non reproduits], bó.
« Il est très-vrai, dit M. l’abbé Girard, (tome II. disc. xvj. page 435.) que par rapport à la pureté du langage, à la netteté de la phrase, à la beauté de l’expression, à la délicatesse & à la solidité des pensées, la ponctuation n’est que d’un mince mérite. .. mais… la ponctuation soulage & conduit le lecteur. Elle lui indique les endroits où il convient de se reposer pour prendre sa respiration, & combien de tems il y doit mettre. Elle contribue à l’honneur de l’intelligence, en dirigeant la lecture de maniere que le stupide paroisse, comme l’homme d’esprit, comprendre ce qu’il lit. Elle tient en regle l’attention de ceux qui écoutent, & leur fixe les bornes du sens : elle remédie aux obscurités qui viennent du style ».De même que l’on ne parle que pour être entendu, on n’écrit que pour transmettre ses pensées aux absens d’une maniere intelligible. Or il en est à-peu-près de la parole écrite, comme de la parole prononcée :
« le repos de la voix dans le discours, dit M. Diderot (article Encyclopédie) , & les signes de la ponctuation dans l’écriture, se correspondent toujours, indiquent également la liaison ou la disjonction des idées ».Ainsi il y auroit autant d’inconvénient à supprimer ou à mal placer dans l’écriture les signes de la ponctuation, qu’à supprimer ou à mal placer dans la parole les repos de la voix. Les uns comme les autres servent à déterminer le sens ; & il y a telle suite de mots qui n’auroit, sans le secours des pauses ou des caracteres qui les indiquent, qu’une signification incertaine & équivoque, & qui pourroit même présenter des sens contradictoires, selon la maniere dont on y grouperoit les mots. On rapporte que le général Fairfax, au lieu de signer simplement la sentence de mort du roi d’Angleterre Charles. I. songea à se ménager un moyen pour se disculper dans le besoin, de ce qu’il y avoit d’odieux dans cette démarche, & qu’il prit un détour, qui, bien apprécié, n’étoit qu’un crime de plus. Il écrivit sans ponctuation, au bas de la sentence : si omnes consentiunt ego non dissentio ; se réservant d’interpréter son dire, selon l’occurrence, en le ponctuant ainsi : si omnes consentiunt ; ego non ; dissentio, au lieu de le ponctuer conformément au sens naturel qui se présente d’abord, & que sûrement il vouloit faire entendre dans le moment : si omnes consentiunt, ego non dissentio.
« C’est par une omission de points & de virgules bien marquées, dit le P. Buffier, (Gramm. fr. n°. 975.) qu’il s’est trouvé des difficultés insurmontables, soit dans le texte de l’Ecriture-sainte, soit dans l’exposition des dogmes de la Religion, soit dans l’énonciation des lois, des arrêts, & des contrats de la plus grande conséquence pour la vie civile. Cependant, ajoute-t-il, on n’est point encore convenu tout-à-fait de l’usage des divers signes de la ponctuation. La plûpart du tems chaque auteur se fait un système sur cela ; & le système de plusieurs, c’est de n’en point avoir… Il est vrai qu’il est très-difficile, ou même impossible, de faire sur la ponctuation un système juste & dont tout le monde convienne ; soit à cause de la variété infinie qui se rencontre dans la maniere dont les phrases & les mots peuvent être arrangés, soit à cause des idées différentes que chacun se forme à cette occasion ».Il me semble que le P. Buffier n’a point touché, ou n’a touché que trop légerement la véritable cause de la difficulté qu’il peut y avoir à construire & à faire adopter un systeme de ponctuation. C’est que les principes en sont nécessairement liés à une métaphysique très-subtile, que tout le monde n’est pas en état de saisir & de bien appliquer ; ou qu’on ne veut pas prendre la peine d’examiner ; ou peut-être tout simplement, qu’on n’a pas encore assez déterminée, soit pour ne s’en être pas suffisamment occupé, soit pour l’avoir imaginée toute autre qu’elle n’est. Tout le monde sent la justesse qu’il y a à définir la ponctuation, comme je l’ai fait dès le commencement ; l’art d’indiquer dans l’écriture, par les signes reçus, la proportion des pauses que l’on doit faire en parlant. Les caracteres usuels de la ponctuation, sont la virgule, qui marque la moindre de toutes les pauses, une pause presque insensible ; un point & une virgule, qui désigne une pause un peu plus grande ; les deux points qui annoncent un repos encore un peu plus considérable ; & le point qui marque la plus grande de toutes les pauses. Le choix de ces caracteres devant dépendre de la proportion qu’il convient d’établir dans les pauses, l’art de ponctuer se réduit à bien connoître les principes de cette proportion. Or il est évident qu’elle doit se régler sur les besoins de la respiration, combinés néanmoins avec les sens partiels qui constituent les propositions totales. Si l’on n’avoit égard qu’aux besoins de la respiration, le discours devroit se partager en parties à-peu-près égales ; & souvent on suspendroit maladroitement un sens, qui pourroit même par-là devenir inintelligible ; d’autres fois on uniroit ensemble des sens tout-à-fait dissemblables & sans liaison, ou la fin de l’expression d’un sens avec le commencement d’un autre. Si au contraire on ne se proposoit que la distinction des sens partiels, sans égard aux besoins de la respiration ; chacun placeroit les caracteres distinctifs, selon qu’il jugeroit convenable d’anatomiser plus ou moins les parties du discours : l’un le couperoit par masses énormes, qui mettroient hors d’haleine ceux qui voudroient les prononcer de suite : l’autre le réduiroit en particules qui feroient de la parole une espece de bégayement dans la bouche de ceux qui voudroient marquer toutes les pauses écrites. Outre qu’il faut combiner les besoins des poûmons avec les sens partiels, il est encore indispensable de prendre garde aux différens degrés de subordination qui conviennent à chacun de ces sens partiels dans l’ensemble d’une proposition ou d’une période, & d’en tenir compte dans la ponctuation par une gradation proportionnée dans le choix des signes. Sans cette attention, les parties subalternes du troisieme ordre, par exemple, seroient séparées entre elles par des intervalles égaux à ceux qui distinguent les parties du second ordre & du premier ; & cette égalité des intervalles ameneroit dans la prononciation une sorte d’équivoque, puisqu’elle présenteroit comme parties également dépendantes d’un même tout, des sens réellement subordonnés les uns aux autres, & distingués par différens degrés d’affinité. Que faudroit-il donc penser d’un système de ponctuation qui exigeroit, entre les parties subalternes d’un membre de période, des intervalles plus considérables qu’entre les membres primitifs de la période ? Tel est celui de M. l’abbé Girard, qui veut (tome II. page 463.) que l’on ponctue ainsi la période suivante : Si l’on fait attention à la conformation délicate du corps féminin : si l’on connoît l’influence des mouvemens histériques : & si l’on sait que l’action en est aussi forte qu’irréguliere ; on excusera facilement les foiblesses des femmes. C’est l’exemple qu’il allegue d’une regle qu’il énonce en ces termes :
« Il n’est pas essentiel aux deux points de servir toujours à distinguer des membres principaux de période : il leur arrive quelquefois de se trouver entre les parties subalternes d’un membre principal qui n’est distingué de l’autre que par la virgule ponctuée. Cela a lieu lorsqu’on fait énumération de plusieurs choses indépendantes entre elles, pour les rendre toutes dépendantes d’une autre qui acheve le sens ».Mais, je le demande, qu’importe à l’ensemble de la période l’indépendance intrinseque des parties que l’on y réunit ? S’il y faut faire attention pour bien ponctuer, & s’il faut ponctuer d’après la regle de l’académicien ; il faut donc écrire ainsi la phrase suivante : L’officier : le soldat : & le valet se sont enrichis à cette expédition. Cependant M. Girard lui-même n’y met que des virgules : & il fait bien, quoiqu’il y ait énumération de plusieurs choses indépendantes entr’elles, rendues toutes dépendantes de l’attribut commun, se sont enrichis à cette expédition, lequel attribut acheve le sens. Ce grammairien a senti si vivement qu’il n’y avoit qu’une bonne métaphysique qui pût éclaircir les principes des langues, qu’il fait continuellement les frais d’aller la chercher fort loin, quoiqu’elle soit souvent assez simple & assez frappante : il lui arrive alors de laisser la bonne pour des pointilles ou du précieux. Il s’est encore mépris sur le titre de son seizieme discours, qu’il a intitulé de la ponctuation françoise. Un système de ponctuation construit sur de solides fondemens, n’est pas plus propre à la langue françoise qu’à toute autre langue. C’est une partie de l’objet de la Grammaire générale ; & cette partie essentielle de l’Orthographe ne tient de l’usage nationnal que le nombre, la figure, & la valeur des signes qu’elle emploie. Mais passons au détail du système qui doit naître naturellement des principes que je viens d’établir. J’en réduis toutes les regles à quatre chefs principaux, relativement aux quatre especes de caracteres usités dans notre ponctuation. I. De la virgule. La virgule doit être le seul caractere dont on fasse usage par-tout où l’on ne fait qu’une seule division des sens partiels, sans aucune soudivision subalterne. La raison de cette premiere regle générale est que la division dont il s’agit se faisan pour ménager la foiblesse ou de l’organe ou de l’intelligence, mais toujours un peu aux dépens de l’unité de la pensée totale, qui est réellement indivisible, il ne faut accorder aux besoins de l’humanité que ce qui leur est indispensablement nécessaire, & conserver le plus scrupuleusement qu’il est possible, la vérité & l’unité de la pensée dont la parole doit présenter une image fidelle. C’est donc le cas d’employer la virgule qui est suffisante pour marquer un repos ou une distinction, mais qui, indiquant le moindre de tous les repos, désigne aussi une division qui altere peu l’unité de l’expression & de la pensée. Appliquons cette regle générale aux cas particuliers. 1°. Les parties similaires d’une même proposition composée doivent être séparées par des virgules, pourvû qu’il y en ait plus de deux, & qu’aucune de ces parties ne soit soudivisée en d’autres parties subalternes. Exemples pour plusieurs sujets : la richesse, le plaisir, la santé, deviennent des maux pour qui ne sait pas en user. Théor. des sent. ch. xiv. Le regret du passé, le chagrin du présent, l’inquiétude sur l’avenir, sont les fléaux qui affligent le plus le genre humain. Ib. Exemple de plusieurs attributs réunis sur un même sujet : un prince d’une naissance incertaine, nourri par une femme prostituée, élevé par des bergers, & depuis devenu chef de brigands, jetta les premiers fondemens de la capitale du monde. Vertot Révol. rom. liv. I. Exemple de plusieurs verbes rapportés au même sujet : il alla dans cette caverne, trouva les instrumens, abattit les peupliers, & mit en un seul jour un vaisseau en état de voguer. Télémaque, liv. VII. Exemple de plusieurs complémens d’un même verbe : ainsi que d’autres encore plus anciens qui enseignerent à se nourrir de blé, à se vêtir, à se faire des habitations, à se procurer les besoins de la vie, à se précautionner contre les bêtes féroces. Trad. par M. l’abbé d’Olivet, de cette phrase de Cicéron, qui peut aussi entrer en exemple. etiam superiores qui fruges, qui vestitum, qui tecta, qui cultum vitae, qui praesidia contrà feras invenerunt. Tuscul. I. 25. M. l’abbé Girard (tom. II. pag. 456.) se conforme à la regle que l’on vient de proposer, & ponctue avec la virgule la phrase suivante. Je connois quelqu’un qui loue sans estimer, qui décide sans connoître, qui contredit sans avoir d’opinion, qui parle sans penser, & qui s’occupe sans rien faire. Quatre lignes plus bas, il ponctue avec les deux points une autre phrase tout-à-fait semblable à celle-là, & qui par conséquent n’exigeoit pareillement que la virgule. C’est un mortel qui se moque du qu’en dira-t-on : qui n’est occupé que du plaisir : qui critique hardiment tout ce qui lui déplaît : dont l’esprit est fécond en systèmes, & le coeur peu susceptible d’attachement : que tout le monde recherche & veut avoir à sa compagnie. Dire pour justifier cette disparate, que les parties similaires du premier exemple sont en rapport d’union, & celles du second en rapport de partie intégrante, c’est fonder une différence trop réelle sur une distinction purement nominale, parce que le rapport de partie intégrante est un vrai rapport d’union, puisque les parties intégrantes ont entr’elles une union nécessaire pour l’intégrité du tout : d’ailleurs quelque réelle que pût être cette distinction, elle ne pourroit jamais être mise à la portée du grand nombre, même du grand nombre des gens de lettres ; & ce seroit un abus que d’en faire un principe dans l’art de ponctuer, qui doit être accessible à tous. Il ne faut donc que la virgule au lieu des deux points dont s’est servi l’académicien, & la seule virgule qu’il a employée, il faut la supprimer en vertu de la regle suivante. 2°. Lorsqu’il n’y a que deux parties similaires, si elles ne sont que rapprochées sans conjonction, le besoin d’indiquer la diversité de ces parties, exige entre deux une virgule dans l’ortographe & une pause dans la prononciation. Exemple : des anciennes moeurs, un certain usage de la pauvreté, rendoient à Rome les fortunes à-peu-près égales. Montesquieu, grandeur & décad. des Rom. ch. iv. Si les deux parties similaires sont liées par une conjonction, & que les deux ensemble n’exedent pas la portée commune de la respiration, la conjonction suffit pour marquer la diversité des parties, & la virgule romproit mal-à-propos l’unité du tout qu’elles constituent, puisque l’organe n’exige point de repos. Exemples : l’imagination & le jugement ne sont pas toujours d’accord. Gramm. de Buffier, n°. 980. Il parle de ce qu’il ne sait point ou de ce qu’il sait mal. La Bruyere. ch. xj. Mais si les deux parties similaires réunies par la conjonction, ont une certaine étendue qui empêche qu’on ne puisse aisément les prononcer tout de suite sans respirer ; alors, nonobstant la conjonction qui marque la diversité, il faut faire usage de la virgule pour indiquer la pause : c’est le besoin seul de l’organe qui fait ici la loi. Exemples : il formoit ces foudres dont le bruit a retenti par-tout le monde, & ceux qui grondent encore sur le point d’éclater. Pelisson. Elle (l’Eglise) n’a jamais regardé comme purement inspiré de Dieu, que ce que les Apôtres ont écrit, ou ce qu’ils ont confirmé par leur autorité. Bossuet, Disc. sur l’hist. univ. part. II. M. Restaut (ch. xvj.) veut qu’on écrive sans virgule : l’exercice & la frugalité fortifient le tempérament. Je ne veux plus vous voir ni vous parler. Et il fait bien.
« Mais on met la virgule, dit-il, avant ces conjonctions, si les termes qu’elles assemblent sont accompagnés de circonstances ou de phrases incidentes, comme quand on dit : l’exercice que l’on prend à la la chasse, & la frugalité que l’on observe dans le repas, fortifient le tempérament. Je ne veux plus vous voir dans l’état où vous êtes, ni vous parler des risques que vous courez ».Cette remarque indique une raison fausse : l’addition d’une circonstance ou d’une phrase incidente ne rompt jamais l’unité de l’expression totale, & conséquemment n’amene jamais le besoin d’en séparer les parties par des pauses : ce n’est que quand les parties s’alongent assez pour fatiguer l’organe de la prononciation, qu’il faut indiquer un repos entre deux par la virgule ; si l’addition n’est pas assez considérable pour cela, il ne faudra point de virgule, & l’on dira très-bien sans pause : un exercice modéré & une frugalité honnéte fortifient le tempérament. Je ne veux plus vous voir ici ni vous parler sans témoins : dans ce cas la regle de M. Restaut est fausse, pour être trop générale. 3°. Ce qui vient d’être dit de deux parties similaires d’une proposition composée, doit encore se dire des membres d’une période qui n’en a que deux, lorsque ni l’un ni l’autre n’est subdivisé en parties subalternes, dont la distinction exige la virgule : il faut alors en séparer les deux membres par une simple virgule. Exemples : la certitude de nos connoissances ne suffit pas pour les rendre précieuses, c’est leur importance qui en fait le prix. Théor. des sent. ch. j. On croit quelquefois hair la flaterie, mais on ne hait que la maniere de flater. La Rochefoucault, pensée 329. éd. de 1741. Si nous n’avions point de défauts, nous ne prendrions pas tant de plaisir a en remarquer dans les autres. Id. pensée 31. M. l’abbé Girard, au lieu d’employer un point & une virgule dans les périodes suivantes (tom. I. pag. 458), auroit donc dû les ponctuer par une simple virgule, en cette maniere : l’homme manque souvent de raison, quoiqu’il se definisse un être raisonnable. Si César eût eu la justice de son côté, Caton ne se seroit pas déclaré pour Pompée. Non-seulement il lui a refusé sa protection, mais il lui a encore rendu de mauvais services. 4°. Dans le style coupé, où un sens total est énoncé par plusieurs propositions qui se succedent rapidement, & dont chacune a un sens fini, & qui semble complet ; la simple virgule suffit encore pour séparer ces propositions, si aucune d’elles n’est divisée en d’autres parties subalternes qui exigent la virgule. Exemple : les voila comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer ; le feu brille dans leurs yeux, ils se raccourcissent, ils s’alongent, ils se baissent, ils se relevent, ils s’élancent, ils sont altérés de sang. Télémaque, liv. XVI. On débute par une proposition générale : les voilà comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer ; & elle est séparée du reste par une ponctuation plus forte ; les autres propositions sont comme différens aspects & divers développemens de la premiere. Autre exemple : il vient une nouvelle, on en rapporte les circonstances les plus marquées, elle passe dans la bouche de tout le monde, ceux qui en doivent être les mieux instruits la croyent & la répandent, j’agis sur cela ; je ne crois pas être blâmable.
« Toutes les parties de cette période, dit le P. Buffier (Gramm. fr. n°. 997.), ne sont que des circonstances ou des jours particuliers de cette proposition principale : je ne crois pas être blâmable ».C’est aussi pour cela que je l’ai séparée du reste par une ponctuation plus forte ; ce que n’a pas fait le P. Buffier. Quoique chacune des propositions dont il s’agit ici soit isolée par rapport à sa constitution grammaticale, elle a cependant avec les autres une affinité logique, qui les rend toutes parties similaires d’un sens unique & principal ; si elles ne sont unies sensiblement par aucune conjonction expresse, c’est pour arrêter moins la marche de l’esprit par l’attirail traînant de mots superflus, & pour donner au style plus de feu & de vivacité. L’exemple du Télémaque offre une peinture bien plus animée, & celui du P. Buffier est une apologie qui a beaucoup plus de chaleur que si l’on avoit lié scrupuleusement par des conjonctions expresses les parties de ces deux ensembles. Ce seroit donc aller directement contre l’esprit du style coupé, & détruire sans besoin la vérité & l’unité de la pensée totale, que d’en assujettir l’expression à une prononciation appesantie par des intervalles trop grands. Il en faut pour la distinction des sens partiels & pour les repos de l’organe ; mais rendons-les les plus courts qu’il est possible, & contentons-nous de la virgule quand une division subalterne n’exige rien de plus. C’est pourtant l’usage de la plûpart des écrivains, & la regle prescrite par le grand nombre des grammairiens, de séparer ces propositions coupées par un point & une virgule, ou même par deux points. Mais outre que je suis persuadé, comme je l’ai déja dit, que l’autorité dans cette matiere ne doit être considérée qu’autant qu’elle vient à l’appui des principes raisonnés ; si l’on examine ceux qui ont dirigé les grammairiens dont il s’agit, il sera facile de reconnoître qu’ils sont erronés.
« On le met, dit M. Restaut parlant du point (ch. xvj.), à la fin d’une phrase ou d’une période dont le sens est absolument fini, c’est-à-dire lorsque ce qui la suit en est tout-à-fait indépendant. Nous observerons, ajoute-t-il un peu après, que dans le style concis & coupé, on met souvent les deux points à la place du point, parce que les phrases étant courtes, elles semblent moins détachées les unes des autres ».Il est évident que ce grammairien donne en preuve une chose qui est absolument fausse ; car c’est une erreur sensible de faire dépendre le degré d’affinité des phrases de leur plus ou moins d’étendue ; un atôme n’a pas plus de liaison avec un atôme, qu’une montagne avec une montagne : d’ailleurs c’est une méprise réelle de faire consister la plénitude du sens dans la plénitude grammaticale de la proposition, s’il est permis de parler ainsi ; les deux exemples que l’on vient de voir le démontrent assez ; & M. l’abbé Girard va le démontrer encore dans un raisonnement dont j’adopte volontiers l’hypothese, quoique j’en rejette la conséquence, ou que j’en déduise une toute opposée. Il propose l’exemple que voici dans le style coupé, & il en sépare les propositions partielles par les deux points : l’amour est une passion de pur caprice : il attribue du mérite à l’objet dont on est touché : il ne fait pourtant pas aimer le mérite : jamais il ne se conduit par reconnoissance : tout est chez lui goût ou sensation : rien n’y est lumiere ni vertu.
« Pour rendre plus sensible, dit-il, ensuite (tom. II. p. 461.) la différence qu’il y a entre la distinction que doivent marquer les deux points & celle à qui la virgule ponctuée est affectée, je vais donner à l’exemple rapporté un autre tour, qui, en mettant une liaison de dépendance entre les portions qui les composent, exigera que la distinction soit alors représentée autrement que par les deux points : l’amour est une passion de pur caprice ; qui attribue du mérite à l’objet aimé ; mais qui ne fait pas aimer le mérite ; à qui la reconnoissance est inconnue ; parce que chez lui tout se porte a la volupté ; & que rien n’y est lumiere ni ne tend à la vertu ».Il est vrai, & c’est l’hypothèse que j’adopte, & qu’on ne peut peut pas refuser d’admettre ; il est vrai que c’est le même fonds de pensée sous deux formes différentes ; que la liaison des parties n’est que présumée, pour ainsi dire, ou sentie sous la premiere forme, & qu’elle est expressément énoncée dans la seconde ; mais qu’elle est effectivement la même de part & d’autre. Que suit-il de-là ? L’académicien en conclut qu’il faut une ponctuation plus forte dans le premier cas, parce que la liaison y est moins sensible ; & qu’il faut une ponctuation moins forte dans le second cas, parce que l’affinité des parties y est exprimée positivement. J’ose prétendre au contraire que la ponctuation doit être la même de part & d’autre parce que de part & d’autre il y a réellement la même liaison, la même affinité, & que les pauses dans la prononciation, comme les signes qui les marquent dans l’écriture, doivent être proportionnées aux degrés réels d’affinité qui se trouvent entre les sens partiels d’une énonciation totale. Mais il est certain que dans tous les exemples que l’on rapporte du style coupé, il y a, entre les propositions élémentaires qui font un ensemble, une liaison aussi réelle que si elle étoit marquée par des conjonctions expresses, quand même on ne pourroit pas les réduire à cette forme conjonctive : tous ces sens partiels concourent à la formation d’un sens total & unique, dont il ne faut altérer l’unité que le moins qu’il est possible, & dont par conséquent on ne doit séparer les parties, que par les moindres intervalles possibles dans la prononciation, & par des virgules dans l’écriture. 5°. Si une proposition est simple & sans hyperbate, & que l’étendue n’en excéde pas la portée commune de la respiration ; elle doit s’écrire de suite sans aucun signe de ponctuation. Exemples : L’homme injuste ne voit la mort que comme un fantôme affreux. Théor. des sent. ch. xiv. Il est plus honteux de se défier de ses amis que d’en être trompé. La Rochefoucault, pens. 84. Mea mihi conscientia pluris est quàm omnium sermo. Cic. ad Attic. xij. 28. Je préfere le témoignage de ma conscience à tous les discours qu’on peut tenir de moi. M. l’abbé d’Olivet, trat. de cette pensée de Cicéron. Mais si l’étendue d’une proposition excede la portée ordinaire de la respiration, dont la mesure est à-peu-près dans le dernier exemple que je viens de citer ; il faut y marquer des repos par des virgules, placées de maniere qu’elles servent à y distinguer quelques-unes des parties constitutives, comme le sujet logique, la totalité d’un complément objectif, d’un complément accessoire ou circonstanciel du verbe, un attribut total, &c. Exemple où la virgule distingue le sujet logique : La venue des faux christs & des faux prophetes, sembloit être un plus prochain acheminement à la derniere ruine. Bossuet, disc. sur l’hist. uuiv. part. II. Exemple où la virgule sépare un complément circonstanciel : Chaque connoissance ne se développe, qu’après qu’un certain nombre de connoissances précédentes se sont développées. Fontenelle, préf. des élém. de la Géom. de l’infini. Exemple où la virgule sert à distinguer un complément accessoire : L’homme impatient est entraîné par ses desirs indomptés & farouches, dans un abîme de malheurs. Télémaque, liv. XXIV. Lorsque l’ordre naturel d’une proposition simple est troublé par quelque hyperbate ; la partie transposée doit être terminée par une virgule, si elle commence la proposition ; elle doit être entre deux virgules, si elle est enclavée dans d’autres parties de la proposition. Exemple de la premiere espece : Toutes les vérités produites seulement par le calcul, on les pourroit traiter de vérités d’expérience. Fontenelle, ibid. C’est le complément objectif qui se trouve ici à la tête de la phrase entiere. Exemple de la seconde espece : La versification des Grecs & des Latins, par un ordre réglé de syllabes brèves & longues, donnoit à la mémoire une prise suffisante. Théor. des sent. ch. iij. Ici c’est un complément modificatif qui se trouve jetté entre le sujet logique & le verbe. Il n’en est pas de même du complément déterminatif d’un nom ; quoique l’hyperbate en dispose, comme cela arrive fréquemment dans la poésie, on n’y emploie pas la virgule, à moins que le trop d’étendue de la phrase ne l’exige pour le soulagement de la poitrine. Le grand prêtre Joad parle ainsi à Abner. Athalie, act. I. sc. j.
Rousseau (Ode sacrée tirée du ps. 90.) emploie une semblable hyperbate :
Remarquez encore que je n’indique l’usage de la virgule, que pour les cas où l’ordre naturel de la proposition est troublé par l’hyperbate ; caï s’il n’y avoit qu’inversion, la virgule n’y seroit nécessaire qu’autant qu’elle pourroit l’être dans le cas même où la construction seroit directe.
Je ne sentis point devant lui le désordre où nous jette ordinairement la présence des grands hommes. Dialog. de Sylla & d’Eucrate. Il ne faut point de virgule en ces exemples, parce qu’on n’y en mettroit point si l’on disoit sans inversion : Le bisarre assemblage de tant d’objets divers ; je ne sentis point devant lui le désordre où la présence des grands hommes nous jette ordinairement. La raison de ceci est simple. Le renversement d’ordre, amené par l’inversion, ne rompt pas la liaison des idées consécutives, & la ponctuation seroit en contradiction avec l’ordre actuel de la phrase, si l’on introduisoit des pauses où la liaison des idées est continue. 6°. Il faut mettre entre deux virgules toute proposition incidente purement explicative, & écrire de suite sans virgule toute proposition incidente déterminative. Une proposition incidente explicative est une espece de remarque interjective, qui n’a pas, avec l’antécédent, une liaison nécessaire, puisqu’on peut la retrancher sans altérer le sens de la proposition principale ; elle ne fait pas avec l’antécédent un tout indivisible, c’est plutôt une répétition du même antécédent sous une forme plus développée. Mais une proposition incidente déterminative est une partie essentielle du tout logique qu’elle constitue avec l’antécédent ; l’antécédent exprime une idée partielle, la proposition incidente déterminative en exprime une autre, & toutes deux constituent une seule idée totale indivisible, de maniere que la suppression de la proposition incidente changeroit le sens de la principale, quelquefois jusqu’à la rendre fausse. Il y a donc un fondement juste & raisonnable à employer la virgule pour celle qui est explicative, & à ne pas s’en servir pour celle qui est déterminative : dans le premier cas, la virgule indique la diversité des aspects sous lesquels est présentée la même idée, & le peu de liaison de l’incidente avec l’antécédent ; dans le second cas, la suppression de la virgule indique l’union intime & indissoluble des deux idées partielles exprimées par l’antécédent & par l’incidente. Il faut donc écrire avec la virgule : Les passions, qui sont les maladies de l’ame, ne viennent que de notre révolte contre la raison. Pens. de Cic. par M. l’abbé d’Olivet. Il faut écrire sans virgule : La gloire des grands hommes se doit toujours mesurer aux moyens dont ils se sont servis pour l’acquérir. La Rochefoucault, pens. 157. Les propositions incidentes ne sont pas toujours amenées par qui, que, dont, lequel, duquel, auquel, laquelle, lesquels, desquels, auxquels, où, comment, &c. c’est quelquefois un simple adjectif ou un participe suivi de quelques complémens, mais il peut toujours être ramené au tour conjonctif. Ces additions sont explicatives quand elles précedent l’antécédent, ou que l’antécédent précede le verbe, tandis que l’addition ne vient qu’après : dans l’un & l’autre cas il faut user de la virgule pour la raison déja alléguée. Exemples.
Avides de plaisir, nous nous flattons d’en recevoir de tous les objets inconnus qui semblent nous en promettre. Théor. des sent. ch. iv.
Si ces additions suivent immédiatement l’antécédent, on peut conclure qu’elles sont explicatives, si on peut les retrancher sans altérer le sens de la proposition principale ; & dans ce cas on doit employer la virgule.
7°. Toute addition mise à la tête ou dans le corps d’une phrase, & qui ne peut être regardée comme faisant partie de sa constitution grammaticale, doit être distinguée du reste par une virgule mise après, si l’addition est à la tête ; & si elle est enclavée dans le corps de la phrase, elle doit être entre deux virgules. Exemples : Contre une fille qui devient de jour en jour plus insolente, qui me manque, à moi, qui vous manquera bientôt, à vous. Le pere de famille, act. III. sc. vij. Cet à moi, & cet à vous sont deux véritables hors-d’oeuvres, introduits par énergie dans l’ensemble de la phrase, mais entierement inutiles à sa constitution grammaticale. Oculorum, inquit Plato, est in nobis sensus acerrimus, quibus sapientiam non cernimus. Cic. de Finibus, II. 16. Ici l’on voit la petite proposition, inquit Plato, insérée accidentellement dans la principale, à laquelle elle n’a aucun rapport grammatical, quoiqu’elle ait avec elle une liaison logique. Non, non, bien loin d’être des demi-dieux, ce ne sont pas même des hommes. Télémaque, liv. XVII. Ces deux non qui commencent la phrase n’ont avec elle aucun lien grammatical ; c’est une addition emphatique dictée par la vive persuasion de la vérité qu’énonce ensuite Télémaque. Ô mortels, l’espérance enivre. Médit. sur la foi, par M. de Vauvenargues. Ces deux mots ô mortels, sont entierement indépendans de la syntaxe de la proposition suivante, & doivent en être séparés par la virgule ; c’est le sujet d’un verbe sousentendu à la seconde personne du pluriel, par exemple, du verbe écoutez, ou prenez-y garde : or si l’auteur avoit dit, mortels, prenez y garde, l’espérance enivre, il auroit énoncé deux propositions distinctes qu’il auroit dû séparer par la virgule ; cette distinction n’est pas moins nécessaire parce que la premiere proposition devient elliptique, ou plutôt elle l’est encore plus, pour empêcher qu’on ne cherche à rapporter à la seconde un mot qui ne peut lui convenir. Il suit de cette remarque que, quand l’apostrophe est avant un verbe à la seconde personne, on ne doit pas l’en séparer par la virgule, parce que le sujet ne doit pas être séparé de son verbe ; il faut donc écrire sans virgule : Tribuns cédez la place aux consuls. Révol. rom. liv. II. Cependant l’usage universel est d’employer la virgule dans ce cas-là même ; mais c’est un abus introduit par le besoin de ponctuer ainsi dans les occurrences où l’apostrophe n’est pas sujet du verbe, & ces occurrences sont très-fréquentes. Vous avez vaincu, plébéiens. Ib. Il faut ici la virgule, quoique le mot plébéiens soit sujet de avez vaincu ; mais ce sujet est d’abord exprimé par vous, lequel est à sa place naturelle, & le mot plébéiens n’est plus qu’un hors-d’oeuvre grammatical. Pour mademoiselle, elle paroît trop instruite de sa beauté. M. l’abbé Girard. Ces deux mots, pour mademoiselle, doivent être distingués du reste par la virgule, parce qu’il ne peuvent se lier grammaticalement avec aucune partie de la proposition suivante, & qu’ils doivent en conséquence être regardés comme tenant à une autre proposition elliptique, par exemple : Je parle pour mademoiselle. Il seroit apparemment très-facile de multiplier beaucoup davantage les observations que l’on pourroit faire sur l’usage de la virgule, en entrant dans le détail minutieux de tous les cas particuliers. Mais je crois qu’il suffit d’avoir exposé les regles les plus générales & qui sont d’une nécessité plus commune ; parce que quand on en aura compris le sens, la raison, & le fondement, on saura très-bien ponctuer dans les autres cas qui ne sont point ici détaillés : il suffira de se rappeller que la ponctuation doit marquer ou repos, ou distinction, ou l’un & l’autre à-la-fois, & qu’elle doit être proportionnée à la subordination des sens. Mais avant que de passer au second article, je terminerai celui-ci par une remarque de M. l’abbé Girard, dont j’adopte volontiers la doctrine sur ce point, sans garantir le ton dont il l’énonce.
« Quelques personnes, dit-il, (disc. 16. tom. II. pag. 445.) ne mettent jamais de virgule avant la conjonction &, même dans l’énumération ; en quoi on ne doit pas les imiter, du moins dans la derniere circonstance ; car tous les énumératifs ont droit de distinction, & l’un n’en a pas plus que l’autre. La virgule est alors d’autant plus nécessaire avant la conjonction, qu’elle y sert à faire connoître que celle-ci emporte là une idée de clôture, par laquelle elle indique la fin de l’énumération ; & cette virgule y sert de plus à montrer que le dernier membre n’a pas, avec celui qui le précéde immédiatement, une liaison plus étroite qu’avec les autres. Ainsi la raison qui fait distinguer le second du premier, fait également distinguer le troisieme du second, & successivement tous ceux dont l’énumération est composée : il faut donc que la virgule se trouve entre chaque énumératif sans exception ».J’ajouterai que, si les parties de l’énumération doivent être séparées par une ponctuation plus forte que la virgule, pour quelqu’une des causes que l’on verra par la suite, cette ponctuation forte doit rester la même avant la conjonction qui amene la derniere partie. II. Du point avec une virgule. Lorsque les parties principales dans lesquelles une proposition est d’abord partagée, sont soudivisées en parties subalternes, les parties subalternes doivent être séparées entre elles par une simple virgule, & les parties principales par un point & une virgule. On ne doit rompre l’unité de la proposition entiere que le moins qu’il est possible ; mais on doit encore préferer la netteté de l’énonciation orale ou écrite, à la représentation trop scrupuleuse de l’unité du sens total, laquelle, après tout, se fait assez connoître par l’ensemble de la phrase, & dont l’idée subsiste toujours tant qu’on ne la détruit pas par des repos trop considérables, ou par des ponctuations trop fortes : or la netteté de l’énonciation exige que la subordination respective des sens partiels y soit rendue sensible, ce qui ne peut se faire que par la différence marquée des repos & des caracteres qui les représentent. S’il n’y a donc dans un sens total que deux divisions subordonnées, il ne faut employer que deux especes de ponctuations, parce qu’on ne doit pas employer plus de signes qu’il n’y a de choses à signifier ; il faut y employer la virgule pour l’une des deux divisions, & un point avec une virgule pour l’autre, parce que ce sont les deux ponctuations les moins fortes, & qu’il ne faut rompre que le moins qu’il est possible l’unité du sens total : le point avec une virgule doit distinguer entre elles les parties principales ou de la premiere division, & la simple virgule doit distinguer les parties subalternes ou de la soudivision, parce que les parties subalternes ont une affinité plus intime entre elles que les parties principales, & qu’elles doivent en conséquence être moins désunies. Tels sont les différens degrés de la proportion requise dans l’art de ponctuer. Passons aux cas particuliers. 1°. Lorsque les parties similaires d’une proposition composée ou les membres d’une période, ont d’autres parties subalternes distinguées par la virgule, pour quelqu’une des raisons énoncées ci-devant ; ces parties similaires ou ces membres doivent être séparés les uns des autres par un point & une virgule. Exemples : Quelle pensez-vous qu’ait été sa douleur, de quitter Rome, sans l’avoir réduite en cendres ; d’y laisser encore des citoyens, sans les avoir passés au fil de l’épée ; de voir que nous lui avons arraché le fer d’entre les mains, avant qu’il l’ait teint de notre sang ? II. Catil. trad. par M. l’abbé d’Olivet. Les parties similaires distinguées ici par un point & une vigule, sont des complémens déterminatifs du nom douleur. Qu’un vieillard joue le rôle d’un jeune homme, lorsqu’un jeune homme jouera le rôle d’un vieillard ; que les décorations soient champêtres, quoique la scene soit dans un palais ; que les habillemens ne répondent point à la dignité des personnages ; toutes ces discordances nous blesseront. Théor. des sent. ch. iij. C’est ici l’idée générale de discordance présentée sous trois aspects différens ; & le tout forme le sujet logique de blesseront. Quoique vous ayez de la naissance, que votre mérite soit connu, & que vous ne manquiez pas d’amis ; vos projets ne réussiront pourtant point sans l’aide de Plutus. M. l’abbé Girard, tom. II. p. 460. C’est une période de deux membres, dont le premier est séparé du second par un point & une virgule, parce qu’il est divisé en trois parties similaires subordonnées à la seule conjonction quoique. Comme l’un des caracteres de la vraie religion a toujours été d’autoriser les princes de la terre ; aussi, par un retour de piété que la reconnoissance même sembloit exiger, l’un des devoirs essentiels des princes de la terre a toujours été de maintenir & de defendre la vraie religion. Bourdaloue, or. fun. de Henri de Bourbon prince de Condé, II. part. C’est une autre période de deux membres séparés l’un de l’autre par un point & une virgule, parce que le second est séparé par des virgules en diverses parties pour différentes raisons ; par un retour de piété, que la reconnoissance même sembloit exiger, se trouve entre deux virgules par la cinquieme regle du I. article, parce qu’il y a hyperbate ; cette même phrase est coupée en deux par une autre virgule, par la VI. regle, parce que la proposition incidente est explicative ; il y a une virgule après l’un des devoirs essentiels des princes de la terre, par la V. regle, qui veut que l’on assigne des repos dans les propositions trop longues pour être énoncées de suite avec aisance. 2°. Lorsque plusieurs propositions incidentes sont accumulées sur le même antécédent, & que toutes ou quelques-unes d’entre elles sont soudivisées par des virgules qui y marquent des repos ou des distinctions ; il faut les séparer les unes des autres par un point & une virgule : si elles sont déterminatives, la premiere tiendra immédiatement à l’antécédent sans aucune ponctuation ; si elles sont explicatives, la premiere sera séparée de l’antécédent par une virgule, selon la VI. regle du I. article. Exemple : Politesse noble, qui sait approuver sans fadeur, louer sans jalousie, railler sans aigreur ; qui saisit les ridicules avec plus de gaieté que de malice ; qui jette de l’agrément sur les choses les plus sérieuses, soit par le sel de l’ironie, soit par la finesse de l’expression ; qui passe légérement du grave à l’enjoué, sait se faire entendre en se faisant deviner, montre de l’esprit sans en chercher, & donne à des sentimens vertueux le ton & les couleurs d’une joie douce. Théor. des sent. ch. v. Ce sont ici des propositions incidentes explicatives, & c’est pour cela qu’il y a une virgule après l’antécédent, politesse noble. Si au contraire on disoit, par exemple : Eudoxe est un homme qui sait approuver, &c. comme les mêmes propositions incidentes deviendroient déterminatives de l’antécédent homme, on ne mettroit point de virgule entre cet antécédent & la premiere incidente : mais la ponctuation resteroit la même partout ailleurs. 3°. Dans le style coupé, si quelqu’une des propositions détachées qui forment le sens total, est divisée, par quelque cause que ce soit, en parties subalternes distinguées par des virgules ; il faut séparer par un point & une virgule les propositions partielles du sens total. Exemple : Cette persuasion, sans l’évidence qui l’accompagne, n’auroit pas été si ferme & si durable ; elle n’auroit pas acquis de nouvelles forces en vieillissant ; elle n’auroit pu résister au torrent des années, & passer de siecle en siecle jusqu’à nous. Pens. de Cic. par M. l’abbé d’Olivet. Cicéron parle ici de la persuasion de l’existence de la divinité, aliquod numen proestantissimae mentis. Nat. deor. II. 2. 4°. Dans l’énumération de plusieurs choses opposées ou seulement différentes, que l’on compare deux à deux, il faut séparer les uns des autres par un point & une virgule, les membres de l’énumération qui renferment une comparaison ; & par une simple virgule, les parties subalternes de ces membres comparatifs. Exemples : Nec erit alia lex Romae, alia Athenis ; alia nunc, alia posthac. Cic. frag. lib. III. de rep. M. l’abbe d’Olivet rend ainsi cette pensée, avec les mêmes signes de distinction : elle n’est point autre à Rome, autre à Athènes ; autre aujourd’hui, & autre demain. En général, dans toute énumération dont les principaux articles sont subdivisés pour quelque raison que ce puisse être ; il faut distinguer les parties subalternes par la virgule, & les articles principaux par un point & une virgule. Exemple : Là brillent d’un éclat immortel les vertus politiques, morales & chrétiennes des le Telliers, des Lamoignons, & des Montausiers ; là les reines, les princesses, les héroïnes chrétiennes, reçoivent une couronne de louange qui ne périra jamais ; là Turenne paroît aussi grand qu’il l’étoit à la tête des armées & dans le sein de la victoire. M. l’abbé Colin, dans la préface de sa traduction de l’Orateur de Cicéron, parle ainsi des oraisons funebres de M. Fléchier. III. Des deux points. La même proportion qui regle l’emploi respectif de la virgule & du point avec une virgule, lorsqu’il y a division & soudivision de sens partiels, doit encore décider de l’usage des deux points, pour les cas où il y a trois divisions subordonnées les unes aux autres. Ainsi 1°. Si ce que les Rhéteurs appellent la protase ou l’apodose d’une période, renferme plusieurs propositions soudivisées en parties subalternes ; il faudra distinguer ces parties subalternes entr’elles par une virgule, les propositions intégrantes de la protase ou de l’apodose par un point & une virgule, & les deux parties principales par les deux points. Exemples : Si vous ne trouvez aucune maniere de gagner honteuse, vous qui êtes d’un rang pour lequel il n’y en a point d’honnête ; si tous les jours c’est quelque fourberie nouvelle, quelque traité frauduleux, quelque tour de fripon, quelque vol, si vous pillez & les alliés & le trésor public ; si vous mandiez des testamens qui vous soient favorables, ou si même vous en fabriquez (protase) : dites-moi, sont-ce là des signes d’opulence ou d’indigence ? (apodose). Pensées de Cic. par M. l’abbé d’Olivet. Etsi ea perturbatio est omnium rerum, ut suae quemque fortunae maximè poeniteat ; nemoque sit quin ubivis, quàm ibi ubi est esse malit (protase) : tamen mihi dubium non est quin hoc tempore, bono viro, Romae esse miserrimum sit (apodose). Cic. ad Torquatum. 2°. Si après une proposition qui a par elle-même un sens complet, & dont le tour ne donne pas lieu d’attendre autre chose, on ajoute une autre propositiou qui serve d’explication ou d’extension à la premiere ; il faut séparer l’une de l’autre par une ponctuation plus forte d’un degré que celle qui auroit distingué les parties de l’une ou de l’autre. Si les deux propositions sont simples & sans division, une virgule est suffisante entre deux. Exemple : La plupart des hommes s’exposent assez dans la guerre pour sauver leur honneur, mais peu se veulent exposer autant qu’il est nécessaire pour faire réussir le-dessein pour lequel ils s’exposent. La Rochefoucault, pensée ccxix. Si l’une des deux ou si toutes deux sont divisées par des virgules, soit pour les besoins de l’organe, soit pour la distinction des membres dont elles sont composées comme périodes ; il faut les distinguer l’une de l’autre par un point & une virgule. Exemple : Roscius est un si excellent acteur, qu’il paroît seul digne de monter sur le théâtre ; mais d’un autre côté il est si homme de bien, qu’il paroît seul digne de n’y monter jamais. Cic. pour Roscius, trad. par M. Restaut, ch. xvj. Enfin si les divisions subalternes de l’une des deux propositions ou de toutes deux exigent un point & une virgule ; il faut deux points entre les deux. Exemple : Si les beautés de l’élocution oratoire ou poétique étoient palpables, qu’on pût les toucher au doigt & à l’oeil, comme on dit ; rien ne seroit si commun que l’éloquence, un médiocre génie pourroit y atteindre : & quelquefois, faute de les connoître assez, un homme né pour l’éloquence reste en chemin ou s’égare dans la route. M. Batteux, princ. de la littérat. part. III. art. iij. §. 9. 3°. Si une énumération est précédée d’une proposition détachée qui l’annonce, ou qui en montre l’objet sous un aspect général ; cette proposition doit être distinguée du détail par deux points, & le détail doit être ponctué comme il a été dit, regle 4. du II. article. Exemples : Il y a dans la nature de l’homme deux principes opposés : l’amour-propre, qui nous rappelle à nous, & la bienveillance, qui nous répand. M. Diderot, ép. dédic. du Pere de famille. Il y a diverses sortes de curiosités : l’une d’intérêt, qui nous porte à desirer d’apprendre ce qui nous peut être utile ; & l’autre d’orgueil, qui vient du desir de savoir ce que les autres ignorent. La Rochfoucault, pensée clxxiij. 4° Il me semble qu’un détail de maximes relatives à un point capital, de sentences adaptées à une même fin, si elles sont toutes construites à-peu-près de la même maniere, peuvent & doivent être distinguées par les deux points. Chacune étant une proposition complete grammaticalement, & même indépendante des autres quant au sens, du-moins jusqu’à un certain point, elles doivent être séparées autant qu’il est possible ; mais comme elles sont pourtant relatives à une même fin, à un même point capital, il faut les rapprocher en ne les distinguant pas par la plus forte des ponctuations : c’est donc les deux points qu’il y faut employer. Exemple : L’heureuse conformation des organes s’annonce par un air de force : celle des fluides, par un air de vivacité : un air fin est comme l’étincelle de l’esprit : un air doux promet des égards flateurs : un air noble marque l’élévation des sentimens : un air tendre semble être le garant d’un retour d’amitié. Théor. des sent. ch. v. 5°. C’est un usage universel & fondé en raison, de mettre les deux points après qu’on a annoncé un discours direct que l’on va rapporter, soit qu’on le cite comme ayant été dit ou écrit, soit qu’on le propose comme pouvant être dit ou par un autre ou par soi-même. Ce discours tient, comme complément, à la proposition qui l’a annoncé ; & il y auroit une sorte d’inconséquence à l’en séparer par un point simple, qui marque une indépendance entiere : mais il en est pourtant très-distingué, puisqu’il n’appartient pas à celui qui le rapporte, ou qu’il ne lui appartient qu’historiquement, au lieu que l’annonce est actuelle ; il est donc raisonnable de séparer le discours direct de l’annonce par la ponctuation la plus forte au-dessous du point, c’est-à-dire par les deux points. Exemples : Lorsque j’entendis les scenes du paysan dans le faux généreux, je dis :
« voilà qui plaira à toute la terre & dans tous les tems, voilà qui fera fondre en larmes ».M. Diderot, de la Poésie dramatique.
Dans la tragédie d’Edouard III. M. Gresset fait parler ainsi Alzonde, héritiere du royaume d’Ecosse : (act. j. sc. j.)
Il faut remarquer que le discours direct que l’on rapporte, doit commencer par une lettre capitale, quoiqu’on ne mette pas un point à la fin de la phrase précédente. Si c’est un discours feint, comme ceux des exemples précédens, on a coûtume de le distinguer du reste par des guillemets : si c’est un discours écrit que l’on cite, il est assez ordinaire de le rapporter en un autre caractere que le reste du discours où celui-là est introduit, soit en opposant l’italique au romain, soit en opposant différens corps de caracteres, de l’une ou de l’autre de ces deux especes. Voyez Caractere . IV. Du point. Il y a trois sortes de points ; le point simple, le point interrogatif, & le point admiratif ou exclamatif. 1°. Le point simple est sujet à l’influence de la proportion qui jusqu’ici a paru regler l’usage des autres signes de ponctuation : ainsi il doit être mis après une période ou une proposition composée, dans laquelle on a fait usage des deux points en vertu de quelqu’une des regles précédentes ; mais on l’emploie encore après toutes les propositions qui ont un sens absolument terminé, telle, par exemple, que la conclusion d’un raisonnement, quand elle est précédée de ses prémisses. On peut encore remarquer que le besoin de prendre des repos un peu considérables, combiné avec les différens degrés de relation qui se trouvent entre les sens partiels d’un ensemble, donne encore lieu d’employer le point. Par exemple, un récit peut se diviser par le secours du point, relativement aux faits élémentaires, si je puis le dire, qui en sont la matiere. En un mot, on le met à la fin de toutes les phrases qui ont un sens tout-à-fait indépendant de ce qui suit, ou du-moins qui n’ont de liaison avec la suite que par la convenance de la matiere & l’analogie générale des pensées dirigées vers une même fin. Je voudrois seulement que l’on y prît garde de plus près que l’on ne fait ordinairement : la plûpart des écrivains multiplient trop l’usage du point, & tombent par-là dans l’inconvénient de trop diviser des sens qui tiennent ensemble par des liens plus forts que ceux dont on laisse subsister les traces. Ce n’est pas que ces auteurs ne voyent pas parfaitement toute la liaison des parties de leur ouvrage ; mais ou ils ignorent l’usage précis des ponctuations, ou ils négligent d’y donner l’attention convenable : par-là ils mettent dans la lecture de leurs oeuvres, une difficulté réelle pour ceux mêmes qui savent le mieux lire. Je me dispenserai de rapporter ici des exemples exprès pour le point : on ne peut rien lire sans en rencontrer ; & les principes de proportion que l’on a appliqués ci-devant aux autres caracteres de la ponctuation, s’ils ont été bien entendus, peuvent aisément s’appliquer à celui-ci, & mettre le lecteur en état de juger s’il est employé avec intelligence dans les écrits qu’il examine. 2°. Le point interrogatif se met à la fin de toute proposition qui interroge, soit qu’elle fasse partie du discours où elle se trouve, soit qu’elle y soit seulement rapportée comme prononcée directement par un autre. Premier exemple : En effet, s’ils sont injustes & ambitieux (les voisins d’un roi juste), que ne doivent-ils pas craindre de cette réputation universelle de probité qui lui attire l’admiration de toute la terre, la confiance de ses alliés, l’amour de ses peuples, l’estime & l’affection de ses troupes ? De quoi n’est pas capable une armée prévenue de cette opinion, & disciplinée sous les ordres d’un tel prince ? M. l’abbé Colin, disc. couronné à l’acad. Franç. en 1705. Ces interrogations font partie du discours total. Second exemple où l’interrogation est rapportée directement : Miserunt Judaei ab Jerosolymis sacerdotes & levitas ad eum, ut interrogarens eum : Tu qui es ? Joan. j. 19. S’il y a de suite plusieurs phrases interrogatives tendantes à une même fin, & qui soient d’une étendue médiocre, ensorte qu’elles constituent ce qu’on appelle le style coupé ; on ne les commence pas par une lettre capitale : le point interrogatif n’indique pas une pause plus grande que les deux points, que le point avec la virgule, que la vi gule même, selon l’étendue des phrases & le degré de liaison qu’elles ont entre elles. Peut-être seroit il à souhaiter qu’on eût introduit dans l’orthographe des ponctuations interrogatives graduées, comme il y en a de positives. Mais pour qui sont tous ces apprêts ? à qui ce magnifique séjour est-il destiné ? pour qui sont tous ces domestiques & ce grand héritage ? Hist. du ciel, l. III. §. 2. Quid enim, Tubero, tuus ille districtus in acie pharsalicâ gladius agebat ? cujus latus ille mucro petebat ? qui sensus erat tuorum armorum ? quae tua mens, oculi, manus, ardor animi ? quid cupiebas ? quid optabas ? Cic. pro Ligario. Si la phrase interrogative n’est pas directe, & que la forme en soit rendue dépendante de la constitution grammaticale de la proposition expositive où elle est rapportée ; on ne doit pas mettre le point interrogatif : la ponctuation appartient à la proposition principale, dans laquelle celle-ci n’est qu’incidente. Mentor demanda ensuite à Idomenée quelle étoit la conduite de Protesilas dans ce changement des affaires. Télémaque, l. XIII. 3°. La véritable place du point exclamatif est après toutes les phrases qui expriment la surprise, la terreur, ou quelque autre sentiment affectueux, comme de tendresse, de pitié, &c. Exemples : Que les sages sont en petit nombre ! Qu’il est rare d’en trouver ! M. l’abbé Girard, tom. II. pag. 467. admiration. Ô que les rois sont à plaindre ! Ô que ceux qui les servent sont dignes de cnmpassion ! S’ils sont méchans ; combien font-ils souffrir les hommes, & quels tourmens leur sont préparés dans le noir tartare ! S’ils sont bons, quelles difficultés n’ont-ils pas à vaincre ! quels piéges à éviter ! que de maux à souffrir ! Télémaque, l. XIV. sentimens d’admiration, de pitié, d’horreur, &c. J’ajouterai encore un exemple pris d’une lettre de madame de Sévigné, dans lequel on verra l’usage des trois points tout-à-la-fois : En effet, dès qu’elle parut : Ah ! mademoiselle, comment se porte M. mon frere ? Sa pensée n’osa aller plus loin. Madame, il se porte bien de sa blessure. Et mon fils ? On ne lui répondit rien. Ah ! mademoiselle ! mon fils ! mon cher enfant ! répondez-moi, est-il mort sur-le-champ ? n’a-t-il pas eu un seul moment ? ah ! mon Dieu ! quel sacrifice ! Je me suis peut-être assez étendu sur la ponctuation, pour paroître prolixe à bien des lecteurs. Mais ce qu’en ont écrit la plupart des grammairiens m’a paru si superficiel, si peu approfondi, si vague, que j’ai cru devoir essayer de poser du-moins quelques principes généraux qui pussent servir de fondement à un art qui n’est rien moins qu’indifférent, & qui, comme tout autre, a ses finesses. Je ne me flatte pas de les avoir toutes saisies, & j’ai été contraint d’abandonner bien des choses à la décision du goût : mais j’ai osé prétendre à l’éclairer. Si je me suis fait illusion à moi-même, comme cela n’est que trop facile ; c’est un malheur : mais ce n’est qu’un malheur. Au reste, en faisant dépendre la ponctuation de la proportion des sens partiels combinée avec celle des repos necessaires à l’organe, j’ai posé le fondement naturel de tous les systèmes imaginables de ponctuation : car rien n’est plus aisé que d’en imaginer d’autres que celui que nous avons adopté ; on pourroit imaginer plus de caracteres & plus de degrés dans la subordination des sens partiels, & peut-être l’expression écrite y gagneroit-elle plus de netteté. L’ancienne ponctuation n’avoit pas les mêmes signes que la nôtre ; celle des livres grecs a encore parmi nous quelque différence avec la vulgaire ; & celle des livres hébreux lui ressemble bien peu.
« Les anciens, soit grecs, soit latins, dit la méthode grecque de P. R liv. VII. Introd. §. 3. n’avoient que le point pour toutes ces différences, le plaçant seulement en diverses manieres, pour marquer la diversité des poses. Pour marquer la fin de la période & la distinction parfaite, ils mettoient le point au haut du dernier mot : pour marquer la médiation, ils le mettoient au milieu : & pour marquer la respiration, ils le mettoient au bas, & presque sous la derniere lettre ; d’où vient qu’ils appelloient cela subdistinctio ».J’aimerois autant croire que ce nom étoit relatif à la soudistinction des sens subalternes, telle que je l’ai présentée ci-devant, qu’à la position du caractere distinctif : car cette gradation des sens subordonnés à dû influer de bonne heure sur l’art de ponctuer, quand même on ne l’auroit pas envisagée d’abord d’une maniere nette, précise, & exclusive. Quoi qu’il en soit, cette ponctuation des anciens est attestée par Diomede, liv. II. par Donat, edit. prim. cap. ult. par saint Isidore, Orig. j. 19. & par Alstedius, Encyclop. lib. VI. de Gram. lat. cap. xix. & cette maniere de ponctuer se voit encore dans de très-excellens manuscrits.
« Mais aujourd’hui, dit encore l’auteur de la Méthode, la plûpart des livres grecs imprimés marquent leur médiation en mettant le point au haut du dernier mot, & le sens parfait en mettant le point au bas ; ce qui est contre la coûtume des anciens, laquelle M. de Valois a tâché de rappeller dans son Eusebe : mais pour le sens imparfait, il se sert de la virgule comme tous les autres. L’interrogation se marque en grec au contraire du latin. Car au lieu qu’en latin on met un point & la virgule dessus ( ?) en grec on met le point & la virgule dessous ainsi ( ;) ».Vossius, dans sa petite Grammaire latine, p. 273. destine le point à marquer les sens indépendans & absolus ; & il veut, si les phrases sont courtes, qu’après le point on ne mette pas de lettres capitales. L’auteur de la Méthode latine de P. R. adopte cette regle de Vossius & cite les mêmes exemples que ce grammairien. C’étoit apparemment l’usage des littérateurs & des éditeurs de ce tems-là : mais on l’a entierement abandonné, & il n’y a plus que les phrases interrogatives ou exclamatives dans le style coupé, après lesquelles on ne mette point de lettres capitales. M. Lancelot a encore copié, dans le même ouvrage de Vossius, un principe faux sur l’usage du point interrogatif : c’est que si le sens va si loin que l’interrogation qui paroissoit au commencement vienne à s’allentir & à perdre sa force, on ne la marque plus ; ce sont les termes de Lancelot, qui cite ensuite le même exemple que Vossius. Pour moi, il me semble que la raison qu’ils alleguent pour supprimer le point interrogatif, est au contraire un motif de plus pour le marquer : moins le tour ou la longueur de la phrase est propre à rendre sensible l’interrogation, plus il faut s’attacher au caractere qui la figure aux yeux ; il fait dans l’écriture le même effet que le ton dans la prononciation. Le savant Louis Capel sentoit beaucoup mieux l’importance de ces secours oculaires pour l’intelligence des sens écrits ; & il se plaint avec feu de l’inattention des Massorethes, qui, en inventant la ponctuation hébraïque, ont négligé d’y introduire des signes pour l’interrogation & pour l’exclamation. Lib. I. de punctorum antiquitate, cap. xvij. n. 16. Finissons par une remarque que fait Masclef, au sujet des livres hébreux, & que je généraliserai davantage : c’est qu’il seroit à souhaiter que, dans quelque langue que fussent écrits les livres que l’on imprime aujourd’hui, les éditeurs y introduisissent le système de ponctuation qui est usité dans nos langues vivantes de l’Europe. Outre que l’on diminueroit par-là le danger des méprises, ce système fournit abondamment à toutes les distinctions possibles des sens, sur-tout en ajoutant aux six caracteres dont il a été question dans cet article, le signe de la parenthese, les trois points suspensifs, les guillemets, & les alinéa. Voyez Parenthese, Point, Guillemet, & Alinéa . (E. R. M. B.)
« On disoit autrefois, comme l’écrivent encore aujour d’hui ceux qui n’ont pas soin de la pureté du langage, un mien frere, une tienne soeur, un sien ami ».Vaugelas, rem. 338). Cette observation est fondamentale pour rendre raison des différens usages des deux sortes d’adjectifs. 1°. Ce principe explique à merveille ce que Vaugelas a dit (rem. 513) qu’il faut répéter le… possessif de la premiere espece comme on répete l’article, & aux mêmes endroits où l’on répéteroit l’article : par exemple, on dit le pere & la mere, & non pas les pere & mere ; & il faut dire de même son pere & sa mere, & non pas ses pere & mere, ce qui est, selon M. Chapelain, du style de pratique, & selon M. de Vaugelas, une des plus mauvaises façons de parler qu’il y ait dans toute notre langue. On dit aussi, les plus beaux & les plus magnifiques habits, ou les plus beaux & plus magnifiques habits, sans répéter l’article au second adjectif ; & l’on doit dire de même ses plus beaux & ses plus magnifiques habits, ou ses plus beaux & plus magnifiques habits, selon la même regle. Cette identité de pratique n’a rien de surprenant, puisque les adjectifs possessifs dont il est ici question, ne sont autre chose que l’article même auquel on a ajouté l’idée accessoire de dépendance relativement à l’une des trois personnes. 2°. C’est pour cela aussi que cette sorte d’adjectif possessif exclut absolument l’article, quand il se trouve lui-même avant le nom ; ce seroit une véritable périssologie, puisque l’adjectif possessif comprend l’article dans sa signification. 3°. On explique encore par-là pourquoi ces possessifs operent le même effet que l’article pour la formation du superlatif ; ainsi ma plus grande passion, vos meilleurs amis, leur moindre souci, sont des expressions ou les adjectifs sont au même degré que dans celles-ci, la plus grande passion, les meilleurs amis, le moindre souci : c’est que l’article qui sert à élever l’adjectif au degré superlatif, est réellement renfermé dans la signification des adjectifs possessifs, mon, ton, son, &c. C’est apparemment pour donner à la phrase plus de vivacité, & conséquemment plus de vérité, que l’usage a autorisé la contraction de l’article avec le possessif dans les cas où le nom est exprimé ; & c’est pour les intérets de la clarté que, quand on ne veut pas répéter inutilement un nom déja exprimé, on exprime chacun à part l’article & le possessif pur, afin que l’énonciation distincte de l’article réveille plus surement l’idée du nom dont il y a ellipse, & qui est annoncée par l’article. Presque tous les grammairiens regardent comme des pronoms les adjectifs possessifs de l’une & de l’autre espece, & voici l’origine de cette erreur : ils regardent les noms comme un genre qui comprend les substantifs & les adjectifs, & ils observent qu’il se fait des adjctifs de certains noms qui signifient des substances, comme de terre, terrestre. Ainsi meus est formé de mei, qui est le génitif du pronom ego ; tuus de tui, génitif de tu, &c. Or, dans le système de ces grammairiens, le substantif primitif & l’adjectif qui en est dérivé sont également des noms : & ils en concluent que ego & meus, tu & tuus, &c. sont & doivent être également des pronoms. D’ailleurs ces adjectifs possessifs doivent être mis au rang des pronoms, selon M. Restaut (ch. v. art. 3), parce qu’ils tiennent la place des pronoms personnels ou des noms au génitif : ainsi mon ouvrage, notre devoir, ton habit, votre maître, son cheval, en parlant de Pierre, leur roi en parlant des François, signifient l’ouvrage de moi, le devoir de nous, l’habit de toi, le maître de vous, le cheval de ui ou de Pierre, le roi d’eux ou des François. Par rapport au premier raisonnemnnt, le principe en est absolument faux ; & l’on peut voir au mot Substantif que ce que l’on appelle communément le substantif & l’adjectif sont des parties d’oraison essentiellement différentes. J’ajoute qu’il est évident que bonus, tuus, scribendus & anterior ont une même maniere de signifier, de se décliner, de s’accorder en genre, en nombre & en cas avec un sujet déterminé ; & que la nature des mots devant dépendre de la nature & de l’analogie de leur service, on doit regarder ceux-ci comme étant à cet égard de la même espece. Si on veut regarder tuus comme pronom, parce qu’il est dérivé d’un pronom, c’est une absurdité manifeste, & rejettée ailleurs par ceux même qui la proposent ici, puisqu’ils n’osent dire qu’anterior soit une préposition, quoiqu’il soit dérivé de la préposition ante. Les racines génératives des mots servent à en fixer l’idée individuelle ; mais l’idée spécifique qui les place dans une classe ou dans une autre, dépend absolument & uniquement de la maniere de signifier qui est commune à tous les mots de la même classe. Voyez Mot . Quant au principe prétendu raisonné de M. Restaut, j’y trouve deux vices considérables. Premierement il suppose que la nature du pronom consiste à tenir la place du nom ; & c’est une erreur que je crois solidement détruite ailleurs. Voyez Pronom . En second lieu, l’application qu’en fait ici ce grammairien doit être très-suspecte d’abus, puisqu’il en peut sortir des conséquences que cet auteur sans doute ne voudroit pas admettre. Regius, humanus, evandrius, &c. signifient certainement regis, hominis, evandri ; M. Restaut concluroit-il que ces mots sont des pronoms ? Tous les grammairiens françois & allemans reconnoissent dans leurs langues les deux classes de possessifs que j’ai distinguées dès le commencement ; mais c’est sous des dénominations différentes. Nos grammairiens appellent mon, ton, son, & leurs semblables possessifs absolus ; & ils regardent le mien, le tien, le sien, &c. comme des possessifs relatifs : ceuxci sont nommés relatifs, parce que n’étant pas joints avec leur substantif, dit M. Restaut, ils le supposent énoncé auparavant, & y ont relation : mais personne ne dit pourquoi on appelle absolus les possessifs de la premiere espece ; & M. l’abbé Regnier paroît avoir voulu éviter cette dénomination, en les nommant simplement non-relatifs. Le mot de relatif est un terme dont il semble qu’on ne connoisse pas assez la valeur, puisqu’on en abuse si souvent ; tout adjectif est essentiellement relatif au sujet déterminé auquel on l’applique, soit que ce sujet soit positivement exprimé par un nom ou par un pronom, soit que l’ellipse l’ait fait disparoître & qu’il faille le retrouver dans ce qui précede. Ainsi les deux especes de possessifs sont également relatives, & la distinction de nos grammairiens est mal caractérisée. Les grammairiens allemands ont apparemment voulu éviter ce défaut, & M. Gottsched appelle conjonctifs les possessifs de la premiere espece, mon, ton, son, &c. & il nomme absolus ceux de la seconde, le mien, le tien, le sien, &c. Les premiers sont nommés conjonctifs, parce qu’ils sont toujours unis avec le nom auquel ils se rapportent ; les autres sont appellés absolus, parce qu’ils sont employés seuls & sans le nom auquel ils ont rapport. Voilà comment les différentes manieres de voir une même chose, amenent des dénominations différentes & même opposées. M. de la Touche qui a composé en Angleterre l’art de bien parler françois, a adopté cette seconde maniere de distinguer les possessifs. Avec un peu plus de justesse que la premiere, je ne crois pourtant pas qu’elle doive faire plus de fortune. Les termes téchniques de grammaire ne doivent pas être fondés sur des services accidentels, qui peuvent changer au gré de l’usage ; la nomenclature des sciences & des arts doit être immuable comme les natures dont elle est chargée de reveiller les idées, parce qu’elle doit en effet exprimer la nature intrinséque, & non les accidens des choses. Or il est évident que mien, tien, sien, &c. ne sont absolus, au sens des grammairiens allemans, que dans l’usage présent de leur langue & de la nôtre ; & que ces mêmes mots étoient conjonctifs lorsqu’il étoit permis de dire un mien frere, un sien livre, comme les Italiens disent encore il mio fratello, il suo libro. M. Duclos, qui apparemment a senti le vice des deux nomenclatures dont je viens de parler, a pris un autre parti.
« Mon, ton, son, ne sont point des pronoms, dit-il Remarque sur le chap. viij. de la II. part. de la gramm. gén. puisqu’ils ne se mettent pas à la place des noms, mais avec les noms mêmes : ce sont des adjectifs possessifs. Le mien, le tien, le sien, sont de vrais pronoms »Ce savant académicien juge que ces mots se mettent au lieu du nom qui n’est point exprimé ; mais, comme je l’ai dejà dit, ce n’est point là le caractere distinctif des pronoms : & d’ailleurs les adjectifs mien, tien, sien, &c. ne se mettent pas au lieu du nom. On les emploie sans nom à la vérité, mais ils ont à un nom une relation marquée qui les assujettit aux lois de la concordance comme tous les autres adjectifs ; & l’article qui les accompagne nécessairement est la marque la plus assurée qu’il y a alors ellipse d’un nom appellatif, la seule espece de mot qui puisse recevoir la détermination qui est indiquée par l’article. C’est donc la différence que j’ai observée entre les deux especes de possessifs, qui doit fonder celle des dénominations distinctives de ces especes. Mon, ton, son, &c. sont des articles possessifs, puisqu’ils renferment en effet dans leur signification, celle de l’article & celle d’une dépendance relative à quelqu’une des trois personnes du singulier ou du pluriel ; que d’ailleurs ils font avec les noms qu’ils accompagnent l’office de l’article, qu’on ne peut plus énoncer sans tomber dans le vice de la périssologie. Mien, tien, sien, &c. sont de purs adjectifs possessifs, puisqu’ils ne servent qu’à qualifier le sujet auquel ils ont rapport, par l’idée d’une dépendance relative à quelqu’une des trois personnes du singulier ou du pluriel. Content d’avoir examiné la nature des adjectifs possessifs, ce qui est véritablement de l’objet de l’Encyclopédie, je ne m’arrêterai point ici à détailler les différens usages de ces adjectifs par rapport à notre langue ; c’est à nos grammaires françoises à discuter ces lois accidentelles de l’usage ; mais je m’arrêterai à deux points particuliers, dont l’un concerne notre langue, & l’autre la langue allemande. L’examen du premier point peut servir à faire voir combien il est aisé de se méprendre dans les décisions grammaticales, & combien il faut être attentif pour ne pas tomber dans l’erreur sur ces matieres.
« Plusieurs ne peuvent comprendre, dit Vaugelas, remarque 320, comment ces…. possessifs, mon, ton, son, qui sont masculins, ne laissent pas de se joindre avec les noms féminins qui commencent par une voyelle (ou par un h muet)… Quelques-uns croient qu’ils sont du genre commun, servant toujours au masculin, & quelquefois aufeminin, c’est-à-dire à tous les mots feminins qui commencent par une voyelle (ou par un h muet), afin d’éviter la cacophonie que feroient deux voyelles… D’autres soutiennent que ces pronoms sont toujours du masculin, mais qu’à cause de la cacophonie on ne laisse pas de les joindre avec les feminins qui commencent par une voyelle (ou par un h muet), tout de même, disent-ils, que les Espagnols qui se servent de l’article masculin el pour mettre devant les noms féminins commençant par une voyelle, disant el alma, & non pas la alma. De quelque façon qu’il se fasse, il suffit de savoir qu’il se fait ainsi, & il n’importe guere, ou point du tout, que ce soit plutôt d’une maniere que de l’autre ».Cela peut n’être en effet d’aucune importance s’il ne s’agit que de connoître l’usage de la langue & de s’y conformer : mais cela ne peut être indifférent à la Philosophie, si ce n’est à la philosophie sceptique qui aime à douter de tout. Thomas Corneille crut apparemment qu’une décision valoit mieux que l’incertitude, & il décide, dans sa note sur cette remarque, que cet usage de notre langue n’autorise pas à dire que mon, ton, son, sont du genre commun.
« Je ne puis comprendre, dit l’abbé Girard à ce sujet, tom. I. discours vij. pag. 376. par quel goût, encore moins par quelle raison, un de nos puristes veut que mon, ton, son, ne puissent être feminins, & qu’ils sont toujours masculins, même en qualifiant des substantifs féminins. Il dit que la vraie raison qui les fait employer dans ces occasions est pour éviter la cacophonie : j’en conviens ; mais cette raison n’empêche pas qu’ils n’y soient employés au féminin : bien loin de cela, c’est elle qui a déterminé l’usage à les rendre susceptibles de ce genre. Quel inconvénient y a-t-il à les regarder comme propres aux deux, ainsi que leur pluriel ? Quoi ! on aimera mieux confondre & bouleverser ce que la syntaxe a de plus constant, que de convenir d’une chose dont la preuve est dans l’évidence du fait ? Voilà où conduit la méthode de supposer des maximes & des regles indépendantes de l’usage, & de ne point chercher à connoître les mots par la nature de leur emploi ».L’opinion de M. l’abbé Girard, & la conséquence qu’il en tire contre la méthode trop ordinaire des grammairiens, me paroissent également plausibles ; & je révoque volontiers & sans détour, ce que je me rappelle d’avoir écrit de contraire à l’article Gallicisme . Je passe à l’observation qui concerne la langue allemande : c’est que l’usage y a introduit deux articles & deux adjectifs possessifs qui ont rapport à la troisieme personne du singulier ; l’un s’emploie quand la troisieme personne est du feminin, & l’autre, quand elle est du masculin. Cette différence ne sert qu’à déterminer le choix du mot, & n’empêche pas qu’il ne s’accorde en genre avec le nom auquel on l’applique. Ainsi son, quand la troisieme personne est du masculin, se dit en allemand sein, m. seine, f. & sein, n. & sien se dit seiner, m. seine, f. seines, n. ou bien der seinige, m. die seinige, f. das seinige, n. & tous ces mots sont dérivés du génitif masculin seiner (de lui). Mais si la troisieme personne est du feminin, son se dit en allemand ihr, m. ihre, f. ihr, n. & sien se dit ihrer, m. ihre, f. ihres, n. ou bien der ihrige, m. die ihrige, f. das ihrige, n. & tous ces mots sont dérivés du génitif feminin ihrer (d’elle). On peut concevoir, par cette propriété de la langue allemande, combien l’usage a de ressources pour enrichir les langues, pour y mettre de la clarté, de la précision, de la justesse, & combien il importe d’examiner de près les idiotismes pour en demêler les finesses & le véritable sens. C’est la conclusion que j’ai prétendu tirer de cette observation. (B. E. R. M.)
« on peut regarder les prépositions comme des caracteres séparés, pour ajouter aux substantifs la maniere de signifier qui convient à l’adverbe… Vous dites justement ; c’est la derniere syllabe qui est le caractere adverbial : placez la préposition avec avant le nom justice, elle donnera la même maniere de signifier au nom substantif justice, que la syllabe ment a donnée au nom adjectif juste. Ainsi les prépositions rentrent dans l’adverbe : on les a inventées pour en tenir lieu, pour en exercer la fonction avec le secours du substantif ; parce qu’on y a trouvé l’avantage de la variété ».Cette observation est vraie jusqu’à un certain point, & elle a pour fondement l’analogie réelle qu’il y a entre la nature de la préposition & celle de l’adverbe. L’une désigne, comme je l’ai dit dès le commencement, un rapport général, avec abstraction de tout terme antécédent & conséquent ; l’autre exprime un rapport déterminé par la désignation du terme conséquent, mais avec abstraction du terme antécédent : c’est pourquoi toute locution qui renferme une préposition avec son complément, est appellée en Grammaire une phrase adverbiale ou équivalente à un adverbe. Il ne faut pourtant pas croire que les deux locutions soient absolument synonymes, & que la variété ne consiste que dans les sons : l’éloignement que toutes les Langues ont naturellement pour une synonymie entiere, qui n’enrichiroit un idiome que de sons inutiles à la jnstesse & à la clarté de l’expression ; cet éloignement, dis-je, donne lieu de présumer que la phrase adverbiale & l’adverbe doivent différer par quelques idées accessoires. Par exemple, je serois assez porté à croire que quand il s’agit de mettre un acte en opposition avec l’habitude, l’adverbe est plus propre à marquer l’habitude, & la phrase adverbiale à indiquer l’acte ; & je dirois : un homme qui se conduit sagement ne peut pas se promettre que toutes ses actions seront faites avec sagesse . La plûpart de nos grammairiens distinguent deux sortes de prépositions par rapport à la forme : de simples, qui sont exprimées par un seul mot ; & de composées, qui comprennent plusieurs mots pour l’expression du rapport. Telle est à cet égard la doctrine de l’abbé Régnier (Gramm. fr. pag. 565. in-12. & pag. 595. in-4°.) ; celle de M. Restaut (ch. ix.) ; celle du pere Buffier (n°. 647-651.). Ainsi, dit-on, dans, avec, pour, après, sont des prépositions simples ; vis-à-vis de, à l’égard de, à la réserve de, sont des prépositions composées. Mais ce que j’ai dit ailleurs des conjonctions prétendues composées (Voyez Mot, art. II. n. 2.), je le dis ici des prépositions : c’est une sorte de mot ; & chacun de ceux qui entrent dans la structure des phrases que l’on prend pour des prépositions, doit être rapporté à la classe qui lui est propre. Ainsi vis-à-vis, que l’on devroit, ce me semble, écrire visavis sans division, est un adverbe, & de qui le suit est la seule préposition qui exige un complément : dans à l’égard de il y a quatre mots ; à qui est préposition ; le, article ; égard, nom appellatif, qui est le complément grammatical de à, & le terme antécédent d’un autre rapport exprimé par de ; enfin de, autre préposition. C’est confondre les idées les plus claires & les plus fondamentales, que de prendre des phrases pour des sortes de mots ; & si l’on ne veut avancer que des principes qui se puissent justifier, on ne doit reconnoître que des prépositions simples. Nous en avons en françois quarante-huit, que je vais rapporter dans l’ordre alphabétique, en y joignant quelques exemples qui en justifieront la nature. A. A midi, à Paris, à l’office, à la maniere des Grecs, à nous, à nos amis, difficile à concevoir, destiné à être brûlé. Après. Après leroi, après vous, après midi, après avoir pris conseil. Attenant. L’église est attenant le château. Attendu. On a differé le jugement attendu vos prétentions. Avant. Avant le tems, avant trois heures, avant moi, avant l’examen. Quand un infinitif est complément de cette préposition, il faut mettre que de entre deux (Voyez Vaugelas, rem. 274. & l’art. Avant ) : ainsi il faut dire, avant que de mourir, & non pas avant de mourir, comme quelques-uns se le permettent abusivement, & encore moins avant mourir, dont personne ne s’avise plus aujourd’hui. Quelquefois avant est un adverbe qui marque une suite considérable de progrès dans la durée, dans l’étendue, ou dans toute autre chose susceptible de progression : bien avant dans la nuit, fort avant dans la terre, il a été assez avant dans la Géométrie. Avec. Avec serment, avec les précautions requises, avec un bâton, avec lui, avec sa troupe. Chez. Chez soi, chez vous, chez les Grecs, chez les Romains. Concernant. J’ai lû plusieurs écrits concernant cette dispute. Contre. Plaider contre quelqu’un, écrire contre les Philosophes, il est parti contre mon avis ; dans tous ces exemples, contre a un sens d’opposition : dans les suivans ce mot exprime un rapport de voisinage ; sa maison est contre la mienne, contre l’église ; cela est collé contre la muraille. Dans. Dans trois jours, dans l’année, dans la ville, dans la chambre, dans nos affaires, dans les SS. Peres, dans l’Ecriture sainte. De. De grand matin, de bonne heure, l’heure de midi, la ville de Paris, la riviere de Seine, loin de mot, parler de ce que l’on sait, l’obligation de se taire, la crainte d’avoir déplû. De-ça. De çà la riviere. Dict. de l’acad. Dedans . Ce mot est quelquefois nom, comme quand on dit, le dedans de la maison, les dedans d’un château, au-dedans de nous-mêmes. Il est préposition, quand il est suivi d’un complément immédiat qui est un nom ou un pronom ; & cela arrive en deux occurrences seulement : la premiere, est quand les deux prépositions contraires sont réunies par une conjonction copulative avec rapport à un même & unique complément, comme quand on dit, ni dedans ni dehors la ville, dedans & dehors l’enceinte du temple : la seconde, est quand cette préposition est immédiatement précédée d’une autre, comme, cette statue est pour dedans la grande cour, ils sortirent de dedans les retranchemens, ils passerent par dedans la ville. On se sert encore du mot dedans d’une maniere absolue, comme quand on dit, vous le croyez sorti de la maison, & il est dedans : la plûpart des grammairiens prétendent que dedans est alors adverbe ; & M. l’abbé Régnier (Gramm. fr. in-12. pag. 590. in-4°. pag. 622.) dit que c’est l’usage ordinaire depuis cinquante ans, & que l’usage est ou un maître ou un tyran auquel il faut toujours obéir en matiere de langue. Je crois que cette maxime n’est pas vraie sans restriction ; & s’il falloit s’y conformer sans appel, il faudroit continuer de dire que nos noms ont des cas, puisque c’étoit un usage de tems immémorial dans notre Grammaire. C’est que l’usage n’a véritablement autorité que sur le langage national, & que c’est à la raison éclairée de diriger le langage didactique : dès que l’on remarque qu’un terme technique présente une idée fausse ou obscure, on peut & on doit l’abandonner & en substituer un autre plus convenable. D’ailleurs il n’est pas ici question de nommer simplement, mais de décider la nature d’un mot ; ce qui est une affaire, non d’usage, mais de raisonnement. Au reste Th. Corneille (note sur la rem. 128. de Vaugelas), nous apprend que l’avis de M. Chapelain étoit que dedans, lorsqu’il terminoit une période & un sens, ainsi que dessous, dessus, dehors, demeurent toujours prépositions, & régissent tacitement la chose sous-entendue dont il a été parlé auparavant. Cet avis est assurément le plus sage, & il doit en être de ces mots en pareil cas, comme de devant & après, quand on dit, par exemple, partez devant, j’irai après : si quand il y a ellipse du complément on emploie plutôt dedans, dehors, dessous, dessus, que dans, hors, sous, sur, c’est que l’oreille a jugé que ces monosyllabes termineroient mal la période ou le sens. Dehors . C’est la même chose de ce mot que du précédent. Il est nom dans ces phrases, le dehors ne répond pas au-dedans, les dehors de la place. Il est préposition dans les trois occurrences marquées ci-dessus : 1°. ni dedans ni dehors la ville, comme dans l’article précédent ; 2°. cette autre statue est pour dehors l’enceinte, je viens de dehors la ville, par dehors le jardin ; 3°. vous le croyez dans la maison, & il est dehors. De-la. De-là la riviere, de-là les monts, de-là la mer, de-là l’eau. Dict. de l’acad. Depuis. Depuis la création du monde, depuis Pâque, depuis deux heures, depuis quel tems, depuis le premier jusqu’au dernier, depuis moi. Derriere . Ce mot est comme dedans & dehors. Il est nom quand on dit, le derriere de la tête, les derrieres de l’armée. Il est préposition quand on dit, restez derriere moi, derriere l’autel ; & même quand on dit avec ellipse, l’un marchoit devant & l’autre derriere. Dès. Dès le commencement, dès les premiers tems, à prendre cette riviere dès sa source. M. l’abbé Girard a fait de ce mot une conjonction : mais, je le demande, est-ce une conjonction dans les phrases que je viens de rapporter ? & quand on les rend littéralement en latin, ab initio, à primis temporibus, ab origine, peut-on dire que à & ab soient des conjonctions ? Dès n’est pas plus conjonction dans les phrases de l’académicien, dès qu’elles entrent sous le pouvoir d’un mari, dès que les dames s’en mêlent, dès que le prince demande ; la vraie conjonction dans ces phrases, c’est que, qui lie les propositions incidentes dont il est suivi à son antécédent sous-entendu, par exemple, le moment, qui est le complément immédiat & grammatical de dès ; ainsi dès est toujours préposition, & c’est comme si l’on disoit, ainsi qu’on le dit assez souvent, dès le moment qu’elles entrent sous le pouvoir d’un mari, dès le moment que les dames s’en mêlent, dès le moment que le prince demande. Dessous, dessus . Ces deux mots sont absolument dans le même cas que dedans. Ce sont des noms dans ces phrases, le dessous ou le dessus de la table, le dessous des cartes, le dessus d’une lettre, donner du dessous à quelqu’un, prendre le dessus. Ce sont des prépositions dans les trois occurrences que j’ai assignées pour dedans : 1°. il n’est ni dessus ni dessous la table : 2°. on gardoit cette poële pour dessous la table, & ces fleurs pour dessus le buffet ; passer par dessous la porte, par dessus la muraille ; sortir de dessous la table, tombé de dessus la voûte : 3°. ce livre n’étoit point sur la table, il étoit dessous ; ou bien ce livre n’étoit point sous la table, il étoit dessus. Devant . Il en est de devant comme de derriere qui en est l’opposé. C’est un nom quand on dit, le devant de la maison, prendre les devans. C’est une préposition quand on dit, marchez devant moi, se prosterner devant l’autel, humilions-nous devant Dieu ; & même quand on dit avec ellipse, Enée marchoit devant, & Creüse alloit derriere. Devers . Cette préposition s’emploie rarement sans être précédée d’une autre, quoique l’on trouve ces deux exemples dans le Dictionnaire de l’académie, il est allé quelque part devers Lyon, il est devers Toulouse ; je crois que l’on feroit mieux de dire aux environs de Lyon, de Toulouse. Mais on doit dire devers & non pas vers à la suite des prépositions de & par : il vient de devers ces pays-là, de devers les princes d’Allemagne, & non pas de vers ; il a passé par devers votre château, il en a les titres par devers lui, ils ont par devers soi beaucoup de bonnes actions, & non pas par vers. Durant. Durant la paix, durant la guerre, durant les troubles domestiques. En. En paix, en guerre, en combattant, en roi, en anglois, en tems & lieu, en dix ans, en plaine, en France. Entre. Entre la vie & la mort, entre vos bras, entre mes livres, entre promettre & tenir, entre nous. Envers. Envers Dieu, envers le prochain, envers nous, envers qui, envers & contre tous. Excepté, hormis, hors . Je joins ensemble ces trois prépositions, parce qu’elles sont à-peu près synonymes : excepté cela, il est d’un très-bon commerce ; il eut tous les suffrages hormis deux ou trois ; la loi de Mahomet permet tout hors le vin. Quand on dit, hors du royaume, hors de la ville, hors de saison, ce n’est point une préposition, c’est un adverbe général de tems ou de lieu, que l’on détermine ensuite par la préposition de, suivie de son complément ; & M. l’abbé Régnier s’est trompé, en ne donnant sur hors que des exemples de cette façon. Hors, quand il est préposition, est synony me d’excepté & d’hormis. Joignant ne s’emploie que dans le discours familier, & communément cette préposition est précédée de l’adverbe tout ; comme sa maison est tout joignant la mienne. Malgré. Malgré moi, malgré l’hiver, malgré son pere, malgré mes avis, malgré tout ce que j’ai pu dire. Moyennant. Moyennant la grace de Dieu, moyennant cinquante pistoles, moyennant ceci, moyennant quoi. Nonobstant. Nonobstant toute opposition, nonobstant l’appel, nonobstant ses craintes. Outre. Outre cela, outre les mauvais ouvrages qu’il a faits, outre mesure, outre mer. Par. Passer par la ville, passer par les épreuves les plus rudes, prouver par témoignage, par écriture, avoir mille écus par an, plaire par son esprit, commencer par réfléchir. Parmi. Parmi les hommes, parmi les animaux, parmi nous. Pendant. Pendant le sermon, pendant le carême, pendant les vacances, pendant la guerre, pendant la paix. Pour. Il combat pour la patrie, il est parti pour Rome, vous oubliez tout pour la chasse, il passe pour habile, j’ai eu ce livre pour quarante sols, donner de mauvaises pointes pour des traits d’esprit, j’étois allé pour vous voir, on n’est jamais puni pour avoir bien fait. Proche. Proche le temple, proche le palais. Quand proche est suivi de de, c’est un adverbe général de lieu, dont le sens est déterminé par la préposition de, suivie de son complément ; & il en est de même d’auprès & de près qui en sont à-peu-près synonymes : proche du temple, ou auprès du temple, ou près du temple ; proche du palais, ou auprès du palais, ou près du palais. Sans. Sans faute, sans secours, sans la violence, sans les menaces, sans nous, sans elles, sans parler, sans avoir entendu. Sauf. Sauf le respect que je vous dois, sauf votre meilleur avis, sauf correction, sauf toute erreur de calcul. Selon. Selon l’occasion, selon l’histoire, selon vous, selon S. Augustin, selon l’issue. Sous. Sous le consulat de Cicéron, sous Louis le Bien-Aimé, sous vingt-quatre heures, sous le ciel, sous le manteau, enfermé sous la clé, retiré sous le canon de la place, sous condition, sous la protection du ciel, sous la conduite de Socrate. Suiv ant. Suivant la loi, suivant mes conseils, suivant les maximes de la sagesse. Sur. Sur le midi, sur les trois heures, sur le point de partir, sur le déclin de l’âge, sur le champ, sur votre parole, je compte sur vous, dominer sur les foibles, une ville située sur la Seine, un appartement sur la rue, mettez cela sur la table, notes sur l’Encyclopédie. Touchant. Un traité touchant les bornes de la critique, des observations touchant l’indécence & l’injustice des satyres personnelles. Vers. Vers l’orient, vers midi, vers Toulouse, vers Pâques, se tourner vers Dieu. Vu. Vu l’état de affaires, vu les mesures que vous prenez, vu les détails où je suis entré. Dans ce tableau des prépositions, que je viens de mettre sous les yeux du lecteur, & qui est ici plus complet que dans aucun de nos grammairiens, je n’ai pas cru devoir m’occuper de la distinction de tous les rapports que chaque préposition peut exprimer en vertu de l’usage de notre langue. Ce détail ne peut convenir qu’à une grammaire françoise, & ne doit pas plus grossir cet ouvrage que le dénombrement des prépositions latines, grecques, hébraiques, chinoises, ou autres : l’énumération que j’ai faite des nôtres est moins un hommage rendu à notre langue, qu’un essai sur la maniere de reconnoître la nature des prépositions dans quelque idiome que ce soit, un exemple de l’attention scrupuleuse que cette étude exige, & un cannevas de prépositions bien connues pour servir de fondement à quelques remarques didactiques sur cet objet. 1°. Je crois, comme M. l’abbé Regnier, qu’il ne faut pas trop s’attacher à réduire toutes les prépositions à des classes générales ; une même préposition a reçu trop de significations différentes pour se prêter sans obstacle à des classifications régulieres.
« Non seulement une même préposition marque des rapports différens, ce qui est déja un défaut dans une langue ; mais elle en marque d’opposés, ce qui est un vice ».C’est une remarque de M. Duclos. Gram. gén. part. II. ch. ij. Si l’on prétendoit donc réduire en classes le système des prépositions, on s’exposeroit à la nécessité de tomber souvent dans des redites, & de dépecer sous différens titres les divers usages de la même préposition. Ne vaudroit-il pas mieux penser à réduire sous un point de vue unique & général tous les usages d’une même prêposition ? Quelque difficile que paroisse au premier aspect la solution de ce problème, je ne laisse pas d’être persuadé qu’elle est très-possible : de quelque bisarrerie qu’on accuse l’usage, ce prétendu tyran des langues, j’ai reconnu dans un si grand nombre de ses décisions, taxées trop légerement d’irrégularité, l’empreinte d’une raison éclairée, fine, & en quelque sorte infaillible, que je ne puis croire le système des prépositions aussi inconséquent qu’on l’imagine dans notre langue, & qu’il le seroit en effet dans toutes, si la maniere commune d’envisager les choses est conforme à la droite raison. En tout cas, il est certain que si la réduction que je propose étoit exécutée, la syntaxe de cette partie d’oraison, qui a dans tous les idiomes de grandes difficultés, deviendroit très-simple & très-facile ; les connoisseurs doivent le sentir, & conséquemment entrer dans mes vues de tout leur pouvoir. A quoi reconnoît-on, par exemple, que vers est préposition de lieu dans cette phrase, aller vers la citadelle ; de tems dans celle-ci, il est mort vers midi ; de terme dans cette troisieme, se tourner vers Dieu ? Disons-le de bonne foi : ces différentes significations ne sont point dans le mot vers : les rapports sont compris dans la signification des termes antécédens, & c’est l’ordre ; les termes conséquens de ces rapports sont les complémens de la préposition ; & la préposition ne fait qu’indiquer que son complément est le terme conséquent du rapport renfermé dans la signification du terme antécédent. Nous disons rapport de tems, quand le complément est un nom de tems ; rapport de lieu, quand c’est un nom de lieu, &c. Dans le fait, vers indique un rapport d’approximation, & l’approximation se mesure ou par la durée, ou par l’espace, ou par l’inclination de la volonté. Ce que je dis ici sur vers est un essai pour développer ma pensée, & pour diriger les vues des Grammairiens sur les autres prépositions. 2°. Ce n’est pas au reste que je prétende faire abandonner la considération des idées qui peuvent être communes à plusieurs prépositions, & de celles qui les différencient entre elles. Il me semble au contraire que ce que je propose a pour but de généraliser encore plus les idées communes : & je crois qu’il ne peut être que très-avantageux pour cette fin, de comparer entre elle & les prépositions synonymes, & de les grouper en autant d’articles dans le traité général. Le P. Bouhours a comparé sous cet aspect à & dans. Rem. neuv. t. I. pag. 113. & 433. Le même écrivain (Ibid. p. 67.) a discuté la synonymie des deux prépositions en & dans. M. l’abbé Girard a traité le même sujet dans ses synonimes françois, 3. édit. p. 123. Contre, malgré, nonobstant ont un fond commun & des différences caractéristiques, que ce même académicien expose avec netteté dans ses vrais princip. l. II. p. 193. & il approfondit encore davantage les différences de contre & de malgré, dans son livre des synonymes, p. 115. M. l’abbé Regnier en a aussi touché quelque chose. p. 626. in-12. p. 658. in-4°. M. l’abbé Girard, syn. p. 39. a comparé les synonymes avant & devant, sur quoi l’on peut voir ce que M. du Marsais y a ajouté dans l’Encyclopédie, art. Avant, & ce qu’en a dit M. l’abbé Regnier, in-12. p. 585. & in 4. p. 617. Les prépositions opposées après & derriere sont analogues, & les différences en sont à-peu-près les mêmes. On trouvera dans les vrais principes, p. 190. & dans la grammaire de l’abbé Regnier, in-12. p. 607. in-4. p. 639. en quoi conviennent & en quoi différent les deux prépositions synonimes durant & pendant. Il seroit bon d’examiner aussi jusqu’à quel point de peut être synonyme de ces mots quand on dit, par exemple, de jour, de nuit. On lira aussi dans les vrais principes de l’abbé Girard, tom. II. pag. 189. ce qu’il a écrit sur les synonymes selon & suivant ; & p. 192. ce qu’il a dit d’excepté, hormis & hors. Cet écrivain doit servir de modele à ceux qui voudront tenter la comparaison & l’explication des autres prépositions synonymes, telles que attenant, joignant, contre ; après & depuis ; avec, moyennant, & par ; attendu & vu ; entre & parmi ; envers & pour ; sur, touchant, concernant, & de, &c. Il ne peut être que très-utile aussi d’insister sur les prépositions opposées, comme avant & après, deça & de-là, devant & derriere, sans & avec, sous & sur, pour & contre, &c. L’opposition suppose toujours un fonds commun ; & rien n’est plus propre à faire bien sortir les différences des synonymes, que celles de leurs opposés. 3°. M. du Marsais (au mot Accident) avance que les prépositions sont toutes primitives & simples. C’est une erreur évidente. Concernant, durant, joignant, moyennant, pendant, suivant, touchant, sont originairement des gérondifs : concernant de concerner ; durant de durer ; joignant de joindre ; moyennant de moyenner ; pendant de pendre, pris dans le sens de durer ou de n’être par terminé, comme quand on dit un procès pendant au parlement ; suivant du verbe suivre pris dans le sens d’obéir, comme quand on dit, je suivrai vos ordres ; touchant du verbe toucher : attendu, excepté, vu, sont dans l’origine les supins des verbes attendre, excepter, voir. Voilà donc des prépositions dérivées ; en voici de composées. Attenant (tenant à), de ad & de tenir ; hormis, qui s’écrivoit il n’y a pas long-tems horsmis, est composé de la préposition simple hors & du supin mis du verbe mettre ; malgré vient de mal pour mauvais & de gré ; nonobstant des deux mots latins non obstans. Sur quoi il est bon d’observer que ces prépositions composées le sont dans un autre sens que celui dont j’ai parlé plus haut ; chacune d’elles n’est qu’un mot, mais ce mot résulte de l’union de plusieurs radicaux. 4°.
« L’usage, dit M. l’abbé Girard, tom. II. pag. 242. a accordé à quelques prépositions la permission d’en régir d’autres en certaines occasions ; c’est-à-dire de les souffrir dans les complémens dont elles indiquent le rapport ; de façon qu’il se trouve alors un rapport particulier compris dans le général : celui-ci est énoncé par la préposition, qui est la premiere en place ; celui-là par la préposition qui ne marche qu’en second, & qui par conséquent se trouve conjointement avec son propre complément sous le régime de la premiere. Cette permission, ajoute-t-il, n’est accordée qu’à ces quatre, de, pour, excepté, hors. Leur droit ne s’étend pas même sur toutes les prépositions indifféremment, mais seulement sur quelques-unes d’elles… De peut régir ces six, entre, après, chez, avec, en & par… Pour ne sauroit avoir droit que sur ces cinq, après, dans, devant, à, & derriere… Excepté & hors admettent dans leur complément & sous leur régime dix-neuf des autres prépositions ; savoir, chez, dans, sous, sus, devant, derriere, parmi, vers, avant, après, entre, depuis, avec, par, devant, pendant, à, de, & en ».Premierement, de, pour me servir des termes de l’auteur, & pour parler conformément à son hypothèse, que j’examinerai plus bas, de peut régir encore neuf autres prépositions ; savoir, derriere, dessous, dessus, devant, devers, delà, deçà, dedans, dehors ; comme on le voit dans ces phrases : il sortit de derriere l’autel, de dessous la table, de dessus la voûte ; disparoissez de devant moi ; il revient de devers les princes d’Allemagne, de delà les Alpes ; ils ont été repoussés de deçà le Rhin ; je viens de dehors la ville, de dedans le jardin. En second lieu, pour a encore droit sur avant, chez, de, deçà, delà, dessous, dessus, & l’on dit très-communément : le sermon est pour avant vêpres ; ces meubles sont pour chez moi ; on en peut avoir pour de l’argent ; cette division est pour deçà la Meuse, & l’autre pour delà le Rhin ; cette poële est pour dessous la table ; ces fleurs sont pour dessus la fenêtre. En troisieme lieu, excepté & hors admettent dans leur complément & sous leur régime bien d’autres prépositions que celles dont parle l’académicien. Ils se sont tous déclarés contre les philosophes excepté contre Platon ; les ministres sages s’intéressent pour les gens de lettres, excepté pour ceux qui deshonorent leur état par leurs écarts, &c. En quatrieme lieu, il y a d’autres prépositions que les quatre citées par l’abbé Girard, auxquelles il est permis par l’usage d’avoir d’autres prépositions dans leur complément. Et d’abord il est évident que la préposition de se trouve très-fréquemment, non-seulement après à, comme l’a remarqué M. l’abbé Froment, supplement au ch. xj. de la II. part. de la Gram. gén. mais encore après un grand nombre d’autres. On dit, se livrer à des faux amis ; après de si bons avis ; avec de bon vin ; chez de bonnes gens, on ne tient pas contre de telles avances ; dans de l’eau ; derriere de la paille ; devant de bons juges ; jetter de la défiance entre des amis ; envers des étrangers ; malgré de si grands obstacles ; moyennant de l’argent ; prouver par des faits ; sans de bons appuis ; selon des temoignages respectables ; sous de belles apparences ; suivant des principes dangereux ; sur de bons garants ; touchant des affaires sérieuses ; vers des jardins spacieux, &c. D’ailleurs la préposition par est assez souvent suivie d’une autre, & l’on dit fort bien, j’ai passé par chez vous, par-dessus tout cela, par-dessous la jambe, par-dedans la ville, par-dehors l’enceinte. Ajoutez que l’on pouvoit remarquer jusqu’à trois prépositions consécutives & subordonnées les unes aux autres : par devers chez vous, par-dessus de bons titres, en deçà de la riviere : & ne pourroit-on pas en accumuler jusqu’à quatre, & dire dans quelques occurrences, pour en-deçà de la riviere ? 5°. J’ai prouvé dès le commencement que toute préposition a nécessairement pour complément un nom, un pronom, ou un infinitif ; & que la préposition avec son complément, forme un complément total déterminatif d’un nom appellatif, d’un adjectif, d’un verbe ou d’un adverbe. C’est donc présenter à l’esprit des idées fausses, que de dire, comme M. l’abbé Girard
« que l’usage a accordé à quelques prépositions la permissien d’en régir d’autres en certaines occasions ».Dans les exemples allégués par cet académicien, & dans ceux que j’y ai ajoutés, il y a nécessairement ellipse entre les prépositions consécutives ; & si l’on veut rendre une raison analytique de la phrase, il faut suppléer entre deux le terme qui doit servir tout-à-la fois de complément à la premiere préposition, & d’antécédent à la seconde. Ainsi de par le roi, signifie par exemple, de l’ordre donné par le roi ; il sortit de derriere l’autel, c’est-à-dire de l’espace situé derriere l’autel ; ces fleurs sont pour dessus la fenêtre, c’est-à-dire pour être placées dessus la fenêtre, ou sur la fenêtre, &c. S’il y a de suite plus de deux prépositions, il faut également suppléer les complémens intermédiaires : cette garde est pour en-deçà de la riviere, c’est-à-dire cette garde est destinée pour servir en un poste situé deçà le lit de la riviere. On voit dans cette derniere phrase ramenée à la plénitude analytique, que l’adjectif destinée est le terme antécédent de pour ; que l’infinitif servir est le complément grammatical de pour & l’antécédent de en ; que un poste est le complément grammatical de en ; que l’adjectif situé est l’antécédent de deçà ; & que le lit, qui est le complément grammatical de deçà, est en même tems l’antécédent du de qui vient après. Reprenons le tout synthétiquement : la riviere est le complément total de la préposition de ; de la riviere est le complément déterminatif total du nom appellatif lit ; le lit de la riviere est le complément logique de deçà ; deçà le lit de la riviere est la totalité du complément déterminatif de l’adjectif situé ; situé deçà le lit de la riviere est le complément déterminatif logique du nom appellatif poste ; un poste situé deçà le lit de la riviere est le complément logique de la préposition en ; en un poste situé deçà le lit de la riviere est la totalité du complément déterminatif du verbe servir ; servir en un poste situé deçà le lit de la riviere est le complément logique de la préposition pour ; enfin, pour servir en un poste situé deçà le lit de la riviere, est la totalité du complément déterminatif de l’adjectif destinée. Il y a particulierement ellipse dans les phrases où une préposition est suivie immédiatement d’un que : par exemple, après qu’il fut parti, depuis que le monde existe, attendu que vous le voulez, dès que le soleil paroit, moyennant que vous donniez caution, malgré qu’il en ait, nonobstant que je l’en eusse prié, outre que je l’ai lù, pendant qu’on y pense, sans qu’il s’y opposât, selon que vous voudrez, suivant que vous le souhaitez, vu qu’il n’est pas possible ; c’est-à-dire après le moment qu’il fut parti, depuis le tems que le monde existe, attendu la raison que vous le voulez, dès l’instant que le soleil paroît, moyennant la condition que vous donniez caution, malgre le dépit qu’il en ait, nonobstant ce que je l’en eusse prié, outre ce que je l’ai la, pendant le tems qu’on y pense, sans ce qu’il s’y opposât, selon ce que vous voudrez, suivant ce que vous le souhaitez, vû la raison qu’il n’est pas possible. On ne tournera pas apparemment en objection contre cette doctrine des ellipses, la longueur, le ridicule, ou si l’on veut, l’espece de barbarisme qu’introduiroit dans la phrase la plénitude analytique. L’usage n’a autorisé ces ellipses que pour donner en effet plus de vivacité à l’élocution ; & il est constant qu’on ne peut les suppléer sans jetter dans la phrase une langueur d’autant plus insupportable, que l’on est accoutumé à l’énergique briéveté de la phrase usuelle ; la plénitude analytique présente un tour insolite qui sent le barbarisme, & qui en seroit un réel si l’on prétendoit parler de la sorte. Mais ces tours analytiques ne sont point proposés ici comme des modeles à suivre dans l’usage ; ce sont des développemens pour rendre raison du véritable esprit de l’usage, & non pour en altérer les décisions. 6°.
« Quoiqu’on puisse mettre quelquefois en & dans indifféremment devant un mot, dit le P. Bouhours (Rem. nouv. tom. I. pag. 73.) ; s’il y a plusieurs mots semblables dans la même période, & que ce soit le même sens, le même ordre & la même suite de discours, ayant mis dans au premier mot, il ne faut pas mettre en au second : l’uniformité demande que dans regne par-tout… C’est au Dieu fidele dans ses promesses : inépuisable dans ses bienfaits, juste dans ses jugemens… J’ai dit quand c’est le même ordre & le même sens ; car autrement on peut varier, & on doit le faire en certains endroits. Il passa un jour & une nuit entiere en une si profonde méditation, qu’il se tint toujours dans une même posture. C’est une négligence vicieuse, dit-il ailleurs (ib. p. 177.), de mettre deux avec qui se suivent & qui ont des rapports différens, dont l’un regarde la personne & l’autre la chose. Par exemple, elle vécut avec lui, avec la même bonté qu’elle avoit accoutumé… J’ai dit quand ils se suivent, car quand ils ne sont pas si près l’un de l’autre, cela choque moins, parce que cela se sent moins… On voit bien que ce prédicateur n’a guere de familiarité avec les peres, puisqu’il les traite avec tant de cérémonie… Pour moi, j’avoue que deux avec bien qu’un peu éloignés, ne me plaisent point dans une même période, quand ils ont divers rapports ; je dis quand ils ont divers rapports ; car si l’un & l’autre se rapportent ou à la personne ou à la chose, bien loin que ce soit un défaut, c’est quelquefois une beauté. C’est une négligence vicieuse, dit encore le même a teur (pag. 461.), d’entasser dans le discours plusieurs comme les uns sur les autres, quand ils ne sont pas dans le même ordre. Exemple : Ne considérons plus la mort comme des payens, mais comme des chrétiens ; c’est-à-dire avec l’espérance, comme saint Paul l’ordonne… Les deux premiers comme sont dans le même ordre, & n’ont rien d’irrégulier ni de choquant ; mais le troisieme est pour ainsi dire, d’une autre espece, & fait un effet desagréable. .. On pourroit mettre ainsi que au lieu de comme : ainsi que saint Paul l’ordonne ».Toutes ces remarques séparées & fort éloignées les unes des autres dans le P. Bouhours, ont pourtant un lien commun, qu’il n’a pas assez nettement fait sentir. Ce sont des suites d’une même regle générale fondée sur une raison très-plausible. La voici : On ne doit pas employer dans une même proposition, avec des complémens de différente espece ou dans des sens différens, un même mot qui annonce vaguement quelque rapport. C’est que l’esprit ayant été déterminé par le premier complément à prendre ce mot dans un certain sens, est choqué de le trouver tout de suite employé dans un autre, quoiqu’il s’agisse encore de l’expression de la même pensée individuelle. C’est dans l’élocution un vice à-peu-près semblable à celui où l’on tomberoit dans le raisonnement, si l’on donnoit à un terme dans la conclusion, un autre sens qu’il n’a dans les prémisses ; d’ailleurs cette disparate ne peut que nuire à la clarté de la proposition, parce qu’elle fait sur l’esprit une impression desagréable, dont l’effet immanquable est de le distraire. Dans deux propositions qui se suivent, & dont l’une n’est pas subordonnée à l’autre, la raison de la regle n’existant plus, il n’y a plus de nécessité de s’y assujettir ; & c’est pour cela qu’on ne peut improuver l’exemple rapporté par le P. Bouhours : On voit bien que ce prédicateur n’a guere de familiarité avec les Peres (premiere proposition), puisqu’il les traite avec tant de cérémonie (seconde proposition). La marche de l’une est indépendante de celle de l’autre. Toutes les prépositions désignent un rapport vague qui n’est bien déterminé que par l’application qu’on en fait à deux termes, l’un antécédent & l’autre conséquent. C’est précisément pour cette raison que j’ai cru devoir établir ici cette regle générale de Grammaire. Mais les conjonctions de comparaison, telles que comme, & les expressions adverbiales qui ont la même signification, de même que, aussi-bien que, de la maniere que, &c. sont encore dans le même cas, parce qu’elles désignent des rapports généraux. Notre on doit suivre la même regle, parce qu’il est vaguement relatif à des personnes qui ne sont déterminées que par le sens du discours ; & c’est là le fondement de la remarque du P. Bouhours sur ce mot (pag. 240.), où il dit :
« Ce n’est pas écrire nettement que de mettre ainsi deux on qui ne se rapportent pas à la même personne ».C’est à la suite de cette phrase : On peut à-peu-près tirer le même avantage d’un livre… où on a gravé ce qui nous reste des antiquités de, &c. (E. R. M. B.)
« Depuis le tems qu’on parle du pronom, on n’est point parvenu à le bien connoître ; comme si sa nature étoit, dit le P. Buffier, Gram. franç. n°. 4, un de ces secrets impénétrables qu’il n’est jamais permis d’approfondir. Pour faire sentir, continue-t-il, que je n’exagere en rien, il ne faut que lire le savant Vossius, la lumiere de son tems & le héros des Grammairiens. Après avoir déclaré, & avec raison, que toutes les définitions qui avoient été données du pronom jusqu’alors n’étoient nullement justes, il prononce que le pronom est un mot qui en premier lieu se rapporte au nom, & qui en second lieu signifie quelque chose. Pour moi, avec le respect qui est du au mérite d’un si grand homme, j’avoue que je ne comprends rien à sa définition du pronom ».Quoique M. l’abbé Regnier prétende, Gram. fr. p. 216. in-12. p. 228. in-4°. que Vossius en cela a très-bien désigné la nature du pronom, je suis cependant de l’avis du P. Buffier. Car s’il ne s’agit que de se rapporter au nom, & de signifier quelque chose pour être pronom ; il y a trois pronoms dans ce vers de Phedre, III. 9.
Vulgare se rapporte au nomen, & il signifie quelque chose ; rara & est se rapportent au nom fides, & signifient aussi quelque chose : ainsi vulgare, rara, & est sont des pronoms, s’il en faut juger d’après la définition de Vossius. L’abbé Regnier lui-même, en la louant, fournit des armes pour la combattre ; il avoue qu’elle n’exprime pas toutes les propriétés du pronom, & qu’il y manque quelque chose, sur-tout à l’égard du pronom françois qui semble, dit-il, avoir besoin d’une définition plus étendue. Or une définition du pronom qui ne convient pas à ceux de toutes les langues, & qui n’exprime pas le fondement de toutes les propriétés du pronom n’en est pas une définition. Au surplus ce qu’ajoute ce grammairien à celle de Vossius la charge inutilement sans la rectifier. Sanctius, Minerv. I. 2. prétend que le pronom n’est pas une partie d’oraison différente du nom ; mais les raisons qu’il allegue de ce sentiment sont si foibles, & prouvent si peu qu’elles ne méritent pas d’être examinées ici : on peut voir ce qu’y répond M. l’abbé Regnier au commencement de son traité des pronoms. Le P. Buffier qui adopte le même système, le présente sous un jour beaucoup plus spécieux.
« Tous les mots, dit-il, n°. 80-84. qui sont employés pour marquer simplement un sujet dont on veut affirmer quelque chose, doivent être tenus pour des noms ; ils répondent dans le langage à cette sorte de pensées, qu’on appelle idées dans la Logique. La plûpart des sujets dont on parle, ont des noms particuliers ; mais il faut reconnoître d’autres noms qui, pour n’être pas toujours attachés au même sujet particulier, ne laissent pas d’être véritablement des noms. Ainsi, outre le nom particulier que chacun porte & par lequel les autres le désignent, il s’en donne un autre quand il parle lui-même de soi ; & ce nom en françois est moi ou je, selon les diverses occasions. . . . Le nom qu’il donne à la personne à qui il parle, c’est vous, ou tu, ou toi, &c. Le nom qu’il donne à l’objet dont il parle, après l’avoir nommé par son nom particulier ou indiqué autrement, est il, ou lui, ou elle, &c. Les noms plus particuliers ont retenu seuls dans la grammaire la qualité de noms ; & les noms plus communs de moi, vous, lui, &c. se sont appellés pronoms, parce qu’ils s’employent pour les noms particuliers & en leur place ».Il faut convenir avec le P. Buffier que tous les mots qui sont employés pour marquer simplement un sujet dont on veut affirmer quelque chose, ou, en d’autres termes, pour présenter à l’esprit un être déterminé, soit réel, soit abstrait ; que tous ces mots, dis-je, doivent être tenus pour être de même nature à cet égard. Mais pourquoi les tiendroit-on pour des noms, puisque le langage usuel des Grammairiens les distingue en deux classes, l’une de noms & l’autre de pronoms ? Ce sont tous des mots déterminatifs, ainsi que je l’ai dit ailleurs. Voyez Mot . Mais comme ils déterminent de différentes manieres, ce sont des mots déterminatifs de différente espece ; les uns déterminent les êtres par l’idée de leur nature, & ce sont les noms ; les autres déterminent les êtres par l’idée précise d’une relation à l’acte de la parole, & ce sont les pronoms. C’est pour cela que si un même être est désigné par un nom & par un pronom tout-à-la-fois, le nom s’accorde en personne avec le pronom, parce que la personne n’est qu’un accident dans le nom, & qu’elle est une propriété essentielle du pronom ; le pronom au contraire s’accorde en genre avec le nom, parce que le genre n’est qu’un accident dans le pronom, & que c’est une propriété essentielle du nom. La différence des genres vient dans les noms de celle de la nature, dont l’idée déterminative caractérise l’espece des noms ; & de même la différence des personnes vient dans les pronoms de celle de la relation à l’acte de la parole, dont l’idée déterminative caractérise l’espece des pronoms : au contraire les nombres & les cas dans les langues qui les admettent sont également propres aux deux especes, parce que les deux especes énoncent des êtres déterminés, & que tout être déterminé dans le discours l’est nécessairement sous l’une des qualités désignées par les nombres, & sous l’un des rapports marqués par le cas de quelque espece que soit l’idée déterminative. Voyez Nombre, Cas & Personne . A l’occasion de la grammaire françoise de M. l’abbé Wailly, l’auteur de l’année littéraire 1754, t. VII. lettre x. propose une difficulté, dont il reconnoît devoir le germe à M. l’abbé de Condillac, essai sur l’origine des connoissances humaines, part. II. chap. x. §. 109. On va voir qu’il auroit pû en avoir l’obligation au passage que j’ai rapporté du P. Bussier, ou au chapitre que j’ai cité de la Minerve de Sanctius. Quoi qu’il en soit, voici comment s’explique M. Fréron.
« Il y a, dit-il, trois sortes de pronoms personnels, je, me, moi, nous, tu, te, toi, vous, pour la premiere & la seconde personne. C’est le cri général de toutes les grammaires. . . Tous ces mots sont les noms de la premiere & de la seconde personne, tant au pluriel qu’au singulier, & ne sont point des pronoms. Tout mot quelconque, excepté ceux-ci, appartiennent à la troisieme personne ; ce qu’on démontre en ajoutant à un mot quelconque un verbe qui aura toujours la terminaison de la troisieme personne, Antoine revient, le marbre est dur, le froid se fait sentir, &c. Les mots je, me, moi, &c. considérés comme pronoms, représenteroient donc des noms, & conséquemment des noms de la troisieme personne, puisqu’il est certain que la troisieme personne s’empare de tout. Or ces mots je, me, moi, &c. représentant des noms de la troisieme personne, comment seroient-ils des pronoms de la premiere personne & de la seconde ? Ces mots sont donc les véritables noms, & non les pronoms de la premiere & de la seconde personne ».Toute cette difficulté porte sur la supposition répétée sans examen par tous les Grammairiens comme par autant d’échos, que les pronoms représentent les noms, c’est-à-dire, pour me servir des termes de M. l’abbé Girard, tome I. disc. vj. p. 283, que leur propre valeur n’est qu’un renouvellement d’idées qui désigne sans peindre, qu’ils ne sont que de simples vicegérens des noms, & que le sujet qu’ils expriment n’est déterminé que par le ressouvenir de la chose nommée ou supposée entendue. Cette supposition est née de la dénomination même de cette espece de mot, que les Grammairiens ont mal entendue. On a cru qu’un pronom étoit un mot employé pour le nom, représentant le nom, & n’ayant par lui-même d’autre valeur que celle qu’il emprunte du nom dont il devient le vicegérent ; comme un proconsul étoit un officier employé pour le consul, représentant le consul, & n’ayant par lui-même d’autre pouvoir que celui qu’il empruntoit du consul dont il devenoit le vicegérent. C’est la comparaison que fait lui-même M. l’abbé Regnier, p. 216. in-12. p. 228. in-4°. pour trouver dans l’étymologie du mot pronom la définition de la chose. Mais ce n’est point là ce que l’analyse nous en apprend, voyez Mot ; quoique réellement elle nous indique que le pronom fait dans le discours le même effet que le nom, parce que les pronoms, comme les noms, présentent à l’esprit des sujets déterminés. Les noms sont des mots qui font naître dans l’esprit de ceux qui les entendent les idées des êtres dont ils sont les signes ; nomen dictum quasi notamen, quòd nobis vocabulo suo notas efficiat ; ibid. Hispal. orig. I. vj. Les pronoms font pareillement naître dans l’esprit les idées des êtres qu’ils désignent ; & c’est en cela qu’ils vont de pair avec les noms & qu’ils sont comme des noms, pronomina. Mais on ne se seroit jamais avisé de distinguer ces deux especes de mots, s’ils présentoient les êtres sous les mêmes aspects, & si l’on n’avoit pas senti, du-moins confusément, les différences caractéristiques que l’analyse y découvre. Les noms, je le répete, expriment des sujets déterminés par l’idée de leur nature, & les pronoms des sujets déterminés par l’idée précise d’une relation personnelle à l’acte de la parole. Cette différence est le juste fondement de ce cri général de toutes les grammaires qui distinguent les pronoms de la premiere, de la seconde & de la troisieme personne, parce que rien n’est plus raisonnable que de différencier les especes de pronoms par les différences mêmes de leur nature commune. Il est donc faux de dire que les pronoms ne sont que de simples vicegérens des noms, & que le sujet qu’ils expriment n’est déterminé que par le ressouvenir de la chose nommée : le sujet y est déterminé par l’idée précise d’une relation personnelle à l’acte de la parole ; & cette détermination rappelle le souvenir de la nature du même sujet, parce qu’elle est inséparable du sujet. Ainsi quand, au sortir du spectacle, je dis qu’Andromaque m’a vivement intéressé ; chacun se rappelle les graces séduisantes de l’inimitable Clairon, quoique je ne l’aie désignée par aucun trait qui lui soit individuellement propre ; le rôle dont elle étoit chargée dans la représentation rappelle nécessairement le souvenir de l’actrice, parce qu’il l’indique individuellement, quoiqu’accidentellement. C’est de la même maniere que l’idée du rôle, dont est chargé un sujet dans la représentation de la pensée, indique alors ce sujet individuellement, & rappelle le souvenir de sa nature propre ; mais ce souvenir n’est rappellé qu’accidentellement, parce que le rôle est lui-même accidentel au sujet. Il est pareillement faux que les mots je, me, moi, &c. soient les noms & non les pronoms de la premiere & de la seconde personne, parce qu’ils ne déterminent aucun sujet par l’idée de la nature, en quoi consiste le caractere spécifique des noms : ils ne déterminent que par l’idée de la personne ou du rôle ; & c’est le caractere propre des pronoms. Quant à ce qu’ajoute M. Fréron que tout mot, excepté ceux-ci, appartient à la troisieme personne, & qu’il est certain que la troisieme personne s’empare de tout ; quoique cette remarque ne puisse plus entrer en objection contre le système commun qui distingue les noms & les pronoms, puisque j’ai sappé le fondement de l’objection, & établi celui de la distinction reçue ; je crois cependant qu’il peut être de quelque utilité d’approfondir le véritable sens de l’observation alléguée par l’auteur de l’année littéraire. On n’a introduit dans le langage les noms qui expriment des êtres déterminés par l’idée de leur nature, que pour en faire les objets du discours & pour les charger conséquemment du troisieme rôle ou de la troisieme personne ; il seroit inutile de nommer les êtres, si ce n’étoit pour en parler. Il est donc naturel que tous les noms, sous leur forme primitive, soient du ressort de la troisieme personne, & que cette troisieme personne s’en empare, puisqu’on veut le dire ainsi ; mais ce n’est pas par l’idée de cette relation personnelle que les sujets nommés sont déterminés dans les noms ; c’est par l’idée de leur nature. Aussi cette disposition primitive des noms à être de la troisieme personne n’y a pas l’effet d’une propriété essentielle, je veux dire l’immutabilité : les noms peuvent dans le besoin se revêtir d’un autre rôle ; le vocatif des Grecs & des Latins est un cas qui ajoute à l’idée primitive du nom l’idée accessoire de la seconde personne, & jamais la troisieme ne pourra s’emparer, par exemple, du nom domine. Voyez Personnel & Vocatif . S’il n’y a de véritables pronoms que les mots qui présentent à l’esprit des êtres déterminés par l’idée précise d’une relation personnelle à l’acte de la parole, il n’en faut plus reconnoître d’autres que ceux que l’on nomme communément personnels. Il y a quelque différence entre le françois & le latin sur le nombre de pronoms personnels, ou pour conformer mon langage à la conclusion que je viens d’établir, il y a quelque différence entre les deux langues sur le nombre des pronoms. I. Sur cet objet-là même notre langue ne suit pas les mêmes erremens qu’à l’égard des noms, & elle reconnoît des cas dans les pronoms. Celui de la premiere personne est au singulier je, me & moi, & au pluriel nous pour les deux genres. Celui de la seconde personne est au singulier tu, te & toi, & au pluriel vous pour les deux genres. Pour la troisieme personne, il y a deux sortes de pronoms, l’un direct & l’autre réfléchi. Le pronom direct est il, le & lui pour le masculin, elle, la & lui pour le féminin au singulier ; ils, les, eux & leur pour le masculin, elles, les & leur pour le féminin au pluriel. Le pronom réfléchi est se & soi, pour les deux genres & pour les deux nombres. Je dis que ces différentes manieres d’exprimer le même sujet personnel sont des cas du même pronom ; & c’est par analogie avec la grammaire des langues qui admettent des déclinaisons, que je m’exprime ainsi, quoique me & moi, par exemple, ne paroissent pas trop venir de la même racine que je : mais il n’y a pas plus d’anomalie dans ce pronom françois, que dans le latin correspondant ego, mei, mihi, me au singulier, nos, nostri ou nostrûm & nobis au pluriel ; & l’on regarde toutefois ces mots comme le cas du même pronom latin ego. Voici comme je voudrois nommer ces cas, afin d’en bien indiquer le service.
Personnes. | I. | II. | III. | ||||
---|---|---|---|---|---|---|---|
Direct. | Réfléchi. | ||||||
Nombres. | S. | S. | S. | P. | S.P. | ||
Genres. | M.F. | M.F. | M. | F. | M. | F. | M.F. |
Nominatif. | je. | tu. | il. | elle. | ils. | elles | |
Datif. | me. | te. | lui. | lui. | leur. | leur. | se. |
Accusatif. | me. | te. | le. | la. | les. | les. | se. |
Complétif. | moi. | toi. | lui. | elle. | eux. | elles. | soi. |
c’est-à-dire, baisser les yeux devant ces faux prodiges, encenser les prestiges de ce fanatique seroit un joug imposé, à qui, à moi ? Le tour elliptique marque bien plus énergiquement les sentimens d’indignation & d’horreur dont est rempli Zopire : le coeur absorbe l’esprit, & l’esprit est forcé d’abandonner sa marche pesante & compassée. Il y a un cas où moi s’emploie comme accusatif ; c’est après l’impératif des verbes actifs relatifs, comme quand on dit, écoute-moi, suivez-moi. Mais c’est un abus introduit par une fausse imitation de dis-moi, ou donnez-moi, où moi est evidemment employé comme complément de la préposition sous-entendue à. Je dis que c’est un abus, parce qu’il y a plus d’une raison de croire que l’on a commencé par dire écoute-me, suivez-me : la premiere, c’est que quoique l’on dise dis-lui, dis-leur, donnez-lui, donnez-leur, on dit néanmoins écoute-le, écoute-la, écoute-les, suivez-le, suivez-la, suivez-les, selon la regle ; & qu’il étoit naturel de la suivre par-tout puisqu’on la connoissoit : la seconde raison, c’est que la syntaxe réguliere est usitée encore aujourd’hui dans bien des patois, & spécialement dans ceux des évêchés & de la Lorraine, où l’on dit effectivement écoute-me, suivez-me ; or il est certain que les usages modernes des patois sont les usages anciens de la langue nationale, comme les différences des patois viennent de celles des causes qui ont amené les différentes métamorphoses du langage national. On pourroit objecter que j’ai mis un peu d’arbitraire dans la maniere dont j’ai suppléé les ellipses, sur-tout dans le second & le troisieme exemple, où il a fallu mettre moi dans la dépendance d’une préposition. Je réponds qu’il est nécessaire de suppléer les ellipses un peu arbitrairement, sur-tout quand il est question de suppléer des phrases un peu considérables ; on a rempli sa tâche, qu nd on a suivi le sens général, & que ce que l’on a introduit n’y est point contraire, ou ne s’en éloigne point. Mais, peut-on dire, pourquoi s’écarter de la méthode des Grammairiens, dont aucun n’a vu l’ellipse dans ces exemples ? & pourquoi ne pas dire avec tous, que quand on dit, par exemple, & moi, je soutiens, ce moi est un mot redondant, au nominatif & en concordance de cas avec je ? C’est qu’une redondance de cette espece me paroît une pure périssologie, si elle ne fait rien au sens ; si elle y fait, ce n’est plus une redondance, le moi est nécessaire ; & s’il est nécessaire, il est soumis aux lois de la syntaxe. Or on ne peut pas dire que moi, dans la phrase en question, soit nécessaire à l’intégrité grammaticale de la proposition, je soutiens que c’est la terre : j’ai donc le droit d’en conclure que c’est une partie intégrante d’une autre proposition, ou d’un complément logique de celle dont il s’agit, que par conséquent il faut suppléer. Dans ce cas n’est-il pas plus raisonnable de tourner le supplément, de maniere que moi y soit employé selon sa destination ordinaire & primitive, que de l’esquiver par le prétexte d’une redondance ? Quelques grammairiens font deux classes de ces pronoms ; ils nomment les uns personnels, & les autres conjonctifs. Les pronoms personnels de la premiere personne, selon M. Restaut, sont je & moi pour le singulier, & nous pour le pluriel. Ceux de la seconde personne sont tu & toi pour le singulier, & vous pour le pluriel. Ceux de la troisieme personne sont il & lui, masculins, & elle, féminin, pour le singulier, ils & eux, masculins, & elles, féminin, pour le pluriel : enfin il y ajoute encore soi. Les pronoms conjonctifs de la premiere personne, dit-il, sont me pour le singulier, & nous pour le pluriel. Ceux de la seconde personne sont te pour le singulier, & vous pour le pluriel. Ceux de la troisieme personne sont lui, le, la pour le singulier, les, leur pour le pluriel, & se pour singulier & le pluriel. Tous ces pronoms in distinctement déterminent les êtres par l’idée précise d’une relation personnelle à l’acte de la parole ; & par-là les voilà réunis sous un même point de vûe : ils sont tous personnels. Les distinguer en personnels & conjonctifs, c’est donner à entendre que ceux-ci ne sont pas personnels : c’est une division abusive & fausse. M. Restaut devoit d’autant moins adopter cette division, qu’il commence l’article des prétendus pronoms conjonctifs par une définition qui les rappelle nécessairement aux personnels.
« Ce sont, dit-il, des pronoms qui se mettent ordinairement pour les cas des pronoms personnels ».S’il n’avoit pas adopté sans fondement des prétendus cas marqués en effet par des prépositions, il auroit dit que ce sont réellement les cas, & non des mots employés pour les cas des pronoms personnels. La raison pourquoi il appelle ces mots pronoms conjonctifs, n’est pas moins surprenante.
« C’est, ditil, parce qu’on les joint toujours à quelques verbes dont ils sont le régime ».Mais on pourroit dire de même que je, tu, il, elle, ils & elles, sont conjonctifs, parce qu’on les joint toujours à quelques verbes dont ils sont le sujet ; car le sujet n’est pas moins joint au verbe que le régime. D’ailleurs la dénomination de conjonctif n’a pas le sens qu’on lui donne ici ; ce qui est joint à un autre doit s’appeller adjoint ou conjoint, comme a fait le P. Buffier, n°. 387, & l’on doit appeller conjonctif ce qui sert à joindre : c’est le sens que l’usage a donné à ce mot, d’après l’étymologie. Le même grammairien ajoute aux pronoms qu’il appelle personnels, le mot on ; & à ceux qu’il nomme conjonctifs, les mots en & y : ces mots sont aussi regardés comme pronoms par M. l’abbé Regnier & par le P. Buffier. Mais c’est une erreur, on est un nom, en & y sont des adverbes. On est un nom qui signifie homme ; ceux mêmes que je contredis m’en fournissent la preuve en en assignant l’origine.
« Il y a lieu de croire, selon M. Restaut, chap. j. art. j. qu’il s’est formé par abréviation ou par corruption de celui d’homme : ainsi lorsque je dis on étudie, on joue, on mange, c’est comme si je disois homme étudie, homme joue, homme mange. Je fonde cette conjecture sur deux raisons. 1. Sur ce que dans quelques langues étrangeres, comme en italien, en allemand & en anglois, on trouve les mots qui signifient homme, employés au même usage que notre… on. 2. Sur ce que… on reçoit quelquefois l’article défini le avec l’apostrophe, comme le nom homme : ainsi nous disons l’on étudie, l’on joue, l’on mange, sans doute parce qu’on disoit autrefois l’homme étudie, l’homme joue, l’homme mange ».Ce que dit ici M. Restaut de l’italien, de l’allemand & de l’anglois, est prouvé dans la grammaire françoise de M. l’abbé Regnier, l’un de ses guides (in-12. page 245. in-4°. page 258.). Comment M. Restaut, qui vouloit donner des principes raisonnés, s’en est-il tenu simplement aux raisonnemens des maîtres qu’il a consultés, sans pousser le sien jusqu’à conclure que notre on est un synonyme du mot homme, pour les cas où l’on ne veut indiquer que l’espece, comme on naît pour mourir, ou une partie vague des individus de l’espece sans aucune désignation individuelle, comme on nous écoute ? En & y sont des adverbes ; & c’est encore chez les mêmes auteurs que j’en prendrai la preuve. 1°. M. l’abbé Regnier, qui en sentoit apparemment quelque chose, n’a pas osé dire aussi nettement que l’a fait son disciple, que en & y fussent des pronoms ; il se contente de dire que ce sont des particules qui tiennent lieu des pronoms ; & dans le langage des Grammairiens, les particules sont des mots in déclinables comme les adverbes, les prépositions & les conjonctions. 2°. Le maître & le disciple interpretent ces mots de la même maniere, en disant :
« j’en parle, je puis entendre, dit M. Restaut, suivant les circonstances du discours, je parle de moi, de nous, de toi, de vous, de lui, d’elle, d’eux, d’elles, de cela, de cette chose , ou de ces choses … ou en parlant d’argent, j’en ai reçu, c’est-à-dire, j’ai reçu de l’argent ».parlant de y un peu plus haut, il s’en explique ainsi :
« Quand je dis, je m’y applique, c’est-à-dire, je m’applique à cela, à cette chose ou à ces choses ».Les deux mots en & y sont donc équivalens à une préposition avec son complément ; en à la préposition de, y à la préposition à : en & y sont donc des mots qui expriment des rapports généraux déterminés par la désignation du terme conséquent & avec abstraction du terme antécédent ; ce sont par conséquent des adverbes, conformément à la notion que j’en ai établie ailleurs. Voyez Mot , art. 2. n°. 2. Ce que disent de ces deux mots le P. Buffier & M. l’abbé Girard, loin d’être contraire à ce que j’établis ici, ne fait que le confirmer. Il. J’ai annoncé quelque différence entre le françois & le latin sur le nombre des pronoms ; voici en quoi consiste cette différence. C’est qu’en latin il n’y a point de pronom direct pour la troisieme personne, il n’y a que le réfléchi sui, sibi, se. Je m’attends bien que les rudimentaires me citeront is, ea, id ; hic, hoec, hoc ; ille, illa, illud ; iste, ista, istud : mais je n’ai rien à dire à ceux qui prétendent que ces mots sont des pronoms, par la raison qu’ils l’ont appris ainsi dans leur rudiment. Je me contenterai de leur demander comment ils parviendront à prouver qu’ille est un pronom de la troisieme personne dans ille ego qui commence l’Enéide. Tout le monde sait que les livres latins sont pleins d’exemples où ces mots sont en concordance de genre, de nombre & de cas avec des noms qu’ils accompagnent, & que ce sont par conséquent de purs adjectifs métaphysiques. Voyez Mot , art. 1. Si on les trouve quelquefois employés seuls, c’est par ellipse ; & la concordance à laquelle ils demeurent soumis, même dans ces occasions, décele assez leur nature, leur fonction & leur relation à un sujet déterminé auquel ils sont actuellement appliqués, quoiqu’il ne soit pas expressement énoncé. On peut dire qu’il en est de même de notre pronom françois direct de la troisieme personne, il pour le masculin, & elle pour le féminin ; mais il est aisé d’y remarquer une grande différence. Premierement, on n’a jamais employé notre il & notre elle comme un adjectif joint à quelque nom par apposition, & l’on ne dit pas en françois il moi, comme on dit en latin ille ego, ni il homme, elle femme, comme ille vir, illa mulier : & cette premiere observation est la preuve que il & elle ne sont point adjectifs, parce que les adjectifs sont principalement destinés à être joints aux noms par apposition. Secondement, quoique notre il & notre elle viennent du latin ille, illa, ce n’est pas à dire pour cela qu’ils en aient conservé le sens & la nature ; toutes les langues prouvent en mille manieres que des mots de diverses especes & de significations très-différentes ont une même racine. Remarquons, avant que d’aller plus loin, que le pronom réfléchi sui, n’a point de nominatif, & que c’est la même chose du nôtre, se & soi. C’est que le nominatif exprime le sujet de la proposition, & qu’il en est le premier mot dans l’ordre analytique : or il faut indiquer directement la troisieme personne, avant que d’indiquer qu’elle agit sur soi-même ; & conséquemment le pronom réfléchi ne peut jamais être au nominatif. Si l’on est forcé de ne reconnoître comme pronoms que ceux qu’on appelle personnels, & qui déterminent les êtres par l’idée d’une relation personnelle à l’acte de la parole, à quelle classe de mots faut-il renvoyer ceux qui ont sait jusqu’ici tant de classes de prétendus pronoms ? J’en trouve de trois especes, savoir des noms, des adjectifs & des adverbes : je vais les reconnoître ici, pour fixer à chacun sa véritable place dans le système des parties de l’oraison. 1. Noms réputés pronoms. Puisque les mots dont on va voir le détail ne sont point des pronoms, il est inutile d’examiner à quelle classe on les rapportoit comme tels : l’ordre alphabétique est le seul que je suivrai. Autrui . La signification du mot homme y est renfermée ; & de plus par accessoire celle d’un autre : ainsi quand on dit, ne faire aucun tort à autrui, ne desirez pas le bien d’autrui , c’est comme si l’on disoit, ne faire aucun tort à un autre homme ou aux autres hommes, ne desirez pas le bien d’un autre homme ou des autres hommes . Or il est évident que l’idée principale de la signification du mot autrui est celle d’homme, & que le mot doit être de même nature & de même espece que le mot homme lui-même, nonobstant l’idée accessoire rendue par un autre. Ce . Ce mot est un vrai nom, lorsqu’il est employé pour énoncer par lui même un être déterminé, ce qui arrive chaque sois qu’il n’accompagne & ne précede pas un autre nom avec lequel il s’accorde en genre & en nombre, comme quand on dit, ce que vous pensez est faux, ce qui suit est bon, ce seroit une erreur de le croire, est-ce la coutume ici d’applaudir pour des sottises ? Ce n’est pas nom avis. En effet, ce dans tous ces cas exprime un être général ; & la signification vague en est restrainte ou par quelque addition faite ensuite, comme dans les quatre premiers exemples, ou par les circonstances précédentes du discours, comme dans le dernier où ce indique ce qui est supposé dit auparavant. Ce ne détermine pas un être par sa nature, mais il indique un être dont la nature est déterminée d’ailleurs ; & voilà pourquoi on doit le regarder comme un nom général qui peut designer toutes les natures, par la raison même qu’il suppose une nature connue, & qu’il n’en détermine aucune. Il tient lieu, si l’on veut, d’un nom plus déterminatif dont on évite par-là la répétition ; mais il n’est pas pronom pour cela, parce que ce n’est pas en cela que consiste la nature du pronom. Ceci, cela . Ces deux mots sont encore deux noms généraux qui peuvent désigner toutes les natures, par la raison qu’ils n’en déterminent aucune, quoique dans l’usage ils en supposent une connue. Tout le monde connoît ce qui différencie ces deux mots. Personne est un nom qui exprime principalement l’idée d’homme, & par accessoire l’idée de la totalité des individus pris distributivement : personne ne l’a dit, c’est-à-dire, aucun homme ne l’a dit, ni Pierre, ni Paul, ni &c. Puisque l’idée d’homme est la principale dans la signification du mot personne, ce mot est donc un nom comme homme. Nous disons en latin nemo (personne ne), & il est évident que c’est une contraction de ne homo, où l’on voit sensiblement le nom homo. Nous disons en françois, une personne m’a dit ; c’est très-évidemment le même mot, non-seulement quant au matériel, mais quant au sens ; c’est comme si l’on disoit un individu de l’espece des hommes m’a dit, & tout le monde convient que personne dans cette phrase est un nom : mais dans personne ne l’a dit, c’est encore le même nom employé sans article, afin qu’il soit pris dans un sens indéterminé ou général, nul individu de l’espece des hommes ne l’a dit. Quiconque . C’est un nom conjonctif, équivalent à tout homme qui ; & c’est à cause de ce qui, lequel sert à joindre à l’idée de tout homme une proposition incidente déterminative, que je dis de quiconque, que c’est un nom conjonctif. Exemple : je le dis à quiconque veut l’entendre, c’est-à dire, à tout homme qui veut l’entendre. On voit bien que l’idée d’homme est la principale dans la signification de quiconque, & par conséquent que c’est un nom comme le nom homme. Quoi . C’est un autre nom conjontif, équivalent à quelle chose, ou à laquelle chose, & dans la signification duquel l’idée de chose est manifestement l’idée principale. Exemples : à quoi pensez-vous ? je ne sais à quoi vous pensez ; sans quoi vous devez craindre ; c’est-à-dire, à quelle chose pensez-vous ? je ne sais à quelle chose vous pensez ; sans laquelle chose vous devez craindre. Rien . C’est un nom distributif comme personne, mais relatif aux choses & équivalent à aucune chose ou nulle chose. Exemple : Rien n’est moins éclairci que la Grammaire, c’est-à-dire, aucune chose n’est moins éclaircie que la Grammaire. Il vient du latin rem, prononcé d’abord par la voyele nazale comme rein, ainsi qu’on le prononce encore dans plusieurs patois ; & l’i s’y est introduit ensuite comme dans miel, fiel, venus de mel, fel. Voyez les étymologies de Ménage. Cette origine me paroît confirmer la nature & le sens du mot. II. Adjectifs réputés pronoms. La plûpart des mots dont il s’agit ici sont si évidemment de l’ordre des adjectifs, qu’il suffit presque de les nommer pour le faire voir. Je l’ai prouvé amplement des possessifs ; voyez Possessif ; je le prouve de même de ceux que l’on appelle ordinairement pronoms relatifs qui, que, lequel, &c. voyez Relatif : & je vais rendre ici la chose sensible à l’égard des autres, en prouvant, par des exemples, qu’ils ne présentent à l’esprit que des êtres indéterminés désignés seulement par une idée précise qui peut s’adapter à plusieurs natures ; car voilà la véritable notion des adjectifs. Voyez Mot , art. 1. n. 5. Aucun, aucune . Adjectif, collectif distributif, qui désigne tous les individus de l’espece nommée pris distributivement, communément avec rapport à un sens négatif. Exemples : Aucun contretems ne doit altérer l’amitié, aucune raison ne peut justifier le mensonge. Aujourd’hui ce mot n’est pas usité au pluriel ; il l’étoit autrefois, mais dans le sens de quelqu’un. Autre pour les deux genres. Adjectif distinctif, qui désigne par une idée précise de diversité. Exemples : autre tems, autres moeurs. Ce, cet, cette, ces . Adjectif démonstratif, qui désigne un être quelconque par une idée précise d’indication. Exemples : ce livre, ce cheval, cet habit, cet homme, ces robes, ces femmes, ces héros, ces exemples. Celui, celle, ceux, celles . Adjectif démonstratif comme le précédent, mais qui s’emploie sans nom quand le nom est déja connu auparavant, & toujours en concordance avec ce nom sousentendu. Ainsi, après avoir parlé de livres, on dit, celui que j’ai publié, ceux que j’ai consultés ; & après avoir parlé de conditions, celle que j’ai subie, celles que vous aviez proposées : il est clair dans tous ces exemples que celui & ceux se rapportent mentalement à l’idée de livre, que celle & celles se rapportent à l’idée de condition, qu’il y a une concordance réelle avec ces noms, quoique sous-entendus, & que les mêmes mots celui, ceux, celle, celles, dans d’autres phrases, pourroient se rapporter à d’autres noms, ce qui caractérise bien la nature de l’adjectif : si l’on se sert de celui avant que d’avoir présenté aucun nom, comme, celui qui ment offense Dieu, ou ceux qui mentent offensent Dieu, la proposition incidente qui suit est déterminative & relative à la nature de l’homme, soit essentiellement, soit de convention, & le nom homme est ici sous-entendu. Celui-ci, celui-la, &c. C’est le même adjectif alongé des particules ci & là, pour servir à une distinction plus précise. Ci avertit que les objets sont présens ou plus prochains ; là, qu’ils sont absens ou plus éloignés. C’est en quoi consiste aussi la différence des deux noms ceci & cela mentionnés plus haut. Certain, certaine . Adjectif amphibologique dont le sens varie selon la maniere dont il est construit avec le nom. Avant le nom il désigne d’une maniere vague quelque individu de l’espece marquée par le nom, mais en indiquant en même tems que cet individu est déterminé, & peut-être assigné d’une maniere positive & précise : exemples, certain philosophe a dit que toutes ces idées viennent par les sens ; certains savantasses se croyent fort habiles pour avoir beaucoup lu, quoiqu’ils l’aient fait sans une certaine intelligence qui donne seule le vrai savoir. Après le nom, cet adjectif est à-peu-près synonyme de constaté, assûré, indubitable : exemples ; une position certaine, des moyens certains, un témoignage certain, des espérances certaines . Chacun, chacune . Adjectif collectif distributif, qui désigne tous les individus de l’espece nommée pris distributivement, avec le rapport à un sens affirmatif, au-contraire d’aucun, aucune ; mais il s’emploie seul, avec relation à un nom appellatif connu, soit pour avoir été énoncé auparavant, soit pour être suffisamment déterminé par les circonstances de l’énonciation. Ainsi après avoir parlé de livres, on dira, chacun coûte six francs ; après avoir parlé de Pierre & de Paul, chacun d’eux s’y est prété, où chacun est en concordance avec le nom commun homme ; on dit d’une maniere absolue en apparence, chacun se plaint de son état, & le sens indique qu’il s’agit de chacun homme. Chaque pour les deux genres. Adjectif collectif distributif, comme le précédent dont il est synonyme, si ce n’est qu’il se met toujours avant le nom, & qu’il y tient lieu de l’article qu’il exclut. Exemples : chaque pays a ses usages, chaque science a ses principes & sa chimere. Ces deux synonymes n’ont point de pluriel, parce qu’ils désignent les individus pris un à un. Même pour les deux genres, s’emploie avant & après le nom. Avant le nom, c’est l’adjectif idem, eadem, idem des Latins, & il marque l’identité de l’individu ou des individus. Exemples : le corps de J. C. sur nos autels est le même qui a été attaché à la croix ; une même foi, une même loi, les mêmes moeurs. Après le nom il ne conserve du sens de l’indentité que ce qu’il en faut pour donner au nom une sorte d’énergie, & il se met dans ce sens après les pronoms comme après les noms. Exemples : le roi même, la religion même, les prêtres mêmes, moi-même, elles-mêmes . Nul, nulle . Adjectif qui s’emploie avant ou après les noms, & qui en conséquence a deux sens différens. Avant les noms il est collectif, il n’entre que dans les propositions négatives, & ne se met jamais au pluriel, parce que, comme aucun, il est distributif, & qu’il n’en differe que par le peu d’énergie qu’il donne à la négation. Exemple : on ne trouve dans la plûpart des livres élémentaires de Grammaire nulle clarté, nulle vérité, nul choix, nulle intelligence, nul jugement : s’il s’emploie seul dans ce sens, il se rapporte à un nom énoncé auparavant, ou au nom homme, comme dans l’exemple de M. Restaut, nul ne peut se flatter d’être agréable à Dieu, où le nom d’homme est tellement sous-entendu, qu’on pourroit l’y mettre sans changer le sens de la phrase. Après les noms cet adjectif désigne par l’idée de non-valeur, & il est susceptible des deux nombres. Exemples : un marché nul, des traités nuls, une précaution nulle, des raisons nulles . Plusieurs pour les deux genres. Adjectif partitif essentiellement pluriel : plusieurs hommes, plusieurs femmes. S’il s’emploie seul, les circonstances font toujours connoître un nom auquel il a rapport. Quel, quelle . Adjectif qui énonce un objet quelconque sous l’idée précise d’une qualité vague & indéterminée : quel livre lisez-vous ? je sais quelle résolution vous avez prise ; quels amis ! quelles liaisons ! M. Restaut, ainsi que M. l’abbé Regnier, reconnoissent ce mot pour adjectif, lors même qu’il n’accompagne pas un nom, parce qu’ils ont senti qu’alors il y a ellipse ; & ils ne le mettent au rang des pronoms que pour suivre le torrent : la vérité bien connue impose d’autres lois. Quelconque pour les deux genres. Adjectif à-peu-près synonyme de nul ou aucun dans une phrase négative ; & alors il n’a point de pluriel, non plus que ces deux autres : il n’a chose quelconque . Dans une phrase positive il est à-peu-près synonyme de quel, & prend un pluriel, des prétextes quelconques . Dans l’un & l’autre cas il est également adjectif, & reconnu tel par ceux mêmes qui le comptent parmi les pronoms. L’abbé Regnier n’a considéré ce mot que dans le premier sens, & M. Restaut dans le second : tous deux le disent peu usité, & je trouve que l’esprit philosophique l’a remis en valeur, & qu’il est d’un usage aussi universel que tout autre, sur-tout dans le second sens. Quelque pour les deux genres. Adjectif partitif, que nous plaçons avant un nom appellatif, & qui désigne ou un individu vague, ou une quotité vague des individus compris dans l’étendue de la signification du nom : quelque passion secrete enfanta le calvinisme ; quelques écrivains respectent bien peu la religion. Quelquefois quelque est qualificatif à-peu-près dans le sens de quel, comme quand on dit, quelque science que vous ayez. D’adjectif il devient adverbe dans le même sens, quand il se trouve avant un adjectif ou un adverbe ; comme quelque savant que vous soyez, quelque savamment que vous parliez. Quelqu’un, quelqu’une, quelques-uns, quelques-unes . Cet adjectif est synonyme du précédent, comme chacun est synonyme de chaque ; & il y a de part & d’autre les mêmes différences. Quelqu’un s’emploie seul, mais avec une relation expresse à un nom sous-entendu & connu par les circonstances : quelqu’un d’eux, en parlant d’hommes ; quelques-unes de vous, en parlant à des femmes. Dans cette phrase, quelqu’un a dit que, &c. le sens même indique d’une maniere non-équivoque que quelqu’un se rapporte à homme ; & la concordance dans tous les cas certifie que ce mot est adjectif. Tel, telle . Adjectif démonstratif dans certaines occasions, & comparatif dans d’autres. Tel homme ou telle femme s’enorgueillit des qualités de son esprit, qui devroit rougir de la turpitude de son coeur ; l’adjectif tel n’a ici que le sers démonstratif. Il est tel ou elle est telle, ils sont tels ou elles sont telles que j’avois dit ; c’est ici le sens comparatif. III. Adverbes réputés pronoms. J’ai déja fait voir ci-devant que les deux mots en & y, pris communément pour des pronoms personnels ou conjonctifs, ne sont en effet que des adverbes. Il y en a encore deux, qui ont fait aux Grammairiens la même illusion ; savoir, dont & où. Dont a tous les caracteres de l’adverbe. 1°. Il est équivalent à une préposition avec son complément, & il signifie de qui, de lequel ou duquel, de laquelle, de lesquels ou desquels, de lesquelles ou desquelles ; si l’on veut prendre ces mots substantivement, il est clair qu’ils sont les complémens de la préposition de ; si on veut les regarder comme adjectifs, ils expriment au moins une partie invariable du complément, & la partie variable est sous-entendue. Voyez Relatif . 2°. L’origine même du mot en certifie la nature, soit que l’on adopte celle qu’indique l’abbé de Dangeau (Opusc. p. 235.) soit que l’on s’en tienne à celle qu’indique Ménage au mot dont , d’après Sylvius dans sa grammaire françoise, écrite en latin (p. 142.), soit enfin que ces deux manieres d’envisager l’étymologie de dont convienne en effet à n’en assigner qu’une seule origine. L’un le dérive de donde, mot italien, qui signifie aussi dont ; & il ajoute que l’italien donde s’est formé du latin undè : l’autre le tire immédiatement du mot deundè de la basse latinité, & l’on pourroit même le prendre de undè employé dans le même sens par les Latins, témoin Cicéron même qui parle ainsi : De eâ re multò dicet ornatiùs, quam ille ipse unde cognovit, (il en parle beaucoup mieux que celui même dont il l’a appris). Or personne ne doute que le latin unde ne soit adverbe, aussi-bien que le donde des Italiens ou des Espagnols ; & par conséquent il ne doit pas y avoir plus de doute sur la nature de notre dont, qui est derivé & qui en a la signification. Où est réputé adverbe en mille occasions, ainsi que le latin ubi dont il descend au moyen d’un apocope ; comme quand on dit où allez-vous, je ne sais où aller, &c. Mais ce mot étant souvent employé avec un nom antécédent, comme qui, lequel, &c. Nos Grammairiens ont jugé à-propos de le ranger dans la même classe & d’en faire un pronom ; comme quand on dit, le tems où nous sommes, votre perte où vous courez, &c. On verra ailleurs (voyez Relatif) d’où peut être venue cette erreur : il suffit de remarquer ici que le tems où nous sommes veut dire le tems au quel ou dans lequel nous sommes ; & que votre perte où vous courez, signifie votre perte a laquelle vous courez. Ainsi, où est dans le même cas que dont ; 1°. il équivaut à une préposition avec son complément ; 2°. il est dérivé d’un adverbe : ce qui donne droit d’en porter le même jugement. Ce détail, minutieux en apparence, où je viens d’entrer sur les prétendus pronoms de notre langue, n’a pas uniquement pour objet notre grammaire ; j’y ai envisagé la grammaire générale & toutes les langues. La plûpart des grammaires particulieres regardent aussi comme pronoms les mots correspondans de ceux que j’examine ici ; & il est facile d’y appliquer les mêmes remarques. Je m’attends bien qu’il se trouvera des gens, peut-être même des grammairiens, qui prendront en pitié la peine que je me suis donnée d’entrer dans des discussions pareilles, pour décider à quelle classe, à quelle partie d’oraison, il faut rapporter des mots, dont après tout il n’importe que de bien connoître la destination & l’usage. C’est une bévue, selon eux, que d’employer le flambeau de la Métaphysique pour démêler dans le langage, des finesses que la réflexion n’y a point mises, que les gens du grand monde qui parlent le mieux n’y apperçoivent point, dont la connoissance ne paroît pas trop nécessaire, puisqu’on a pu s’en passer jusqu’à présent, & dont le premier effet, si l’on s’y arrête, sera de bouleverser entierement les idées reçues & les systèmes de grammaire les plus accrédités.
« Les dénominations reçues, dit M. l’abbé Regnier (in-12. p. 300. in-4°. p. 315.) sont presque toujours meilleures à suivre que les autres ».On abuse ici très-évidemment du terme de métaphysique, ou que l’on n’entend pas, ou que l’on ne veut pas entendre, afin de décrier des recherches qu’on ne veut point approfondir, ou auxquelles on ne sauroit atteindre. La méthaphysique du langage n’est rien autre chose que la nature de la parole mise à découvert ; si l’étude en est inutile ou nuisible, c’est la grammaire générale qu’il faut proscrire, c’est la logique qu’il faut condamner, ce sont les Arnauds & les du Marsais qu’il faut prendre à partie, ce sont leurs chef-d’oeuvres immortels qu’il faut décrier. Si les finesses que la métaphysique découvre dans le langage ne sont point l’ouvrage de la réflexion, elles méritent pourtant d’en être l’objet ; parce qu’elles émanent d’une source bien supérieure à notre raison chancellante & fautive, & que nous ne saurions trop en étudier les voies pour apprendre à rectifier les nôtres. Les gens qui parlent le mieux n’apperçoivent pas, si l’on veut, ces principes délicats ; mais ils les sentent, ils les suivent, parce que l’impression en est infaillible sur les esprits droits : & si on ne prétend réduire les hommes à être des automates, il faut convenir qu’il leur est plus avantageux d’être éclairés sur les regles qui les dirigent, que de les suivre en aveugles sans les entendre. Si les découvertes que l’on fera dans ce genre sappent le fondement des idées reçues & des systèmes les plus vantés ; tant mieux : la vérité seule est immuable, on ne peut détruire que l’erreur, & on le doit, & on ne peut qu’y gagner. Il en est plusieurs qui demeureront pourtant persuàdés que je traite trop cavalierement les systèmes reçus, & qui me taxeront d’impudence. Hor. ep. II. j. v. 80.
Que puis-je y faire ? Les uns sont de bonne foi dans l’erreur, les autres ont des raisons secrettes pour s’en déclarer les apologistes : je n’ai donc rien à dire de plus, si ce n’est que les uns sont dignes de pitié, & les autres de mépris. J’avoue qu’il n’importe de connoître que la destination & l’usage des mots ; mais leur destination & leur usage tient à leur nature, & leur nature en est la métaphysique : qui n’est pas métaphysicien en ce sens, n’est & ne peut être grammairien ; il ne saura jamais que la superficie de la grammaire, dont les profondeurs sont nécessairement abstraites & éloignées des vues communes. Plus habet in recessu quàm in fronte promittit. Quintil. lib. I. cap. iv. (B. E. R. M.)
« Il n’y a autre chose dans un jugement, dit s’Gravesande, Introd. à la Philos. liv. II. ch. vij. n°. 401. qu’une perception » :& il venoit de dire, n°. 400. que la perception de la relation qu’il y a entre deux idées s’appelle jugement.
« Pour qu’un jugement ait lieu, dit-il encore, deux idées doivent être présentes à notre ame … dès que les idées sont présentes, le jugement suit ».Je ne differe de ce philosophe que par l’expression : il dit deux idées, & je détermine, moi, l’idée d’un sujet & celle d’un attribut ; c’est un peu plus de précision : il dit que les deux idées doivent être présentes à notre ame, & moi, je dis que le sujet existe dans notre esprit sous une relation à quelque modification : on verra ailleurs pourquoi j’aime mieux dire existence intellectuelle que présence dans notre ame. Voyez Verbe . Il suffit ici que l’on sente que ces expressions rentrent dans le même sens. Quant au fond de la doctrine qui nous est commune, c’est celle des meilleurs Logiciens ou Métaphysiciens ; & si on lit avec l’attention convenable les deux premiers chapitres du premier livre de la Recherche de la vérité, & le troisieme chapitre de la seconde partie de l’art de penser, on n’y trouvera pas autre chose. Cela étant, je le demande : quelle différence y a-t-il entre un jugement qui est la perception de l’existence intellectuelle d’un sujet sous telle relation, à telle maniere d’être, & ce que M. de Marsais appelle une considération particuliere de l’esprit qui regarde un objet comme tel ? L’esprit ne peut regarder cet objet comme tel, qu’autant qu’il en apperçoit en soi-même l’existence sous telle relation à telle maniere d’être ; car ce n’est que par-là qu’un objet est tel. Ainsi il faut convenir qu’il n’y a en effet qu’un jugement qui puisse être le type ou l’objet d’une proposition, & je conclus qu’il faut dire qu’une proposition est l’expression totale d’un jugement. Que plusieurs mots soient réunis pour cela, ou qu’un seul, au moyen des idées accessoires que l’usage y aura attachées, suffise pour cette fin ; l’expression est totale dès qu’elle énonce l’existence intellectuelle du sujet sous telle relation à telle ou telle modification. De même encore, que le jugement énoncé soit celui que l’on se propose directement de faire connoître, ou qu’il soit subordonné d’une maniere quelconque à celui que l’on envisage principalement ; c’est toujours un jugement dès qu’il énonce l’existence intellectuelle du sujet sous telle relation, à telle modification ; & l’expression totale, soit du jugement direct, soit du jugement indirect & subordonné, est également une proposition. Je réduis à deux chefs les observations que la grammaire est chargée de faire sur cet objet qui sont la matiere & la forme de la proposition. I. La matiere grammaticale de la proposition, c’est la totalité des parties intégrantes dont elle peut être composée, & que l’analyse réduit à deux, savoir le sujet & l’attribut. Le sujet est la partie de la proposition qui exprime l’être, dont l’esprit apperçoit l’existence sous telle ou telle relation à quelque modification ou maniere d’être. L’attribut est la partie de la proposition, qui exprime l’existence intellectuelle du sujet sous cette relation à quelque maniere d’être. Ainsi quand on dit Dieu est juste, c’est une proposition qui renferme un sujet, Dieu, & un attribut, est juste. Dieu exprime l’être, dont l’esprit apperçoit l’existence sous la relation de convenance avec la justice ; est juste, en exprime l’existence sous cette relation ; est en particulier exprime l’existence du sujet ; juste en exprime le rapport de convenance à la justice. Si la relation du sujet à la maniere d’être est de disconvenance, on met avant le verbe une négation, pour indiquer le contraire de la convenance, Deus non est mendax. L’attribut contient essentiellement le verbe, dit M. du Marsais, parce que le verbe est dit du sujet.
« Si l’attribut contient essentiellement le verbe, il s’ensuit, dit M. l’abbé Fromant, Suppl. aux chap. xiij. & xiv. de la II. part. de la gramm. génér. que le verbe n’est pas une simple liaison ou copule, comme la plûpart des logiciens le prétendent, il s’ensuit qu’il n’y a point de mot qui soit réduit à ce seul usage. Ainsi, quand on dit Dieu est tout-puissant, ce n’est pas la toute-puissance seule que l’on reconnoît en Dieu, c’est l’existence avec la toute-puissance : le verbe est donc le signe de l’existence réelle ou imaginée du sujet de la proposition auquel il lie cette existence & tout le reste ».Il n’étoit pas possible de mieux développer les conséquences du principe de M. du Marsais, & je ne sais même si ce philosophe les avoit bien envisagées ; car par-tout où il parle du verbe, il semble en faire principalement consister la nature dans l’expression d’une action. Voyez Accident, Actif, Conjugaison . Il est vrai que M. l’abbé Fromant tourne ces conséquences en objection, qu’il croit que le verbe substantif ne signifie que l’affirmation, & que la définition que MM. de P. R. donnent du verbe est très-juste. Car, dit-il,
« quand je dis Dieu est tout-puissant, c’est la toute-puissance seule que je reconnois, que j’affirme en Dieu pour le moment présent ; il ne s’agit point de l’existence, elle est supposée & reconnue ; le verbe est ne signifie que la simple affirmation de l’attribut tout-puissant, qu’il lie avec le sujet Dieu ».Ce qui trompe ici le savant principal de Vernon, c’est l’idée de l’existence : il n’est pas question de l’existence réelle du sujet, mais de son existence intellectuelle, de son existence dans l’esprit de celui qui parle, laquelle est toujours l’objet d’une proposition, & que je ferai voir être le caractere essentiel du verbe. Voyez Verbe . Ainsi, loin d’abandonner le principe de M. du Marsais à cause des conséquences qui en sortent, je les regarde comme une confirmation du principe, vu qu’elles tiennent d’ailleurs à ce qu’une analyse rigoureuse nous apprend de la nature du verbe. Disons donc avec notre grammairien philosophe, que l’attribut commence toujours par le verbe. Le sujet & l’attribut peuvent être 1° simples ou composés, 2° incomplexes ou complexes. 1°. Le sujet est simple quand il présente à l’esprit un être déterminé par une idée unique. Tels sont les sujets des propositions suivantes : Dieu est éternel ; les hommes sont mortels ; la gloire qui vient de la vertu a un éclat immortel ; les preuves, dont on appuie la vérité de la religion chrétienne, sont invincibles ; craindre Dieu, est le commencement de la sagesse. En effet, Dieu exprime un sujet déterminé par l’idée unique de la nature individuelle de l’Etre suprême : les hommes, un sujet déterminé par la seule idée de la nature spécifique commune à tous les individus de cette espece : la gloire qui vient de la vertu, un sujet déterminé par l’idée unique de la nature générale de la gloire restrainte par l’idée de la vertu envisagée comme un fondement particulier : les preuves dont on appuie la vérité de la religion chrétienne, autre sujet déterminé par l’idée unique de la nature commune des preuves, restrainte par l’idée d’application à la vérité de la religion chrétienne : enfin ces mots craindre Dieu présentent encore à l’esprit un sujet déterminé par l’idée unique d’une crainte actuelle, restrainte par l’idée d’un objet particulier qui est Dieu. Le sujet au contraire est composé quand il comprend plusieurs sujets déterminés par des idées différentes. Ainsi quand on dit, la foi, l’espérance & la charité sont trois vertus théologales ; le sujet total est composé, parce qu’il comprend trois sujets déterminés, chacun par l’idée caractéristique de sa nature propre & individuelle. Voici une autre proposition dont le sujet total est pareillement composé en apparence, quoiqu’au fond il soit simple : croire a l’Evangile et vivre en paien, est une extravagance inconcevable ; il semble que croire à l’Evangile soit un premier sujet partiel, & que vivre en païen en soit un second : mais l’attribut ne peut pas convenir séparément à chacun de ces deux prétendus sujets, puisqu’on ne peut pas dire que croire à l’Evangile est une extravagance inconcevable ; ainsi il faut convenir que le véritable sujet est l’idée unique de la réunion de ces deux idées particulieres, & par conséquent que c’est un sujet simple. Ce que j’appelle ici sujet composé, M. du Marsais le nomme sujet multiple ; & c’est, dit-il, lorsque, pour abréger, on donne un attribut commun à plusieurs objets différens. Malgré l’exactitude ordinaire de ce savant grammairien, j’ose dire que l’assertion dont il s’agit est une définition fausse ou du-moins hasardée, puisqu’elle peut faire prendre pour sujet multiple ou composé un sujet réellement simple. Quand on dit, par exemple, les hom mes sont mortels, on donne, pour abréger, l’attribut commun sont mortels à plusieurs objets différens, & c’est au lieu de dire Pierre est mortel, Jacques est mortel, Jean est mortel, &c. on pourroit donc conclure de la définition de M. du Marsais, que le sujet les hommes est multiple ou composé, quoiqu’il soit simple & avoué simple par cet auteur : un sujet simple, dit-il, est énoncé en un seul mot ; le soleil est levé, sujet simple au singulier ; les astres brillent, sujet simple au pluriel. Au reste, cette définition n’est pas plus exacte que celle du sujet multiple ou composé : pour s’en convaincre, il ne faut que se rappeller les exemples que j’ai cités des sujets simples ; aucun de ceux qui sont énoncés en plusieurs mots n’est destiné à réunir plusieurs objets différens sous un attribut commun, comme l’exige notre grammairien. C’est qu’en effet la simplicité du sujet dépend & doit dépendre non de l’unité du mot qui l’exprime, mais de l’unité de l’idée qui le détermine. L’attribut peut être également simple ou composé. L’attribut est simple, quand il n’exprime qu’une seule maniere d’être du sujet, soit qu’il le fasse en un seul mot, soit qu’il en emploie plusieurs. Ainsi quand on dit, Dieu est éternel ; Dieu gouverne toutes les parties de l’univers ; un homme avare recherche avec avidité des biens dont il ignore le véritable usage ; être sage avec excès, c’est etre fou : les attributs de toutes ces propositions sont simples, parce que chacun n’exprime qu’une seule maniere d’être du sujet : est éternel, gouverne toutes les parties de l’univers, sont deux attributs qui expriment chacun une maniere d’être de Dieu, l’un dans le premier exemple, l’autre dans le second ; recherche avec avidité des biens dont il ignore le véritable usage, c’est une maniere d’être d’un homme avare ; être fou, c’est une maniere d’être de ce que l’on appelle être sage avec excès. L’attribut est composé, quand il exprime plusieurs manieres d’être du sujet. Ainsi quand on dit, Dieu est juste et tout puissant , l’attribut total est composé, parce qu’il comprend deux manieres d’être de Dieu, la justice & la toute-puissance. Les propositions sont pareillement simples ou composées, selon la nature de leur sujet & de leur attribut. Une proposition simple est celle dont le sujet & l’attribut sont également simples, c’est-à-dire également déterminés par une seule idée totale. Exemples : la sagesse est précieuse ; la puissance législative est le premier droit de la souveraineté ; la considération qu’on accorde à la vertu est préférable à celle qu’on rend à la naissance. Une proposition composée est celle dont le sujet ou l’attribut, ou même ces deux parties sont composées, c’est-à-dire déterminées par différentes idées totales. Une proposition composée par le sujet peut se décomposer en autant de propositions simples qu’il y a d’idées partielles dans le sujet composé, & elles auront toutes le même attribut & des sujets différens. L’Ecriture & la tradition sont les appuis de lo saine Théologie : il y a ici deux sujets, l’Ecriture & la tradition ; de-là les deux propositions simples sous le même attribut : 1° l’Ecriture est un appui de la saine Théologie ; 2° la tradition est un appui de la saine Théologie. Une proposition composée par l’attribut peut se décomposer en autant de propositions simples qu’il y a d’idées partielles dans l’attribut composé ; & elles auront toutes le même sujet & des attributs différens. La plûpart des hommes sont aveugles & injustes : il y a ici deux attributs, sont aveugles & sont injustes ; de-là les deux propositions simples avec le même sujet : 1° la plûpart des hommes sont aveugles ; 2° la plûpart des hommes sont injustes. La décomposition est presque sensible dans cette belle strophe d’Horace, II. Od. 7.
Une proposition composée par le sujet & par l’attribut peut se décomposer 1° en autant de propositions, avant le même attribut composé qu’il y a d’idées partielles dans le sujet ; 2° chacune de ces propositions élémentaires peut se décomposer encore en autant de propositions simples qu’il y a d’idées partielles dans l’attribut composé ; ensorte que chacune des idées partielles du sujet composé pouvant être comparée avec chacune des idées partielles de l’attribut composé, & chaque comparaison donnant une proposition simple, le nombre des propositions simples qui sortiront de celle qui est composée par le sujet & par l’attribut, est égal au nombre des idées partielles du sujet composé, multiplié par le nombre des idées partielles de l’attribut composé. Les savans & les ignorans sont sujets à se tromper, prompts à décider & lents à se rétracter : il y a ici deux sujets simples, 1° les savans, 2° les ignorans, & trois attributs simples, 1° sont sujets à se tromper, 2° sont prompts à décider, 3° sont lents à se rétracter ; il en sortira donc deux fois trois ou six propositions simples : en les comparant entre elles par le sujet, trois auront pour sujet commun l’un des deux sujets élémentaires, & partageront entre elles les trois attributs ; trois autres auront pour sujet commun l’autre sujet élémentaire & partageront de même les trois attributs : si on les compare par l’attribut, deux auront pour attribut commun le premier attribut élémentaire, deux autres auront le second attribut, les deux dernieres le dernier attribut ; & les deux qui auront un attribut commun partageront entre elles les deux sujets.
- 1°. Les savans sont sujets à se tromper.
- 2°. Les savans sont prompts à se décider.
- 3°. Les savans sont lents à se rétracter.
- 4°. Les ignorans sont sujets à se tromper.
- 5°. Les ignorans sont prompts à se décider.
- 6°. Les ignorans sont lents à se rétracter.
« La différence qu’il y a entre l’accent prosodique & le musical, dit M. Duclos, dans ses Remarques manuscrites sur la prosodie de M. l’abbé d’Olivet ; c’est que l’accent musical ne peut aujourd’hui élever, ni baisser moins que d’un demi-ton, & que le prosodique procede par des tons qui seroient inappréciables dans la musique, des dixiemes, des trentiemes de ton. Il y a, ajoute-t-il, bien de la différence entre le sensible & l’appréciable ».L’accent prosodique differe de l’accent oratoire, en ce que celui-ci influe moins sur chaque syllabe d’un mot, par rapport aux autres syllabes du même mot, que sur la phrase entiere par rapport au sens. Cette remarque est encore de M. Duclos ; & j’y ajouterai, que l’accent prosodique des mêmes mots demeure invariable au milieu de toutes les variétés de l’accent oratoire, parce dans le même mot chaque syllabe conserve la même relation méchanique avec les autres syllabes, & que le même mot dans différentes phrases ne conserve pas la même relation analytique avec les autres mots de ces phrases. 2°. Outre les caracteres élémentaires ou les lettres, qui représentent sans aucune modification les élémens de la voix ; savoir, les sons & les articulations ; on emploie encore dans l’orthographe de toutes les langues, des caracteres que j’appelle prosodiques ; plusieurs de ces caracteres doivent être ainsi nommés, parce qu’ils indiquent en effet des choses qui appartiennent à l’objet de la prosodie ; les autres peuvent du-moins par extension, être appellés de même, parce qu’ils servent à diriger la prononciation des mots écrits, quoique ce soit à d’autres égards que ceux qu’envisage la prosodie. Il y en a de trois sortes ; 1°. des caracteres prosodiques d’expression ou de simple prononciation ; 2°. des caracteres prosodiques d’accent ; 3°. & des caracteres prosodiques de quantité. Les caracteres de simple prononciation, sont la cédille, l’apostrophe, le tiret & la dierèse. Voyez Cédille & Apostrophe , s. m. pour ce qui concerne ces deux caracteres. Pour ce qui est du tiret, on en a traité sous le nom de division. Voyez Division : il me semble que ce nom porte dans l’esprit une idée contraire à celle de l’effet qu’indique ce caractere, qui est d’unir au lieu de diviser, c’est pourquoi j’aime mieux le nom de tiret, qui ne tombe que sur la figure du signe ; & j’aimerois encore mieux, si l’usage l’autorisoit, le nom ancien d’hyphen, mot grec, de ὐπὸ, sub, & de ἓν, unum, ce qui désignoit bien l’union de deux en un. Ce qui concerne la dierèse avoit été omis en son lieu : j’en ai parlé au sujet de l’ï tréma ; voyez I. & j’ai fait article Point quelque correction à ce que j’en avois dit sous la lettre I. Les caracteres d’accent sont trois ; savoir, l’accent aigu, l’accent grave & l’accent circonflexe : ils n’ont plus rien de prosodique dans notre orthographe, puisqu’ils n’y marquent que peu ou point ce qu’annoncent leurs noms ; l’usage orthographique en a été détaillé ailleurs. Voyez Accent . Les caracteres de quantité sont trois ;-au-dessus d’une voyelle marque qu’elle est longue ; υ signifie qu’elle est brève ; Ω indique qu’elle est douteuse. On ne fait aucun usage de ces signes, vraiment prosodiques, que quand on parle expressément le langage de la prosodie. (E. R. M. B.)
« On doit observer, dit M. Duclos (rem. sur le ch. ij. de la I. part. de la gram. gén.), que le son du q est plus ou moins sort dans des mots différens : il est plus fort dans banqueroute que dans banquet… Le g (gue) est aussi plus ou moins fort : il est plus sort dans guenon que dans gueule ».J’avoue que je n’avois jamais apperçu, & que je n’apperçois point encore cette différence ; & je suis à cet égard organisé comme M. Harduin, secrétaire perpétuel de l’académie d’Arras, dont je viens d’emprunter les termes (rem. div. sur la prononc. p. 123.) je serois même tenté de croire que ce qui trompe ici la sagacité de l’illustre secrétaire de l’acad. Françoise, c’est la différence même des sons qui suivent l’une ou l’autre de ces consonnes, ou la différente quantité du même son. L’abbé Danet, dans son dictionnaire françois-latin, dit que le q est une lettre double ; car sa figure, dit-il, est composée d’un c & d’un v renversé (en cette maniere ▻) joints ensemble, qui font le même son. S’il faut prendre cette preuve à la lettre, elle est plaisante ; parce que les traits de la figure ne sont rien à la signification : si l’auteur a voulu dire autre chose que ce que présente la lettre, il s’est très-mal expliqué. Il devoit du moins s’étayer de ce que quelques anciens ont écrit q pour cu, comme qi, qae, qid, pour qui, quae, quid. Mais on lui auroit réplique ce que l’auteur de la méthode latine répond à ceux qui emploient cet argument : 1°. que les anciens s’abstenoient d’écrire u après q, a après k, e après a, &c. parce que le nom épellatif de la lettre avertissoit assez de la voyelle suivante, quand elle devoit être la même que celle de l’épellation alphabétique, ce qui, pour le dire en passant, donne lieu de présumer que la méthode de Masclef pour lire l’hébreu pourroit bien n’être pas si éloignée qu’on l’imagine de l’ancienne maniere de lire. Voyez Point . 2°. Que quand les anciens écrivoient qis, qae, qid, peut-être prononçoient-ils de même, selon le remarque de Quintilien ; fortassè etiam sicut scribebant, ita & loquebantur. Q, comme lettre numérale, valoit 500 ; & surmonté d’une petite barre, Q valoit 500000. Dans les noms propres des Romains, Q signifioit Quintus ou Quintius. Sur nos monnoies cette lettre indique qu’elles ont été frappées à Perpignan. (B. E. R. M.)
« On mesure les syllabes, dit M. l’abbé d’Olivet, prosod. franc. p. 53. non pas relativement à la lenteur ou à la vîtesse accidentelle de la prononciation, mais relativement aux proportions immuables qui les rendent ou longues ou breves. Ainsi ces deux médecins de Moliere, l’Amour médecin, act. II. scene 5. l’un qui alonge excessivement ses mots, & l’autre qui bredouille, ne laissent pas d’observer également la quantité ; car quoique le bredouilleur ait plus vîte prononcé une longue que son camarade une breve, tous les deux ne laissent pas de faire exactement breves celles qui sont breves, & longues celles qui sont longues ; avec cette différence seulement, qu’il faut à l’un sept ou huit fois plus de tems qu’à l’autre pour articuler ».La quantité des sons dans chaque syllabe, ne consiste donc point dans un rapport déterminé de la durée du son, à quelqu’une des parties du tems que nous assignons par nos montres, à une minute, par exemple, à une seconde, &c. Elle consiste dans une proportion invariable entre les sons, qui peut être caractérisée par des nombres : en sorte qu’une syllabe n’est longue ou breve dans un mot que par relation à une autre syllabe qui n’a pas la même quantité. Mais quelle est cette proportion ? Longam esse duorum temporum, brevem unius, etiam pueri sciunt. Quintill. IX. jv. 5.
« Un tems, dit M. l’abbé d’Olivet, pag. 49. est ici ce qu’est le point dans la Géométrie, & l’unité dans les nombres ».c’est-à-dire, que ce tems n’est un, que relativement à un autre qui en est le double, & qui est par conséquent comme deux ; que le même tems qui est un dans cette hypothese, pourroit être considéré comme deux dans une autre supposition, où il seroit comparé avec un autre tems qui n’en seroit que la moitié. C’est en effet de cette maniere qu’il faut calculer l’appréciation des tems syllabiques, si l’on veut pouvoir concilier tout ce que l’on en dit. On distingue généralement les syllabes en longues & breves, & on assigne, dit M. d’Olivet, un tems à la breve, & deux tems à la longue, ibid.
« Mais cette premiere division des syllabes ne suffit pas, ajoute-t-il un peu plus loin : car il y a des langues plus longues, & des breves plus breves les unes que les autres ».Il indique les preuves de cette assertion, dans le traité de l’arrangement des mots par Denys d’Halicarnasse, ch. xv. & dans l’ouvrage de G. J. Vossius de arte grammaticâ, II. xij. où il a, dit-on, oublié ce passage formel de Quintilien : & longis longiores, & brevibus sunt breviores syllabae. IX. jv. Que suit-il de-là ? Le moins qu’on puisse donner à la plus breve, c’est un tems, de l’aveu du savant prosodiste françois. J’en conclus qu’il juge donc lui-même ce tems indivisible, puisque sans cela on pourroit donner moins à la plus breve : donc le moins qu’on puisse donner de plus à la moins breve, sera un autre tems ; la longue aura donc au moins trois tems, & la plus longue qui aura au-dela de trois tems, en aura au moins quatre. Dans ce cas que devient la maxime de Quintilien, reçue par M. d’Olivet, longam esse duorum cemporum, brevem unius ? Mais notre prosodiste augmente encore la difficulté.
« Je dis sans hésiter, c’est lui qui parle, pag. 51. que nous avons nos breves & nos plus breves ; nos longues & nos plus longues. Outre cela nous avons notre syllabe féminine plus breve que la plus breve des masculines : je veux dire celle où entre l’e muet ; soit qu’il fasse la syllabe entiere, comme il fait la derniere du mot armée ; soit qu’il accompagne une consonne, comme dans les deux premieres du mot revenir. Quoiqu’on l’appelle muet, il ne l’est point ; car il se fait entendre. Ainsi à parler exactement, nous aurions cinq tems syllabiques, puisqu’on peut diviser nos syllabes en muettes, breves, moins breves, longues & plus longues ».Par conséquent le moindre tems syllabique étant envisagé comme indivisible par l’auteur, la moindre différence qu’il puisse y avoir d’un de nos tems syllabiques à l’autre, est cet élément indivisible ; & ils seront entr’eux dans la progression des nombres naturels 1, 2, 3, 4, 5. Notre illustre académicien répondra peut-être, que je lui prête des conséquences qu’il n’a point avouées : qu’il a dit positivement que la plus breve auroit un tems ; que la moins breve auroit un peu au-delà d’un tems ; mais sans pouvoir emporter deux tems entiers ; qu’ainsi la longue auroit justement deux tems. & la plus longue un peu au de-là. Je conviens que tel est le système de la prosodie françoise : mais je réponds, 1°. qu’il est inconséquent, puisque l’auteur commence par poser que le moins qu’on puisse donner à la plus breve, c’est un tems ; ce qui est déclarer ce moins un élément indivisible, quoiqu’on le divise ensuite pour fixer la gradation de nos tems syllabiques sans excéder les deux tems élémentaires : 2°. que cette inconséquence même n’est pas encore suffisante pour renfermer le système de la quantité dans l’espace de deux tems élémentaires, puisqu’on est forcé de laisser aller la plus longue de nos syllabes un peu au-delà des deux tems ; & que par conséquent il reste toujours à concilier les deux principes de Quintilien, que la breve est d’un tems & la longue de deux, & que cependant il y a des syllabes plus ou moins longues, ainsi que des breves plus ou moins breves : 3°. que dans ce systeme on n’a pas encore compris nos syllabes muettes, plus breves que nos plus breves masculines ; ce qui reculeroit encore les bornes des deux tems élémentaires : 4°. enfin que, sans avoir admis explicitement les conséquences du principe de l’indivisibilité du premier tems syllabique, on doit cependant les admettre dans le besoin, puisqu’elles suivent nécessairement du principe ; & qu’au reste c’est peut-être le parti le plus sûr pour graduer d’une maniere raisonnable les différences de quantité qui distinguent les syllabes. Pour ce qui concerne la conciliation de ce calcul avec le principe, connu des enfans mêmes, que l’art métrique, en grec & en latin, ne connoît que des longues & des breves ; il ne s’agit que de distinguer la quantité naturelle & la quantité artificielle. La quantité naturelle est la juste mesure de la durée du son dans chaque syllabe de chaque mot, que nous prononçons, conformément aux lois du méchanisme de la parole & de l’usage national. La quantité artificielle est l’appréciation conventionnelle de la durée du son dans chaque syllabe de chaque mot, relativement au méchanisme artificiel de la versification métrique & du rythme oratoire. Dans la quantité naturelle, on peut remarquer des durées qui soient entre elles comme les nombres 1, 2, 3, 4, 5, ou même dans une autre progression : & ceux qui parlent le mieux une langue, sont ceux qui se conforment le plus exactement à toutes les nuances de cette progression quelconque. Les femmes du grand monde sont ordinairement les plus exactes en ce point, sans y mettre du pédantisme. Ciceron (de Orat. III. 21.) en a fait la remarque sur les dames romaines, dont il attribue le succès à la retraite ou elles vivoient. Mais si l’on peut dire que la retraite conserve plus sûrement les impressions d’une bonne éducation ; on peut dire aussi qu’elle fait obstacle aux impressions de l’usage, qui est dans l’art de parler le maître le plus sûr, ou même l’unique qu’il faille suivre : nous voyons en effet que des savans très profonds s’expriment sans exactitude & sans grace, parce que continuellement retenus par leurs études dans le silence de leur cabinet, ils n’ont avec le monde aucun commerce qui puisse rectifier leur langage ; & d’ailleurs les succès de nos dames en ce genre ne peuvent plus être attribués à la même cause que ceux des dames romaines, puisque leur maniere de vivre est si différente. La bonne raison est celle qu’allegue M. l’abbé d’Olivet, pag. 99. c’est qu’elles ont, d’une part, les organes plus délicats que nous, & par conséquent plus sensibles, plus susceptibles des moindres différences ; & de l’autre, plus d’habitude & plus d’inclination à discerner & à suivre ce qui plaît. A peine distinguons-nous dans les sons toutes les différences appréciables ; nos dames y démêlent toutes les nuances sensibles : nous voulons plaire, mais sans trop de frais ; & rien ne coûte aux dames, pourvu qu’elles puissent plaire. S’il avoit fallu tenir un compte rigoureux de tous les degrés sensibles ou même appréciables de quantité, dans la versification métrique, ou dans les combinaisons harmoniques du rythme oratoire ; les difficultés de l’art, excessives ou même insurmontables, l’auroient fait abandonner avec justice, parce qu’elles auroient été sans un juste dédommagement : les chefs-d’oeuvres des Homeres, des Pindares, des Virgiles, des Horaces, des Démosthènes, des Cicérons, ne seroient jamais nés ; & les noms illustres, ensevelis dans les ténebres de l’oubli qui est dû aux hommes vulgaires, n’enrichiroient pas aujourd’hui les fastes littéraires. Il a donc fallu que l’art vînt mettre la nature à notre portée, en réduisant à la simple distinction de longues & de breves toutes les syllabes qui composent nos mots. Ainsi la quantité artificielle regarde indistinctement comme longues toutes les syllabes longues, & comme breves toutes les syllabes breves, quoique les unes soient peut-être plus ou moins longues, & les autres plus ou moins breves. Cette maniere d’envisager la durée des sons n’est point contraire à la maniere dont les produit la nature ; elle lui est seulement inférieure en précision, parce que plus de précision seroit inutile ou nuisible à l’art. Les syllabes des mots sont longues ou breves, ou par nature ou par usage. 1°. Une syllabe d’un mot est longue ou breve par nature, quand le son qui la constitue dépend de quelque mouvement organique que le méchanisme doit exécuter avec aisance ou avec célérite, selon les lois physiques qui le dirigent. C’est par nature que de deux voyelles consécutives dans un même mot, l’une des deux est breve, & sur-tout la premiere ; que toute diphtongue est longue, soit qu’elle soit usuelle ou qu’elle soit factice ; que si par licence on décompose une diphtongue, l’un des deux sons élémentaires devient bref, & plus communément le premier. Voyez Hiatus . On peut regarder encore comme naturelle une autre regle de quantité, que Despautere énonce en deux vers :
& que l’on trouve rendue par cesdeux vers françois dans la méthode latine de Port-Royal :
Ceci doit s’entendre du son représente par la voyelle ; & sa position consiste à être suivi de deux articulations prononcées, comme dans la premiere syllabe de carmen, dans la syllabe post, dans at suivi de pius, ät pius Æneas, &c. C’est que l’on ne tient alors aucun compte de syllabes physiques qui ont pour ame l’e muet qui suit nécessairement toute consonne qui n’est pas avant une autre voyelle ; & qu’en conséquence on rejette sur le compte de la voyelle antécédente, le peu de tems qui appartient à l’e muet que la premiere des deux consonnes amene nécessairement, mais sourdement. Ainsi la prononciation usuelle ne fait que deux syllabes de carmen, quoique l’articulation y introduise nécessairement un e muet, & que l’on prononce naturellement ca-re mè-ne : cet e muet est si bref, qu’on le compte absolument pour rien ; mais il est si réel que l’on est forcé d’en retenir la quantité pour en augmenter celle de la voyelle précédente. L’auteur de la méthode latine (traité de la quantité, reg. IV.), observe que pour faire qu’une syllabe soit longue par position, il faut au moins qu’il y ait une des consonnes dans la syllabe même qu’on fait longue. Car, dit-il, si elles sont toutes deux dans la suivante, cela ne la fait pas longue d’ordinaire. Cette remarque est peu philosophique ; parce que deux consonnes ne peuvent appartenir à une même syllabe physique ; & qu’une consonne ne peut influer en rien sur une voyelle précédente. Voyez H. Ainsi que les deux consonnes appartiennent au mot suivant, ou qu’elles soient toutes deux dans le même mot que la voyelle précédente, ou enfin que l’une soit dans le même mot que la voyelle, & l’autre dans le mot suivant ; il doit toujours en résulter le même effet prosodique, puisque c’est toujours la même chose. Le vers qu’on nous cite de Virgile, Æneid. IX. 37. Ferte citi ferrum, date tela, scandite muros, est donc dans la regle générale, ainsi que l’usage ordinaire des Grecs à cet égard, & ce que l’on traite d’affectation dans Catule & dans Martial. On peut objecter sur cela que la liberté que l’on a en grec & en latin, de faire breve ou longue, une voyelle originairement breve, quand elle se trouve par hasard suivie d’une mute & d’une liquide, semble prouver que la regle d’alonger la voyelle située devant deux consonnes, n’est pas dictée par la nature, puisque rien ne peut dispenser de suivre l’impression de la nature. Mais il faut prendre garde que l’on suppose 1°. qu’originairement la voyelle est breve, & que pour la faire longue, il faut aller contre la regle qui l’avoit rendue breve ; car si elle étoit originairement longue, loin de la rendre breve, le concours de la mute & de la liquide seroit une raison de plus pour l’alonger : 2°. il faut que des deux consonnes, la seconde soit liquide, c’est-à-dire qu’elle s’allie si bien avec la précédente, qu’elle paroisse n’en faire plus qu’une avec elle : or dès qu’elle paroît n’en faire qu’une, on ne doit sentir que l’effet d’une, & la breve a droit de demeurer breve ; si on veut appuyer sur les deux, la voyelle doit devenir longue. On objectera encore que l’usage de notre orthographe est diamétralement opposé à cette prétendue loi de la nature, puisque nous redoublons la consonne d’après une voyelle que nous voulons rendre breve. Nos peres, selon M. l’abbé d’Olivet, pag. 22, ont été si fideles à notre orthographe, que souvent ils ont secoué le joug de l’étymologie, comme dans couronne, personne, où ils redoublent la lettre n, de peur qu’on ne fasse la pénultieme longue en françois ainsi qu’en latin.
« Quoique le second t soit muet dans tette, dans patte, c’est, dit-il, (p. 23.) une nécessité de continuer à les écrire ainsi, parce que le redoublement de la consonne est institué pour abréger la syllabe, & que nous n’avons point d’accent, point de signe qui puisse y suppléer ».La réponse à cette objection est fort simple. Nous écrivons deux consonnes à la vérité ; mais nous n’en prononçons qu’une. Or la quantité du son est une affaire de prononciation & non d’orthographe ; si bien que dès que nous prononcerons les deux consonnes, nous allongerons inévitablement la voyelle précédente. Quant à l’intention qu’ont eue nos peres, en instituant le redoublement de la consonne dans les mots où la voyelle précédence est breve ; ce n’a point été de l’abréger, comme le dit l’auteur de la prosodie françoise, mais d’indiquer seulement qu’elle est breve. Le moyen étoit-il bien choisi ? Je n’en crois rien, parce que le redoublement de la consonne, dans l’orthographe, devroit indiquer naturellement l’effet que produit dans la prononciation le redoublement de l’articulation, qui est de rendre longue la syllabe qui précéde. Nous n’avons point de signe, dit-on, qui puisse y suppléer. M. Duclos, dans ses remarques manuscrites sur cet endroit-là même, demande s’il ne suffiroit pas de marquer les longues par un circonflexe, & les breves par la privation d’accent. Nous pouvons déja citer quelques exemples autorisés : matin, commencement du jour, a la premiere breve, & il est sans accent ; mâtin, espece de chien, a la premiere longue, & il a le circonflexe : c’est la même chose de tache, souillure, & tâche que l’on a à faire ; de sur, préposition, & sûr, adjectif ; de jeune d’âge, & jeûne, abstinence. Y auroit-il plus d’inconvénient à écrire il tete & la tête, la pâte du pain, & la pate d’un animal ; vu surtout que nous sommes déja en possession d’écrire avec le circonflexe ceux de ces mots qui ont la premiere longue ? 2°. Une syllabe d’un mot est longue ou breve par usage seulement, lorsque le méchanisme de la prononciation n’exige dans le son, qui en est l’ame, ni longueur, ni briéveté. Il y a dans toutes les langues un plus grand nombre de longues ou de breves usuelles qu’il n’y en a de naturelles. Dans les langues qui admettent la versification métrique & le rythme calculé, il faut apprendre sans réserve la quantité de toutes les syllabes des mots, & en ramener les lois, autant qu’il est possible, à des points de vue généraux : cette étude nous est absolument nécessaire pour pouvoir juger des différens metres des Grecs & des Latins. Dans nos langues modernes, l’usage est le meilleur & le plus sûr maître de quantité que nous puissions consulter ; mais dans celles qui admettent les vers rimés, il faut surtout faire attention à la derniere syllabe masculine, soit qu’elle termine le mot, soit qu’elle ait encore après elle une syllabe féminine. C’est que la rime ne seroit pas soutenable, si les sons correspondans n’avoient pas la même quantité : ainsi, dit M. l’abbé d’Olivet, ces deux vers sont inexcusables :
C’est la même chose de ceux-ci, justement relevés par M. Restaut, qui, en faveur de Boileau, cherche mal-à-propos à excuser les précédens :
« Un nom substantif, dit M. du Marsais (voyez Construction), ne peut déterminer que trois sortes de mots : 1°. un autre nom (& dans le système de l’auteur il faut entendre les adjectifs), 2°. un verbe, 3°. ou enfin une préposition ».Cette remarque paroît avoir été adoptée par M. l’abbé Fromant (Suppl. page 256) ; & j’avoue qu’elle peut être vraie dans notre langue : car quoique nos adverbes admettent des complémens, il est pourtant nécessaire d’observer que le complément immédiat de l’adverbe est chez nous une préposition, conformément à ; ce qui suit est le complément de la préposition même ; conformément à la nature. Il n’en est pas de même en latin, parce que la terminaison du complément y désigne le rapport qui le lie au terme antécédent, & rend inutile la préposition, qui n’auroit pas d’autre effet : le nom peut donc y être, selon l’occurrence, le complément immédiat de l’adverbe, ainsi que je l’ai prouvé ailleurs sur les phrases ubi terrarum, tunc temporis, convenienter naturae. Voyez Mot, article II. n. 2. Un mot qui sert de complément à un autre, peut lui-même en exiger un second, qui, par la même raison, peut encore être suivi d’un troisieme, auquel un quatrieme sera pareillement subordonné, & ainsi de suite ; de sorte que chaque complément étant nécessaire à la plénitude du sens du mot qu’il modifie, les deux derniers constituent le complément total de l’antépénultieme ; les trois derniers font la totalité du complément de celui qui précede l’antépénultieme ; & ainsi de suite jusqu’au premier complément, qui ne remplit toute sa destination, qu’autant qu’il est accompagné de tous ceux qui lui sont subordonnés. Par exemple, dans cette phrase, nous avons à vivre avec des hommes semblables à nous : ce dernier nous est le complément de la préposition à ; à nous est celui de l’adjectif semblables ; semblables à nous est le complément total du nom appellatif les hommes ; les hommes semblables à nous, c’est la totalité du complément de la préposition de ; de les ou des hommes semblables à nous, est le complément total d’un nom appellatif sous-entendu, par exemple, la multitude (Voyez Pré- position , rem. 5) ; la multitude des hommes semblables à nous, c’est le complément de la préposition avec ; avec la multitude des hommes semblables à nous, c’est celui de l’infinitif vivre ; vivre avec la multitude des hommes semblables à nous, est la totalité du complément de la préposition à ; à vivre avec la multitude des hommes semblables à nous, c’est le complément total d’un nom appellatif sous-entendu, qui doit exprimer l’objet du verbe avons, par exemple, obligation ; ainsi obligation à vivre avec la multitude des hommes semblables à nous, est le complément total du verbe avons : ce verbe avec la totalité de son complément est l’attribut total dont le sujet est nous. Il suit de cette observation, qu’il peut y avoir complément incomplexe, & complément complexe. Le complément est incomplexe, quand il est exprimé par un seul mot, qui est ou un nom, ou un pronom, ou un adjectif, ou un infinitif, ou un adverbe ; comme avec soin, pour nous, raison favorable, sans répondre, vivre honnêtement. Le complément est complexe, quand il est exprimé par plusieurs mots, dont le premier, selon l’ordre analytique, modifie immédiatement le mot antécédent, & est lui-même modifié par le suivant ; comme avec le soin requis ; pour nous tous ; raison favorable à ma cause ; sans répondre un mot ; vivre fort honnêtement. Dans le complément complexe, il faut distinguer le mot qui y est le premier selon l’ordre analytique, & la totalité des mots qui font la complexité. Si le premier mot est un adjectif, ou un nom, ou l’équivalent d’un nom, on peut le regarder comme le complément grammatical ; parce que c’est le seul qui soit assujetti par les lois de la syntaxe des langues qui admettent la déclinaison, à prendre telle ou telle forme, en qualité de complément : si le premier mot est au contraire un adverbe ou une préposition, comme ces mots sont indéclinables & ne changent pas de forme, on regardera seulement le premier mot comme complément initial, selon que le premier mot est un complément grammatical ou initial ; le tout prend le nom de complément logique, ou de complément total. Par exemple, dans cette phrase, avec les soins requis dans les circonstances de cette nature ; le mot nature est le complément grammatical de la préposition de : cette nature en est le complément logique : la préposition de est le complément initial du nom appellatif les circonstances ; & de cette nature en est le complément total : les circonstances, voilà le complément grammatical de la préposition dans ; & les circonstances de cette nature en est le complément logique : dans est le complément initial du participe requis ; & dans les circonstances de cette nature en est le complément total : le participe requis est le complément grammatical du nom appellatif les soins ; requis dans les circonstances de cette nature, en est le complément logique : les soins, c’est le complément grammatical de la préposition avec ; & les soins requis dans les circonstances de cette nature, en est le complément logique. Ceux qui se contentent d’envisager les choses superficiellement, seront choqués de ce détail qui leur paroîtra minutieux : mais mon expérience me met en état d’assurer qu’il est d’une nécessité indispensable pour tous les maîtres qui veulent conduire leurs éleves par des voies lumineuses, & principalement pour ceux qui adopteroient la méthode d’introduction aux langues, que j’ai proposée au mot Méthode. Si l’on veut examiner l’analyse que j’y ai faite d’une phrase de Cicéron, on y verra qu’il est nécessaire non-seulement d’établir les distinctions que l’on a vues jusqu’ici, mais encore de caractériser, par des dénominations différentes, les différentes especes de complément qui peuvent tomber sur un même mot. Un même mot, & spécialement le verbe, peut admettre autant de complémens différens, qu’il peut y avoir de manieres possibles de déterminer la signification du mot. Rien de plus propre à mettre en abrégé, sous les yeux, toutes ces diverses manieres, que le vers technique dont se servent les rhéteurs pour caractériser les différentes circonstances d’un fait. Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando. Le premier mot quis, est le seul qui ne marquera aucun complément, parce qu’il indique au contraire le sujet ; mais tous les autres désignent autant de complémens différens. Quid, désigne le complément qui exprime l’objet sur lequel tombe directement le rapport énoncé par le mot completé : tel est le complément de toute préposition, à moi, chez nous, envers Dieu, contre la loi, pour dire, &c. Tel est encore le complément immédiat de tout verbe actif relatif, aimer la vertu, desirer les richesses, bâtir une maison, teindre une étoffe, &c. Le rapport énoncé par plusieurs verbes relatifs exige souvent deux termes, comme donner un livre au public ; ces deux complémens sont également directs & nécessaires, & il faut les distinguer : celui qui est immédiat & sans préposition, peut s’appeller complément objectif, comme un livre : celui qui est amené par une préposition, c’est le complément relatif, comme au public. Ubi désigne le complément qui exprime une circonstance de lieu : mais ce seul mot ubi, représente ici les quatre mots dont on se sert communément pour indiquer ce qu’on nomme les questions de lieu, ubi, unde, quà, quò ; ce qui désigne quatre sortes de complémens circonstanciels de lieu. Le premier est le complément circonstanciel du lieu de la scene, c’est-à-dire, où l’événement se passe ; comme vivre à Paris, être au lit, &c. Le second est le complément circonstanciel du lieu de départ, comme venir de Rome, partir de sa province, &c. Le troisieme est le complément circonstanciel du lieu de passage, comme passer par la Champagne, aller en Italie par mer, &c. Le quatrieme est le complément circonstanciel du lieu de tendance, comme aller en Afrique, passer de Flandre en Alsace, &c. Quibus auxiliis ; ces mots désignent le complement qui exprime l’instrument & les moyens de l’action énoncée par le mot completé ; comme se conduire avec assez de précaution pour ne pas échouer ; frapper du bâton, de l’épée, obtenir un emploi par la protection d’un grand, &c. On peut appeller ceci le complément auxiliaire. On peut encore comprendre sous cet aspect le complément qui exprime la matiere dont une chose est faite, & que l’on peut appeller le complément matériel ; comme une statue d’or, une fortune cimentée du sang des malheureux. Cur, désigne en général tout complément qui énonce une cause soit efficiente, soit finale : on le nomme complément circonstanciel de cause ; s’il s’agit de la cause efficiente, ou même d’une cause occasionnelle ; ainsi quand on dit, un tableau peint par Rubens, il y a un complément circonstanciel de cause ; c’est la même chose quand on dit, il a manqué le succès pour avoir négligé les moyens. S’il s’agit d’une cause finale, on dit un complément circonstanciel de fin, comme Dieu nous a créés pour sa gloire ; s’occuper afin d’éviter l’ennui. Quomodo, désigne le complément qui exprime une maniere particuliere d’être qu’il faut ajouter à l’idée principale du mot completé : communément cette expression est un adverbe de maniere, simple ou modifié, ou bien une phrase adverbiale commençant par une préposition ; comme vivre honnêtement, vivre conformément aux lois, parler avec facilité. On peut donner à ce complément le nom de modificatif. Quando, désigne le complément qui exprime une circonstance de tems. Or une circonstance de tems peut être déterminée, ou par une epoque, qui est un point fixe dans la suite continue du tems, ou par une durée dont on peut assigner le commencement & la fin. La premiere détermination répond à la question quando, (quand), & l’on peut appeller la phrase qui l’exprime, complément circonstanciel de date ; comme il mourut hier ; nous finirons l’année prochaine ; Jésus naquit sous le regne d’Auguste. La seconde détermination répond à la question quandiu, (pendant combien de tems) ; & l’on peut donner à la phrase qui l’exprime le nom de complément circonstanciel de durée, comme il a vécu trente-trois ans ; cet habit durera long tems. Il ne faut pas douter qu’une métaphysique pointilleuse ne trouvât encore d’autres complémens, qu’elle désigneroit par d’autres dénominations : mais on peut les réduire à-peu-près tous aux chefs généraux que je viens d’indiquer ; & peut-être n’en ai-je que trop assigné pour bien des gens, ennemis naturels des détails raisonnés. C’est pourtant une nécessité indispensable de distinguer ces différentes sortes de complémens, afin d’entendre plus nettement les lois que la syntaxe peut imposer à chaque espece, & l’ordre que la construction peut leur assigner. Par rapport à ce dernier point, je veux dire l’ordre que doivent garder entre eux les différens complémens d’un même mot, la Grammaire générale établit une regle, dont l’usage ne s’écarte que peu ou point dans les langues particulieres, pour peu qu’elles fassent cas de la clarté de l’énonciation. La voici. De plusieurs complémens qui tombent sur le même mot, il faut mettre le plus court le premier après le mot completé ; ensuite le plus court de ceux qui restent, & ainsi de suite jusqu’au plus long de tous qui doit être le dernier. Exemple : Carthage, qui faisoit la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avoit par ce a même du désavantage. (Consid. sur la grand. & la décad. des Rom. chap. iv.) Dans cette proposition complexe, le verbe principal avoit, est suivi de deux complémens ; le premier est un complément circonstanciel de cause, par ce a même, lequel a plus de briéveté que le complément objectif du désavantage, qui en conséquence est placé le dernier : dans la proposition incidente, qui fait partie du sujet principal, le verbe faisoit a 1°. un complément objectif, la guerre ; 2°. un complément auxiliaire qui est plus long, avec son opulence ; 3°. enfin, un complément relatif qui est le plus long de tous, contre la pauvreté romaine. La raison de cette regle, est que dans l’ordre analytique, qui est le seul qu’envisage la Grammaire générale, & qui est à-peu-près la boussolle des usages particuliers des langues analogues, la relation d’un complément au mot qu’il complete est d’autant plus sensible, que les deux termes sont plus rapprochés, & sur-tout dans les langues où la diversité des terminaisons ne peut caractériser celle des fonctions des mots. Or il est constant que la phrase a d’autant plus de netteté, que le rapport mutuel de ses parties est plus marqué ; ainsi il importe à la netteté de l’expression, cujus summa laus perspicuitas, de n’éloigner d’un mot, que le moins qu’il est possible, ce qui lui sert de complément. Cependant quand plusieurs complémens concourent à la détermination d’un même terme, ils ne peuvent pas tous le suivre immédiatement ; & il ne reste plus qu’à en rapprocher le plus qu’il est possible celui qu’on est forcé d’en tenir éloigné : c’est ce que l’on fait en mettant d’abord le premier celui qui a le plus de briéveté, & réservant pour la fin celui qui a le plus d’étendue. Si chacun des complémens qui concourent à la détermination d’un même terme à une certaine étendue, il peut encore arriver que le dernier se trouve assez éloigné du centre commun pour n’y avoir plus une relation aussi marquée qu’il importe à la clarté de la phrase. Dans ce cas l’analyse même autorise une sorte d’hyperbate, qui, loin de nuire à la clarté de l’énonciation, sert au contraire à l’augmenter, en fortifiant les traits des rapports mutuels des parties de la phrase : il consiste à placer avant le mot completé l’un de ses complémens ; ce n’est ni l’objet, ni le relatif ; c’est communément un complément auxiliaire, ou modificatif, ou de cause, ou de fin, ou de tems, ou de lieu. Ainsi, dans l’exemple déja cité, M. de Montesquieu auroit pu dire, en transposant le complément auxiliaire de la proposition incidente, Carthage, qui, avec son opulence, faisoit la guerre contre la pauvreté romaine ; & la phrase n’auroit été ni moins claire, ni beaucoup moins harmonieuse : peut-être auroit-elle perdu quelque chose de son énergie, par la séparation des termes opposés son opulance & la pauvreté romaine ; & c’est probablement ce qui assure la préférence au tour adopté par l’auteur, car les grands écrivains, sans rechercher les antitheses, ne négligent pas celles qui sortent de leur sujet, & encore moins celles qui font à leur sujet. Il arrive quelquefois que l’on voile la lettre de cette loi pour en conserver l’esprit ; & dans ce cas, l’exception devient une nouvelle preuve de la nécessité de la regle. Ainsi, au lieu de dire, l’Evangile inspire une piété qui n’a rien de suspect, aux personnes qui veulent être sincerement à Dieu ; il faut dire, l’Evangile inspire aux personnes qui veulent être sincerement à Dieu, une piété qui n’a rien de suspect :
« & cela, dit le P. Buffier, n. 774. afin d’éviter l’équivoque qui pourroit se trouver dans le mot aux personnes ; car on ne verroit point si ce mot est régi par le verbe inspire, ou par l’adjectif suspect. L’arrangement des mots ne consiste pas seulement, dit Th. Corneille (Not. sur la rem. 454. de Vaugelas), à les placer d’une maniere qui flatte l’oreille, mais à ne laisser aucune équivoque dans le discours. Dans ces exemples, je ferai avec une ponctualité dont vous aurez lieu d’être satisfait, toutes les choses qui sont de mon ministere, il n’y a point d’équivoque, mais l’oreille n’est pas contente de l’arrangement des mots : il faut écrire, je ferai toutes les choses qui sont de mon ministere, avec une ponctualité dont vous aurez lieu d’être satisfait. »M. Corneille ne semble faire de cet arrangement qu’une affaire d’oreille ; mais il faut remonter plus haut pour trouver le vice du premier arrangement de l’exemple proposé : il n’y a point d’équivoque, j’en conviens, parce qu’il ne s’y présente pas deux sens dont le choix soit incertain ; mais il y a obscurité, parce que le véritable sens ne s’y montre pas avec assez de netteté, à cause du trop grand éloignement où se trouve le complément objectif. Tel est le principe général par lequel il faut juger de la construction de tant de phrases citées par nos Grammairiens : les complémens doivent être d’autant plus près du mot completé, qu’ils ont moins d’étendue ; & comme cette loi est dictée par l’intérêt de la clarté, dès que l’observation rigoureuse de la loi y est contraire, c’est une autre loi d’y déroger. En vertu de la premiere loi, il faut dire, employons aux affaires de notre salut toute cette vaine curiosité qui se répand au-dehors, selon la correction indiquée par le P. Bouhours (rem. nouv. tom. I. p. 219.) ; & il faut dire pareillement, qu’ils placent dans leurs cartes, tout ce qu’ils entendent dire, & non pas qu’ils placent tout ce qu’ils entendent dire, dans leurs cartes. En vertu de la seconde loi, il faut dire avec le P. Bouhours, ibid. & avec Th. Corneille (loc. cit.) : il se persuada qu’en attaquant la ville par divers endroits, il répareroit la perte qu’il venoit de faire ; & non pas, il se persuada qu’il répareroit la perte qu’il venoit de faire, en attaquant la ville par divers endroits ; quoique ce second arrangement ne soit pas contraire à la lettre de la premiere regle. Cette regle au reste ne s’est entendue jusqu’ici que de l’ordre des complémens différens d’un même mot ; mais elle doit s’entendre aussi des parties intégrantes d’un même complément, réunies par quelque conjonction : les parties les plus courtes doivent être les premieres, & les plus longues, être les dernieres, précisément pour la même raison de netteté. Ainsi, pour employer les exemples du P. Buffier (n. 771.) on diroit, Dieu agit avec justice & par des voies ineffables, en mettant à la tête la plus courte partie du complément modificatif : mais si cette même partie devenoit plus longue par quelque addition, elle se placeroit la derniere, & l’on diroit, Dieu agit par des voies ineffables, & avec une justice que nous devons adorer en tremblant. C’est cette regle ainsi entendue, & non aucune des raisons alléguées par Vaugelas (34. rem. nouv. à la fin du tom. II.) qui démontre le vice de cette phrase : je fermerai la bouche à ceux qui le blâment, quand je leur aurai montré que sa façon d’écrire est excellente, quoiqu’elle s’éloigne un peu de celle de nos anciens poëtes qu’ils louent, plutôt par un dégoût des choses présentes que par les sentimens d’une véritable estime, & qu’il merite le nom de poete . Cette derniere partie intégrante de la totalité du complément objectif est déplacé, parce qu’elle est la plus courte, & pourtant la derniere ; la relation du verbe montrer à ce complément n’est plus assez sensible : il falloit dire, quand je leur aurai montré qu’il merite le nom de poete, & que sa façon d’écrire est excellente, quoiqu’elle s’éloigne, &c. Il n’y a peut-être pas une regle de syntaxe plus importante, surtout pour la langue françoise, que celle qui vient d’être exposée & développée dans un détail que je ne me serois pas permis sans cette considération ; elle est, à mon gré, le principe fondamental, & peut être le principe unique, qui constitue véritablement le nombre & l’harmonie dans notre langue. Cependant, de tous nos Grammairiens, je ne vois que le P. Bussier qui l’ait apperçue, & il ne l’a pas même vue dans toute son étendue. Mais je suis fort surpris que M. Restaut, qui cite la grammaire de ce savant jésuite, comme l’une des bonnes sources où il a puisé ses principes généraux & raisonnés, n’y ait pas apperçu un principe, qui y est d’ailleurs très-bien raisonné & démontré, & qui est en soi très-lumineux, très-fécond, & d’un usage très-étendu. Je suis encore bien plus étonné qu’il ait échapé aux régards philosophiques de M. l’abbé Fromant, qui n’en dit pas un mot dans le chapitre de son supplément où il parle de la syntaxe, de la construction, & de l’inversion. Je m’estimerois trop heureux, si ma remarque déterminoit nos Grammairiens à en faire usage : ce seroit poser l’un des principaux fondemens du style grammatical, & le principe le plus opposé au phébus & au galimathias. Mais il faut y ajouter quelques autres regles qui concernent encore l’arrangement des complémens. Si les divers complémens d’un même mot, ou les différentes parties d’un même complément, ont à-peu-près la même étendue ; ce n’est plus l’affaire du compas d’en décider l’arrangement, c’est un point qui ressortit au tribunal de la Logique : elle prononce qu’on doit alors placer le plus près du mot completé, celui des complémens auquel il a un rapport plus nécessaire. Or le rapport au complément modificatif est le plus nécessaire de tous, puis celui au complément objectif, ensuite la relation au complément relatif ; & les autres sont à-peu-près à un degré égal d’importance : ainsi, il faut dire, l’Evangile inspire insensiblement 2. la piété 3. aux fidéles, en mettant d’abord le complément modificatif, puis le complément objectif, & enfin le complément relatif. Ajoutons encore une autre remarque non moins importante à celles qui précedent : c’est qu’il ne faut jamais rompre l’unité d’un complément total, pour jetter entre ses parties un autre complément du même mot. La raison de cette regle est évidente : la parole doit être une image fidele de la pensée ; & il faudroit, s’il étoit possible, exprimer chaque pensée, ou du moins chaque idée, par un seul mot, afin d’en peindre mieux l’indivisibilité ; mais comme il n’est pas toujours possible de réduire l’expression à cette simplicité, il est du-moins nécessaire de rendre inséparables les parties d’une image dont l’objet original est indivisible, afin que l’image ne soit point en contradiction avec l’original, & qu’il y ait harmonie entre les mots & les idées. C’est dans la violation de cette regle, que consiste le défaut de quelques phrases censurées justement par Th. Corneille (not. sur la rem. 454. de Vaugelas) : par exemple, on leur peut conter quelque histoire remarquable, sur les principales villes, qui y attache la memoire ; il est évident que l’antécédant de qui c’est quelque histoire remarquable, & que cet antécédant, avec la proposition incidente qui y attache la mémoire, exprime une idée totale qui est le complément objectif du verbe conter : l’unité est donc rompue par l’arrangement de cette phrase, & il falloit dire, on peut leur conter, sur les principales villes, quelque histoire remarquable qui y attache la mémoire. C’est le même défaut dans cette autre phrase ; il y a un air de vanité & d’affectation, dans Pline le jeune, qui gâte ses lettres : l’unite est encore rompue, & il falloit dire ; il y a dans Pline le jeune, un air de vanité & d’affectation qui gâte ses lettres : l’esprit a tant de droit de s’attendre à trouver cette unité d’image dans la parole, qu’en conséquence du premier arrangement il se porte à croire que l’on veut faire entendre que c’est Pline lui-même qui gâte ses lettres ; il n’en est empêché que par l’absurdité de l’idée, & il lui en coûte un effort désagreable pour démêler le vrai sens de la phrase. Je trouve une faute de cette espece dans la Bruyere (caract. de ce siecle, ch. j.) : Il y a, dit-il, des endroits dans l’opéra qui laissent en desirer d’autres ; il devoit dire, il y a dans l’opéra des endroits qui en laissent desirer d’autres. J’en fais la remarque, parce que la Bruyere est un écrivain qui peut faire autorité, & qu’il est utile de montrer que les grands hommes sont pourtant des hommes. Ce n’est pas un petit nombre de fautes échapées à la fragilité humaine, qui peuvent faire tort a leur réputation ; au lieu que ce petit nombre de mauvais exemples pourroit induire en erreur la foule des hommes subalternes, qui ne savent écrire que par imitation, & qui ne remontent pas aux principes. Voici l’avis que leur donne Vaugelas, l’un de nos plus grands maîtres. (rem. 454.)
« L’arrangement des mots est un des plus grands secrets du style. Qui n’a point cela, ne peut pas dire qu’il sache écrire. Il a beau employer de belles phrases & de beaux mots ; étant mal placés, ils ne sauroient avoir ni beauté, ni grace ; outre qu’ils embarrassent l’expression, & lui ôtent la clarté qui est le principal : Tantum series juncturaque pollet. »Avant que d’entamer ce que j’ai à dire sur le régime, je crois qu’il est bon de remarquer, que les regles que je viens d’assigner sur l’arrangement de divers complémens, ne peuvent concerner que l’ordre analytique qu’il faut suivre quand on fait la construction d’une phrase, ou l’ordre usuel des langues analogues comme la nôtre. Car pour le langues transpositives, où la terminaison des mots sert à caractériser l’espece de rapport auquel ils sont employés, la nécessité de marquer ce rapport par la place des mots n’existe plus au même degré. Art. II. Du Régime . Les grammaires des langues modernes se sont formées d’après celle du latin, dont la religion a perpétué l’étude dans toute l’Europe ; & c’est dans cette source qu’il faut aller puiser la notion des termes techniques que nous avons pris à notre service, assez souvent sans les bien entendre, & sans en avoir besoin. Or il paroît, par l’examen exact des différentes phrases où les Grammairiens latins parlent de régime, qu’ils entendent, par ce terme, la forme particuliere que doit prendre un complément grammatical d’un mot, en conséquence du rapport particulier sous lequel il est alors envisagé. Ainsi le régime du verbe actif relatif est, dit-on, l’accusatif, parce qu’en latin le nom ou le pronom qui en est le complément objectif grammatical doit être à l’accusatif ; l’accusatif est le cas destiné par l’usage de la langue latine, à marquer que le nom ou le pronom qui en est revêtu, est le terme objectif de l’action énoncée par le verbe actif relatif. Pareillement quand on dit liber Petri, le nom Petri est au génitif, parce qu’il exprime le terme conséquent du rapport dont liber est le terme antécédent, & que le régime d’un nom appellatif que l’on détermine par un rapport quelconque à un autre nom, est en latin le génitif. Voyez Génitif . Considérés en eux-mêmes, & indépendamment de toute phrase, les mots sont des signes d’idées totales ; & sous cet aspect ils sont tous intrinséquement & essentiellement semblables les uns aux autres ; ils different ensuite à raison de la différence des idées spécifiques qui constituent les diverses sortes de mots, &c. Mais un mot considéré seul peut montrer l’idée dont il est le signe, tantôt sous un aspect & tantôt sous un autre ; cet aspect particulier une fois fixé, il ne faut plus délibérer sur la forme du mot ; en vertu de la syntaxe usuelle de la langue il doit prendre telle terminaison : que l’aspect vienne à changer, la même idée principale sera conservée, mais la forme extérieure du mot doit changer aussi, & la syntaxe lui assigne telle autre terminaison. C’est un domestique, toujours le même homme, qui, en changeant de service, change de livrée. Il y a, par exemple, un nom latin qui exprime l’idée de l’Etre suprême ; quel est-il, si on le dépouille de toutes les fonctions dont il peut être chargé dans la phrase ? Il n’existe en cette langue aucun mot consideré dans cet état d’abstraction, parce que ses mots ayant été faits pour la phrase, ne sont connus que sous quelqu’une des terminaisons qui les y attachent. Ainsi, le nom qui exprime l’idée de l’Etre suprème, s’il se présente comme sujet de la proposition, c’est Deus ; comme quand on dit, mundum creavit Deus : s’il est le terme objectif de l’action énoncée par un verbe actif relatif, ou le terme conséquent du rapport abstrait énoncé par certaines prépositions, c’est Deum ; comme dans cette phrase, Deum time & sac quod vis, ou dans celle-ci, elevabis ad Deum faciem tuam (Job. 22. 26.) : si ce nom est le terme conséquent d’un rapport sous lequel on envisage un nom appellatif pour en déterminer la signification, sans pourtant exprimer ce rapport par aucune préposition, c’est Dei ; comme dans nomen Dei, &c. Voilà l’effet du régime ; c’est de déterminer les différentes terminaisons d’un mot qui exprime une certaine idée principale, selon la diversité des fonctions dont ce mot est chargé dans la phrase, à raison de la diversité des points de vue sous lesquels on peut envisager l’idée principale dont l’usage l’a rendu le signe. Il faut remarquer que les Grammairiens n’ont pas coutume de regarder comme un effet du régime la détermination du genre, du nombre & du cas d’un adjectif rapporté à un nom : c’est un effet de la concordance, qui est fondée sur le principe de l’identité du sujet énoncé par le nom & par l’adjectif. Voyez Concordance & Identité . Au contraire la détermination des terminaisons par les lois du régime suppose diversité entre les mots régissant & le mot régi, ou plutôt entre les idées énoncées par ces mots ; comme on peut le voir dans ces exemples, amo Deum, ex Deo, sapientia Dei, &c. c’est qu’il ne peut y avoir de rapport qu’entre des choses différentes, & que tout régime caracterise essentiellement le terme conséquent d’un rapport ; ainsi le régime est fondé sur le principe de la diversité des idées mises en rapport, & des termes rapprochés dont l’un détermine l’autre en vertu de ce rapport. Voyez Détermination . Il suit de-là qu’à prendre le mot régime dans le sens généralement adopté, il n’auroit jamais dû être employé, par rapport aux noms & aux pronoms, dans les grammaires particulieres des langues analogues qui ne déclinent point, comme le françois, l’italien, l’espagnol, &c. car le régime est dans ce sens la forme particuliere que doit prendre un complément grammatical d’un mot en conséquence du rapport particulier sous lequel il est alors envisagé : or dans les langues qui ne declinent point, les mots paroissent constamment sous la même forme, & conséquemment il n’y a point proprement de régime. Ce n’est pas que les noms & les pronoms ne varient leurs formes relativement aux nombres, mais les formes numériques ne sont point celles qui sont soumises aux lois du régime ; elles sont toujours déterminées par le besoin intrinseque d’exprimer telle ou telle quotité d’individus : le régime ne dispose que des cas. Les Grammairiens attachés par l’habitude, souvent plus puissante que la raison, au langage qu’ils ont reçu de main en main, ne manqueront pas d’insister en faveur du régime qu’ils voudront maintenir dans notre grammaire, sous prétexte que l’usage de notre langue fixe du-moins la place de chaque complément ; & voilà, disent-ils, en quoi consiste chez nous l’influence du régime. Mais qu’ils prennent garde que la disposition des complémens est une affaire de construction, que la détermination du régime est une affaire de syntaxe, & que, comme l’a très-sagement observé M. du Marsais au mot Construction, on ne doit pas confondre la construction avec la syntaxe.
« Cicéron, dit-il, a dit selon trois combinaisons différentes, accepi litteras tuas, tuas accepi litteras, & litteras accepi tuas : il y a là trois constructions, puisqu’il y a trois différens arrangemens de mots ; cependant il n’y a qu’une syntaxe, car dans chacune de ces constructions il y a les mêmes signes des rapports que les mots ont entre eux ».C’est-à-dire que le régime est toujours le même dans chacune de ces trois phrases, quoique la construction y soit différente. Si par rapport à notre langue on persistoit à vouloir regarder comme régime, la place qui est assignée à chacun des complémens d’un même mot, à raison de leur étendue respective ; il faudroit donc convenir que le même complément est sujet à différens régimes, selon les différens degrés d’étendue qu’il peut avoir relativement aux autres complémens du même mot ; mais sous prétexte de conserver le langage des Grammairiens, ce seroit en effet l’anéantir, puisque ce seroit l’entendre dans un sens absolument inconnu jusqu’ici, & opposé d’ailleurs à la signification naturelle des mots. Ces observations sappent par le fondement la doctrine de M. l’abbé Girard concernant le régime tome I. disc. iij. pag. 87. Il consiste, selon lui, dans des rapports de dépendance soumis aux regles pour la construction de la phrase.
« Ce n’est autre chose, dit-il, que le concours des mots pour les expressions d’un sens ou d’une pensée. Dans ce concours de mots il y en a qui tiennent le haut bout ; ils en régissent d’autres, c’est-à-dire qu’ils les assujettissent à certaines lois : il y en a qui se présentent d’un air soumis ; ils sont régis ou tenus de se conformer à l’état & aux lois des autres ; & il y en a qui sans être assujettis ni assujettir d’autres, n’ont de lois à observer que celle de la place dans l’arrangement général. Ce qui fait que quoique tous les mots de la phrase soient en régime, concourant tous à l’expression du sens, ils ne le sont pas néanmoins de la même maniere, les uns étant en régime dominant, les autres en régime assujetti, & des troisiemes en régime libre, selon la fonction qu’ils y font ».Une premiere erreur de ce grammairien, consiste en ce qu’il rapporte le régime à la construction de la phrase ; au-lieu qu’il est évident, par ce qui précede, qu’il est du district de la syntaxe, & qu’il demeure constamment le même malgré tous les changemens de construction. D’ailleurs le régime consiste dans la détermination des formes des complémens grammaticaux considérés comme termes de certains rapports, & il ne consiste pas dans les rapports mêmes, comme le prétend M. l’abbé Girard. Une seconde erreur, c’est que cet académicien, d’ailleurs habile & profond, ébloui par l’afféterie même de son style, est tombé dans une contradiction évidente ; car comment peut-il se faire que le régime consiste, comme il le dit, dans des rapports de dépendance, & qu’il y ait cependant des mots qui soient en régime libre ? Dépendance & liberté sont des attributs incompatibles, & cette contradiction, ne fût-elle que dans les termes & non entre les idées, c’est assurément un vice impardonnable dans le style didactique, où la netteté & la clarté doivent être portées jusqu’au scrupule. J’ajoute que l’idée d’un régime libre, à prendre la chose dans le sens même de l’auteur, est une idée absolument fausse, parce que rien n’est indépendant dans une phrase, à moins qu’il n’y ait périssologie, Voyez Pléonasme . Vérifions ceci sur la période même dont M. Girard se sert pour faire reconnoître toutes les parties de la phrase : Monsieur, quoique le mérite ait ordinairement un avantage solide sur la fortune ; cependant, chose étrange ! nous donnons toujours la préférence à celle-ci. Cette période est composée de deux phrases, dit l’auteur, dans chacune desquelles se trouvent les sept membres qu’il distingue. Je ne m’attacherai ici qu’à celui qu’il appelle adjonctif ; & qu’il prétend être en régime libre ; c’est monsieur dans la premiere partie de la période, & chose étrange dans le second. Toute proposition a deux parties, le sujet & l’attribut (voyez Proposition) & j’avoue que monsieur n’appartient ni au sujet ni à l’attribut de la premiere proposition, quoique le merite ait ordinairement un avantage solide sur la fortune ; par conséquent ce mot est libre de toute dépendance à cet égard ; mais de-là même il n’est ni ne peut être en régime dans cette proposition. Cependant si l’on avoit à exprimer la même pensée en une langue transpositive ; par exemple, en latin, il ne seroit pas libre de traduire monsieur par tel cas que l’on voudroit de dominus ; il faudroit indispensablement employer le vocatif domine, qui est proprement le nominatif de la seconde personne, (Voyez Vocatif) ; ce qui prouve, ce me semble, que domine seroit envisagé comme sujet d’un verbe à la seconde personne, par exemple audi ou esto attentus, parce que dans les langues, comme par-tout ailleurs, rien ne se fait sans cause : il doit donc en être de même en françois, où il faut entendre monsieur écoutez ou soyez attentif ; parce que l’analyse, qui est le lien unique de la communication de toutes les langues, est la même dans tous les idiomes, & y opere les mêmes effets : ainsi monsieur est en françois dans une dépendance réelle, mais c’est à l’égard d’un verbe sous-entendu dont il est le sujet. Chose étrange, dans la seconde proposition, est aussi en dépendance, non par rapport à la proposition énoncée nous donnons toujours la préférence à celle-ci, mais par rapport à une autre dont le reste est supprimé ; en voici la preuve. En traduisant cette période en latin, il ne nous sera pas libre de rendre à notre gré les deux mots chose étrange ; nous ne pourrons opter qu’entre le nominatif & l’accusatif ; & ce reste de liberté ne vient pas de ce que ces mots sont en régime libre ou dans l’indépendance, car les six cas alors devroient être également indifférens ; cela vient de ce qu’on peut envisager la dépendance nécessaire de ces deux mots sous l’un ou sous l’autre des deux aspects désignés par les deux cas. Si l’on dit res miranda au nominatif, c’est que l’on suppose dans la plénitude analytique, hoec res est miranda : si l’on préfere l’accusatif rem mirandam, c’est que l’on envisage la proposition pleine dico rem mirandam, ou même en rappellant le second adjonctif au premier, domine audi rem mirandam. L’application est aisée à faire à la phrase françoise, le détail en seroit ici superflu ; je viens à la conclusion. L’abbé Girard n’avoit pas assez approfondi l’analyse grammaticale ou logique du langage, & sans autre examen il avoit jugé indépendant ce dont il ne retrouvoit pas le corelatif dans les parties exprimées de la phrase. D’autre part, ces mots mêmes indépendans, il vouloit qu’ils fussent en régime, parce qu’il avoit faussement attaché à ce mot une idée de relation à la construction, quoiqu’il n’ignorât pas sans doute qu’en latin & en grec le régime est relatif à la syntaxe ; mais il avoit proscrit de notre grammaire la doctrine ridicule des cas : il ne pouvoit donc plus admettre le régime dans le même sens que le faisoient avant lui la foule des grammatistes ; & malgré ses déclarations réitérées de ne consulter que l’usage de notre langue, & de parler le langage propre de notre grammaire, sans égard pour la grammaire latine, trop servilement copiée jusqu’à lui, il n’avoit pu abandonner entierement le mot de régime : inde mali labes. Je n’entrerai pas ici dans le détail énorme des méprises où sont tombés les rudimentaires & les méthodistes sur les prétendus régimes de quelques noms, de plusieurs adjectifs, de quantité de verbes, &c. Ce détail ne sauroit convenir à l’Encyclopédie ; mais on trouvera pourtant sur cela même quantité de bonnes observations dans plusieurs articles de cet ouvrage. Voyez Accusatif, Datif, Génitif, Ablatif, Construction, Inversion, Méthode, Proposition, Préposition , &c. Chaque cas a une destination marquée & unique, si ce n’est peut-être l’accusatif, qui est destiné à être le régime objectif d’un verbe ou d’une préposition : toute la doctrine du régime latin se réduit là ; si les mots énoncés ne suffisent pas pour rendre raison des cas d’après ces vues générales, l’ellipse doit fournir ceux qui manquent. Penitet me peccati, il faut suppléer memoria qui est le sujet de peniter, & le mot completé par peccati, qui en est régi. Doceo pueros grammaticam, il faut suppléer circà avant grammaticam, parce que cet accusatif ne peut être que le régime d’une préposition, puisque le régime objectif de doceo est l’accusatif pueros. Ferire ense, l’ablatif ense n’est point le régime du verbe ferire, il l’est de la préposition sousentendue cum. Dans labrorum tenùs, le génitif labrorum n’est point régime de tenùs qui gouverne l’ablatif ; il l’est du nom sous-entendu regione. Il en est de même dans mille autres cas, qui ne sont & ne peuvent être entendus que par des grammairiens véritablement logiciens & philosophes. (E. R. M. B.)
« lorsqu’une proposition est telle, que l’esprit n’a besoin que des mots qui y sont énoncés pour en entendre le sens, nous disons que c’est-là une proposition absolue ou complete. Quand le sens d’une proposition met l’esprit dans la situation d’exiger ou de supposer le sens d’une autre proposition, nous disons que ces propositions sont relatives ».C’est ainsi que parle M. du Marsais (article Construction) ; sur quoi l’on me permettra quelques observations. 1°. Si quand on n’a besoin que des mots qui sont énoncés dans une proposition pour en entendre le sens, il faut dire qu’elle est absolue : il faut dire au contraire qu’elle est relative, lorsque, pour en entendre le sens, on a besoin d’autres mots que de ceux qui y sont énoncés : d’où il suit que quand Ovide a dit, quae tibi est facundia, conser in illud ut doceas ; il a fait une proposition incidente qui est absolue, puisque l’on entend le sens de quae tibi est facundia, sans qu’il soit nécessaire d’y rien ajoûter ; & le paucis te volo de Térence, est une proposition relative, puisqu’on ne peut en entendre le sens, si l’on n’y ajoûte le verbe alloqui, & la préposition in ou cùm, avec le nom verbis ; volo alloqui te in paucis verbis, ou cùm paucis verbis. Cependant l’intention de M. du Marsais étoit au contraire de faire entendre que quae tibi est facundia, est une proposition relative, puisque le sens en est tel, qu’il met l’esprit dans la situation d’exiger le sens d’une autre proposition ; & que paucis te volo, est une proposition absolue, puisque le sens en est entendu indépendamment de toute autre proposition, & que l’esprit n’exige rien au-delà pour la plénitude du sens de celle-ci. La définition que donne ce grammairien de la proposition absolue, n’est donc pas exacte, puisqu’elle ne s’accorde pas avec celle qu’il donne ensuite de la proposition relative, & qu’elle peut faire prendre les choses à contre-sens. Comme une proposition relative est celle dont le sens exige ou suppose le sens d’une autre proposition ; il falloit dire qu’une proposition absolue est celle dont le sens n’exige ni ne suppose le sens d’aucune autre proposition. 2°. Comme une proposition ne peut être relative, de la maniere qu’on l’entend ici, qu’autant qu’elle est partielle dans une autre proposition plus étendue ; & qu’il a été prouvé (Proposition, article 1. n. 2.) que toute proposition partielle est incidente dans la principale : il suffit de désigner par le nom d’incidentes, les propositions qu’on appelle ici relatives, d’autant plus que la grammaire n’a rien à régler sur ce qui les concerne, que parce qu’elles sont partielles ou incidentes. (Voyez Incidente). Ce seroit d’ailleurs établir la tautologie dans le langage grammatical, puisque le mot relatif ne seroit pas employé ici dans le même sens qu’on l’a vu ci-devant. 3°. Chez les Logiciens, qui envisagent les propositions sous un autre point de vue que les Grammairiens, mais qui se méprennent en cela, si moi-même je ne me trompe, appellent propositions relatives, celles qui renferment quelque comparaison & quelque rapport : comme, où est le trésor, là est le coeur ; telle est la vie, telle est la mort ; tanti es, quantum habeas. Ce sont la définition & les exemples de l’art de penser. Part. II. ch. ix. Il y a encore ici un abus du mot : ces propositions devroient plutôt être appellées comparatives, s’il étoit nécessaire de les caractériser si précisément : mais comme on peut généraliser assez les principes de la Grammaire, pour épargner dans le didactique de cette science des détails trop minutieux ou superflus ; la Logique peut également se contenter de quelques points de vue généraux qui suffiront pour embrasser tous les objets soumis à sa jurisdiction. IV. Le principal usage que font les Grammairiens du terme relatif, est pour désigner individuellement l’adjectif conjonctif qui, que, lequel, en latin qui, quae, quod : c’est, dit-on unanimement, un pronom relatif.
« Ce pronom relatif, dit la Grammaire générale, (Part. II. ch. ix.) a quelque chose de commun avec les autres pronoms, & quelque chose de propre. Ce qu’il a de commun, est qu’il se met au lieu du nom, & plus généralement même que tous les autres pronoms, se mettant pour toutes les personnes. Moi qui suis chrétien ; vous qui êtes chrétien ; lui qui est roi. Ce qu’il a de propre peut être considéré en deux manieres. La premiere, en ce qu’il a toujours rapport à un autre nom ou pronom qu’on appelle antécédent, comme : Dieu qui est saint. Dieu est l’antécédent du relatif qui . Mais cet antécédent est quelquefois sous-entendu & non exprimé, sur-tout dans la langue latine, comme on l’a fait voir dans la nouvelle méthode pour cette langue. La seconde chose que le relatif a de propre, & que je ne sache point avoir encore été remarquée par personne, est que la proposition dans laquelle il entre (qu’on peut appeller incidente), peut faire partie du sujet ou de l’attribut d’une autre proposition, qu’on peut appeller principale ».1°. J’avance hardiment, contre ce que l’on vient de lire, que qui, quae, quod (pour m’en tenir au latin seul par économie), n’est pas un pronom, & n’a avec les pronoms rien de commun avec ce qui constitue la nature de cette partie d’oraison. Je crois avoir bien établi (article Pronom), que les pronoms sont des mots qui présentent à l’esprit des êtres déterminés par l’idée précise d’une relation personnelle à l’acte de la parole : or qui, quae, quod, renferme si peu dans sa signification l’idée précise d’une relation personnelle, que de l’aveu même de M. Lancelot, & apparemment de l’aveu de tous les Grammairiens, il se met pour toutes les personnes : d’ailleurs ce mot ne présente à l’esprit aucun être déterminé par la nature, puisqu’il reçoit différentes terminaisons génériques, pour prendre dans l’occasion celle qui convient au genre & à la nature de l’objet au nom duquel on l’applique. Je le demande donc : à quels caracteres pourra-t-on montrer que c’est un pronom ? C’est, dit-on, qu’il se met au lieu du nom : mais au lieu de quel nom est-il mis dans l’exemple d’Ovide, que j’ai déja cité : quae tibi est facundia, confer in illud ut doceas ? Il accompagne ici le nom même facundia, avec lequel il s’accorde en genre, en nombre & en cas : il n’est donc pas mis au lieu de facundia, mais avec facundia. Cicéron le regardoit-il, ou du-moins le traitoit-il en pronom, lorsqu’il disoit (pro leg. man.) : bellum tantum, quo bello omnes premebantur, Pompeius confecit ? On voit encore ici quo avec bello, & non pas au lieu de bello. Je sais qu’on me citera mille autres exemples, où ce mot est employé seul & sans être accompagné d’un nom ; parce que ce nom, dit le même auteur (Méth. lat. Synt. regl. 2.), est assez exprimé par le relatif même qui tient toujours sa place, & le représente, comme : cognosces ex iis litteris qu as liberto tuo dedi. Mais cet écrivain convient sur le champ que cela est dit pour ex litteris, quas litteras. Si donc on peut dire que quas tient ici la place de litteras, & qu’il le représente ; c’est comme avarus tient la place d’homo, & le représente dans cette phrase : semper avarus eget, (l’avare est toujours dans la disette). Avarus représente homo, parce qu’il est au même genre, au même nombre, au même cas, & qu’il renferme dans sa signification l’idée d’une qualité qui convient non omni sed soli naturae humanae, comme parlent les Logiciens ; mais avarus n’est pas pour cela un pronom : pareillement quas représente litteras, parce qu’il est au même genre, au même nombre, & au même cas, & que l’idée démonstrative qui en constitue la signification, est déterminée ici à tomber sur litteras, par le voisinage de l’antécédent litteris qui leve l’équivoque ; mais quas n’est pas non plus un pronom, 1°. parce qu’il n’empêche pas que l’on ne soit obligé d’exprimer litteras dans la construction analytique de la phrase ; 2°. parce que la nature du pronom ne consiste pas dans la fonction de représenter les noms & d’en tenir la place, mais dans celle d’exprimer des êtres déterminés par l’idée d’une relation personnelle. 2°. Je dis que qui, quae, quod, ne doit point être appellé relatif, quoique ses terminaisons mises en concordance avec le nom auquel il est appliqué, semblent prouver & prouvent en effet qu’il se rapporte à ce nom. C’est que si l’on fondoit sur cette propriété la dénomination de relatif, il faudroit par une conséquence nécessaire, l’accorder à tous les adjectifs, aux participes, aux articles, puisque toutes ces especes s’accordent en genre, en nombre, & en cas, avec le nom auquel ils se rapportent effectivement : que dis-je ? tous les verbes seroient relatifs par leur matériel, puisque tous s’accordent avec le sujet auquel ils se rapportent. Mais si cela est, quelle confusion ? Il y aura apparemment des verbes doublement relatifs, & par le matériel & par le sens : par exemple, dans bellum Pompeïus confecit, le verbe confecit sera relatif à Pompeïus par la matiere, à cause de la concordance ; & il sera relatif à bellum par le sens, à cause du régime du complément. Je n’insisterai pas davantage là-dessus, de peur de tomber moi-même dans la confusion, pour vouloir rendre trop sensible celle qu’une juste conséquence introduiroit dans le langage grammatical : je me contenterai de dire que quas n’est pas plus relatif dans quas litteras, que iis n’est relatif dans iis litteris. 3°. Aucun des deux termes par lesquels on désigne qui, quae, quod, ni l’union des deux, ne font entendre la vraie nature de ce mot. C’est un adjectif conjonctif, & c’est ainsi qu’il falloit le nommer & que je le nomme. C’est un adjectif ; voilà ce qu’il a véritablement de commun avec tous les autres mots de cette classe : comme eux, il présente à l’esprit un être indéterminé, désigné seulement par une idée précise qui peut s’adapter à plusieurs natures ; & comme eux aussi, il s’accorde en genre, en nombre, & en cas, avec le nom ou le pronom auquel on l’applique, en vertu du principe d’identité, qui suppose cette indétermination de l’adjectif : qui vir, quae mulier, quod bellum, qui consules, quae litterae, quae negotia, &c. L’idée précise qui caractérise la signification individuelle de qui, quae, quod, est une idée métaphysique d’indication, ou de démonstration, comme is, ea, id. Il est conjonctif, c’est-à-dire, qu’outre l’idée démonstrative qui en constitue la signification, & en vertu de laquelle il seroit synonyme d’is, ea, id : il comprend encore dans sa valeur totale celle d’une conjonction ; ce qui en le différenciant d’is, ea, id, le rend propre à unir la proposition dont il fait partie à une autre proposition. Cette propriété conjonctive est telle que l’on peut toujours décomposer l’adjectif par is, ea, id, & par une conjonction telle que peuvent l’exiger les circonstances du discours. Ceci mérite d’autant plus d’être approfondi, que la Grammaire générale, (édit. de 1746, suite du chap. ix. de la part. II.) prétend qu’il y a des cas où le mot dont il s’agit, est visiblement pour une conjonction & un pronom démonstratif : ce sont les propres termes de l’auteur : que dans d’autres occurrences, il ne tient lieu que de conjonction : & que dans d’autres enfin, il tient lieu de démonstratif, & n’a plus rien de conjonction. Il est constant en premier lieu, & avoué par dom Lancelot, & par tous les sectateurs de P. R. que le qui, quae, quod des Latins, & son correspondant dans toutes les langues, est démonstratif & conjonctif dans toutes les occurences où la proposition dans laquelle il entre fait partie du sujet ou de l’attribut d’une autre proposition. Æsopus auctor qu am materiam reperit, hanc ego polivi versibus senariis ; c’est comme si Phedre avoit dit, hanc ego materiam polivi versibus senariis, & Æsopus auctor eam repperit. (Liv. I. prol.) Ce n’est pas toujours par la conjonction copulative que cet adjectif se décompose : par exemple, les savans qui sont plus instruits que le commun des hommes, devroient aussi les surpasser en sagesse, c’est-à-dire, les savans devroient surpasser en sagesse le commun des hommes, car ces hommes sont plus instruits qu’eux ; autre exemple, la gloire qui vient de la vertu a un éclat immortel, c’est-à-dire, la gloire a un éclat immortel, si cette gloire vient de la vertu. On peut y joindre l’exemple cité par la grammaire générale, tiré de Tite Live, qui parle de Junius Brutus : Is quem primores civitatis, in quibus fratrem suum ab avunculo interfectum audisset ; l’auteur le réduit ainsi, Is quem primores civitatis, et in his fratrem suum interfectum audisset, ce qui est très-clair & très-raisonnable.
« Mais, ajoute-t-on, (Part. II. suite du ch. jx.) le relatif perd quelquefois sa force de démonstratif, & ne fait plus que l’office de conjonction : ce que nous pouvons considérer en deux rencontres particulieres. La premiere est une façon de parler fort ordinaire dans la langue hébraïque, qui est que lorsque le relatif n’est pas le sujet de la proposition dans laquelle il entre, mais seulement partie de l’attribut, comme lorsque l’on dit, pulvis quem projicit ventus ; les Hébreux alors ne laissent au relatif que le dernier usage, de marquer l’union de la proposition avec une autre ; & pour l’autre usage, qui est de tenir la place du nom, ils l’expriment par le pronom démonstratif, comme s’il n’y avoit point de relatif : de sorte qu’ils disent quem projicit eum ventus… Les Grammairiens n’ayant pas bien distingué ces deux usages du relatif, n’ont pu rendre aucune raison de cette façon de parler, & ont été réduits à dire que c’étoit un pléonasme, c’est-à-dire une superfluité inutile ».Quiconque lit ce passage de P. R. s’imagineroit qu’il y a en hébreu un adjectif démonstratif & conjonctif, correspondant au qui, quae, quod latin, & pouvant s’accorder en genre & en nombre avec son antécédent ; & dans ce cas, il semble en effet qu’il n’y ait rien autre chose à dire que d’expliquer l’hébraisme par le pléonasme, qui est réellement très-sensible dans le passage de saint Pierre, oὗ τῷ μώλωπι αὐτοῦ ἰάθητε, cujus livore ejus sanati estis. Surpris d’un usage si peu raisonnable, & si difficile à expliquer, j’ouvre les grammaires hébraïques, & je trouve dans celle de M. l’abbe Ladvocat (pag. 67.) que
« le pronom relatif en hébreu est אשר, & qu’il sert pour tous les genres, pour tous les nombres, pour tous les cas, & pour toutes les personnes ».Je passe à celle de Masclef (tom. I. cap. iij. n°. 4. pag. 69.), & j’y trouve : pronomen relativum est אשר, quod omnibus generibus, casibus, ac numeris inservit, significans, pro variâ locorum exigentiâ, qui, quae, quod, cujus, cui, quem, quorum, quos, &c. Cette indéclinabilité du prétendu pronom relatif, combinée avec l’usage constant des Hébreux d’y joindre l’adjectif démonstratif lorsqu’il n’est pas le sujet de la proposition, m’a fait conjecturer que le mot hébreu n’est en effet qu’une conjonction, que c’est pour cela qu’il est essentiellement indéclinable, & que ce que les Grecs, les Latins, & tant d’autres peuples expriment en un seul mot conjonctif & démonstratif tout-à-la-fois, les Hébreux l’expriment en deux mots, la conjonction dans l’un, & l’idée démonstrative dans l’autre : je trouve en effet que Masclef compte parmi les conjonctions causales אשר, qu’il traduit par quod ; cette découverte me donne de la hardiesse, & je crois que cette conjonction est indéfinie, & peut se rendre tantôt d’une maniere, & tantôt de l’autre, précisément comme celle du qui, quae, quod des Latins. Ainsi je ne traduirois point le texte hébreux par pulvis quem projicit eum ventus, mais par pulvis, & projicit ou quoniam projicit eum ventus ; & le pulvis quem projicit ventus de la vulgate en est, sous la forme autorisée en latin, une autre traduction littérale & fidele. De même le passage de saint Pierre, pour répondre fidelement à l’hébraïsme, auroit dû être καὶ τῷ μώλωπι αὐτοῦ ἰάθητε, cujus livore ejus sanati estis ; ou bien en réduisant à un même mot la conjonction & l’adjectif démonstratif οὗ τῷ μώλωπι ἰάθητε, cujus livore sanati estis : le texte grec ne présente le pléonasme, que parce que le traducteur n’avoit pas saisi le vrai sens de l’hébreu, ni connu la nature intrinseque du prétendu pronom relatif hébraïque. Si les Hébreux ne font pas usage de l’adjectif démonstratif dans le cas où il est sujet, c’est que la terminaison du verbe le désigne assez. Pour ce qui est des exemples tirés immédiatement du latin, comme la même explication ne peut pas y avoir lieu, il faut prononcer hardiment qu’il y a périssologie. On cite cet exemple de Tite-Live : ut in tusculanos animadverteretur, quorum eorum ope ac consilio Veliterni populo romano bellum fecissent ; qu’y a-t-il de mieux que d’adopter la correction proposée de quòd ou de quoniam au lieu de quorum, ou la suppression d’eorum ? On ne peut pas plus rejetter en Grammaire qu’ailleurs, le principe nécessaire de l’immutabilité des natures. L’adjectif que l’on nomme communément pronom relatif, est, dans toutes les langues qui le déclinent, adjectif démonstratif & conjonctif ; & l’usage, dans aucune, ne peut le dépouiller en quelques cas de l’idée démonstrative, pour ne lui laisser que l’effet conjonctif, parce qu’une conjonction déclinable est un phénomene impossible. Le grammairien de P. R. se trompe donc encore dans la maniere dont il interprete le quòd de cette phrase de Ciceron, Non tibi objicio quod hominem spoliasti.
« Pour moi, dit-il, je crois que c’est le relatis, qui a toujours rapport à un antécédent, mais qui est dépouillé de son usage de pronom ; n’enfermant rien dans sa signification qui fasse partie ou du sujet ou de l’attribut de la proposition incidente, & retenant seulement son second usage d’unir la proposition où il se trouve, à une autre… car dans ce passage de Cicéron, Non tibi objicio quod hominem spoliasti ; ces derniers mots, hominem spoliasti, font une proposition parfaite, où le quòd qui la précede n’ajoute rien, & ne suppose aucun nom : mais tout ce qu’il fait est que cette même proposition où il est joint, ne fait plus partie que de la proposition entiere, Non tibi objicio quod hominem spoliasti ; au lieu que sans le quòd elle subsisteroit par elle-même, & feroit toute seule une proposition ».Le quòd dont il s’agit est dans cet exemple & dans tous les autres pareils, un vrai adjectif démonstratif & conjonctif, comme en toute occurrence ; & pour s’en assurer, il ne faut que faire la construction analytique du texte de Cicéron ; la voici : Non tibi objicio hoc crimen, quod crimen est tale, spoliasti hominem ; ce qui peut se décomposer ainsi : Non tibi objicio hoc crimen, et hoc crimen est tale, spoliasti hominem. La proposition spoliasti hominem est un développement déterminatif de l’adjectif indéfini tale, & peut être envisagée comme ne faisant qu’un avec tale : mais quod fait partie du sujet dont l’attribut est est tale spoliasti hominem, & constitue par conséquent une partie de l’incidente. Voyez Incidente . Le même auteur prétend au contraire qu’il y a des rencontres où cet adjectif ne conserve que sa signification démonstrative, & perd sa vertu conjonctive.
« Par exemple, dit-il, Pline commence ainsi son panégyrique : Benè ac sapienter, P. C. majores instituerunt, ut rerum agendarum, ita discendi initium à precationibus capere, quòd nihil ritè, nihilque providenter homines, sine deorum immortalium ope, consilio, honore, auspicarentur. Qui mos, qui potiùs quàm consuli, aut quando magis usurpandus colendusque est ? Il est certain que ce qui commence plutôt une nouvelle période, qu’il ne joint celle-ci à la précédente ; d’où vient même qu’il est précédé d’un point : & c’est pourquoi en traduisant cela en françois, on ne mettroit jamais, laquelle coutume, mais cette coutume, commençant ainsi la seconde période : Et par qui cette coutume doit-elle être plutôt observée, que par un consul ? &c. »Remarquez cependant que l’auteur de la Grammaire générale conserve lui-même la conjonction dans sa traduction : Et par qui cette coutume, ensorte qu’en disputant contre, il avoue assez clairement que le qui latin est la même chose que & is ; c’est une vérité qu’il sentoit sans la voir. Je crois pourtant que la conjonction est mal rendue par & dans cet exemple : il ne s’agit pas d’associer les deux propositions consécutives pour une même fin, & par conséquent la conjonction copulative y est déplacée : la premiere proposition est un principe de fait qui est général, & la seconde semble être une conclusion que l’on en déduit par cette sorte de raisonnement que les rhéteurs appellent à minori ad majus ; ainsi je croirois que la conjonction qui convient ici doit être la conclusive igitur (donc) ; qui mos, c’est-à-dire, igitur hic mos ; & en françois, pour ne pas trop m’écarter de la version de P. R. par qui donc cette coutume doit-elle être plutôt observée, que par un consul ? &c. On ajoute que Cicéron est plein de semblables exemples ; on auroit pu dire la même chose de tous les bons auteurs latins. On cite celui-ci (Orat. V. in Verrem.) : Itaque alii cives romani, ne cognoscerentur, capitibus obvolutis à carcere ad palum atque ad necem rapiebantur : alii, cùm à multis civibus romanis recognoscerentur, ab omnibus defenderentur, securi feriebantur. Quorum ego de acerbissima morte, crudelissimoquae cruciatu dicam, cùm eum locum tractare coepero. Ce quorum, dit-on, se traduiroit en françois comme s’il y avoit de illorum morte. Je n’en crois rien, & je suis d’avis que qui le traduiroit de la sorte n’en rendroit pas toute l’énergie, & ôteroit l’ame du discours, puisqu’elle consiste sur-tout dans la liaison. Quelle est cette liaison ? Cicéron remettant à parler ailleurs de cet objet, semble par-là désapprouver le peu qu’il en a dit, ou du-moins s’opposer à l’attente qu’il a pu faire naître dans l’esprit des auditeurs : il faut donc, pour entrer dans ses vûes, décomposer le quorum par la conjonction adversative sed, & construire ainsi : Sed ego dicam de morte acerbissimâ atque de cruciatu crudelissimo illorum ; ce qui me paroît être d’une nécessité indispensable, & prouver que dans l’exemple en question quorum n’est pas dépouillé de sa vertu conjonctive, qu’en effet il ne perd nulle part. Is (Neocles) uxorem Halicarnassiam civem duxit, ex quâ natus est Themistocles. Qui eum minùs esset probatus parentibus, quòd liberiùs vivebat & rem familiarem negligebat, à patre exheredatus est. Qu ae contumelia non fregit eum, sed erexit (Corn. Nep. in Themist. cap. j.). Voilà un qui & un quae qui commencent chacun une phrase. Il me semble qu’il faut interpreter le premier comme s’il y avoit, atqui is cùm minùs esset probatus, &c. (Or celui-ci n’étant pas dans les bonnes graces de ses parens) : c’est une remarque que l’historien veut joindre à ce qui précede, par une transition. Qu ae contumelia non fregit eum, sed erexit, c’e’st-à-dire, verum haec contumelia non fregit eum, sed erexit ; l’effet naturel de l’exhérédation devoit être d’affliger Thémistocle & de l’abattre, ce fut le contraire. Il faut donc joindre cette remarque au récit du fait par une conjonction adversative, de même que les deux parties de la remarque pareillement opposées entr’elles : ainsi je traduirois ; mais cet affront, au lieu de l’abattre, lui éleva l’ame : la conjonction mais indique l’opposition qu’il y a entre l’effet & la cause ; & au lieu de désigne l’opposition respective de l’effet attendu & de l’effet réel. Il n’y a pas une seule occasion où le qui, quae, quod ainsi employé, ou de quelque autre maniere que ce soit, ne conserve & sa signification démonstrative & sa vertu conjonctive. Outre qu’on vient de le voir dans l’explication analysée des exemples mêmes allégués par D. Lancelot en faveur de l’opinion contraire ; c’est une conséquence naturelle de l’aveu que fait cet auteur que qui, quae, quod est souvent revêtu de ces deux propriétés, & c’est lui-même qui établit le principe incontestable qui attache cette conséquence au fait, je veux dire l’invariabilité de la signification des mots :
« car c’est par accident, dit-il, (ch. jx.) si elle varie quelquefois, par équivoque, ou par métaphore ».Mais si la signification demonstrative & la vertu conjonctive sont les deux propriétés qui caractérisent cette sorte de mot, à quoi bon le désigner par la dénomination du relatif, qui est vague, qui convient également à tous les adjectifs, qui convient même à tous les mots d’une phrase, puisqu’ils sont tous liés par les rapports respectifs qui les font concourir à l’expression de la pensée ? Ne vaut-il pas mieux dire tout simplement que c’est un adjectif démonstratif & conjonctif ? Ce seroit, en le nommant, en déterminer clairement la destination, & poser, dans la dénomination même, le principe justificatif de tous les usages que les langues en ont faits. Cependant comme il y a d’autres adjectifs démonstratifs, comme is, ea, id ; hic, hoec, hoc ; ille, illa, illud ; iste, ista, istud, &c. & que cette idée individuelle ne donne lieu à aucune loi particuliere de syntaxe : je crois que l’on peut se contenter de la dénomination d’adjectif conjonctif, telle que je l’ai établie d’abord, parce que c’est de cette vertu conjonctive & de la nature générale des adjectifs, que découlent les regles de syntaxe qui sont propres à cette sorte de mot. Premiere regle. L’adjectif conjonctif s’accorde en genre, en nombre, & en cas, avec un cas répété de l’antécédent, soit exprimé, soit sous-entendu. Je m’exprime autrement que ne font les rudimentaires, parce que la Philosophie ne doit pas prononcer simplement sur des apparences trop souvent trompeuses, & presque toujours insuffisantes pour justifier ses décisions. On dit communément que le relatif s’accorde avec l’antécédent en genre, en nombre, & en personne ; & l’on cite ces exemples : Deus quem adoramus est omnipotens, timete Deum qui mundum condidit. On remarque sur le premier exemple, que quem est au singulier & au masculin, comme Deus ; mais qu’il n’est pas au même cas, & qu’il est à l’accusatif, qui est le régime du verbe adoramus ; sur le second exemple, que qui est de même qu’au singulier & au masculin comme Deum, mais non pas au même cas, puisque qui est au nominatif, comme sujet de condidit : on conclud de-là que le relatif ne s’accorde pas en cas avec l’antécédent. On remarque encore que qui, dans le second exemple, est de la troisieme personne, comme Deum, puisque le verbe condidit est à la troisieme personne, & qu’il doit s’accorder en personne avec son sujet, qui est qui. Ce qui fait que l’on décide de la sorte, c’est le préjugé universel que qui, quae, quod est un pronom : il est vrai que le cas d’un pronom ne se décide que par le rapport propre dont il est chargé dans l’ensemble de la phrase, quoiqu’il se mette au même genre & au même nombre que le nom son correctif, dont il tient la place, ou qui auroit pu tenir la sienne ; mais ce n’est pas tout-à-fait la même chose de l’adjectif conjonctif, & la méthode latine de P. R. elle même m’en fournira la preuve.
« Le relatif qui, qu ae, quod , doit ordinairement être considéré comme entre deux cas d’un même substantif exprimés ou sous-entendus ; & alors il s’accorde avec l’antécédent en genre & en nombre ; & avec le suivant, même en cas, comme avec son substantif ».C’est ce qu’on lit dans l’explication de la seconde regle de la syntaxe ; & n’est-il pas surprenant que l’on partage ainsi les relations du relatif, si je puis parler de la sorte, & que l’on en décide le genre & le nombre par ceux du nom qui précede, tandis qu’on en détermine le cas par celui du nom qui suit ? N’étoit-il pas plus simple de rapporter tout au nom suivant, & de déclarer la concordance entiere comme à l’égard de tous les autres adjectifs ? La vérité de ce principe se manifeste par-tout. 1°. Quand le nom est avant & après l’adjectif conjonctif, comme, litteras abs te M. Calenus ad me attulit, in quibus litteris scribis, Cic. Ultra eum locum quo in loco Germani consederant, Caes. Eodem ut jure uti senem liceat, quo jure sum usus adolescentior, Ter. 2°. Quand le nom est supprimé après l’adjectif conjonctif, puisqu’alors on ne peut analyser la phrase qu’en suppléant l’ellipse du nom, comme cognosces ex iis litteris qu as liberto tuo dedi, Cic. pour ex litteris quas litteras, dit la méthode latine (loc. cit.). 3°. Quand le nom est supprimé avant l’adjectif conjonctif, pour la même raison ; comme, populo ut placerent qu as fecisset fabulas , Phoed. c’est-à-dire, populo ut placerent fabulae qu as fabulas fecisset. 4°. Quand le nom est supprimé avant & après ; comme, sunt quibus in satyrâ videor nimis acer, Hor. c’est-à-dire, sunt homines quibus hominibus in satyrâ videor nimis acer. 5°. Quand l’adjectif conjonctif étant entre deux noms de genres ou de nombres différens, semble s’accorder avec le premier ; comme, Herculi sacrificium fecit in loco quem Pyram appellant, t. Liv. c’est-à-dire, in loco quem locum appellant Pyram ; & encore Darius ad eum locum quem amanicas Pylas vocant pervenit, Curt. c’est-à-dire ad eum locum quem locum vocant Pylas amanicas. 6°. Et encore plus évidemment quand l’adjectif conjonctif s’accorde tout simplement avec le mot suivant ; comme, animal providum & sagax quem vocamus hominem ; quoiqu’il soit vrai que cette concordance ne soit alors qu’une syllepse (Voyez Syllepse) ; mais ce qui a amené cette syllepse, c’est l’authenticité même de la regle que l’on établit ici, & que l’on croyoit suivre apparemment. Elle est fondée, comme on voit, sur ce que le prétendu pronom relatif est un véritable adjectif, & que, comme tous les autres, il doit s’accorder à tous égards avec le nom ou le pronom auquel on l’applique, & cela en vertu du principe d’identité. Voyez Identité . Seconde regle. L’adjectif conjonctif appartient toujours à une proposition incidente, qui est modificative de l’antécédent ; & cet antécédent appartient par conséquent à la proposition principale. C’est une suite nécessaire de la vertu conjonctive renfermée dans cette sorte de mot : partout où il y a conjonction, il y a nécessairement plusieurs propositions, puisque les conjonctions sont des mots qui désignent entre les propositions, une liaison fondée sur les rapports qu’elles ont entre elles : d’ailleurs la concordance de l’adjectif conjonctif avec l’antécédent ne paroît avoir été instituée, que pour mieux faire concevoir que c’est principalement à cet antécédent que doit se rapporter la proposition incidente. Je n’insiste pas davantage sur ce principe, qui, apparemment, ne me sera pas contesté : mais je dois faire faire attention à quelques corollaires importans qui en découlent. Coroll. 1. Dans la construction analytique, & dans toutes les occasions où l’on doit en conserver la clarté, ce qui est presque toujours nécessaire ; l’adjectif conjonctif doit suivre immédiatement l’antécédent, & être à la tête de la proposition incidente. La conjonction, qui est l’un des caracteres de cet adjectif, est le signe naturel du rapport de la proposition incidente à l’antécédent ; elle doit donc être placée entre l’antécédent & l’incidente, comme le lien commun des deux, ainsi que le sont toujours toutes les autres conjonctions. Les petites exceptions qu’il peut y avoir à ce corollaire dans la pratique, peuvent quelquefois venir de la facilité que le génie particulier d’une langue peut fournir pour y conserver la clarté de l’énonciation, par exemple, au moyen de la concordance des terminaisons ou de la répétition de l’antécédent, comme dans les langues transpositives : ainsi, la concordance du genre & du nombre sauve la clarté de l’énonciation dans cette phrase de Térence, qu as credis esse has, non sunt verae nuptiae, parce que cette concordance montre assez nettement que nuptiae est l’antécédent de quas, qui ne peut s’accorder qu’avec nuptias ; & c’est à-peu-près la même chose dans ce mot de Cicéron, quam quisque norit artem, in hâc se exerceat. D’autres fois l’exception peut venir de la préférence qui est dûe à d’autres principes, en cas de concurrence avec celui-ci ; & cette préférence, connue par raison ou sentie par usage, sauve la phrase des incertitudes de l’équivoque : tels sont les exemples où nous plaçons entre l’antécédent & l’adjectif conjonctif, ou une simple proposition, ou même une phrase adverbiale dans le complément de laquelle doit être l’adjectif conjonctif ; la maniere même dont je viens de m’expliquer en est un exemple ; & l’on en trouve d’autres au mot Incidente . Coroll. 2. Puisque l’adjectif conjonctif est essentiellement démonstratif, & que l’analyse suppose dans la proposition incidente la répétition du nom ou du pronom antécédent avec lequel s’accorde l’adjectif conjonctif, cet antécédent est donc envisagé sous ce point de vue démonstratif dans la proposition incidente : mais cette proposition incidente est modificative du même antécédent envisagé comme partie de la proposition principale : donc il doit être considéré dans la principale sous le même point de vue démonstratif ; puis qu’autrement l’incidente, qui se rapporte à l’antécédent pris démonstrativement, ne pourroit pas se rapporter à celui de la proposition principale. C’est précisément en conséquence de ce principe que dans la phrase latine on trouve souvent le premier antécédent accompagné de l’adjectif démonstratif is, ou hic, ou ille, &c. ultra eum locum quo in loco Germani consederant ; cognosces ex iis litteris quas, &c. & Virgile l’a même exprimé avec le pronom ego ; ille ego qui quondam, &c. C’est aussi le fondement de la regle proposée par Vaugelas (rem. 369.) comme propre à notre langue, que le pronom relatif (c’est-à-dire l’adjectif conjonctif), ne se peut rapporter à un nom qui n’a point d’article. Vaugelas n’avoit pas apperçu toute la généralité de cette regle ; la Grammaire générale (part. II. ch. x.) l’a discutée avec beaucoup de soin ; M. du Marsais, qui en a présenté la cause sous un autre aspect que je ne fais ici, quoiqu’au fond ce soit la même, a réduit la regle à sa juste valeur (Article, p. 736. col. ij) ; M. Duclos semble avoir ajouté quelque chose à la précision (rem. sur le ch. x. de la gram. génér.) ; & M. l’abbé Fromant a enrichi son supplément (sur le même chap.) de tout ce qu’il a trouvé épars dans différens auteurs sur cette regle de syntaxe. Voilà donc les sources où il faut recourir pour se fixer sur le détail d’un principe, que je ne dois montrer ici que sous des termes généraux ; & afin de savoir quels autres mots peuvent tenir lieu de l’article ou être réputés articles, on peut voir ce qui en est dit au mot Indéfini , (n. 2.) Coroll. 3. Comme la signification propre de chaque mot est essentiellement une ; c’est une erreur que de croire, comme il semble que tous les Grammairiens le croient, que l’adjectif conjonctif puisse être employé sans relation à un antécédent, & sans supposer une proposition principale autre que celle où entre cet adjectif. Qui, que, quoi, lequel sont, au dire des Grammairiens françois, ou relatifs ou absolus : relatifs, quand ils ont relation à des noms ou à des personnes qui les précedent ; absolus, quand ils n’ont pas d’antécédent auquel ils aient rapport. Voyez la gram. fr. de M. Restaut, ch. v. art. 5. & 6. Ab uno disce omnes. Dieu qui aime les hommes, l’argent que j’ai dépensé, ce a quoi vous pensez, le genre de vie auquel on se destine ; dans tous ces exemples, qui, que, quoi & auquel sont relatifs : ils sont absolus dans ceux-ci, je sais qui vous a accusé, je ne sais que vous donner, marquez-moi à quoi je dois m’en tenir, & après avoir parlé de livres, je vois auquel vous donnez la préférence ; ils se font encore dans ces phrases qui sont interrogatives, qui vous a accusé ? que vous donnerai-je ? a quoi pensez-vous ? & après avoir parlé de livres, au quel donnez-vous la préférence ? C’est la même chose en latin : qui, quae, quod y sont relatifs ; quis, quid y sont absolus. Mais approfondissons une fois les choses avant que de prononcer. Je l’ai déjà dit dans cet article, & je le répete encore : la signification propre des mots est essentillement une : la multiplicité des sens propres seroit directement contraire au but de la parole, qui est l’énonciation claire de la pensée ; & si l’usage introduit quelques termes équivoques, par quelque cause que ce soit, cela est très-rare, & l’on ne trouvera pas qu’il ait jamais exposé à ce défaut trop considérable, aucun des mots qui sont de nature à se montrer fréquemment dans le discours. Or il est constant que qui, quae, quod en latin, qui, que, quoi, lequel en françois, sont ordinairement des adjectifs conjonctifs : il faut donc en conclure qu’ils le sont toujours, & que dans les phrases où ils paroissent employés sans antécédent, il y a une ellipse dont l’analyse sait bien remplir le vuide. Reprenons les exemples positifs que l’on vient de voir. Je sais qui vous a accusé, c’est-à-dire, je sais la personne qui vous a accusé : je ne sais que vous donner, c’est-à-dire, je ne sais pas la chose que je puis vous donner, ou que je dois vous donner : marquez-moi à quoi je dois m’en tenir, c’est-à-dire, marquez-moi le sentiment, ou l’opinion, ou le parti, &c. à quoi je dois m’en tenir : en parlant de livres, je vois au quel vous donnez la préférence, c’est-à-dire, je vois le livre au quel vous donnez la préférence ; le genre masculin & le nombre singulier du mot auquel, prouvent assez qu’on le rapporte à un nom masculin & singulier. Mais en général ces adjectifs étant essentiellement conjonctifs, & supposant, par une conséquence nécessaire, un antécédent auquel ils servent à joindre une proposition incidente ; il a été très-facile à l’usage d’autoriser l’ellipse de cet antécédent, lorsque les circonstances sont de nature a le désigner d’une maniere précise ; parce que le but de la parole en est mieux rempli, la pensée étant peinte sans équivoque & sans superfluité : or il est évident que c’est ce qui arrive dans tous les exemples précédens ; il n’y a qu’une personne qui puisse accuser quelqu’un, & d’ailleurs l’usage de notre langue est, en cas d’ellipse, de n’employer qui qu’avec relation aux personnes ; que est toujours relatif aux choses en pareille occurrence, & c’est la même chose de quoi ; pour lequel, on ne peut s’en servir qu’immédiatement après avoir nommé l’antécédent, dont ce mot rappelle nettement l’idée au moyen de l’article dont il est composé. Cette possibilité de suppléer l’antécédent sert encore de fondement à une autre ellipse, qui dans l’occasion en devient comme une suite ; c’est celle du mot qui marque l’interrogation, dans les phrases où l’on a coutume de dire que les prétendus pronoms absolus sont interrogatifs. Qui vous a accusé ? c’est-à-dire, (dites-moi la personne) Qui vous a accusé ; que vous donnerai-je ? c’est-à-dire, (indiquez-moi ce) que je vous donnerai ; à quoi pensez-vous ? c’est-à-dire, (faites-moi connoître la chose) à quoi vous pensez ; auquel donnez-vous la préférence ? c’est-à-dire, (déclarez le livre) auquel vous donnez la préférence. Dans toutes ces phrases, l’adjectif conjonctif se trouve à la tête, quoique dans l’ordre analytique il doive être précédé d’un antécédent ; c’est donc une nécessité de le suppléer : d’ailleurs puisqu’il appartient toujours à une proposition incidente, & l’antécédent à la principale, & que cependant il n’y a qu’un seul verbe dans toutes ces phrases, qui est celui de l’incidente ; il faut bien suppléer le verbe de la principale : mais comme le ton, quand on parle, indique suffisamment l’interrogation, & qu’elle est marquée dans l’écriture par la ponctuation, ce verbe doit être interrogatif ; & par conséquent ce doit être l’impératif singulier ou pluriel, selon l’occurrence, des verbes qui énoncent un moyen de terminer l’incertitude ou l’ignorance de celui qui parle, comme dire, déclarer, apprendre, enseigner, remontrer, faire connoître, indiquer, désigner, nommer, &c. (voyez Interrogatif). Dans ce cas, l’antécédent sousentendu que l’on supplée, doit être le complément de ce verbe impératif, comme on le voit dans le développement analytique des exemples que je viens d’expliquer. Ce que je viens de dire par rapport à notre langue est essentiellement vrai dans toutes les autres, & spécialement en latin. Le quis & le quid, quoiqu’ils aient une terminaison différente de qui & de quod, ne sont pourtant guere autre chose que ces mots mêmes, à moins qu’on ne veuille croire que quis c’est qui avec la terminaison du démonstratif is qui en doit modifier l’antécédent, & que quid c’est quod avec la terminaison du démonstratif id. Cette opinion pourroit expliquer pourquoi quis ne s’emploie qu’en parlant des personnes, & quid en parlant des choses ; c’est que le démonstratif is suppose l’antécédent homo, & le démonstratif id, l’antécédent negocium ; d’où il vient que quis étoit anciennement du genre commun, ainsi que les mots qui en sont composés, quisquis, aliquis, ecquis, &c. (voyez Prisc. xiij. de secundâ pron. decl. Voss. de anal. iv. 8.) Mais admettre ce principe, c’est établir en même tems la nécessité de suppléer ces antécédens, soit que les phrases soient positives, soit qu’elles aient le sens interrogatif ; & si elles sont interrogatives, il y a également nécessité de suppléer le verbe interrogatif, afin de completter la proposition principale, & de donner de l’emploi à l’antécédent suppléé. Au reste, que quis & quid viennent de qui, quae, quod, & n’en different que comme je l’ai dit ; on en trouve une nouvelle preuve, en ce qu’ils n’ont point d’autres cas obliques que qui, quae, quod, & qu’alors la terminaison ne pouvant plus montrer les distinctions que j’ai marquées plus haut, on est obligé d’exprimer le nom qui doit être antécédent. Puisque c’est la vertu conjonctive qui est le principal fondement des lois de la syntaxe par rapport à l’espece d’adjectif dont je viens de parler ; il est important de reconnoître les autres mots conjonctifs, sujets par conséquent aux regles qui portent sur cette propriété. Or il y a en latin plusieurs adjectifs également conjonctifs. Tels sont, par exemple, qualis, quantus, quot, qui renferment en outre dans leur signification la valeur des adjectifs démonstratifs talis, tantus, tot, de la même maniere que qui, quae, quod renferme celle de l’adjectif démonstratif is, ea, id. Mais dans la construction analytique, l’antécédent de qui, quae, quod doit être modifié par l’adjectif démonstratif is, ea, id, afin qu’il soit pris dans la proposition principale sous la même acception que dans l’incidente : les adjectifs qualis, quantus, quot, supposent donc de même un antécédent modifié par les adjectifs démonstratifs, talis, tantus, tot, dont ils renferment la valeur. Cette conséquence est justifiée par les exemples suivans : Quales sumus, tales esse videamur ; Cic. videre mihi videor tantam dimicationem, quanta nunquam fuit ; Id. de nullo opere publico tot senatûs extant consulta, quot de meâ domo. Id. Les adjectifs cujus, cujas, quotus, sont aussi conjonctifs, & ils sont équivalens à des périphrases qu’il faut rappeller quand on veut en analyser les usages. Cujus signifie ad quem hominem pertinens ; ainsi l’antécédent analytique de cujus, c’est is homo, parce que le vrai conjonctif qui reste après la décomposition, c’est qui, quae, quod. La troisieme églogue de Virgile commence ainsi : Dic mihi, Damoeta, cujum pecus ? c’est-à-dire, dic mihi, Damoeta, (eum hominem) cujum pecus (est hoc pecus) ou bien ad quem hominem pertinens (est hoc pecus) : sur quoi j’observerai en passant, que l’interrogation est exprimée ici positivement par dic mihi, conformément à ce que j’ai dit plus haut, dont cet exemple devient une nouvelle preuve. Cette maniere de remplir la construction analytique par rapport à l’adjectif cujus, est autorisée non-seulement par la raison du besoin, telle que je l’ai exposée, mais par l’usage même des meilleurs écrivains : je me contenterai de citer Cicéron, (3. Verrin.) : ut optimâ conditione sit is, cuja res sit, cujum periculum ; que manque-t-il avec is, que le nom homo, suffisamment désigné par le genre de is & par le sens ? Cujas veut dire ex quâ regione ou gente oriundus : donc l’antécédent analytique de cujas, c’est ca regio, ou ea gens. Voici un trait remarquable de Socrate, rapporté par Cicéron (V. Tusc.) : Socrates quidem cùm rogaretur cujatem se esse diceret, mundanum, inquit ; c’est-à-dire, cùm rogaretur (de eâ regione) cujatem se esse diceret, ou bien ex quâ regione oriundum se esse diceret. Quotus , c’est la même chose que si l’on disoit in quo ordinis numero locatus, & par conséquent l’analyse assigne pour antécédent à cet adjectif, is ordinis numerus, dont l’idée est reprise dans quotus. Hora quota est, Hor. c’est la même chose que si l’on disoit analytiquement, (dic mihi eum ordinis numerum) in quo ordinis numero locata est (praesens) hora. Je pourrois parcourir encore d’autres adjectifs conjonctifs & les analyser ; mais ceux-ci suffisent aux vues de l’Encyclopédie, où il s’agit plutôt d’exposer des principes généraux, que de s’appesantir sur des détails particuliers. Ceux qui sont capables d’entrer dans le philosophique de la Grammaire, m’ont entendu ; & ils trouveront, quand il leur plaira, les détails que je supprime. Au contraire, je n’en ai que trop dit pour ceux à qui les profondeurs de la Métaphysique font tourner la tête, & qui veulent qu’on apprenne les langues comme ils ont appris le latin : semblables à arlequin, qui devine que collegium veut dire college, ils ne veulent pas que dans quota hora est on voie autre chose que quelle heure est il. A la bonne heure ; mais qu’ils s’assûrent, s’ils peuvent, qu’ils y voyent ce qu’ils y croy ent voir, ou qu’ils sont en état même de rendre raison de leur propre phrase, quelle heure est-il. Je n’irai pourtant pas jusqu’à supprimer en leur faveur quelques observations que je dois à une autre sorte de mots conjonctifs, & que l’on trouve dans toutes les langues ; ce sont des adverbes. Les uns sont équivalens à une conjonction & à un adverbe, qui ne vient à la suite de la conjonction que parce qu’il en est l’antécédent naturel : tels sont qualiter, quàm, quandiù, quoties, quum, qui renferment dans leur signification, & qui supposent avant eux les adverbes correspondans taliter, tam, tandiù, toties, tum. J’ai déjà cité ailleurs cet exemple : ut quotiescumque gradum facies, toties tibi tuarum virtutum veniat in mentem. Cic. Je n’y en ajouterai aucun autre, pour ne pas être trop long. D’autres adverbes sont conjonctifs, parce qu’ils sont équivalens à une préposition complette, dont le complément est un nom modifié par un adjectif conjectif ; ainsi ils supposent pour antécédent ce même nom modifié par l’adjectif démonstratif correspondant : tels sont les adverbes cur ou quare, quamobrem, quando, quapropter, quomodo, quoniam, & les adverbes de lieu ubi, unde, quà, quò. Cur, quare, quamobrem, quapropter & quoniam, sont à-peu près également équivalens à ob quam rem, qui sont les élémens dont quamobrem est composé, ou bien à propter quam causam, quâ de re, quâ de causâ ; d’où il faut conclure que l’antécédent que l’analyse leur assigne, doit être ea res ou ea causa. Quando veut dire in quo tempore, & suppose conséquemment l’antécédent in tempus exprimé ou sousentendu. Quomodo est évidemment la même chose que in ou ex quomodo, & par conséquent il doit être précédé de l’antécédent is modus. Ubi veut dire in quo loco ; unde signifie ex quo loco ; quà c’est per quem locum ; quò est équivalent à in ou ad quem locum ; du moins dans les circonstances où ces adverbes dénotent le lieu : ils supposent donc alors pour antécédent is locus. Quelquefois ubi veut dire in quo tempore ; unde signifie souvent ex quâ causâ ou ex quâ origine ou ex quo principio ; quò a par fois le sens de ad quem finem : alors il est également aisé de suppléer les antécédens. Quidni, quin & quominùs ont encore à-peu-près le même sens que quare, mais avec une négation de plus ; ainsi ils signifient propter quam rem non, & ce non doit tomber sur le verbe de la phrase incidente. Tous ces mots conjonctifs, & d’autres que je m’abstiens de détailler, sont assujettis aux regles qui ont été établies sur qui, quae, quod en conséquence de sa vertu conjonctive. Ils ne peuvent qu’appartenir à une proposition incidente ; leur antécédent doit faire partie de la principale ; s’ils sont employés dans des phrases interrogatives, il faut les analyser comme celles où entre qui, quae, quod, je veux dire, en rappellant l’antécédent propre & l’impératif qui doit marquer l’interrogation. Il y a de pures conjonctions qui supposent même un terme antécédent ; tel est, par exemple, ut, que je remarquerai entre toutes les autres, comme la plus importante ; mais c’est aux circonstances du discours à déterminer l’antécédent. Par exemple, l’adverbe statim est antécédent de ut dans ce vers de Virgile : Ut regem oequaevum crudeli vulnere vidi expirantem animam. C’est l’adverbe sic dans cette phrase de Plaute : ut vales ? comme s’il avoit dit dic mihi sic ut vales. C’est ita dans celle-ci de Cicéron : invitus feci ut L. Flaminium de senatu ejicerem, c’est-à-dire feci ita ut ejicerem. C’est adeò dans cette autre de Plaute : salsa sunt, tangere ut non velis, c’est-à-dire sunt salsa adeò ut non velis tangere. C’est in hunc finem dans ce mot de Cicéron : ut verè dicam, c’est-à-dire (in hune finem) ut dicam verè, à cette fin que je dise avec vérité, pour dire la vérité. C’est ainsi qu’il faut ramener par l’analyse un même mot à présenter toujours la même signification, autant qu’il est possible ; au lieu de supposer, comme on a coutume de faire, qu’il a tantôt un sens & tantôt un autre, parce qu’on ne fait attention qu’aux tours particuliers qu’autorisent les différens génies des langues, sans penser à les comparer à la regle commune, qui est le lien de la communication universelle, je veux dire à la construction analytique. Quoique l’on soit assez généralement persuadé que notre langue n’est que peu ou point elliptique, on doit pourtant y appliquer les principes que je viens d’établir par rapport au latin : nous avons, comme les Latins, nos adverbes conjonctifs, tels que comme, comment, combien, pourquoi, où ; notre conjonction que ressemble assez par l’universalité de ses usages, à l’ut de la langue latine, & suppose, comme elle, tantôt un antécédent & tantôt un autre, selon les circonstances. Que ne puis-je vous obliger ! c’est-à-dire (je suis fâché de ce) Que je ne puis vous obliger. Que vous êtes léger ! c’est-à-dire (je suis surpris de ce que vous êtes léger autant) que vous êtes léger, &c. Je m’arrête, & je finis par une observation. Il me semble qu’on n’a pas encore assez examiné & reconnu tous les usages de l’ellipse dans les langues : elle mérite pourtant l’attention des Grammairiens ; c’est l’une des clés les plus importantes de l’étude des langues, & la plus nécessaire à la construction analytique, qui est le seul moyen de réussir dans cette étude. Voyez Inversion, Langue, Méthode (E. R. M. B.)
« si l’on écrivoit arcenciel sans séparer par des tirets les trois mots qui le composent, cela obligeroit à le prononcer comme on prononce la seconde syllabe du mot encenser, puisque cen se prononce comme s’il y avoit une s au-lieu d’un c, & de la même sorte que la premiere syllabe de sentiment se prononce ».Pour ce qui est de la seconde remarque, si l’on n’introduit pas le tiret dans ces mots pour écrire transiger, trans-action, trans-ition, trans-itoire, ce qui seroit sans doute plus difficile que la correction précédente ; ces mots feront une exception fondée sur ce qu’étant composés de la préposition latine trans, la lettre s y est considérée comme finale, & se prononce en conséquence conformément à la seconde regle. La lettre S se trouve dans plusieurs abréviations des anciens, dont je me contenterai d’indiquer ici celles qui se trouvent le plus fréquemment dans les livres classiques. S, veut dire assez souvent Servius, nom propre, ou sanctus ; SS, sanctissimus. S. C, senatus consultum ; S. D, salutem dicit, sur-tout aux inscriptions des lettres ; S. P. D. salutem plurimam dicit ; SEMP. Sempronius ; SEPT. Septimius ; SER. Servilius ; SEXT. Sextus ; SEV. Severus ; SP. Spurius ; S. P. Q. R. senatus populusque romanus. C’étoit aussi un caractere numéral, qui signifioit sept. Chez les Grecs σ´ vaut 200, & σ vaut 200000 ; le sigma joint au tau en cette maniere ς vaut six. Le samech des Hébreux ס̈ valoit 50, & surmonté de deux points ס, il valoit 50000. Nos monnoies frappées à Rheims sont marquées d’une S.
« Mais, dit M. du Marsais, Trop. Part. I. art. vj. quand un mot est pris dans un autre sens, il paroît alors, pour ainsi dire, sous une forme empruntée, sous une figure qui n’est pas sa figure naturelle, c’est-à-dire celle qu’il a eue d’abord : alors on dit que ce mot est dans un sens figuré, quel que puisse être le nom que l’on donne ensuite à cette figure particuliere : par exemple, le feu de vos yeux, le feu de l’imagination, la lumiere de l’esprit, la clarte d’un discours… La liaison, continue ce grammairien, ibid. art. vij. §. 1. qu’il y a entre les idées accessoires, je veux dire, entre les idées qui ont rapport les unes aux autres, est la source & le principe de divers sens figurés que l’on donne aux mots. Les objets qui font sur nous des impressions, sont toujours accompagnés de differentes circonstances qui nous frappent, & par lesquelles nous désignons souvent, ou les objets mêmes qu’elles n’ont fait qu’accompagner, ou ceux dont elles nous rappellent le souvenir… Souvent les idées accessoires, désignant les objets avec plus de circonstances que ne feroient les noms propres de ces objets, les peignent ou avec plus d’énergie ou avec plus d’agrément. De-là le signe pour la chose signifiée, la cause pour l’effet, la partie pour le tout, l’antécédent pour le conséquent & les autres tropes, voyez Trope . Comme l’une de ces idées ne sauroit être réveillée sans exciter l’autre, il arrive que l’expression figurée est aussi facilement entendue que si l’on se servoit du mot propre ; elle est même ordinairement plus vive & plus agréable quand elle est employée à-propos, parce qu’elle réveille plus d’une image ; elle attache ou amuse l’imagination, & donne aisément à deviner à l’esprit. Il n’y a peut-être point de mot, dit-il ailleurs, §. 4. qui ne se prenne en quelque sens figuré, c’est-à-dire, éloigné de sa signification propre & primitive. Les mots les plus communs, & qui reviennent souvent dans le discours, sont ceux qui sont pris le plus fréquemment dans un sens figuré, & qui ont un plus grand nombre de ces sortes de sens : tels sont corps, ame, tête, couleur, avoir, faire, &c. Un mot ne conserve pas dans la traduction tous les sens figurés qu’il a dans la langue originale : chaque langue a des expressions figurées qui lui sont particulieres, soit parce que ces expressions sont tirées de certains usages établis dans un pays, & inconnus dans un autre ; soit par quelqu’autre raison purement arbitraire… Nous disons porter envie, ce qui ne seroit pas enten du en latin par ferre invidiam ; au contraire, morem gerere alicui, est une façon de parler latine, qui ne seroit pas entendue en françois ; si on se contentoit de la rendre mot-à-mot, & que l’on traduisît, porter la coutume à quelqu’un, au-lieu de dire, faire voir à quelqu’un qu’on se conforme à son goût, à sa maniere de vivre, être complaisant, lui obéir… ainsi quand il s’agit de traduire en une autre langue quelque expression figurée, le traducteur trouve souvent que sa langue n’adopte point la figure de la langue originale ; alors il doit avoir recours à quelqu’autre expression figurée de sa propre langue, qui réponde, s’il est possible, à celle de son auteur. Le but de ces sortes de traductions n’est que de faire entendre la pensée d’un auteur ; ainsi on doit alors s’attacher à la pensée & non à la lettre, & parler comme l’auteur lui-même auroit parlé, si la langue dans laquelle on le traduit, avoit été sa langue naturelle ; mais quand il s’agit de faire entendre une langue étrangere, on doit alors traduire littéralement, afin de faire comprendre le tour original de cette langue. Nos dictionnaires, §. 5. n’ont point assez remarqué ces différences, je veux dire, les divers sens que l’on donne par figure à un même mot dans une même langue, & les différentes significations que celui qui traduit est obligé de donner à un même mot ou à une même expression, pour faire entendre la pensée de son auteur. Ce sont deux idees fort différentes que nos dictionnaires confondent ; ce qui les rend moins utiles & souvent nuisibles aux commençans. Je vais faire entendre ma pensée par cet exemple. Porter se rend en latin dans le sens propre par ferre : mais quand nous disons porter envie, porter la parole, se porter bien ou mal, &c. on ne se sert plus de ferre pour rendre ces façons de parler en latin ; la langue latine a ses expressions particulieres pour les exprimer ; porter ou ferre ne sont plus alors dans l’imagination de celui qui parle latin : ainsi quand on considere porter, tout seul & séparé des autres mots qui lui donnent un sens figuré, on manqueroit d’exactitude dans les dictionnaires françois-latins, si l’on disoit d’abord simplement, que porter se rend en latin par ferre, invidere, alloqui, valere, &c. Pourquoi donc tombe-t-on dans la même faute dans les dictionnaires latin-francois, quand il s’agit de traduire un mot latin ? Pourquoi joint-on à la fignification propre d’un mot, quel qu’autre signification figurée, qu’il n’a jamais tout seul en latin ? La figure n’est que dans notre françois, parce que nous nous servons d’une autre image, & par conséquent de mots tout différens. (Voyez le dictionnaire latin-françois, imprimé sous le nom de R. P. Tachart, en 1727, & quelqu’autres dictionnaires nouveaux.) Mittere, par exemple, signifie, y dit-on, envoyer, retenir, arrêter, écrire ; n’est-ce pas comme si l’on disoit dans le dictionnaire françois-latin, que porter se rend en latin par ferre, invidere, alloqui, valere ? jamais mittere n’a eu la signification de retenir, d’arrêter, d’écrire, dans l’imagination d’un homme qui parloit latin. Quand Térence a dit, (Adelph. III. ij. 37.) lacrymas mitte, & (Hec. V. ij. 14.) missam iram faciet ; mittere avoit toujours dans son esprit la signification d’envoyer : envoyez loin de vous vos larmes, votre colere, comme on renvoie tout ce dont on veut se défaire : que si en ces occasions nous disons plutôt, retenez vos larmes, retenez votre colere, c’est que pour exprimer ce sens, nous avons recours à une métaphore prise de l’action que l’on fait quand on retient un cheval avec le frein, ou quand on empêche qu’une chose ne tombe ou ne s’échappe : ainsi il faut toujours distinguer deux sortes de traductions. (voyez Traduction, Version , syn.) Quand on ne traduit que pour faire entendre la pensée d’un auteur, on doit rendre, s’il est possible, figure par figure, sans s’attacher à traduire littéralement ; mais quand il s’agit de donner l’intelligence d’une langue, ce qui est le but des dictionnaires, on doit traduire littéralement, afin de faire entendre le sens figuré qui est en usage dans cette langue à l’égard d’un certain mot ; autrement c’est tout confondre. Je voudrois donc que nos dictionnaires donnassent d’abord à un mot latin la signification propre que ce mot avoit dans l’imagination des auteurs latins : qu’ensuite ils ajoutassent les divers sens figurés que les latins donnoient à ce mot ; mais quand il arrive qu’un mot joint à un autre, forme une expression figurée, un sens, une pensée que nous rendons en notre langue par une image différente de celle qui étoit en usage en latin ; alors je voudrois distinguer : 1°. si l’explication littérale qu’on a déja donnée du mot latin, suffit pour faire entendre à la lettre l’expression figurée, ou la pensée littérale du latin ; en ce cas, je me contenterois de rendre la pensée à notre maniere ; par exemple, mittere, envoyer ; mitte iram, retenez votre colere ; mittere epistolam alicui, écrire une lettre à quelqu’un. 2°. Mais lorsque la façon de parler latine, est trop éloignée de la françoise, & que la lettre n’en peut pas être aisément entendue, les dictionnaires devroient l’expliquer d’abord littéralement, & ensuite ajouter la phrase françoise qui répond à la latine ; par exemple, laterem crudum lavare, laver une brique crue, c’est-à-dire, perdre son tems & sa peine, perdre son latin ; qui laveroit une brique avant qu’elle fût cuite, ne feroit que de la boue, & perdroit la brique ; on ne doit pas conclure de cet exemple, que jamais lavare ait signifié en latin, perdre ; ni later, tems ou peine ».II. Sens déterminé, sens indéterminé. Quoique chaque mot ait nécessairement dans le discours une signification fixe, & une acception déterminée, il il peut néanmoins avoir un sens indéterminé, en ce qu’il peut encore laisser dans l’esprit quelque incertitude sur la détermination précise & individuelle des sujets dont on parle, des objets que l’on désigne. Que l’on dise, par exemple, des hommes ont cru que les animaux sont de pures machines ; un homme d’une naissance incertaine, jetta les premiers fondemens de la capitale du monde : le nom homme, qui a dans ces deux exemples une signification fixe, qui y est pris sous une acception formelle & déterminative, y conserve encore un sens indéterminé, parce que la détermination individuelle des sujets qu’il y désigne, n’y est pas assez complette ; il peut y avoir encore de l’incertitude sur cette détermination totale, pour ceux du moins qui ignoreroient l’histoire du cartésianisme & celle de Rome ; ce qui prouve que la lumiere de ceux qui ne resteroient point indécis à cet égard, après avoir entendu ces deux propositions, ne leur viendroit d’ailleurs que du sens même du mot homme. Mais si l’on dit, les Cartesiens ont cru que les animaux sont de pures machines ; Romulus jetta les premiers fondemens de la capitale du monde : ces deux propositions ne laissent plus aucune incertitude sur la détermination individuelle des hommes dont il y est question ; le sens en est totalement déterminé. III. Sens actif, sens passif. Un mot est employé dans un sens actif, quand le sujet auquel il se rapporte, est envisagé comme le principe de l’action énoncée par ce mot ; il est employé dans le sens passif, quand le sujet auquel il a rapport, est consideré comme le terme de l’impression produite par l’action que ce mot énonce : par exemple les mots aide & secours sont pris dans un sens actif, quand on dit, mon aide , ou mon secours vous est inutile ; car c’est comme si l’on disoit, l’aide , ou le secours que je vous donnerois, vous est inutile : mais ces mêmes mots sont dans un sens passif, si l’on dit, accourez à mon aide, venez à mon secours ; car ces mots marquent alors l’aide ou le secours que l’on me donnera, dont je suis le terme & non pas le principe. (Voyez Vaugelas, Rem. 541.) Cet enfant se gate , pour dire qu’il tache ses hardes, est une phrase où les deux mots se gâte, ont le sens actif, parce que l’enfant auquel ils se rapportent, est envisagé comme principe de l’action de gâter : cette robe se gate , est une autre phrase où les deux mêmes mots ont le sens passif, parce que la robe à laquelle ils ont rapport, est considerée comme le terme de l’impression produite par l’action de gâter. Voyez Passif .
« Simon, dans l’Andrienne, (I. ij. 17.) rappelle à Sosie les bienfaits dont il l’a comblé : me remettre ainsi vos bienfaits devant les yeux, lui dit Sosie, c’est me reprocher que je les ai oubliés ; (isthaec commemoratio quasi exprobratio est immemoris beneficii.) Les interprètes, d’accord entr’eux pour le fond de la pensée, ne le sont pas pour le sens d’immemoris : se doit-il prendre dans un sens actif, ou dans un sens passif ? Made. Dacier dit que ce mot peut être expliqué des deux manieres : exprobratio mei immemoris , & alors immemoris est actif ; ou bien, exprobratio beneficii immemoris , le reproche d’un bienfait oublié, & alors immemoris est passif. Selon cette explication, quand immemor veut dire celui qui oublie, il est pris dans un sens actif ; aulieu que quand il signifie ce qui est oublié, il est dans un sens passif, du moins par rapport à notre maniere de traduire littéralement. »(Voyez M. du Marsais, Trop. part. III. art. iij.) Ciceron a dit, dans le sens actif, adeonè immemor rerum à me gestarum esse videor ; & Tacite a dit bien décidément dans le sens passif, immemor beneficium. C’est la même chose du mot opposé memor. Plaute l’emploie dans le sens actif, quand il dit fac sis promissi memor ; (Pseud.) & memorem mones, (Capt.) au contraire, Horace l’emploie dans le sens passif, lorsqu’il dit :
M. du Marsais, (Loc. cit.) tire de ce double sens
de ces mots, une conséquence que je ne crois point juste ; c’est qu’en latin ils
seroient dans un sens neutre. Il me semble que cet habile grammairien oublie ici la signification du mot de neutre, c’est-à-dire, selon
lui-même, ni actif ni passif : or on ne peut pas dire qu’un mot qui peut se prendre
alternativement dans un sens actif & dans un sens passif, ait un sens neutre, de même qu’on ne peut pas
dire qu’un nom comme finis, tantôt masculin & tantôt féminin, soit
du genre neutre. Il faut dire que dans telle phrase, le mot a un sens actif ; dans telle antre, un sens passif, &
qu’en lui-même il est susceptible des deux sens, (utriusque & non pas neutrius.) C’est peut-être alors qu’il
faut dire que le sens en est par lui-même indéterminé, & qu’il
devient déterminé par l’usage que l’on en sait.
D’après les notions que j’ai données du sens actif & du sens passif, si l’on vouloit reconnoître un sens
neutre, il faudroit l’attribuer à un mot essentiellement actif, dont le sujet ne seroit
envisagé ni comme principe, ni comme terme de l’action énoncée par ce mot : or cela est
absolument impossible, parce que tout sujet auquel se rapporte une action, en est
nécessairement le principe ou le terme.
Une des causes qui a jetté M. du Marsais dans cette méprise, c’est qu’il a confondu sens & signification ; ce qui est pourtant fort
différent : tout mot pris dans une acception formelle, a une signification active, ou passive, ou neutre, selon qu’il exprime une
action, une passion, ou quelque chose qui n’est ni action, ni passion ; mais il a cette
signification par lui-même, & indépendamment des circonstances
des phrases : au lieu que les mots susceptibles du sens actif, ou du
sens passif, ne le sont qu’en vertu des circonstances de la phrase,
hors de-là, ils sont indéterminés à cet égard.
IV.
Sens absolu, sens relatif.
J’en ai parlé ailleurs, & je n’ai rien à en dire de plus. V.
Relatif
, art. II.
V.
Sens collectif, sens
distributif. Ceci ne peut regarder que les mots pris dans une acception universelle : or il faut distinguer deux sortes d’universalité, l’une
métaphysique, & l’autre morale. L’universalité est métaphysique quand elle est sans
exception, comme tout homme est mortel.
L’universalité est morale, quand elle est susceptible de quelques exceptions, comme tout vieillard loue le tems passé. C’est donc à
l’égard des mots pris dans une acception universelle, qu’il y a sens collectif, ou sens distributif. Ils sont dans un
sens collectif, quand ils énoncent la totalité des individus,
simplement comme totalité : ils sont dans un sens distributif, quand
on y envisage chacun des individus séparément. Par exemple, quand on dit en France que
les éveques jugent infailliblement en matiere de
foi, le nom évêques y est pris seulement dans le sens collectif, parce que la proposition n’est vraie que du corps épiscopal,
& non pas de chaque évêque en particulier, ce qui est le sens
distributif. Lorsque l’universalité est morale, il n’y a de même que le sens collectif qui puisse être regardé comme vrai ; le sens
distributif y est nécessairement faux à cause des exceptions : ainsi dans cette
proposition, tout vieillard loue le tems passé, il
n’y a de vrai que le sens collectif, parce que cela est assez
généralement vrai, ut plurimùm ; le sens distributif
en est faux, parce qu’il se trouve des vieillards équitables qui ne louent que ce qui
mérite d’être loué. Lorsque l’universalité est métaphysique, & qu’elle n’indique pas
individuellement la totalité, il y a vérité dans le sens collectif
& dans le sens distributif, parce que l’énoncé est vrai de tous
& de chacun des individus ; comme tout homme est
mortel.
VI.
Sens composé, sens divisé.
Je vais transcrire ici ce qu’en a dit M. du Marsais, Trop. part. III. art.
viij.
« Quand l’évangile dit, Mat. xj. 5. les aveugles voyent, les Boiteux marchent, ces termes, les aveugles, les boiteux, se prennent en cette occasion dans le sens divisé ; c’est-à-dire, que ce mot aveugles se dit là de ceux qui étoient aveugles & qui ne le sont plus ; ils sont divisés, pour ainsi dire, de leur aveuglement ; car les aveugles, en tant qu’aveugles (ce qui seroit le sens composé), ne voyent pas. L’évangile, Mat. xxvj. 6. parle d’un certain Simon appellé le lépreux, parce qu’il l’avoit été ; c’est le sens divisé. Ainsi quand S. Paul a dit, I. Cor. vj. 9. que les idolatres n’entreront point dans le royaume des cieux, il a parlé des idolatres dans le sens composé, c’est-à-dire, de ceux qui demeureront dans l’idolâtrie. Les idolâtres, en tant qu’idolâtres, n’entreront pas dans le royaume des cieux ; c’est le sens composé : mais les idolâtres qui auront quitté l’idolâtrie, & qui auront fait pénitence, entreront dans le royaume des cieux ; c’est le sens divisé. Apelle ayant exposé, selon sa coutume, un tableau à la critique du public, un cordonnier censura la chaussure d’une figure de ce tableau : Apelle réforma ce que le cordonnier avoit blâmé. Mais le lendemain le cordonnier ayant trouvé à redire à une jambe, Apelle lui dit qu’un cordonnier ne devoit juger que de la chaussure ; d’où est venu le proverbe, ne sutor ultrà crepidam, suppléez judicet. La récusation qu’Apelle fit de ce cordonnier, étoit plus piquante que raisonnable : un cordonnier, en tant que cordonnier, ne doit juger que de ce qui est de son métier ; mais si ce cordonnier a d’autres lumieres, il ne doit point être récusé, par cela seul qu’il est cordonnier : en tant que cordonnier, (ce qui est le sens composé), il juge si un soulier est bien fait & bien peint ; & en tant qu’il a des connoissances supérieures à son métier, il est juge compétent sur d’autres points ; il juge alors dans le sens divisé, par rapport à son métier de cordonnier. Ovide parlant du sacrifice d’Iphigénie, Met. xij. 29. dit que l’intérêt public triompha de la tendresse paternelle, [& que] le roi vainquit le pere : postquam pietatem publica causa, rex que patrem vicit. Ces dernieres paroles sont dans un sens divisé. Agamemnon se regardant comme roi, étouffe les sentimens qu’il ressent comme pere. Dans le sens composé, un mot conserve sa signification à tous égards, & cette signification entre dans la composition du sens de toute la phrase : au lieu que dans le sens divisé, ce n’est qu’en un certain sens, & avec restriction, qu’un mot conserve son ancienne signification ».VII. Sens littéral, sens spirituel. C’est encore M. du Marsais qui va parler. Ibid. art. ix.
« Le sens littéral est celui que les mots excitent d’abord dans l’esprit de ceux qui entendent une langue ; c’est le sens qui se présente naturellement à l’esprit. Entendre une expression littéralement, c’est la prendre au pié de la lettre. quae dict a sunt secundùm litteram accipere, id est, non aliter intelligere quàm littera sonat ; Aug. Gen. ad. litt. lib. VIII. c. ij. tom. III. C’est le sens que les paroles signifient immédiatement, is quem verba immediatè significant. Le sens spirituel est celui que le sens littéral renferme ; il est enté, pour ainsi dire, sur le sens littéral ; c’est celui que les choses signifiées par le sens littéral font naître dans l’esprit. Ainsi dans les paraboles, dans les fables, dans les allégories, il y a d’abord un sens littéral : on dit, par exemple, qu’un loup & un agneau vinrent boire à un même ruisseau ; que le loup ayant cherché querelle à l’agneau, il le dévora. Si vous vous attachez simplement à la lettre, vous ne verrez dans ces paroles qu’une simple avanture arrivée à deux animaux : mais cette narration a un autre objet, on a dessein de vous faire voir que les foibles sont quelquefois opprimés par ceux qui sont plus puissans : & voilà le sens spirituel, qui est toujours fondé sur le sens littéral ».§. 1. Division du Sens littéral.
« Le sens littéral est donc de deux sortes. 1. Il y a un sens littéral rigoureux ; c’est le sens propre d’un mot, c’est la lettre prise à la rigueur, strictè. 2. La seconde espece de sens littéral, c’est celui que les expressions figurées dont nous avons parlé, présentent naturellement à l’esprit de ceux qui entendent bien une langue ; c’est un sens littéral figuré : par exemple, quand on dit d’un politique, qu’il seme à propos la division entre ses propres ennemis, semer ne se doit pas entendre à la rigueur selon le sens propre, & de la même maniere qu’on dit semer du blé : mais ce mot ne laisse pas d’avoir un sens littéral, qui est un sens figuré qui se présente naturellement à l’esprit. La lettre ne doit pas toujours être prise à la rigueur ; elle tue, dit saint Paul, II. Cor. iij. 6. On ne doit point exclure toute signification métaphorique & figurée. Il faut bien se garder, dit S. Augustin, de doctr. christ. l. III. c. v. tom. III. Paris, 1685, de prendre à la lettre une façon de parler figurée ; & c’est à cela qu’il faut appliquer ce passage de S. Paul, la lettre tue, & l’esprit donne la vie. In principio cavendum est ne figuratam locutionem ad litteram accipias ; & ad hoc enim pertinet quod aït apostolus, littera occidit, spiritus autem vivificat. Il faut s’attacher au sens que les mots excitent naturellement dans notre esprit, quand nous ne sommes point prévenus & que nous sommes dans l’état tranquille de la raison : voilà le véritable sens littéral figuré ; c’est celui-là qu’il faut donner aux lois, aux canons, aux textes des coutumes, & même à l’Ecriture-sainte. Quand J. C. a dit, Luc. ix. 62. celui qui met la main à la charrue & qui regarde derriere lui, n’est point propre pour le royaume de Dieu, on voit bien qu’il n’a pas voulu dire qu’un laboureur qui en travaillant tourne quelquefois la tête, n’est pas propre pour le ciel ; le vrai sens que ces paroles présentent naturellement à l’esprit, c’est que ceux qui ont commencé à mener une vie chrétienne & à être les disciples de Jesus-Christ, ne doivent pas changer de conduite ni de doctrine, s’ils veulent être sauvés : c’est donc là un sens littéral figuré. Il en est de même des autres passages de l’évangile, où Jesus-Christ dit, Mat. v. 39, de présenter la joue gauche à celui qui nous a frappé sur la droite, &, ib. 29. 30. de s’arracher la main ou l’oeil qui est un sujet de scandale : il faut entendre ces paroles de la même maniere qu’on entend toutes les expressions métaphoriques & figurées ; ce ne seroit pas leur donner leur vrai sens, que de les entendre selon le sens littéral pris à la rigueur ; elles doivent être entendues selon la seconde sorte de sens littéral, qui réduit toutes ces façons de parler figurées à leur juste valeur, c’est-à-dire, au sens qu’elles avoient dans l’esprit de celui qui a parlé, & qu’elles excitent dans l’esprit de ceux qui entendent la langue où l’expression figurée est autorisée par l’usage. Lorsque nous donnons au blé le nom de Cérès, dit Cicéron, de nat. deor. lib. III. n°. 41. à lin. xvj. & au vin le nom de Bacchus, nous nous servons d’une façon de parler usitée en notre langue, & personne n’est assez dépourvu de sens pour prendre ces paroles à la rigueur de la lettre. . . . Il y a souvent dans le langage des hommes un sens littéral qui est caché, & que les circonstances des choses découvrent : ainsi il arrive souvent que la même proposition a un tel sens dans la bouche ou dans les écrits d’un certain homme, & qu’elle en a un autre dans les discours & dans les ouvrages d’un autre homme ; mais il ne faut pas légerement donner des sens désavantageux aux paroles de ceux qui ne pensent pas en tout comme nous ; il faut que ces sens cachés soient si facilement développés par les circonstances, qu’un homme de bon sens qui n’est pas prévenu ne puisse pas s’y méprendre. Nos préventions nous rendent toujours injustes, & nous font souvent prêter aux autres des sentimens qu’ils détestent aussi sincerement que nous les détestons. Au reste, je viens d’observer que le sens littéral figuré est celui que les paroles excitent naturellement dans l’esprit de ceux qui entendent la langue où l’expression figurée est autorisée par l’usage : ainsi pour bien entendre le véritable sens littéral d’un auteur, il ne suffit pas d’entendre les mots particuliers dont il s’est servi, il faut encore bien entendre les façons de parler usitées dans le langage de cet auteur ; sans quoi, ou l’on n’entendra point le passage, ou l’on tombera dans des contre-sens. En françois, donner parole, veut dire promettre ; en latin, verba dare, signifie tromper : poenas dare alicui, ne veut pas dire donner de la peine à quelqu’un, lui faire de la peine, il veut dire au contraire, être puni par quelqu’un, lui donner la satisfaction qu’il exige de nous, lui donner notre supplice en payement, comme on paye une amende. Quand Properce dit à Cinthie, dabis mihi perfida poenas, II. eleg. v. 3. il ne veut pas dire, perside, vous m’allez causer bien des tourmens, il lui dit au contraire, qu’il la fera repentir de sa perfidie. Perfide, vous me le payerez : voilà peut-être ce qui répond le plus exactement au dabis mihi poenas de Properce. Il n’est pas possible d’entendre le sens littéral de l’Ecriture sainte, si l’on n’a aucune connoissance des hébraïsmes & des hellénismes, c’est-à-dire, des façons de parler de la langue hébraïque & de la langue grecque. Lorsque les interpretes traduisent à la rigueur de la lettre, ils rendent les mots & non le véritable sens. De-là vient qu’il y a, par exemple, dans les pseaumes, plusieurs versets qui ne sont pas intelligibles en latin. Montes Dei, ps. 35, ne veut pas dire des montagnes consacrées à Dieu, mais de hautes montagnes ».Voyez Idiotisme & Superlatif .
« Dans le nouveau Testament même il y a plusieurs passages qui ne sauroient être entendus, sans la connoissance des idiotismes, c’est-à-dire, des façons de parler des auteurs originaux. Le mot hébreu qui répond au mot latin verbum, se prend ordinairement en hébreu pour chose signifiée par la parole ; c’est le mot générique qui répond à negotium ou res des Latins. Transeamus usque Bethleem, & videamus hoc verbum quod factum est. Luc ij. 15. Passons jusqu’à Bethléem, & voyons ce qui y est arrivé. Ainsi lorsqu’au troisieme verset, du chapitre 8 du Deutéronome, il est dit. (Deus) dedit tibi cibum manna quod ignorabas tu & patres tui, ut ostenderet tibi quod non in solo pane vivat homo, sed in omni verbo quod egreditur de ore Dei. Vous voyez que in omni verbo signifie in omni re, c’est-à-dire, de tout ce que Dieu dit, ou veut qui serve de nourriture. C’est dans ce même sens que Jesus-Christ a cité ce passage : le démon lui proposoit de changer les pierres en pain ; il n’est pas nécessaire de faire ce changement, répond Jesus-Christ, car l’homme ne vit pas seulement de pain, il se nourrit encore de tout ce qui plaît à Dieu de lui donner pour nourriture, de tout ce que Dieu dit qui servira de nourriture. Mat. iv. 4. Voilà le sens littéral ; celui qu’on donne communément à ces paroles, n’est qu’un sens moral ».§. 2. Division du sens spirituel.
« Le sens spirituel est aussi de plusieurs sortes. 1. Le sens moral. 2. Le sens allégorique ».3. Le sens anagogique. 1. Sens moral.
« Le sens moral est une interprétation selon laquelle on tire quelque instruction pour les moeurs. On tire un sens moral des histoires, des sables, &c. Il n’y a rien de si profane dont on ne puisse tirer des moralités, ni rien de si sérieux qu’on ne puisse tourner en burlesque. Telle est la liaison que les idées ont les unes avec les autres : le moin dre rapport réveille une idée de moralité dans un homme dont le goût est tourné du côté de la morale ; & au contraire celui dont l’imagination aime le burlesque, trouve du burlesque par-tout. Thomas Walleis, jacobin anglois, fit imprimer vers la fin du xv. siecle, à l’usage des predicateurs, une explication morale des métamorphoses d’Ovide. Nous avons le Virgile travesti de Scaron. Ovide n’avoit point pensé à la morale que Walleis lui prête, & Virgile n’a jamais eu les idées burlesques que Scaron a trouvées dans son Enéide. Il n’en est pas de même des fables morales ; leurs auteurs mêmes nous en découvrent les moralités ; elles sont tirées du texte comme une conséquence est tirée de son principe. 2. Sens allégorique. Le sens allégorique se tire d’un discours, qui, à le prendre dans son sens propre, signifie toute autre chose : c’est une histoire qui est l’image d’une autre histoire, ou de quelqu’autre pensée. Voyez Allégorie . L’esprit humain a bien de la peine à demeurer indéterminé sur les causes dont il voit ou dont il ressent les effets ; ainsi lorsqu’il ne connoît pas les causes, il en imagine & le voilà satisfait. Les payens imaginerent d’abord des causes frivoles de la plûpart des effets naturels : l’amour fut l’effet d’une divinité particuliere : Prométhée vola le feu du ciel : Cérès inventa le blé, Bacchus le vin, &c. Les recherches exactes sont trop pénibles, & ne sont pas à la portée de tout le monde. Quoi qu’il en soit, le vulgaire superstitieux, dit le P. Sanadon, poésies d’Hor. t. I. pag. 504, fut la dupe des visionnaires qui inventerent toutes ces fables. Dans la suite, quand les payens commencerent à se policer & à faire des réflexions sur ces histoires fabuleuses, il se trouva parmi eux des mystiques, qui en envelopperent les absurdités sous le voile des allégories & des sens figurés, auxquels les premiers auteurs de ces fables n’avoient jamais pensé. Il y a des pieces allégoriques en prose & en vers : les auteurs de ces ouvrages ont prétendu qu’on leur donnât un sens allégorique ; mais dans les histoires, & dans les autres ouvrages dans lesquels il ne paroît pas que l’auteur ait songé à l’allégorie, il est inutile d’y en chercher. Il faut que les histoires dont on tire ensuite les allégories, ayent été composées dans la vue de l’allégorie ; autrement les explications allégoriques qu’on leur donne ne prouvent rien, & ne sont que des explications arbitraires dont il est libre à chacun de s’amuser comme il lui plaît, pourvu qu’on n’en tire pas des conséquences dangereuses. Quelques auteurs, Indiculus historico-chronologicus, in fabri thesauro, ont trouvé une image des révolutions arrivées à la langue latine, dans la statue que Nabuchodonosor vit en songe ; Dan. ij. 31. ils trouvent dans ce songe une allegorie de ce qui devoit arriver à la langue latine. Cette statue étoit extraordinairement grande ; la langue latine n’étoit-elle pas répandue presque par-tout ? La tête de cette statue étoit d’or, c’est le siecle d’or de la langue latine ; c’est le tems de Térence, de César, de Cicéron, de Virgile ; en un mot, c’est le siecle d’Auguste. La poitrine & les bras de la statue étoient d’argent ; c’est le siecle d’argent de la langue latine ; c’est depuis la mort d’Auguste jusqu’à la mort de l’empereur Trajan, c’est-à-dire jusqu’environ cent ans après Auguste. Le ventre & les cuisses de la statue étoient d’airain ; c’est le siecle d’airain de la langue latine, qui comprend depuis la mort de Trajan, jusqu’à la prise de Rome par les Goths, en 410. Les jambes de la statue étoient de fer, & les piés partie de fer & partie de terre ; c’est le siecle de fer de la langue latine, pendant le quel les différentes incursions des barbares plongerent les hommes dans une extrème ignorance ; à-peine la langue latine se conser va-t-elle dans le langage de l’Eglise. Enfin une pierre abattit la statue ; c’est la langue latine qui cessa d’être une langue vivante. C’est ainsi qu’on rapporte tout aux idées dont on est préoccupé. Les sens allégoriques ont été autrefois fort à la mode, & ils le sont encore en orient ; on en trouvoit partout jusque dans les nombres. Métrodore de Lampsaque, au rapport de Tatien, avoit tourné Homere tout entier en allégories. On aime mieux aujourd’hui la réalité du sens littéral. Les explications mystiques de l’Ecriture-sainte qui ne sont point fixées par les apôtres, ni établies clairement par la revélation, sont sujettes à des illusions qui menent au fanatisme. Voyez Huet, Origenianor. lib. II. quaest. 13. pag. 171. & le livre intitulé, Traité du sens littéral & du sens mystique, selon la doctrine des peres. 3. Sens anagogique. Le sens anagogique n’est guere en usage que lorsqu’il s’agit de différens sens de l’Ecriture-sainte. Ce mot anagogique vient du grec ἀναγωγὴ, qui veut dire élévation : ἀνὰ, dans la composition des mots, signifie souvent au-dessus, en-haut, ἀγωγὴ veut dire conduite ; de ἄγω, je conduis : ainsi le sens anagogique de l’Ecriture-sainte est un sens mystique qui éleve l’esprit aux objets célestes & divins de la vie éternelle dont les saints jouissent dans le ciel. Le sens littéral est le fondement des autres sens de l’Ecriture-sainte. Si les explications qu’on en donne ont rapport aux moeurs, c’est le sens moral. Si les explications des passages de l’ancien Testament regardent l’Eglise & les mysteres de notre religion par analogie ou ressemblance, c’est le sens allégorique ; ainsi le sacrifice de l’agneau pascal, le serpent d’airain élevé dans le desert, étoient autant de figures du sacrifice de la croix. Enfin lorsque ces explications regardent l’Eglise triomphante & la vie des bienheureux dans le ciel, c’est le sens anagogique ; c’est ainsi que le sabbat des Juifs est regardé comme l’image du repos éternel des bienheureux. Ces différens sens qui ne sont point le sens littéral, ni le sens moral, s’appellent aussi en général Sens tropologique, c’est-à-dire sens figuré. Mais, comme je l’ai déja remarqué, il faut suivre dans le sens allégorique & dans le sens anagogique ce que la révélation nous en apprend, & s’appliquer sur-tout à l’intelligence du sens littéral, qui est la regle infaillible de ce que nous de vons croire & pratiquer pour être sauvés ».VIII. Sens adapté. C’est encore M. du Marsais qui va nous instruire, Ib. art. x.
« Quelquefois on se sert des paroles de l’Ecriture sainte ou de quelque auteur profane, pour en faire une application particuliere qui convient au sujet dont on veut parler, mais qui n’est pas le sens naturel & littéral de l’auteur dont on les emprunte ; c’est ce qu’on appelle sensus accommodatitius, sens adapté. Dans les panégyriques des saints & dans les oraisons funebres, le texte du discours est pris ordinairement dans le sens dont nous parlons. M. Fléchier, dans son oraison funebre de M. de Turenne, applique à son héros ce qui est dit dans l’Ecriture à l’occasion de Judas Machabée qui fut tué dans une bataille. Le pere le Jeune de l’oratoire, fameux missionnaire, s’appelloit Jean ; il étoit devenu aveugle : il fut nommé pour prêcher le carême à Marseille aux Acoules ; voici le texte de son premier sermon : Fuit homo missus à Deo, cui nomen erat Joannes ; non erat ille lux, sed ut testimoniom perhiberet de lumine, Joan. j. 6. On voit qu’il faisoit allusion à son nom & à son aveuglement. Il y a quelques passages des auteurs profanes qui sont comme passés en proverbes, & auxquels on donne communément un sens détourné, qui n’est pas précisément le même sens que celui qu’ils ont dans l’auteur d’où ils sont tirés ; en voici des exemples : 1. Quand on veut animer un jeune homme à faire parade de ce qu’il sait, ou blâmer un savant de ce qu’il se tient dans l’obscurité, on lui dit ce vers de Perse, sat. j. 27. Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter. Toute votre science n’est rien, si les autres ne savent pas combien vous êtes savant. La pensée de Perse est pourtant de blâmer ceux qui n’étudient que pour faire ensuite parade de ce qu’ils savent : Il y a une interrogation & une surprise dans le texte, & l’on cite le vers dans un sens absolu. 2. On dit d’un homme qui parle avec emphase, d’un style ampoulé & recherché, que il jette, il fait sortir de sa bouche des paroles enflées & des mots d’un pié & demi. Cependant ce vers a un sens tout contraire dans Horace, Art poët. 97. La tragédie, dit ce poëte, ne s’exprime pas toujours d’un style pompeux & élevé : Télephe & Pélée, tous deux pauvres, tous deux chassés de leurs pays, ne doivent pas recourir à des termes enflés, ni se servir de grands mots : il faut qu’ils fassent parler leur douleur d’un style simple & naturel, s’ils veulent nous toucher, & que nous nous intéressions à leur mauvaise fortune ; ainsi projicit, dans Horace, veut dire il rejette.M. Boileau, Art poétiq. ch. III. nous donne le même précepte : Cette remarque, qui se trouve dans la plûpart des commentateurs d’Horace, ne devoit point échapper aux auteurs des dictionnaires sur le mot projicere. 3. Souvent pour excuser les fautes d’un habile homme, on cite ce mot d’Horace, Art poét. 359. Quandoque bonus dormitat Homerus ; comme si Horace avoit voulu dire que le bon Homere s’endort quelquefois. Mais quandoque est là pour quandocumque, (toutes les fois que) ; & bonus est pris en bonne part. Je suis fâché, dit Horace, toutes les fois que je m’apperçois qu’Homere, cet excellent poëte, s’endort, se néglige, ne se soutient pas. M. Danet s’est trompé dans l’explication qu’il donne de ce passage dans son dictionnaire latin-françois sur ce mot quandoque. 4. Enfin pour s’excuser quand on est tombé dans quelque faute, on cite ce vers de Térence, Heaut. I. j. 25. comme si Térence avoit voulu dire, je suis homme, je ne suis point exempt des foiblesses de l’humanité ; ce n’est pas là le sens de Térence. Chrémès, touché de l’affliction où il voit Ménédème son voisin, vient lui demander quelle peut être la cause de son chagrin, & des peines qu’il se donne : Ménédème lui dit brusquement, qu’il faut qu’il ait bien du loisir pour venir se mêler des affaires d’autrui. Je suis homme, répond tranquillement Chrémès ; rien de tout ce qui regarde les autres hommes n’est étranger pour moi, je m’intéresse à tout ce qui regarde mon prochain. On doit s’étonner, dit madame Dacier, que ce vers ait été si mal entendu, après ce que Cicéron en a dit dans le premier livre des Offices. Voici les paroles de Cicéron, I. Offic. n. 29. à lin. IX. Est enim difficilis cura rerum alienarum, quanquam Terentianus ille Chremes humani nihil à se alienum putat. J’ajouterai un passage de Séneque, qui est un commentaire encore plus clair de ces paroles de Térence. Séneque ce philosophe payen, explique dans une de ses lettres comment les hommes doivent honorer la majesté des dieux : il dit que ce n’est qu’en croyant à eux, en pratiquant de bonnes oeuvres, & en tâchant de les imiter dans leurs perfections, qu’on peut leur rendre un culte agréable ; il parle ensuite de ce que les hommes se doivent les uns aux autres. Nous devons tous nous regarder, dit-il, comme étant les membres d’un grand corps ; la nature nous a tirés de la même source, & par-là nous a tous faits parens les uns des autres ; c’est elle qui a établi l’équité & la justice. Selon l’institution de la nature, on est plus à plaindre quand on nuit aux autres, que quand on en reçoit du dommage. La nature nous a donné des mains pour nous aider les uns les autres ; ainsi ayons toujours dans la bouche & dans le coeur ce vers de Térence ; je suis homme, rien de tout ce qui regarde les hommes n’est étranger pour moi ».
Membra sumus corporis magni, natura nos cognatos edidit, cùm ex iisdem
& in idem gigneret. Hoec nobis amorem indidit mutuum & sociabiles fecit ;
illa oequum justumque composuit : ex illius constitutione miserius est nocere quam
loedi ; & illius imperio paratae sunt ad juvandum manus. Iste versus & in
pectore & in ore sit, Homo sum, humani nihil à me alienum puto. Habeamus in commune, quod nati sumus
« Il est vrai en général que les citations & les applications doivent être justes autant qu’il est possible, puisqu’autrement elles ne prouvent rien, & ne servent qu’à montrer une fausse érudition : mais il y auroit du rigorisme à condamner tout sens adapté. Il y a bien de la différence entre rapporter un passage comme une autorité qui prouve, ou simplement comme des paroles connues, auxquelles on donne un sens nouveau qui convient au sujet dont on veut parler : dans le premier cas, il faut conserver le sens de l’auteur ; mais dans le second cas, les passages auxquels on donne un sens différent de celui qu’ils ont dans leur auteur, sont regardés comme autant de parodies, & comme une sorte de jeu dont il est souvent permis de faire usage ».IX. Sens louche, Sens équivoque. Le sens louche naît plutôt de la disposition particuliere des mots qui entrent dans une phrase, que de ce que les termes en sont équivoques en soi. Ainsi ce seroit plutôt la phrase qui devroit être appellée louche, si l’on vouloit s’en tenir au sens littéral de la métaphore :
« car, dit M. du Marsais, Trop. part. III. art. vj. comme les personnes louches paroissent regarder d’un côté pendant qu’elles regardent d’un autre, de même dans les constructions louches, les mots semblent avoir un certain rapport pendant qu’ils en ont un autre » :par conséquent c’est la phrase même qui a le vice d’être louche ; & comme les objets vus par les personnes louches ne sont point louches pour cela, mais seulement incertains à l’égard des autres, de même le sens louche ne peut pas être regardé proprement comme louche, il n’est qu’incertain pour ceux qui entendent ou qui lisent la phrase. Si donc on donne le nom de sens louche à celui qui résulte d’une disposition louche de la phrase, c’est par métonymie que l’on transporte à la chose signifiée le nom métaphorique donné d’abord au signe. Voici un exemple de construction & de sens louche, pris par M. du Marsais, dans cette chanson si connue d’un de nos meilleurs opéra :
« Le dieu du tonerre, dit notre grammairien, paroît d’abord être le terme de l’action de charmer & de désarmer, aussi bien que le dieu de la guerre : cependant quand on continue à lire, on voit aisément que le dieu du tonnerre est le nominatis ou le sujet de se laisse enflammer ».Voici un autre exemple cité par Vaugelas, Rem. 119.
« Germanicus, (en parlant d’Alexandre) a égalé sa vertu, & son bonheur n’a jamais eu de pareil … On appelle cela, dit il, une construction louche, parce qu’elle semble regarder d’un côté, & elle regarde de l’autre ».On voit que ce puriste célebre fait tomber en effet la qualification de louche sur la construction plutôt que sur le sens de la phrase, conformément à ce que j’ai remarqué.
« Je sais bien, ajoute-t-il en parlant de ce vice d’élocution, & j’adopte volontiers sa remarque : je sais bien qu’il y aura assez de gens qui nommeront ceci un scrupule & non pas une faute, parce que la lecture de toute la période fait entendre le sens, & ne permet d’en douter ; mais toujours ils ne peuvent pas nier que le lecteur & l’auditeur n’y soient trompés d’abord, & quoiqu’ils ne le soient pas long tems, il est certain qu’ils ne sont pas bien-aises de l’avoir été, & que naturellement on n’aime pas à se méprendre : enfin c’est une imperfection qu’il faut éviter, pour petite qu’elle soit, s’il est vrai qu’il faille toujours faire les choses de la façon la plus parfaite qu’il se peut, sur-tout lorsqu’en matiere de langage il s’agit de la clarté de l’expression ».Le sens louche naît donc de l’incertitude de la relation grammaticale de quelqu’un des mots qui composent la phrase. Mais que faut-il entendre par un sens équivoque, & quelle en est l’origine ? Car ces deux expressions ne sont pas identiques, quoique M. du Marsais semble les avoir confondues (loc. cit.) Le sens équivoque me paroît venir sur-tout de l’indétermination essentielle à certains mots, lorsqu’ils sont employés de maniere que l’application actuelle n’en est pas fixée avec assez de précision. Tels sont les adjectifs conjonctifs qui & que, & l’adverbe conjonctif donc ; parce que n’ayant par eux-mêmes ni nombre ni genre déterminé, la relation en devient nécessairement douteuse, pour le peu qu’ils ne tiennent pas immédiatement à leur antécédent. Tels sont nos pronoms de la troisieme personne ; il, lui, elle, la, le, les, ils, eux, elles, leur ; parce que tous les objets dont on parle étant de la troisieme personne, il doit y avoir incertitude sur la relation de ces mots, dès qu’il y a dans le même discours plusieurs noms du même genre & du même nombre, si l’on n’a soin de rendre cette relation bien sensible par quelques-uns de ces moyens qui ne manquent guere à ceux qui savent écrire. Tels sont enfin les articles possessifs de la troisieme personne, son, sa, ses, leur, leurs ; & les purs adjectifs possessifs de la même personne, sien, sienne, siens, siennes ; parce que la troisieme personne déterminée à laquelle ils doivent se rapporter, peut être incertaine à leur égard comme à l’égard des pronoms personnels, & pour la même raison. Je ne cirerai point ici une longue suite d’exemples, je renverrai ceux qui en desirent, à la remarque 547 de Vaugelas, ou ils en trouveront de toutes les especes avec les correctifs qui y conviennent ; mais je finirai par deux observations. La premiere, c’est que phrase louche & phrase équivoque, sont des expressions, comme je l’ai déja remarqué, synonymes si l’on veut, mais non pas identiques ; elles énoncent le même défaut de netteté, mais elles en indiquent des sources différentes. Phrase amphibologique, est une expression plus générale, qui comprend sous soi les deux premieres, comme le genre comprend les especes ; elle indique encore le même défaut de netteté, mais sans en assigner la cause. Ainsi, les impressions qu’il prit depuis, qu’il tâcha de communiquer aux siens, &c. c’est une phrase louche, parce qu’il semble d’abord qu’on veuille dire, depuis le tems qu’il tâcha, au lieu que depuis est employé absolument, & qu’on a voulu dire, lesquelles il tâcha ; incertitude que l’on auroit levée par un & avant qu’il tâchât. Lisias promit à son pere de n’abandonner jamais ses amis, c’est une phrase équivoque, parce qu’on ne sait s’il s’agit des amis de Lysias, ou de ceux de son pere : toutes deux sont amphibologiques. La seconde remarque, c’est que M. du Marsais n’a pas dû citer comme une phrase amphibologique, ce vers de la premiere édition du Cid. (III. 6.)
La construction de cette phrase met nécessairement de niveau l’amour & l’honneur, & présente l’un & l’autre comme également méprisables : en un mot, elle a le même sens que celle-ci.
Il est certain que ce n’étoit pas l’intention de Corneille, & M. du Marsais en convient ; mais la seule chose qui s’ensuive de-là, c’est que ce grand poëte a fait un contre-sens, & non pas une amphibologie ; & l’académie a exprimé le vrai sens de l’auteur, quand elle a dit :
Il faut donc prendre garde encore de confondre amphibologie & contre-sens : l’amphibologie est dans une phrase qui peut également servir à énoncer plusieurs sens différens, & que rien de ce qui la constitue, ne détermine à l’un plutôt qu’à l’autre : le contre-sens est dans une phrase qui ne peut avoir qu’un sens, mais qui auroit dû être construite de maniere à en avoir un autre. Voyez Contre-Sens . Résumons. La signification est l’idée totale dont un mot est le signe primitif par la décision unanime de l’usage. L’acception est un aspect particulier sous lequel la signification primitive est envisagée dans une phrase. Le sens est une autre signification différente de la primitive, qui est entée, pour ainsi dire, sur cette premiere, qui lui est ou analogue ou accessoire, & qui est moins indiquée par le mot même que par sa combinaison avec les autres qui constituent la phrase. C’est pourquoi l’on dit également le sens d’un mot, & le sens d’une phrase ; au lieu qu’on ne dit pas de même la signification ou l’acception d’une phrase. (B. E. R. M.)
Il me semble que de pareilles observations sont fort propres à faire concevoir qu’il est nécessaire d’apporter dans l’étude des langues, autre chose que des oreilles, pour entendre ce qui se dit, ou des yeux pour lire ce qui est écrit : il y faut encore une attention scrupuleuse sur mille petites choses qui échapperont aisément à ceux qui ne savent point examiner, ou qui seront mal vues par ceux qui n’auront pas une certaine pénétration, un certain degré de justesse dont on se croit toujours assez bien pourvu, & qui pourtant est bien rare. L’usage a autorisé dans notre langue une maniere de parler qui mérite d’être remarquée : c’est celle où l’on emploie par synecdoque, le nombre pluriel, au lieu du nombre singulier, quand on adresse la parole à une seule personne : Monsieur, vous m’avez ordonné ; je vous prie ; &c. ce qui signifie littéralement en latin, domine, jussistis ; oro vos ; la politesse françoise fait que l’on traite la personne à qui l’on parle, comme si elle en valoit plusieurs : & c’est pour cela que l’on n’emploie que le singulier, quand on parle à une personne à qui l’on doit plus de franchise, ou moins d’égards ; on lui dit, tu m’as demandé, je t’ordonne, sur tes avis, &c. cette derniere façon de parler s’appelle tutoyer, ou tutayer ; ainsi l’on ne tutaye que ceux avec qui l’on est très-familier, ou ceux pour qui l’on a peu d’égards. On trouve dans le patois de Verdun dévouser, pour tutayer ; ce qui me feroit volontiers croire que c’est un ancien mot du langage national ; il en a tous les caracteres analogiques, & il est composé de la particule privative dé, & du pronom pluriel vous, comme pour dire priver de l’honneur du vous. Ce mot méritoit de rester dans la langue, & il devroit y rentrer en concurrence avec tutayer : tous deux signifieroient la même chose, mais en indiquant des vues différentes ; par exemple, on tutayeroit par familiarité, ou par énergie, comme dans la poésie ; on dévouseroit par manque d’égards, ou par mépris. Au reste, il y a peu de langues modernes où l’urbanité n’ait donné lieu à quelque locution vraiment irréguliere à cet égard. Les Allemands disent : mein herr, ich bin ihr diener, ce qui signifie littéralement en françois, monsieur, je suis leur serviteur, au lieu de ton, qui seul est régulier : ils disent de même ils, au lieu de tu ; par exemple, sie bleiben immer ernsihast, c’est-à-dire, ils démeurent toujours sérieux, au lieu de l’expression réguliere, tu es toujours serieux : il y a donc dans le germanisme, abus du nombre & de la personne. Les Italiens, outre notre maniere, ont encore leur vossignoria, nom abstrait de la troisieme personne, qu’ils substituent à celui de la seconde. Les Espagnols ont également adopté notre maniere, pour les cas du moins où ils ne croyent pas devoir employer les noms abstraits de distinction, ou le nom de pure politesse, vuestra merced, ou vuesa merced, qu’ils indiquent communément dans l’écriture, par v. m. (B. E. R. M.)
« Ce mot est formé de Σόλοικοι, qui signifie les habitans de la ville appellée Σόλοι, comme Ἄγροικοι, les habitans de la campagne ».[La terminaison οἶκοι vient de οἶκος, domus ; d’où οἰκείω, habito].
« De Σόλοικοι on a fait σολοικίζειν, imiter les habitans de la ville appellé Σόλοι, comme de Ἄγροικοι, ἀγροικίζειν, imiter les gens de la campagne ».Voyez Imitatif .
« Il y avoit deux villes de ce nom, l’une en Cilicie, sur les bords du Cydnus, l’autre dans l’île de Chypre. Ces deux villes, suivant un grand nombre d’auteurs, avoient été fondées par Solon. La ville qu’il avoit bâtie dans cette province, quitta dans la suite le nom de son fondateur, pour prendre celui de Pompée, qui l’avoit rétablie. A l’égard de celle de l’île de Chypre, Plutarque nous a conservé l’histoire de sa fondation. Solon étant passé auprès d’un roi de Chypre, acquit bientôt tant d’autorité sur son esprit, qu’il lui persuada d’abandonner la ville où il faisoit son séjour : l’assiette en étoit à la vérité fort avantageuse ; mais le terrein qui l’environnoit étoit ingrat & difficile. Le roi suivit les avis de Solon, & bâtit dans une belle plaine une nouvelle ville, aussi forte que la premiere, dont elle n’étoit pas éloignée, mais beaucoup plus grande & plus commode pour la subsistance des habitans On accourut en foule de toutes parts pour la peupler ; & il y vint sur-tout un grand nombre d’Athéniens, qui s’étant mêlés avec les anciens habitans, perdirent dans leur commerce la politesse de leur langage, & parlerent bientôt comme des barbares : de-là le nom σόλοικοι, qui est leur nom, fut substitué au mot βάρβαροι, & σολοικίζειν, à βαρβαρίζειν, qu’on employoit auparavant pour désigner ceux qui parloient un mauvais langage ».Mém. de l’acad. royale des Inscr. & Belles-lettr. tom. V. Hist. pag. 210. Le nom de solécisme, dans son origine, fut donc employé dans un sens général, pour désigner toute espece de faute contre l’usage de la langue ; & il étoit d’abord synonyme de barbarisme. Mais le langage des sciences & des arts, guidé par le même esprit que celui de la société générale, ne souffre pas plus les mots purement synonymes : ou il n’en conserve qu’un, ou il les différencie par des idées distinctives ajoutées à l’idée commune qui les rapproche. De-là la différence que les Grammairiens ont mise entre les deux mots, solécisme & barbarisme, & que M. du Marsais a exposée avec netteté au mot Barbarisme . Théophraste & Chrysippe avoient fait chacun un ouvrage intitulé Περὶ σολοικισμῶν ; ce qui prouve l’erreur d’Aulu-Gelle, l. V. c. xx. qui prétend que les écrivains grecs qui ont parlé purement le langage attique, n’ont jamais employé ce mot, & qu’il ne l’a vu dans aucun auteur de réputation. (B. E. R. M.)
Car c’est comme si nous disions, vainement aurez-vous évité ce défaut, si
mal-à-propos vous tombez dans un autre ; & tout le monde sent bien que l’on
pourroit réduire cette phrase périodique à deux propositions détachées & également
principales, vous aurez vainement évité ce défaut (voilà la premiere),
car vous tomberez mal-à-propos dans un autre (voilà la seconde) ; or
la premiere dans ce cas se diroit toujours de même en latin, frustrà vitium
vitaveris illud, & la seconde seroit, nam te aliò parvum
detorquebis.
Concluons donc que le prétendu futur du subjonctif n’appartient point à
ce mode, puisque toute proposition dont le verbe est au subjonctif est
nécessairement incidente, & que ce tems peut être au contraire le verbe d’une
proposition principale. Cette conséquence peut encore se prouver par une autre observation
dejà remarquée au mot
Futur : la voici. Selon les regles établies par les méthodistes dont il
s’agit, la conjonction dubitative an étant placée entre deux verbes, le
second doit être mis au subjonctif. A partir de-là, quand j’aurai à
mettre en latin cette phrase françoise, je ne sais si je louerai, je
dirai que le si dubitatif doit s’exprimer par an,
qu’il est placé entre deux verbes, & que le second je’louerai doit
être au subjonctif ; or je louerai est en françois le
futur de l’indicatif (je parle le langage de ceux que je réfute afin qu’ils m’entendent) ;
donc je mettrai en latin laudavero, qui est le futur du subjonctif, & je dirai, nescio an laudavero… Gardez-vous
bien, me diront-ils, vous ne parleriez pas latin : il faut dire, nescio an
laudaturus sim, en vertu de telle & telle exception ; & quand le verbe est
au futur de l’indicatif en françois, on ne peut jamais le rendre en latin par le futur du
subjonctif, quoique la regle générale exige ce mode : il faut se
servir….. Eh ! messieurs, convenez plutôt de bonne foi qu’on ne doit pas dire ici laudavero, parce qu’en effet laudavero n’est pas au subjonctif, & que l’on ne doit dire laudaturus sim,
que parce que c’est là le véritable futur de ce mode. Voyez Tems
.
Ajoutons à ces considérations une remarque de fait : c’est qu’il est impossible de
trouver dans tous les auteurs latins un seul exemple, où la premiere personne du singulier
de ce tems soit employée avec la conjonction ut ; & que ce seroit
pourtant la seule qui pût prouver en ce cas que le tems est du subjonctif, parce que les cinq autres personnes étant semblables à celles du
prétérit du même mode, on peut toujours les rapporter au prétérit qui est
incontestablement du subjonctif. Périzonius lui-même, qui regarde le
tems dont il s’agit, comme futur du subjonctif, est forcé d’avouer le
fait, & il ne répond à la conséquence qui s’en tire, qu’en la rejettant positivement
& en recourant à l’ellipse pour amener ut devant ce
tems. Sanct. Minerv. 1. 13. not. 6.
Mais enfin, il faut convenir que c’est abuser de l’ellipse : elle ne doit avoir lieu que
dans les cas où d’autres exemples analogues nous autorisent à la suppléer, ou bien
lorsqu’on ne peut sans y recourir, expliquer la constitution grammaticale de la phrase ;
c’est ainsi qu’en parle Sanctius même, (Minerv. iv. 2.) avoué en cela
par Périzonius son disciple : Ego illa tantum supplenda proecipio, quae
veneranda illa supplevit antiquitas, aut ea sine quibus grammaticae ratio constare non
potest. Or, 1°. il est avoué qu’on ne trouve dans les anciens aucun exemple où la
premiere personne singuliere du prétendu futur du subjonctif soit
employée avec ut ; 2°. en considérant comme principale la proposition où
entre ce tems, on en explique très-bien la constitution grammaticale sans recourir à
l’ellipse, ainsi qu’on l’a vû plus haut : c’est donc un subterfuge sans fondement, que de
vouloir expliquer ce tems par une ellipse, plutôt que d’avouer qu’il n’appartient pas au
subjonctif.
Il y a encore deux autres tems des verbes françois, italiens, espagnols, allemands, &c. que la plûpart des grammairiens regardent comme appartenans au
mode subjonctif, & qui n’en sont pas ; comme je lirois,
j’aurois lû ; je sortirois, je serois sorti. L’abbé Regnier les appelle premier
& second futur du subjonctif ; la Touche les appelle imparfait & plus-que-parfait conditionels, & c’est le
système commun des rudimentaires. Mais ces deux tems s’employent directement & par
eux-mêmes dans des propositions principales : de même que l’on dit, je le
ferai, si je puis, on dit, je le ferois, si je
pouvois ; je l’aurois fait, si j’avois pû : or il est évident
que dans trois phrases si semblables, les verbes qui y ont des fonctions analogues sont
employés dans le même sens ; par conséquent, je ferois & j’aurois fait sont à un mode direct aussi-bien que je
ferai ; les uns ne sont pas plus que l’autre à un mot oblique ; tous trois
constituent la proposition principale ; aucun des trois n’est au subjonctif.
Il. La seconde conséquence à déduire de la notion du subjonctif, c’est
qu’on ne doit regarder comme primitive & principale, aucune proposition dont le verbe
est au subjonctif ; elle est nécessairement subordonnée à une autre,
dans laquelle elle est incidente, sous laquelle elle est comprise, &
à laquelle elle est jointe par un mot conjonctif, subjungitur.
C’est cette propriété qui est le fondement de la dénomination de ce mode : subjunctivus modus, c’est-à-dire modus juv ans, ad
juv an dam propositionem sub aliâ
propositione : ensorte que les grammairiens qui ont jugé à propos de donner à ce
mode le nom de conjonctif, n’ont abandonné l’usage le plus général, que
pour n’avoir pas bien compris la force du mot ou la nature de la chose ; conjungere ne peut se dire que des choses semblables, subjungere
regarde les choses subordonnées à d’autres.
1°. Il n’est donc pas vrai qu’il y ait une premiere personne du pluriel dans les
impératifs latins, com me le disent tous les rudimens de ma connoissance, à l’exception de
celui de P. R. amemus, doceamus, legamus, audiamus ; c’est la premiere
personne du tems que l’on appelle le présent du subjonctif ; & si l’on trouve de tels mots employés seuls dans la phrase &
avec un sens direct en apparence, ce n’est point immédiatement dans la forme de ces mots
qu’il en faut chercher la raison grammaticale : il en est de cette premiere personne du
pluriel comme de toutes les autres du même tems, on ne peut les construire
grammaticalement qu’au moyen du supplément de quelque ellipse. Quelle est donc la
construction analytique de ces phrases de Cicéron ? Nos autem tenebras cogitemus tantas quantae quondam, &c. (de nat.
deor. ij. 38.) &,
videamus quanta sint
quae
à philosophiâ remedia morbis animorum adhibeantur. Tusc. iv.
27. La voici telle qu’on doit la supposer dans tous les cas pareils, res esto ita ut cogitemus
, &c. res
esto ita ut videamus
, &c. comme les
verbes cogitemus & videamus sont au subjonctif, je supplée la conjonction ut qui doit amener ce
mode ; cette conjonction exige un antécédent qui soit modifié par la proposition incidente
ou subjonctive, c’est l’adverbe ita, qui ne peut être
que le complément modificatif du verbe principal esto ; je supplée esto à l’impératif, à cause du sens impératif de la phrase, & le sujet
de ce verbe est le nom général res.
Ce seroit le même supplément, si le verbe étoit à la troisieme personne dans la phrase
prétendue directe.
Vendat oedes vir bonus propter aliqua
vitia quae ipse novit, coeteri ignorent pestilentes sint, & habeantur salubres : Ignoretur in omnibus cubiculis
apparere serpentes : malè materiatae, ruinosae : sed hoc, proeter deminum, nemo sciat. Off. iij. 13. Il faut mettre par-tout le même supplément,
res esto ita ut.
2°. Ceux de nos grammairiens françois qui établissent une troisieme personne singuliere,
& une troisieme personne plurielle dans nos impératifs, sont encore dans la même
erreur. Qu’ils y prennent garde, la seconde du singulier & les deux premieres du
pluriel ont une forme bien différente des prétendues troisiemes personnes ; fais, faisons, faites ; lis, lisons, lisez ; écoute, écoutons, écoutez, &c. ce
sont comunément des personnes de l’indicatif dont on supprime les pronoms personnels ;
& cette suppression même est la forme qui constitue l’impératif, voyez
Impératif
. Mais c’est tout autre chose à la prétendue troisieme personne ;
qu’il ou qu’elle fasse, qu’il ou qu’elle lise, qu’il ou qu’elle écoute, au singulier ; qu’ils ou qu’elles fassent, qu’ils ou qu’elles lisent, qu’ils ou qu’elles écoutent, au pluriel ; il y
a ici des pronoms personnels, une conjonction que, en un mot, ces deux
troisiemes personnes prétendues impératives, sont toujours les mêmes, dit M. Restaut, ch. vj. art. 3. que celles du présent du subjonctif.
Or, je le demande, est-il croyable qu’aucune vûe d’analogie ait pu donner des formations
si différentes aux personnes d’un même tems, je ne dis pas par rapport à quelques verbes
exceptés, comme chacun sent que cela peut être, mais dans le système entier de la
conjugaison françoise ? Ce ne seroit plus analogie, puisque des idées semblables auroient
des signes différens, & que des idées différentes y auroient des signes semblables ;
ce seroit anomalie & confusion.
Je dis donc que les prétendues troisiemes personnes de l’impératif sont en effet du subjonctif, comme il est évident par la forme constante qu’elles ont,
& par la conjonction qui les accompagne toujours : j’ajoute que dans toutes les
occasions où elles paroissent employées directement, comme il convient en effet au mode
impératif, il y a nécessairement une ellipse, sans le supplément de laquelle il n’est pas
possible de rendre de la phrase une bonne raison grammaticale. Qu’il médite
beaucoup avant que d’écrire, c’est-à-dire il faut, il est nécessaire,
il est convenable, je lui conseille, &c. qu’il médite beaucoup
avant que d’écrire : Qu’elles ayent tout préparé quand nous arriverons ;
c’est-à-dire, par exemple, je desire ou je veux qu’elles
ayent tout préparé.
Mais, dira-t-on, ces supplémens font disparoître le sens impératif que la forme usuelle
montre nettement ; donc ils ne rendent pas une juste raison de la phrase. Il me semble au
contraire, que c’est marquer bien nettement le sens impératif, que de dire je
veux, je desire, je conseille
(Voyez Impératif) : & si l’on dit, il faut, il est nécessaire,
il est convenable ; qu’est-ce à dire, sinon la loi ordonne, la raison
rend nécessaire ou impose la nécessité, la bienséance ou la convenance
exige ? Et tout cela n’est-il pas impératif ?
C’est donc la forme de la phrase, c’est le tour elliptique qui avertit alors du sens
impératif ; & il n’est point attaché à la forme particuliere du verbe comme dans les
autres personnes : mais la forme de la phrase ne doit entrer pour rien dans le système de
la conjugaison, où elle n’est nullement sensible. Que je dise à un étranger que ces mots
qu’il fasse sont de la conjugaison du verbe faire,
il m’en croira : mais que je lui dise que c’est la troisieme personne de l’impératif,
& que la seconde est fais, je le dis hardiment, il ne m’en croira
pas, s’il raisonne juste & conséquemment. S’il connoît les principes généraux de la
grammaire, & qu’il sache que notre que est une conjonction, je ne
doute pas qu’il n’aille jusqu’à voir que ces mots qu’il fasse sont du
subjonctif, parce qu’il n’y a que des formes subjonctives qui exigent indispensablement des conjonctions.
3°. Par-tout où l’on trouve le subjonctif, il y a, ou il faut suppléer
une conjonction, qui puisse attacher ce mode à une phrase principale. Ainsi dans ces vers
d’Horace, II. Ep. j. 1.
Il faut nécessairement suppléer ut avant chacun de ces subjonctifs, & tout ce qui sera nécessaire pour amener cet ut ; par exemple : Cùm res est ita ut tot sustineas & tanta negotia solus ; ut res italas
armis tuteris
, ut res italas moribus ornes
, ut res italas legibus emendes
:
res erit ita ut in publica commoda peccem
, si res
erit ita ut longo sermone morer tua tempora, Coesar.
Ferreus essem, si te non amarem
:
(Cic. Ep. xv. 21.) c’est-à-dire, res ita jam dudum fuit ut ferreus essem, si unquam res fuit ita ut te non
amarem
.
Pace tuâ dixerim
: c’est-à-dire, ita concede ut pace tuâ dixerim
.
Nonnulli etiam Coesari nuntiabant, quum castra moveri aut signa ferri jussisset, non sore dicto audientes milites : (Caes. I. Gall.) c’est-à-dire, quum res futura erat ita ut castra moveri aut signa ferri jussisset
.
La nécessité d’interpréter ainsi le subjonctif, est non-seulement une
suite de la nature connue de ce mode, c’est encore une chose en quelque sorte avouée par
nos grammairiens, qui ont grand soin de mettre la conjonction que avant
toutes les personnes des tems du subjonctif, parce qu’il est constant
que cette conjonction est essentielle à la syntaxe de ce mode ; que j’aime,
que j’aimasse, que j’aye aimé, &c. Les Rudimentaires eux-mêmes ne traduisent
pas autrement le subjonctif latin dans les paradigmes des conjugaisons :
amem, que j’aime ; amarem, que j’aimasse ; amaverim, que j’aye aimé, &c.
On trouve dans les auteurs latins plusieurs phrases où le subjonctif
& l’indicatif paroissent réunis par la conjonction copulative, qui ne doit exprimer
qu’une liaison d’unité fondée sur la similitude. (Voyez Mot
, art. ij. n°. 3.) Les Grammairiens
en ont conclu que c’étoit une énallage en vertu de laquelle le subjonctif est mis pour l’indicatif. Mais en vérité, c’est connoître bien peu
jusqu’à quel point est raisonnable & conséquent ce génie supérieur qui dirige
secretement toutes les langues, que de croire qu’il puisse suggérer des locutions si
contraires à ses principes fondamentaux, & conséquemment si nuisibles à la clarté de
l’énonciation, qui est le premier & le plus essentiel objet de la parole.
L’énallage est une chimere inventée par les Grammatistes qui n’ont pas su
analyser les phrases usuelles. (Voyez Enallage) Chaque tems, chaque mode, chaque nombre, &c. est toujours employé conformément à sa destination ; jamais une
conjonction copulative ne lie des phrases dissemblables, comme il n’arrive jamais qu’amare signifie haïr, que ignis
signifie eau, &c. l’un n’est ni plus possible, ni plus raisonnable
que l’autre.
Que falloit-il donc conclure des phrases où la conjonction copulative semble réunir
l’indicatif & le subjonctif ? Par exemple, quand on lit dans
Plaute : eloquere quid tibi est, & quid nostram velis operam ; & ailleurs : nunc dicam cujus
jussu venio, & quamobrem venerim
,
&c ? Voici, si je ne me trompe, comment il falloit raisonner ; la conjonction
copulative & doit lier des phrases semblables ; or la premiere
phrase quid tibi est
d’une part, ou cujus jussu venio
de l’autre, est directe, & le verbe en
est à l’indicatif ; donc la seconde phrase de part & d’autre doit également être
directe & avoir son verbe à l’indicatif : je trouve cependant le subjonctif ? C’est qu’il constitue une phrase subordonnée à la phrase directe qui
doit suivre la conjonction, dont l’ellipse a supprimé le verbe indicatif, mais dont la
suppression est indiquée par le subjonctif même qui est exprimé. Ainsi
je dois expliquer ces passages en suppléant l’ellipse : eloquere quid tibi
est, & ad quid res est ita ut nostram velis operam ; & l’autre, nunc dicam cujus jussu
venio, & quamobrem factum est ita ut
venerim
.
Mais ne m’objectera-t-on point que c’est innover dans la langue latine, que d’y imaginer
des supplémens de cette espece ? Ces res est ou erat,
ou futura est, ou futura erat ita ut, factum est ita
ut, &c. placées par-tout avant le subjonctif, semblent
être
« des expressions qui ne sont point point marquées au coin public, des expressions de mauvais aloi, qui doivent être rejettées comme barbares ».Ainsi s’exprime un grammairien moderne dans une sortie fort vive contre Sanctius. Je ne me donne pas pour l’apologiste de ce grammairien philosophe : je conviens au contraire qu’avec des vues générales très bonnes en soi, il s’est souvent mépris dans les applications particulieres ; & moi-même j’ai osé quelquefois le censurer : mais je pense qu’il est excessif au moins de dire que certaines expressions qu’il a prises pour supplément d’ellipse,
« ne sont les productions que de l’ignorance ».On ne doit parler ainsi de quelqu’un en particulier, qu’autant que l’on seroit sûr d’être infaillible. Je laisse cette digression & je viens à l’objection. Je répons, 1°. que ces supplémens ne sont pas tout-à-fait inconnus dans la langue latine, & qu’on en trouvera des exemples, & la preuve de ce que je soutiens ici sur la nature du subjonctif, dans les excellentes notes de Perizonius sur Sanctius même. Minerv. I. xiij. Je répons, 2°. qu’on ne donne point ces supplémens comme des locutions usitées dans la langue, mais comme des développemens analytiques, des phrases usuelles ; non comme des modeles qu’il faille imiter, mais comme des raisons grammaticales des modeles qu’il faut entendre pour les imiter à propos. Je répons, 3°. que dès que la raison grammaticale & analytique exige un supplément d’ellipse, on est suffisamment autorisé à le donner, quand même on n’en auroit aucun modele dans la construction usuelle de la langue. Personne apparemment ne s’est encore avisé de dire en françois, je souhaite ardemment que le ciel fasse en sorte que nous ayons bien-tôt la paix : c’est pourtant le développement analytique le plus naturel & le plus raisonnable de cette phrase françoise, fasse le ciel que nous ayons bientôt la paix ! C’est une regle générale dans la langue françoise, & qui peut-être n’a pas encore été observée, que quand un verbe est suivi de son sujet, il y a ellipse du verbe principal auquel est subordonné celui qui est dans une construction inverse. On en peut voir des exemples, (article Relatif , à la fin), dans lesquels le verbe est à l’indicatif ; & l’on a vu (article Interrogatif), que c’est un des moyens qui nous servent à marquer l’interrogation, sans charger la phrase de mots superflus qui la rendroient lâche. Il en est de même pour le sens optatif de la phrase en question ; & l’ellipse y est indiquée non-seulement par l’inversion du sujet, mais encore par la forme subjonctive du verbe, laquelle suppose toujours un autre verbe à l’indicatif, qui ne peut être ici que le verbe je souhaite ; l’adverbe ardemment que j’y ajoute, me semble nécessaire pour rendre l’énergie du tour elliptique ; & en sorte est l’antécédent nécessaire de la conjonction que, qui doit lier la proposition subjonctive à la principale. Pour ce qui concerne les tems du subjonctif, il en sera parlé ailleurs. Voyez Tems . Remarquons, en finissant, que le subjonctif, est un mode mixte, & par conséquent non nécessaire dans la conjugaison ; c’est pour cela que la langue hébraïque ne l’a point admis ; & il est évident que M. Lavery se trompe dans sa grammaire angloise dédiée à madame du Boccage, lorsqu’il veut faire trouver un subjonctif dans les verbes anglois : il ne faut pour s’en convaincre, que comparer les tems du prétendu subjonctif avec ceux de l’indicatif, & l’on y verra l’identité la plus exacte ; ce sera la même chose en comparant le prétendu second subjonctif avec le prétendu potentiel ; ils sont également identiques, & j’ajoute que ni l’un ni l’autre ne doit pas plus être compté dans la conjugaison angloise qu’on ne doit compter dans la nôtre ; je puis diner, je pouvois diner, &c. je veux diner, je voulois diner, &c. j’aime à diner, j’aimois à diner, &c. ou telle autre phrase où entreroit l’infinitif diner. Il me semble difficile de bien exposer les regles d’aucune grammaire particuliere, quand on ne connoît pas à fond les principes de la Grammaire générale. (E. R. M. B.)
« Ce qui ne peut arriver, dit M. du Marsais (Trop. part. III. art. j.), que parce qu’il y a alors quelque autre nom sousentendu qui est dans l’esprit, par exemple, le vrai persuade, c’est-à-dire ce qui est vrai, l’être vrai, ou la vérité ; le tout-puissant vengera les foibles qu’on opprime, c’est-à-dire Dieu qui est toutpuissant vengera les hommes foibles ».Si, quand un adjectif est employé seul dans une phrase, on le rapporte à quelque nom sousentendu qu’on a dans l’esprit, il est évident qu’alors il est employé comme tous les autres adjectifs, qu’il exprime un être déterminé accidentellement par l’application actuelle à ce nom sousentendu, en un mot qu’il n’est pas pris substantivement, pour parler encore le langage ordinaire. Ainsi quand on dit, Dieu vengera les foibles , l’adjectif foibles demeure un pur & véritable adjectif ; & il n’est au pluriel & au masculin, que par concordance avec le nom sousentendu les hommes, que l’on a dans l’esprit. Il y a cependant des cas où les adjectifs deviennent véritablement noms : c’est lorsque l’on s’en sert comme de mots propres à marquer d’une maniere déterminée la nature des êtres dont on veut parler, & que l’on n’envisage que relativement à cette idée, en quoi consiste effectivement la notion des noms. Que je dise, par exemple, ce discours est vrai , une vraie définition est le germe de toutes les connoissancee possibles sur l’objet défini ; l’adjectif vrai demeure adjectif, parce qu’il énonce une idée que l’on n’envisage dans ces exemples que comme devant faire partie de la nature totale de ce qu’on y appelle discours & définition, & qu’il demeure applicable à toute autre chose selon l’occurrence, à une nouvelle, à un récit, à un système, &c. Aussi vrai, dans le premier exemple, s’accorde-t-il en genre & en nombre avec le nom discours ; & vraie, dans le second exemple, avec le nom définition, en vertu du principe d’identité. Voyez Concordance, Identité . Mais quand on dit, le vrai persuade, le mot vrai est alors un véritable nom, parce qu’il sert à présenter à l’esprit un être déterminé par l’idée de sa nature ; la véritable nature à laquelle peut convenir l’atribut énoncé par le verbe persuade, c’est celle du vrai : & il n’est pas plus raisonnable d’expliquer le mot vrai de cette phrase, par ce qui est vrai, l’être vrai, la vérité, que d’expliquer le mot homme de celle-ci, l’ homme est sociable, par ce qui est homme, l’être homme, l’humanité ; à moins qu’on ne veuille en venir à reconnoître d’autre nom proprement dit que le mot être, ce qui seroit, je pense, une autre absurdité. Dans la langue latine qui admet trois genres, on peut statuer, d’après ce qui vient d’être dit, qu’un adjectif au genre masculin ou au genre féminin, est toujours adjectif, quoiqu’il n’y ait pas de nom exprimé dans la phrase.
Il faut ici sousentendre homines, avec lequel s’accordent également les
deux adjectifs bonos & peritos.
Mais un adjectif neutre qui n’a, ni dans la phrase où il se trouve, ni dans les
précédentes, aucun correlatif, est à coup sûr un véritable nom dans cette phrase ; &
il n’est pas plus nécessaire d’y sousentendre le nom negotium, que de
sousentendre en françois être, quand on dit, le vrai
persuade. Si l’usage a préféré dans ces occasions le genre neutre ; c’est, 1°.
qu’il falloit bien choisir un genre ; & 2°. que l’espece d’êtres que l’on désigne
alors n’est jamais animée, ni par conséquent sujette à la distinction des sexes.
Remarquez que l’adjectif devenu nom, n’est point ce que j’ai appellé ailleurs un nom abstractif, voyez Nom
. C’est un véritable nom substantif, dans le sens que j’ai donné à ce
mot, & c’est la différence qu’il y a entre le vrai & la vérité ; la même qu’il y a entre l’homme & l’humanité. D’ou il suit que l’adverbe substantivement
peut rester dans le langage grammatical, pourvû qu’il y soit pris en rigueur. (E. R. M. B.)
« Le plus, dit Vénéroni (part. I. ch. ij.) s’exprime par il più ; exemples : le plus beau, il più bello ; le plus grand, il più grande ; la plus belle, la più bella ; les plus beaux, i più belli ; les plus belles, le più belle ».Et de même, le plus sage, il più sapiente ; la plus sage, la più sapiente ; les plus sages, i più sapienti, m. ou le più sapienti, f. Il me semble que cette distinction prouve assez clairement que le superlatif latin n’avoit, de même, que le sens ampliatif, & nullement le comparatif. Il est vrai, car il faut tout avouer, que les Allemands ont un superlatif qui n’a au-contraire que le sens comparatif, & nullement le sens ampliatif : ils disent au positif, weiss, sage ; & au superlatif ils disent weissest, le plus sage ; s’ils veulent donner à l’adjectif le sens ampliatif, ils emploient l’adverbe sehr, qui répond à notre très ou fort, & ils disent sehr weiss, très-sage, fort sage. Cette différence des Italiens & des Allemands ne prouve rien autre chose que la liberté de l’usage dans les différens idiomes ; mais l’une des deux manieres ne prouve pas moins que l’autre la différence réelle du sens ampliatif, & du sens superlatif proprement dit, & par conséquent l’absurdité qu’il y auroit à prétendre que le même mot pût servir à exprimer l’un & l’autre, comme nos rudimentaires le pensent & le disent du superlatif latin. D’ailleurs la plus grande liaison de l’italien avec le latin, est une raison de plus pour croire que la maniere italienne est plus conforme que l’allemande à celle des Latins. 6°. Notre propre usage ne nous démontre-t-il pas la même vérité ? Les premiers grammairiens françois voyant le superlatif latin dans des phrases comparatives, & dans des phrases absolues, & se trouvant forcés de le traduire dans les unes par plus, précédé d’un article, & dans les autres par très ou fort, &c. n’ont pas manqué d’établir dans notre langue deux superlatifs, parce que la grammaire latine, dont ils ne croyoient pas qu’il fallût s’écarter le moins du monde, leur montroit également le superlatif sous les deux formes : c’est à la vérité reconnoître bien positivement la différence & la distinction des deux sens ; mais où les a conduits l’homonymie de leur dénomination ? à distinguer un superlatif relatif, & un superlatif absolu : le relatif est celui qui suppose en effet une comparaison, & qui exprime un degré de supériorité universelle ; c’est celui que les Allemands expriment par la terminaison est, & nous par plus précédé d’un article, comme weissest, le plus sage : l’absolu est celui qui ne suppose aucune comparaison, & qui exprime simplement une augmentation indéfinie dans la qualité qui individualise le mot ; c’est celui que les Hébreux indiquent par la double ou triple répétition du mot, que les Italiens marquent par la terminaison issimo pour le masculin, & issima pour le féminin, & que nous rendons communément par la particule très, comme sapientissimo, masc. sapientissima, fem. très-sage. Rien de plus choquant à mon gré, que cette distinction : l’origine du mot superlatif indique nécessairement un rapport de supériorité ; & par conséquent un superlatif absolu est une forme qui énonce sans rapport, un rapport de supériorité : c’est une antilogie insoutenable, mais cela doit se trouver souvent dans la bouche de ceux qui répetent en aveugles, ce qui a été dit avant eux, & qui veulent y coudre, sans réforme, les idées nouvelles que les progrès naturels de l’esprit humain font appercevoir. Que conclure de tout ce qui précéde ? que le système des degrés n’a pas encore été suffisamment approfondi, & que l’abus des termes de la grammaire latine, adaptés sans examen aux grammaires des autres langues, a jetté sur cette matiere une obscurité qui peut souvent occasionner des erreurs & des difficultés : ceci est sensible sur le sapientissimo des Italiens, & le weissest des Allemands ; le premier signifie très sage, l’autre veut dire le plus sage, & cependant les grammairiens disent unanimement que tous deux sont au superlatif, ce qui est assigner à tous deux le même sens, & les donner pour d’exacts correspondans l’un de l’autre, quelque différence qu’ils ayent en effet. Pour répandre la lumiere sur le système des degrés, il faut d’abord distinguer le sens graduel de la forme particuliere qui l’exprime, parce qu’on retrouve les mêmes sens dans toutes les langues, quoique les formes y soient fort différentes. D’après cette distinction, quand on aura constaté le système des différens sens graduels, il sera aisé de distinguer dans les divers idiomes les formes particulieres qui y correspondent, & de les caractériser par des dénonciations conversables sans tomber dans l’antilogie ni dans l’équivoque. Or il me semble que l’on peut envisager dans la signification des mots qui en sont susceptibles, deux especes générales de sens graduels, que je nomme le sens absolu & le sens comparatif. I. Un mot est pris dans un sens absolu, lorsque la qualité qui en constitue la signification individuelle, est considérée en soi & sans aucune comparaison avec quelque degré déterminé, soit de la même qualité, soit d’une autre : & il y a trois especes de sens absolus, savoir, le positif, l’ampliatif & le diminutif. Le sens positif est celui même qui présente la signification primitive & fondamentale du mot, sans aucune autre idée accessoire de plus ni de moins : tel est le sens des adjectifs, bon, savant, sage, & des adverbes bien, savamment, sagement, quand on dit, par exemple, un bon livre, un homme savant, un enfant sage, un livre bien écrit, parler savamment, conduisez-vous sagement . Le sens ampliatif est fondé sur le sens positif, & il n’en differe que par l’idée accessoire d’une grande intensité dans la qualité qui en constitue la signification individuelle : tel est le sens des mêmes adjectifs bon, sage, savant, & des mêmes adverbes bien, savamment, sagement, quand on dit, par exemple, un très-bon livre, un homme fort savant, un enfant bien sage, un livre fort bien écrit, parler bien savamment, conduisez-vous tres-sagement . Le sens diminutif porte de même sur le sens positif, dont il ne differe que par l’idée accessoire d’un degré foible d’intensité dans la qualité qui en constitue la signification individuelle : tel est encore le sens des mêmes adjectifs, bon, savant, sage, & des mêmes adverbes bien, savamment, sagement, quand on dit, par exemple, un livre assez bon, c’est un homme peu savant, un enfant passablement sage, un livre assez bien écrit, parler peu savamment, vous vous êtes conduit assez sagement ; car il est visible que dans toutes ces phrases on a l’intention réelle d’affoiblir l’idée que présenteroit le sens positif des adjectifs & des adverbes. On sent bien qu’il ne faut pas prendre ici le mot de diminutif dans le même sens que lui donnent les Grammairiens en parlant des noms qu’ils appellent substantifs, tels que sont en latin corculum diminutif de cor, Terentiola diminutif de Terentia ; & en italien vecchino, vecchieto, vecchiettino, diminutifs de vecchio (vieillard) : ces diminutifs de noms ajoutent à l’idee de la nature exprimée par le nom, l’idée accessoire de petitesse prise plutôt comme un signe de mépris, ou au contraire de caresse, que dans le sens propre de diminution physique, si ce n’est une diminution physique de la substance même, comme globulus diminutif de globus. Les mots pris dans le sens diminutif dont il s’agit ici, énoncent au contraire une diminution physique, dans la nature de la qualité qui en constitue la signification fondamentale, un degré réellement foible d’intensité : tels sont en espagnol tristezico (un peu triste) diminutif de triste, & en latin tristiculus ou subtristis, diminutif de tristis, subobscenè diminutif d’obscenè, &c. Il. Un mot est pris dans un sens comparatif, lorsqu’un degré quelconque de la qualité qui constitue la signification primitive & individuelle du mot, est en effet relatif par comparaison, à un autre degré déterminé, ou de la même qualité, ou d’une autre, soit que ces degrés comparés appartiennent au même sujet, soit qu’ils appartiennent à des sujets différens. Or il y a trois especes de sens comparatifs, selon que le rapport accessoire que l’on considere, est d’égalité, de supériorité ou d’infériorité. Le sens comparatif d’égalité est celui qui ajoute au sens positif l’idée accessoire d’un rapport d’égalité entre les degrés actuellement comparés. Le sens comparatif de supériorité est celui qui ajoute au sens positif l’idée accessoire d’un rapport de supériorité à l’égard du degré avec lequel on le compare. Le sens comparatif d’infériorité est celui qui ajoute au sens positif l’idée accessoire d’un rapport d’infériorité à l’égard du degré avec lequel on le compare. Ainsi, quand on dit, Pierre est aussi savant, plus savant, moins savant aujourd’hui qu’hier, on compare deux degrés successifs de savoir considérés dans le même sujet : & l’adjectif savant, qui exprime le degré de savoir d’aujourd’hui, reçoit de l’adverbe aussi le sens comparatif d’égalité ; de l’adverbe plus, le sens comparatif de supériorité ; & de l’adverbe moins, le sens comparatif d’infériorité. Quand on dit, Pierre est aussi savant, plus savant, moins savant que sage, on compare le degré de savoir qui se trouve dans Pierre, avec le degré de sagesse dont est pourvu le même sujet : & au moyen des mêmes adverbes aussi, plus, moins, l’adjectif savant reçoit les différens sens comparatifs d’égalité, de supériorité ou d’infériorité. Si l’on dit, Pierre est aussi savant que Paul est sage, ou bien, Pierre est plus savant, moins savant que Paul n’est sage, on compare le degré de savoir de Pierre avec le degré de sagesse de l’autre sujet Paul : & les divers rapports du savoir de l’un à la sagesse de l’autre, sont encore marqués par les mêmes adverbes ajoutés à l’adjectif savant. On peut comparer différens degrés de la même qualité considérés dans des sujets, & différencier par les mêmes adverbes les rapports d’égalité, de supériorité ou d’infériorité. Ainsi, pour comparer un degré pris dans un sujet, avec un degré pris dans un autre sujet, on dira, Pierre est aussi savant, plus savant, moins savant que Paul, c’est énoncer en quelque sorte une égalité, une supériorité ou une infériorité individuelle : mais pour comparer un degré pris dans un sujet avec chacun des degrés pris dans tous les sujets d’un certain ordre, on dira, Pierre est aussi savant qu’aucun jurisconsulte, ou bien, Pierre est le plus savant, le moins savant des jurisconsultes ; c’est énoncer une égalité, une supériorité ou une infériorité universelle, ce qu’il faut bien observer. III. Voici le tableau abregé du système des divers sens graduels dont un même mot est suceptible. Sans m’arrêter aux dénominations reçues, j’ai songé à caractériser chacun de ces sens par un nom véritablement tiré de la nature de la chose ; parce que je suis persuadé que la nomenclature exacte des choses est l’un des plus solides fondemens du véritable savoir, selon un mot de Coménius que j’ai déja cité ailleurs : Totius eruditionis posuit fundamentum, qui nomenclaturam rerum naturae & artis perdidicit. Jan. Ling. tit. I. period. iv. Or il est remarquable que le sens comparatif ne se présente pas sous la forme unique à laquelle on a coutume d’en donner le nom ; & si quelqu’un de ces sens doit être appellé superlatif, c’est précisément celui que l’on nomme exclusivement comparatif, parce que c’est le seul qui énonce le rapport de supériorité, dont l’idée est nettement désignée par le mot de superlatif. Sanctius trouvant à redire, comme je fais ici, à l’abus des dénominations introduites à cet égard par la foule des grammairiens, (Minerv. II. xj.) Perizonius observe (Ibid. not. I.) que quand il s’agit de l’usage des choses, il est inutile d’incidenter sur les noms qu’on leur a donnés ; parce que ces noms dépendent de l’usage de la multitude qui est inconstante & aveugle ; & que d’ailleurs il doit en être des noms des différens degrés comme de ceux des cas, des genres, & de tant d’autres par lesquels les Grammairiens se sont contentés de désigner ce qu’il y a de principal dans la chose, vû la difficulté d’inventer des noms qui en exprimassent toute la nature. Mais je ne donnerai pour réponse à cet habile commentateur de la Minerve, que ce que j’ai déja remarqué ailleurs, voyez Impersonnel , d’après Bouhours & Vaugelas, sur la nécessité de distinguer un bon & un mauvais usage dans le langage national, & ce que j’en ai inféré par rapport au langage didactique. J’ajouterai ici pour ce qui concerne la prétendue difficulté d’inventer des noms qui expriment la nature entiere des choses, qu’elle n’a de réalité que pour ceux à qui la nature est inconnue ; que d’ailleurs, quand on vient à l’approfondir davantage, la nomenclature doit être réformée d’après les nouvelles lumieres, sous peine de ne pas exprimer avec assez d’exactitude ce que l’on conçoit ; & que pour le cas présent, j’ose me flatter d’avoir employé des dénominations assez justes pour ne laisser aucune incertitude sur la nature des sens graduels. IV. Il ne reste donc plus qu’à reconnoître comment ils sont rendus dans les langues. De toutes les manieres d’adapter les sens graduels aux mots qui en sont susceptibles, celle qui se présente la premiere aux yeux de la Philosophie, c’est la variation des terminaisons. Cependant, si l’on excepte le positif, qui est par-tout la forme primitive & fondamentale du mot, il n’y a aucun des autres qui soit énoncé par-tout par des terminaisons spéciales. Nous n’en avons aucune, si ce n’est pour le sens ampliatif d’un petit nombre de mots conservés au cérémonial, sérénissime, éminentissime, &c. Voyez Bouhours, Rem. nouv. tome I. page 312. & pour le sens comparatif de supériorité de quelques mots empruntés du latin sans égard à l’analogie de notre langue, comme meilleur, pire, moindre, mieux, moins, pis, au-lieu de plus bon, plus mauvais, plus petit, plus bien, plus peu, plus mal : mais ces exceptions mêmes en si petit nombre confirment l’universalité de notre analogie. 1°. Le sens ampliatif a une terminaison propre en grec, en latin, en italien & en espagnol ; c’est celle que l’on nomme mal-à-propos le superlatif. Ainsi très sage se dit en grec σοφώτατος, en latin sapientissimus, en italien sapientissimo, en espagnol prudentissimo ; mots dérivés des positifs σοφὸς, sapiens, sapiente, prudente, qui tous signifient sage. Dans les langues orientales anciennes, le sens ampliatif se marque par la répétition matérielle du positif ; & ce tour qui est propre au génie de ces langues, a quelquefois été imité dans d’autres idiomes ; j’ai quelquefois vu des enfans, sous l’impression de la simple nature, dire de quelqu’un, par exemple, qui fuyoit, qu’il étoit loin loin, d’un homme dont la taille les avoit frappés par sa grandeur ou par sa petitesse, qu’il étoit grand grand, ou petit petit, &c. notre très, qui nous sert à l’expression du même sens, est l’indication de la triple répétition ; mais nous nous servons aussi d’autres adverbes, & c’est la maniere de la plûpart des langues qui n’ont point adopté de terminaisons ampliatives, & spécialement de l’allemand qui emploie sur-tout l’adverbe sehr, en latin valdè, en françois, fort. 2°. Le sens diminutif se marque presque par tout par une expression adverbiale qui se joint au mot modifié, comme un peu obscur, un peu triste, un peu froid. Il y a seulement quelques mots exceptés dans différens idiomes, lesquels reçoivent ce sens diminutif, ou par une particule composante, comme en latin subobscurus, subtristis ; ou par un changement de terminaison, comme en latin frigidiusculus, ou frigidulus, tristiculus, & en espagnol tristezico. 3°. Je ne connois aucune langue où le comparatif d’égalité soit exprimé autrement que par une addition adverbiale ; aussi sage, aussi loin : si ce n’est peut-être dans quelques mots exceptés par hasard, comme tantus qui veut dire en latin tam magnus. 4°. Le comparatif de supériorité a une terminaison propre en grec & en latin : de σοφὸς, sage, vient σοφώτερος, plus sage ; de même les Latins de sapiens forment sapientior. Comme c’est dans ces deux langues le seul des trois sens comparatifs qui y ait reçu une terminaison propre, on donne à l’adjectif pris sous cette forme le simple nom de comparatif. Pourvu qu’on l’entende ainsi, il n’y a nul inconvénient ; sur-tout si l’on se rappelle que ce sens comparatif énonce un rapport de supériorité, quelquefois individuelle & quelquefois universelle. La langue allemande, & peut-être ses dialectes, a deux terminaisons différentes pour ces deux sortes de supériorité : quand il s’agira de la supériorité individuelle, ce sera le comparatif ; & quand il sera question de la supériorité universelle, ce sera véritablement le superlatif : weiss (sage) ; weisser (plus sage), comparatif ; weisset (le plus sage), c’est le superlatif. D’où il suit que ce seroit induire en erreur, que de dire que les Allemands ont, comme les Latins, trois degrés terminés ; le superlatif allemand weisset n’est point du tout l’équivalent du σοφώτατος des Grecs, ni du sapientissimus des Latins, qui tous deux signifient très-sage ; il ne répond qu’à notre le plus sage. En italien, en espagnol & en françois, il n’y a aucune terminaison destinée ni pour le comparatif proprement dit, ni pour le superlatif : on se sert également dans les trois idiomes de l’adverbe qui exprime la supériorité, piu en italien, mas en espagnol, plus en françois ; più sapiente, ital. mas prudente, esp. plus sage, franç. Voilà le comparatif proprement dit. Pour ce qui est du superlatif, nous ne le différencions du comparatif propre qu’en mettant l’article le, la, les ou son équivalent avant le comparatif ; je dis son équivalent, non-seulement pour y comprendre les petits mots du, au, des, aux, qui sont contractés d’une préposition & de l’article, mais encore les mots que j’ai appellés articles possessifs, savoir mon, ma, mes, notre, nos ; ton, ta, tes, votre, vos ; son, sa, ses, leur, leurs ; parce qu’ils renferment effectivement, dans leur signification, celle de l’article & celle d’une dépendance relative à quelqu’une des trois personnes, voyez Possessif . Nous disons donc au comparatif, plus grand, plus fidele, plus tendre, plus cruel, & par exception, meilleur, moindre, &c. & au superlatif nous disons avec l’article simple, la plus grande de mes passions, le plus fidele de vos sujets, le plus tendre de ses amis, les plus cruels de nos ennemis, le meilleur de tes domestiques, le moindre de leurs soucis, ce qui est au même degré que si l’on mettoit l’article possessif avant le comparatif, & que l’on dît, ma plus grande passion, votre plus fidele sujet, son plus tendre ami, nos plus cruels ennemis, ton meilleur domestique, leur moindre souci. Nous conservons au superlatif la même forme qu’au comparatif, parce qu’en effet l’un exprime comme l’autre un rapport de supériorité ; mais le superlatif exige de plus l’article simple ou l’article possessif, & c’est par-là qu’est désignée la différence des deux sens : sur quoi est fondé cet usage ? Quand on dit, par exemple, ma passion est plus grande que ma crainte, on exprime tout ; & le terme comparé ma passion, & le terme de comparaison, ma crainte ; & le rapport de supériorité de l’un à l’égard de l’autre, plus grande ; & la liaison des deux termes envisagés sous cet aspect, que : ainsi l’esprit voit clairement qu’il y a un rapport de supériorité individuelle. Mais quand on dit, la plus grande de mes passions, l’analyse est différente : la annonce nécessairement un nom appellatif, c’est sa destination immuable, & les circonstances de la phrase n’en désignent pas d’autres que passion ; ainsi il faut d’abord dire par supplément, la (passion) plus grande : la préposition de, qui suit, ne peut pas tomber sur grande, cela est évident ; ni sur plus grande, nous ne parlons jamais ainsi ; elle tombe donc sur un nom appellatif encore sous-entendu, & comme il s’agit ici d’une supériorité universelle, il me semble que le supplément le plus naturel est la totalité, & qu’il faut dire par supplément, (la totalité) de mes passions : mais ce supplément doit tenir par quelque lien particulier à l’ensemble de la phrase, & d’ailleurs plus grande n’étant plus qu’un simple comparatif exige un que & un terme individuel de comparaison ; je ferois donc ainsi l’analyse entiere de la phrase, la (passion) plus grande que les autres (passions de la totalité) de mes passions ; ce qui exprime bien clairement la supériorité universelle qui caractérise le superlatif. Si l’on dit au contraire, ma plus grande passion, la suppression totale du terme de comparaison est le signe autorisé par l’usage pour désigner que c’est la totalité des autres objets de même nom, & que la phrase se réduit analytiquement à celle-ci, ma passion plus grande (que toutes mes autres passions). Dans ces deux cas, l’article simple ou possessif, servant à individualiser l’objet qualifié par le comparatif, est le signe naturel qu’on doit le regarder comme extrait, à cet égard, de la totalité des autres objets de même nature soumis à la même qualification. 5°. Le comparatif d’infériorité est exprimé par l’adverbe qui marque l’infériorité, du-moins dans toutes les langues dont j’ai connoissance : les Grecs disent, ἧσσον σοφός ; les Latins, minus sapiens ; les Italiens, meno sapiente ; les Espagnols, menos prudente ; & nous, moins sage. Comme moins est par lui-même comparatif, si nous avons besoin d’en exprimer le sens superlatif, nous le faisons comme il vient d’être dit, par l’addition de l’article simple ou possessif ; le moins instruit des enfans, votre moins belle robe. V. L’exposition que je viens de faire du système des sens graduels seroit incomplette, si je ne fixois pas les especes de mots qui en sont susceptibles. Tout le monde conviendra sans doute que grand nombre d’adjectifs & d’adverbes sont dans ce cas : mais il paroîtra peut-être surprenant à quelques-uns, si j’avance qu’un grand nombre de verbes sont également susceptibles des sens graduels, & qu’il auroit pu arriver dans quelques idiomes, que l’usage les y eût caractérisés par des terminaisons propres ; cependant la chose est évidente. Les adjectifs & les adverbes qui peuvent recevoir les différens sens graduels, & conséquemment des terminaisons qui y soient adaptées, ne le peuvent, que parce que la qualité qui en constitue la signification individuelle, est en soi susceptible de plus & de moins : il est donc nécessaire que tout verbe, dont la signification individuelle présente à l’esprit l’idée d’une qualité susceptible de plus & de moins, soit également susceptible des sens graduels, & puisse recevoir de l’usage des terminaisons qui y soient relatives.
Adjectif. | Adverbe. | Verbe. | ||
---|---|---|---|---|
Absolus, | Positif. | amoureux. | amoureusement. | aimer. |
Ampliatif. | très-amoureux. | très-amoureusement. | aimer beaucoup. | |
Diminutif. | un peu amoureux. | un peu amoureusement. | aimer un peu. | |
Comparatifs, | d’égalité. | aussi amoureux. | aussi amoureusement. | aimer autant. |
de supériorité. | plus amoureux. | plus amoureusement. | aimer plus. | |
d’infériorité. | moins amoureux. | moins amoureusement. | aimer moins. |
« la préposition per, dit l’auteur des recherches sur la langue latine (ch. xxv. p. 328.) est dans tous les verbes, comme aussi dans les noms adjectifs & les adverbes, augmentative de ce que signifie le simple ; & dans le plus grand nombre des verbes, elle y équipolle à l’un de ces adverbes françois, beaucoup, grandement, fortement, parfaitement ou en perfection, tout-à-fait, entierement » ;il est aisé de reconnoître à ces traits le sens ampliatif : malo est en quelque sorte le comparatif de supériorité de volo, &c. 2°. Les terminaisons d’un même verbe hébraïque sont en bien plus grand nombre, puisqu’à s’en tenir à la doctrine de Masclef, laquelle est beaucoup plus restrainte que celle des autres hébraïsans, le même verbe radical reçoit jusqu’à cinq formes différentes, que l’on appelle des conjugaisons ; mais que j’appellerois plus volontiers des voix : ainsi l’on dit (mesar) tradidit ; (noumesar) traditus est ; (hemesir) tradere fecit ; (hemesar) tradi fecit ; (hethmesar) se tradidit. Sur quoi il faut observer que je suis ici la méthode de Masclef pour la lecture des mots hébreux. 3°. La langue laponne, que nous ne soupçonnons peut-être pas de mériter la moindre attention de notre part, nous présente néanmoins l’exemple d’une dérivation bien plus riche encore par rapport aux verbes : on y trouve laidet, conduire ; laidelet, continuer l’action de conduire ; laidetet, faire conduire ; laidetallet, se faire conduire ; laidegaetet, commencer à conduire ; laidestet, conduire un peu (c’est le sens diminutif) ; laidanet, être conduit de plein gré ; laidanovet, être conduit malgré soi ou sans s’aider ; laidetalet, empêcher de conduire. Voyez les notes sur le ch. iij. de la description historique de la Laponie suédoise, traduit de l’allemand par M. de Kéralio de Gourlay. Je terminerois ici cet article, si je ne me rappellois d’avoir vu dans les mémoires de Trévoux (Octobre 1759. II. vol. p. 2668.) une lettre de M. l’abbé de Wailly aux auteurs de ces mémoires, sur quelques expressions de notre langue, laquelle peut donner lieu à quelques observations utiles. Ce grammairien y examine trois expressions, dont les deux premieres ont déja été discutées par Vaugelas, rem. 514. & 85. & la troisieme par M. l’abbé Girard, vrais princip. disc. xj. tom. II. p. 218. Je ne parlerai point ici de la premiere ni de la troisieme, qui sont étrangeres à cet article, & je ne m’arrêterai qu’à la seconde qui y a rapport direct. Rien de mieux que les observations de M. de W. sur la remarque 85. de Vaugelas, & je souscris à tout ce qu’il en pense : je crois cependant qu’il auroit encore dû relever ici quelques fautes échappées à Vaugelas, ne fût-ce que pour en arrêter les suites, parce qu’on prend volontiers les grands hommes pour modeles. Cet académicien énonce ainsi sa regle : Tout adjectif mis après le substantif avec ce mot plus, entre deux, veut toujours avoir son article, & cet article se met immédiatement devant plus, & toujours au nominatif, quoique l’article du substantif qui va devant soit en un autre cas, quelque cas que ce soit. Il applique ensuite la regle à cet exemple : c’est la coutume des peuples les plus barbares. Or indépendamment de la doctrine des cas, qui est insoutenable dans notre langue (voyez Cas), il est notoirement faux que tout adjectif mis après son substantif, avec ce mot plus entre deux, veuille toujours avoir son article : en voici la preuve dans un exemple que M. de W. cite lui-même, sans en faire la remarque ; je parle d’une matiere plus délicate que brillante : il n’y a point là d’article avant plus, & il ne doit point y en avoir, quoique l’adjectif soit après son substantif. Il semble que Vaugelas ait senti le vice de son énoncé, & qu’il ait voulu en prévenir l’impression.
« Au reste, dit-il plus bas, quand il est parlé de plus ici, c’est de celui qui n’est pas proprement comparatif, mais qui signifie très, comme aux exemples que j’ai proposés. Mais, comme l’observe très-bien M. Patru, ce plus est pourtant comparatif dans les exemples rapportés par l’auteur : car en cette façon de parler (c’est la coutume des peuples les plus barbares), on sousentend de la terre, du monde, & autres semblables qui n’y sont pas exprimées… L’adverbe très ne peut convenir avec ces manieres de parler ».J’ajouterai à cette excellente critique de M. Patru, qu’il me semble avoir assez prouvé que notre plus est toujours le signe d’un rapport de supériorité, & conséquemment qu’il exprime toujours un sens comparatif ; au lieu que notre très ne marque qu’un sens ampliatif, qui est essentiellement absolu, d’où vient que ces deux mots ne peuvent jamais être synonymes : ce que Vaugelas envisageoit donc, & qu’il n’a pas exprimé, c’est la distinction de la supériorité individuelle, & de la supériorité universelle, dont l’une est marquée par plus sans article, & l’autre plus, précédé immédiatement d’un article simple ou d’un article possessif ; ce qui fait la différence du comparatif propre & du superlatif. Outre ce mal-entendu, Vaugelas s’est encore apperçu lui même dans sa regle d’un autre défaut qu’il a voulu corriger ; c’est qu’elle est trop particuliere, & ne s’étend pas à tous les cas où la construction dont il s’agit peut avoir lieu ; c’est pourquoi il ajoute :
« Ce que j’ai dit de plus, s’entend aussi de ces autres mots moins, mieux, plus mal, moins mal ».Mais cette addition-même est encore insuffisante, puisque l’adjectif comparatif meilleur est encore dans le même cas, ainsi que tous les adverbes qui seront précédés de plus ou de moins, lorsqu’ils précédent eux-mêmes, & qu’ils modifient un adjectif mis après son substantif, pour parler le langage ordinaire : ex. je parle du vin le meilleur que l’on puisse faire dans cette province ; du systeme le plus ingénieusement imaginé, le moins heureusement exécuté, le plutôt réprouvé, &c. Puisque M. de W. avoit pris cette remarque de Vaugelas en considération, il devoit, ce me semble, relever tous les défauts de la regle proposée par l’académicien, & des corrections même qu’il y avoit faites, & ramener le tout à une énonciation plus générale, plus claire, & plus précise. Voici comme je rectifierois la regle, d’après les principes que j’ai posés soit dans cet article, soit dans tout autre : si un adjectif superlatif, ou précédé d’un adverbe superlatif qui le modifie, ne vient qu’après le nom auquel il se rapporte ; quoique le nom soit accompagné de son article, il faut pourtant répéter l’article simple avant le mot qui exprime le rapport de supériorité ; mais sans répéter la préposition dont le nom peut être le complément grammatical. Vaugelas, non content d’établir une regle, cherche encore à en rendre raison ; & celle qu’il donne, pourquoi on ne répete pas avant le superlatif la préposition qui peut être avant le nom, c’est, ditil, parce qu’on y sousentend ces deux mots, qui sont, ou qui furent, ou qui sera, ou quelqu’autre tems du verbe substantif avec qui. Voici sur cela la critique de M. de W.
« Si l’on ne met point, dit-il, la préposition de ou à entre le superlatif & le substantif »,(il auroit dit la même chose de toute autre préposition, s’il n’avoit été préoccupé, contre son intention même, de l’idée des cas dont Vaugelas fait mention) ;
« ce n’est pas, comme l’a cru Vaugelas, parce qu’on y sousentend ces mots qui sont, qui furent, ou qui sera, &c. c’est parce que la préposition n’est point nécessaire en ce cas entre l’adjectif & le substantif ».Mais ne puis-je pas demander à M. de W. pourquoi la préposition n’est point nécessaire entre l’adjectif & le substantif ; ou plutôt n’est-ce pas à cette question-même que Vaugelas vouloit répondre ? Quand on veut rendre raison d’un fait grammatical, c’est pour expliquer la cause d’une loi de grammaire ; car ce sont les faits qui y font la loi. La remarque de M. de W. signifie donc que la préposition n’est point nécessaire en ce cas, parce qu’elle n’y est point nécessaire. Or assurement il n’y a personne qui ne voie évidemment jusqu’à quel point est préférable l’explication de Vaugelas. La nécessité de répéter l’article avant le mot comparatif, vient du choix que l’usage de notre langue en a fait pour désigner la supériorité universelle, au moyen de tous les supplémens dont l’article reveille l’idée, & que j’ai détaillés plus haut : ce besoin de l’article suppose ensuite la répétition du nom qualifié, lequel ne peut être répété que comme partie d’une proposition incidente, sans quoi il y auroit pléonasme ; & cette proposition incidente est amenée tout naturellement par qui sont, qui furent, qui sera, &c. donc ces mots doivent essentiellement être suppléés, & dès-lors la préposition qui précede leur antécédent n’est plus nécessaire dans la proposition incidente qui est indépendante dans sa construction, de toutes les parties de la principale.
« Comme il est ici question du superlatif, dit ensuite M. de W. permettez-moi d’observer que le célebre M. du Marsais pourroit bien s’être trompé quand il a dit dans cette phrase, deorum antiquissimus habebatur coelum, c’est comme s’il y avoit coelum habebatur antiquissimus (è numero) deorum. Il me semble que c’est deus qui est sousentendu : coelum habebatur antiquissimus (deus) deorum. En effet, comme je l’ai remarqué dans ma grammaire, quand nous disons, le Luxembourg n’est pas la moins belle des promenades de Paris ; c’est comme s’il y avoit, le Luxembourg n’est pas la moins belle (promenade) des promenades de Paris : & n’est-ce pas à cause de ce substantif sousentendu que le superlatif relatif est suivi en françois de la préposition de, & en latin d’un génitif » ?M. de W. pourroit bien s’être trompé lui-même en plus d’une maniere. 1°. Il s’est trompé en prenant occasion de ses remarques, sur une regle qui concerne les superlatifs françois pour critiquer un principe qui concerne la syntaxe des superlatifs latins, & qui n’a aucune analogie avec la regle en question : non erat hic locus. 2°. Il s’est trompé, je crois, dans sa critique ; & voici les raisons que j’ai de l’avancer. Il est vrai que dans la phrase latine du P. Jouvenci, interpretée par M. du Marsais, deus est sousentendu ; & cela est même indiqué par deux endroits du texte : l’adjectif antiquissimus suppose nécessairement un nom masculin au nominatif singulier ; & d’autre part deorum, qui est ici le terme de la comparaison énoncée par l’ensemble de la phrase, demontre que ce nom doit être deus, parce que dans toute comparaison, les termes comparés doivent être homogenes. Mais il ne s’ensuit point que ce soit à cause du nom sousentendu deus, que l’adjectif antiquissimus est suivi du génitif deorum : ou bien la proposition n’est point comparative, & dans ce cas coelum habebatur antiquissimus deus deorum (en regardant deorum comme complément de deus), signifie littéralement, le ciel étoit reputé le très-ancien dieu des dieux, c’est-à-dire, le très-ancien dieu créateur & maître des autres dieux ; de même que deus deorum dominus locutus est (Ps. xlix. 1.), signifie le seigneur dieu des dieux a parlé. Car le génitif deorum appartenant au nom deus, ne peut lui appartenir que dans ce sens, & alors il ne reste rien pour énoncer le second terme de la comparaison, puisqu’il est prouvé qu’antiquissimus par lui-même n’a que le sens ampliatif, & nullement le sens superlatif ou de comparaison. Quand la phrase où est employé un adjectif ampliatif, a le sens superlatif, la comparaison y est toujours rendue sensible par quelque autre mot que cet adjectif, & c’est communément par une préposition : ante alios pulcherrimus omnes (très-beau au dessus de tous les autres, c’est-à-dire le plus beau de tous ; & afin qu’on ne pense pas que ce plus beau de tous n’est que le moins laid, l’auteur ne dit pas simplement, ante alios pulcher, mais pulcherrimus, très-beau, réellement beau) ; de même, famosissima super coeteras coena ; inter omnes maximus ; ex omnibus doctissimus. Quelquefois aussi l’idée de la comparaison est simplement indiquée par le génitif qui est une partie du second terme de la comparaison ; mais il n’en est pas moins nécessaire de retrouver, par l’analyse, la préposition qui seule exprime la comparaison : dans ce cas il faut suppléer aussi le complément de la préposition, qui est le nom sur lequel tombe le génitif exprimé. Il résulte de-là qu’il faut suppléer l’une des prépositions usitées dans les exemples que l’on vient de voir, & lui donner pour complément immédiat un nom appellatif, dont le génitif exprimé dans le texte puisse être le complement déterminatif ; & comme le sens présente toujours dans ce cas l’idée d’une supériorité universelle, le nom appellatif le plus naturel me semble être celui qui énoncera la totalité, comme universa turba, numerus integer, &c. de même que pour la phrase françoise j’ai prouvé qu’il falloit suppléer la totalité avant la préposition de. Ainsi deorum antiquissimus habebatur coelum, ne peut pas être mieux interpreté qu’en disant : coelum habebatur (deus) antiquissimus, (ante universam turbam) deorum, ou (super universam turbam) deorum, ou (inter universam turbam) deorum ; ou enfin (ex integro numero) deorum. Si M. du Marsais s’est trompé, ce n’est qu’en omettant deus, & l’adjectif integro, qui est nécessaire pour indiquer la supériorité universelle, ou le sens superlatif. Il en est de même de la phrase françoise de M. de Wailly, le Luxembourg n’est pas la moins belle des promenades de Paris, selon l’analyse que j’ai indiquée plus haut, & qui se rapproche beaucoup de celle qu’exige le génie de la langue latine, elle se réduit à celle-ci : le Luxembourg n’est pas la (promenade) moins belle (que les autres promenades de la totalité) des promenades de Paris. Si ce grammairien trouvoit dans mes supplémens trop de prolixité ou trop peu d’harmonie, je le prierois de revoir plus haut ce que j’ai déjà répondu à une pareille objection ; & j’ajoute ici que cette prolixité analytique ne doit être condamnée, qu’autant que l’on détruiroit les principes raisonnés qui en sont le fondement, & que je crois établis solidement. (E. R. M. B.)
Ce que dit ici Horace, I. Sat. x. 9. 10. pour caractériser le style
de la satyre, nous pouvons donc en faire un principe général de l’élocution ; & ce
principe est d’une nécessité si grande & si universellement sentie, qu’il a influé
sur la syntaxe de toutes les langues : point de langues sans ellipses, & même sans
de fréquentes ellipses.
Il ne faut pourtant pas s’imaginer, que le choix & la maniere en soient abandonnés
au caprice des particuliers, ni même que quelques exemples autorisés par l’usage d’une
langue puissent y fonder une loi générale d’analogie : l’ellipse est elle même une
exception à un principe général, qui ne doit & qui ne peut être anéanti ; & il
le seroit par le fait, si l’exception devenoit générale. L’usage, par exemple, de la
langue latine, permet de dire elliptiquement, vivere Romae, Lugduni
(vivre à Rome, à Lyon) au lieu de la phrase pleine, vivere in urbe Romae,
in urbe Lugduni ; mais on feroit un solécisme, si on alloit dire par une fausse
analogie, vivere Athenarum, pour in urbe Athenarum
ou pour Athenis (vivre à Athènes) ire Romae,
Lugduni, pour ire in urbem Romae, in urbem Lugduni ou pour ire Romam, Lugdunum (aller à Rome, à Lyon) : c’est que vivere Romae, Lugduni, est une phrase que l’usage n’autorise que pour les noms
propres de villes qui sont singuliers & de l’une des deux premieres déclinaisons,
quand ces villes sont le lieu de la scène, ou comme disent les rudimens, à la question
ubi ; dans d’autres circonstances, l’usage veut que l’on suive
l’analogie générale, ou n’en permet que des écarts d’une autre espece.
Or, s’il est vrai, comme on ne peut pas en douter, qu’une ellipse usitée ne peut pas
fonder une analogie générale ; c’est une conséquence nécessaire aussi, que de l’analogie
générale on ne peut pas conclure contre la réalité de l’ellipse particuliere. C’est
pourtant ce que fait, dans sa préface, l’auteur d’un rudiment
moderne.
« Il ne rencontre pas plus juste, dit-il, en parlant de Sanctius, quand il dit que cette phrase, natus Romae, est l’abrégé de celle-ci, natus in urbe Romae ; puisqu’avec son principe on diroit également, natus Athenarum, qui seroit aussi l’abrégé de celle-ci, natus in urbe Athenarum ».Il est évident que cet auteur prend acte de l’analogie générale qui ne permet pas de dire à la faveur de l’ellipse, natus Athenarum, pour en conclure que quoiqu’on dise natus Romae, ce n’est point une expression elliptique. Mais cette conséquence, comme on vient de le dire, n’est point légitime, parce qu’elle suppose qu’une exception une fois constatée, peut fonder une loi générale & destructive de l’analogie dont elle n’est qu’une exception. S’il falloit admettre cette conséquence, qui empêcheroit qu’on ne dît à cet auteur qu’il est certain que natus Romae est une phrase très-bonne & très-latine, & que par conséquent on peut dire par analogie, natus Athenarum, natus Avenionis ? S’il donne à cette objection quelque réponse plausible, je l’adopte pour détruire l’objection qu’il fait lui-même à Sanctius ; & je reviens à ce que j’ai d’abord avancé, que le choix & la maniere des ellipses ne sont point abondonnées au caprice des particuliers, parce que ce sont des transgressions d’une loi générale à laquelle il ne peut être dérogé que sous l’autorité incommunicable du législateur, de l’usage en un mot.
Mais si la plénitude grammaticale est nécessaire à l’intégrité de l’expression & à
l’intelligence de la pensée, l’usage lui-même peut-il étendre ses droits jusqu’à
compromettre la clarté de l’énonciation, en supprimant des mots nécessaires à la
netteté, & même à la vérité de l’image que la parole doit tracer ? Non sans doute,
& l’autorité de ce législateur suprème de la parole, loin de pouvoir y établir des
lois opposées à la communication claire des pensées des hommes, qui en est la fin, n’est
au contraire sans bornes, que pour en perfectionner l’exercice. C’est pourquoi, s’il
autorise un tour elliptique pour donner à la phrase le mérite de la briéveté ou de
l’énergie, il a soin d’y conserver quelque mot qui indique par quelque endroit la
suppression & l’espece des mots supprimés.
Ici, c’est un cas qui est essentiellement destiné à caractériser ou le complément
simple d’une préposition, ou le complément objectif d’un verbe, ou le complément
déterminatif d’un nom appellatif ; & quoique la préposition, le verbe, ou le nom
appellatif ne soient pas exprimés, ils sont indiqués par ce cas, & entierement
déterminés par l’ensemble de la phrase : quem Minerva omnes artes
edocuit, suppl. ad omnes artes ; ne sus Minervam, suppl. doceat ; ad Minervae, suppl. oedes.
Là, c’est un mot conjonctif qui suppose un antécédent, lequel est suffisamment indiqué
par la nature même du mot conjonctif & par les circonstances de la phrase ; souvent
cet antécédent, quand il est suppléé, se trouve lui-même dans l’un des
cas que l’on vient de marquer, & il exige ou un nom appellatif, ou un verbe, ou une
préposition : quando venies ? suppl. dic mihi illud
tempus, ou quaero illud tempus ; quò vadis ? suppl. dic mihi ou quaero illum locum, &c. Voyez Relatif, Interrogatie
.
Ailleurs une simple inversion qui déroge à la construction ordinaire, devient le signe
usuel d’une ellipse dont le supplément est indiqué par le sens : viendras-tu ? c’est-à-dire, dis-moi si tu viendras ;
dussions-nous l’acheter, c’est-à-dire, quoique nous dussions
l’acheter ; que ne l’ai-je vu ! c’est-à-dire, je suis fâché de ce
que je ne l’ai pas vu, &c.
Partout enfin ceux qui entendent la langue, reconnoissent à quelque marque infaillible
ce qu’il peut y avoir de supprimé dans la construction analytique, & ce qu’il
convient de suppléer pour en rétablir l’intégrité.
L’art de suppléer se réduit en général à deux points capitaux, que
Sanctius exprime ainsi(Minerv. IV. ij.) : ego illa
tantùm supplenda proecipio, quae veneranda illa supplevit antiquitas, aut ea sine quibus grammatica ratio constare non potest. La
premiere regle de ne suppléer que d’après les anciens, quand les
anciens sournissent des phrases pleines qui ont ou le même sens, ou un sens analogue à
celui dont il s’agit ; cette premiere regle, dis-je, est fondée évidemment sur ce qu’il
faut apprendre à parler une langue comme on la parle, & que
cela ne peut se faire que par l’imitation de ceux qui sont reconnus pour l’avoir le
mieux parlée.
Mais comme il y a quantité d’ellipses tellement autorisées dans toutes les
circonstances, qu’il n’est pas possible d’en justifier les supplémens
par des exemples où ils ne soient pas supprimés ; il faut bien se contenter alors de
ceux qui sont indiqués par la logique grammaticale, en se rapprochant d’ailleurs, le
plus qu’il est possible, de l’analogie & des usages de la langue dont il est
question : c’est le sens de la seconde regle, qui autorise à juste titre les supplémens, sine quibus grammatica ratio constare non potest.
On objecte que ces additions faites au texte par forme de supplément,
ne servent qu’à en énerver le style par des paroles superflues & des circonlocutions
inouies & fatigantes, verbis lassas onerantibus aures : ce qui est
expressément défendu par Horace, & par le simple bon sens, qui est de toutes les
langues : que d’ailleurs, si au défaut des exemples & de l’autorité, l’on se permet
de faire dépendre l’art des supplémens des vues de la construction
analytique, telle qu’on l’a montrée dans les différens articles de cet ouvrage qui ont
pu en donner occasion ; il arrivera souvent d’ajouter le barbarisme à la battologie : ce
qui est détruire plutôt qu’approfondir l’esprit de la langue.
J’ai déja répondu ailleurs (voyez Subjonctif
, à la fin.), que le danger d’énerver le
style par les supplémens est absolument chimérique, puisqu’on ne les
donne pas comme des locutions usitées, mais au contraire comme des locutions évitées par
les bons écrivains, lesquelles cependant doivent être envisagées comme des développemens
analytiques de la phrase usuelle. Ce n’est en effet qu’au moyen de ces supplémens, que les propositions elliptiques sont intelligibles ; non qu’il soit
nécessaire de les exprimer quand on parle, parce qu’alors il n’y auroit plus d’ellipse
ni de propriété dans le langage ; mais il est indispensable de les reconnoître & de
les assigner, quand on étudie une langue étrangere, parce qu’il est impossible d’en
concevoir le sens entier & d’en saisir toute l’énergie, si l’on ne va jusqu’à en
approfondir la raison grammaticale. Il est mieux, à la vérité, de puiser, quand on le
peut, ces supplémens analytiques dans les meilleures sources, parce
que c’est se perfectionner d’autant dans la pratique du bon usage ; mais quand ce
secours vient à manquer, il faut hardiment le remplacer comme on peut, quoiqu’il faille
toujours suivre l’analogie générale : dans ce cas, plus les supplémens
paroissent lâches, horribles, barbares, plus on voit la raison qui en a amené la
suppression, malgré l’enchaînement des idées grammaticales, dont l’empreinte subsiste
toujours, lors même qu’il est rompu par l’ellipse. Mais aussi plus on est convaincu de
la réalité de l’ellipse, par la nature des relations dont les signes subsistent encore
dans les mots que conserve la phrase usuelle, plus on doit avouer la nécessité du supplément pour approfondir le sens de la phrase elliptique, qui ne peut
jamais être que le résultat de la liaison grammaticale de tous les mots qui concourent à
l’exprimer. (B. E. R. M.)
« Il faut observer, dit-il, que toutes les fois que plusieurs consonnes de suite se font sentir dans un mot, il y a autant de syllabes réelles (ou physiques), qu’il y a des consonnes qui se font entendre, quoiqu’il n’y ait point de voyelle écrite à la suite de chaque consonne ; la prononciation suppléant alors un e muet, la syllabe devient réelle pour l’oreille, au lieu que les syllabes d’usage ne se comptent que par le nombre des voyelles qui se font entendre, & qui s’écrivent… Par exemple, le mot armateur est de trois syllabes d’usage, & de cinq réelles, parce qu’il faut suppléer un e muet après chaque r ; on entend nécessairement a-re-ma-teu-re ».M. Maillet de Boullay, secrétaire pour les belleslettres de l’académie royale des belles-lettres, sciences & arts de Rouen, dans le compte qu’il rendit à sa compagnie, des remarques de M. Duclos & du supplément de M. l’abbé Fromant, dit, en annonçant le même chapitre dont je viens de parler :
« Nous ne pouvons le mieux commencer, qu’en adoptant la définition de l’abbé Girard, cité par M. Fromant. Suivant cette définition, qui est excellente, & qui nous servira de point fixe, la syllabe est un son simple ou composé, prononcé avec toutes ses articulations, par une seule impulsion de voix. Examinons sur ce principe le systeme adopté par M. Duclos. »Qu’il me soit permis de faire observer à M. du Boullay, qu’il commence sa critique par une vraie pétition de principe : adopter d’abord la définition de l’abbé Girard, pour examiner d’après elle le systeme de M. Duclos, c’est s’étayer d’un préjugé pour en déduire des conséquences qui n’en seront que la répétition sous différentes formes. Ne seroit-on pas aussi bien fondé à adopter d’abord le système de M. Duclos pour juger ensuite de la définition de l’abbé Girard ; ou plutôt ne vaut-il pas mieux commencer par examiner la nature des syllabes en soi, & indépendamment de tout préjugé, pour apprécier ensuite le système de l’un & la définition de l’autre ? Les élémens de la voix sont de deux sortes, les sons & les articulations. Le son est une simple émission de la voix, dont la forme constitutive dépend de celle du passage que lui prête la bouche. Voyez Son , Gramm. L’articulation est une explosion que reçoit le son, par le mouvement subit & instantanée de quelqu’une des parties mobiles de l’organe. Voyez H. Il est donc de l’essence de l’articulation, de précéder le son qu’elle modifie, parce que le son une fois échapé, n’est plus en la disposition de celui qui parle, pour en recevoir quelque modification que ce puisse être : & l’articulation doit précéder immédiatement le son qu’elle modifie, parce qu’il n’est pas possible que l’expression d’un son soit séparée du son, puisque ce n’est au fond rien autre chose que le son même sortant avec tel degré de vîtesse acquis par telle ou telle cause. Cette double conséquence, suite nécessaire de la nature des elémens de la voix, me semble démontrer sans réplique. 1°. Que toute articulation est réellement suivie d’un son qu’elle modifie, & auquel elle appartient en propre, sans pouvoir appartenir à aucun son précédent ; & par conséquent que toute consonne est ou suivie ou censée suivie d’une voyelle qu’elle modifie, sans aucun rapport à la voyelle précédente : ainsi, les mots or, dur, qui passent pour n’être que d’une syllabe, sont réellement de deux sons, parce que les sons o & u une fois échapés, ne peuvent plus être modifiés par l’articulation r, & qu’il faut supposer ensuite le moins sensible des sons, que nous appellons e muet, comme s’il y avoit o-re, du-re. 2°. Que si l’on trouve de-suite deux ou trois articulations dans un même mot, il n’y a que la derniere qui puisse tomber sur la voyelle suivante, parce qu’elle est la seule qui la précede immédiatement ; & les autres ne peuvent être regardées en rigueur que comme des explosions d’autant d’e muets inutiles à écrire parce qu’il est impossible de ne pas les exprimer, mais aussi réels que toutes les voyelles écrites : ainsi, le mot françois scribe, qui passe dans l’usage ordinaire pour un mot de deux syllabes, a réellement quatre sons, parce que les deux premieres articulations s & k supposent chacune un e muet à leur suite, comme s’il y avoit se-ke-ri-be ; il y a pareillement quatre sons physiques dans le mot sphinx, qui passe pour n’être que d’une syllabe, parce que la lettre finale x est double, qu’elle équivaut à s, k, & que chacune de ces articulations composantes suppose après elle l’e muet, comme s’il y avoit se-phinke-se. Que ces e muets ne soient supprimés dans l’orthographe, que parce qu’il est impossible de ne pas les faire sentir quoique non écrits, j’en trouve la preuve non-seulement dans la rapidité excessive avec laquelle on les prononce, mais encore dans des faits orthographiques, si je puis parler ainsi. 1°. Nous avons plusieurs mots terminés en ment, dont la terminaison étoit autrefois précédée d’un e muet pur, lequel n’étoit sensible que par l’alongement de la voyelle dont il étoit lui-même précédé, comme ralliement, éternuement, enrouement, &c. aujourd’hui on supprime ces e muets dans l’orthographe, quoiqu’ils produisent toujours l’alongement de la voyelle précédente, & l’on se contente, afin d’éviter l’équivoque, de marquer la voyelle longue d’un accent circonflexe, ralliment, éternûment, enroûment. 2°. Cela n’est pas seulement arrivé après les voyelles, on l’a fait encore entre deux consonnes, & le mot que nous écrivons aujourd’hui soupçon, je le trouve écrit souspeçon avec l’e muet, dans le livre de la précellence du langage françois, par H. Estiene, (édit. 1579.) Or il est évident que c’est la même chose pour la prononciation, d’écrire soupeçon ou soupçon, pourvu que l’on passe sur l’e muet écrit, avec autant de rapidité que sur celui que l’organe met naturellement entre p & ç, quoiqu’il n’y soit point écrit. Cette rapidité, en quelque sorte inappréciable de l’e muet ou scheva, qui suit toujours une consonne qui n’a pas immédiatement après soi une autre voyelle, est précisément ce qui a donné lieu de croire qu’en effet la consonne appartenoit ou à la voyelle précédente, ou à la suivante, quoiqu’elle en soit séparée : c’est ainsi que le mot âcre se divise communément en deux parties, que l’on appelle aussi syllabes, savoir a-cre, & que l’on apporte également les deux articulations k & r à l’e muet final : au contraire, quoique l’on coupe aussi le mot arme en deux syllabes, qui sont ar-me, on rapporte l’articulation r à la voyelle a qui précede, & l’articulation m à l’e muet qui suit : pareillement on regarde le mot or comme n’ayant qu’une syllabe, parce qu’on rapporte à la voyelle o l’articulation r, faute de voir dans l’écriture & d’entendre sensiblement dans la prononciation, une autre voyelle qui vienne après & que l’articulation puisse modifier. Il est donc bien établi, par la nature même des élémens de la voix, combinée avec l’usage ordin ire de la parole, qu’il est indispensable de distinguer en effet les syllabes physiques des syllabes artificielles, & de prendre des unes & des autres les idées qu’en donne, sous un autre nom, l’habile secrétaire de l’académie françoise : par-là son systême se trouve justifié & solidement établi, indépendamment de toutes les définitions imaginables. Celle de l’abbé Girard va même se trouver fausse d’après ce systême, loin de pouvoir servir à le combattre. C’est, dit-il, (vrais princip. tom. l. disc. I. pag. 12.) un son, simple ou composé, prononcé avec toutes ses articulations, par une seule impulsion de voix. Il suppose donc que le même son peut recevoir plusieurs articulations, & il dit positivement, pag. 11, que la voyelle a quelquefois plusieurs consonnes attachées à son service, & qu’elle peut les avoir à sa tête ou à sa suite : c’est précisément ce qui est démontré faux à ceux qui examinent les choses en rigueur ; cela ne peut se dire que des syllabes usuelles tout au plus, & encore ne paroît-il pas trop raisonnable de partager comme on fait les syllabes d’un mot, lorsqu’il renferme deux consonnes de suite entre deux voyelles. Dans le mot armé, par exemple, on attache r à la premiere syllabe, & m à la seconde, & l’on ne fait guere d’exception à cette regle, si ce n’est lorsque la seconde consonne est l’une des deux liquides l ou r, comme dans â-cre, ai-gle.
« Pour moi, dit M. Harduin, secretaire perpétuel de l’académie d’Arras, rem. div. sur la prononc. pag. 56. je ne vois pas que cette distinction soit appuyée sur une raison valable ; & il me paroîtroît beaucoup plus régulier que le mot armé s’épellât a-rmé…. Il n’y a aucun partage sensible dans la prononciation de rmé ; & au contraire on ne sauroit prononcer ar, sans qu’il y ait un partage assez marqué : l’e féminin qu’on est obligé de suppléer pour prononcer l’r, se fait bien moins sentir & dure bien moins dans rmé que dans ar. En un mot, chaque son sur lequel on s’arrête d’une maniere un peu sensible, me paroît former & terminer une syllabe ; d’où je conclus qu’on fait distinctement trois syllabes en épellant ar-mé, au lieu qu’on n’en fait pas distinctement plus de deux, en épellant a-rmé. Ce qui se pratique dans le chant peut servir à éclaircir ma pensée. Supposons une tenue de plusieurs mesures sur la premiere syllabe du mot charme ; n’est-il pas certain qu’elle se fixe uniquement sur l’a, sans toucher en aucune maniere à l’r, quoique dans les paroles mises en musique, il soit d’usage d’écrire cette r immédiatement après l’a, & qu’elle se trouve ainsi séparée de l’m par un espace considérable ? N’est-il pas évident, nonobstant cette séparation dans l’écriture, que l’assemblage des lettres rme se prononce entierement sous la note qui suit la tenue ? Une chose semble encore prouver que la premiere consonne est plus liée avec la consonne suivante qu’avec la voyelle précédente, à laquelle, par conséquent, on ne devroit pas l’unir dans la composition des syllabes : c’est que cette voyelle & cette premiere consonne n’ont l’une sur l’autre aucune influence directe, tandis que le voisinage des deux consonnes altere quelquefois l’articulation ordinaire de la premiere ou de la seconde. Dans le mot obtus, quoiqu’on y prononce foiblement un e féminin après le b, il arrive que le b contraint par la proximité du t, se change indispensablement en p, & on prononce effectivement optus… Ainsi l’antipathie même qu’il y a entre les consonnes b, t, [ parce que l’une est foible & l’autre forte ], sert à faire voir que dans obtus elles sont plus unies l’une à l’autre, que la premiere ne l’est avec l’o qui la précede. J’ajoute que la méthode commune me fournit elle-même des armes qui favorisent mon opinion. Car, 1°. j’ai déja fait remarquer que, selon cette méthode, on épelle â-cre & E-glé : on pense donc du moins qu’il y a des cas où deux consonnes placées entre deux voyelles, la premiere a une liaison plus étroite avec la seconde, qu’avec la voyelle dont elle est précédée. 2°. La même méthode enseigne assurément que les lettres s t appartiennent à une même syllabe dans style, statue : pourquoi α en seroit-il autrement dans vaste, poste, mystere ? [ On peut tirer la même conséquence de pseaume, pour rapsodie ; de spécieux, pour aspect, respect, &c. de strophe, pour astronomie ; de Ptolomée, pour aptitude, optatif, &c. C’est le système même de P. R. dont il va être parlé. ] 3°. Voici quelque chose de plus fort. Qu’on examine la maniere dont s’épelle le mot axe, on conviendra que l’x tout entier est de la seconde syllabe, quoiqu’il tienne lieu des deux consonnes c, s, & qu’il représente conséquemment deux articulations. Or si ces deux articulations font partie d’une même syllabe dans le mot axe, qu’on pourroit écrire ac se, elles ne sont pas moins unies dans accès, qu’on pourroit écrire acsès : & dès qu’on avoue que l’a seul fait une syllabe dans accès, ne doit-on pas reconnoître qu’il en est de même dans armé & dans tous les cas semblables ? Dom Lancelot, dans sa méthode pour apprendre la langue latine, connue sous le nom de Port-Royal, (traité des lettres, ch. xiv. §. iij.) établit, sur la composition des syllabes, un système fort singulier, qui, tout différent qu’il est du mien, peut néanmoins contribuer à le faire valoir. Les consonnes, dit-il, qui ne se peuvent joindre ensemble au commencement d’un mot, ne s’y joignent pas au milieu ; mais les consonnes qui se peuvent joindre ensemble au commencement d’un mot, se doivent aussi joindre au milieu ; & Ramus prétend que de faire autrement, c’est commettre un barbarisme. Il est bien sûr que si la jonction de telle & telle consonne est réellement impossible dans une position, elle ne l’est pas moins dans une autre. M. D. Lancelot fait dépendre la possibilité de cette jonction d’un seul point de fait, qui est de savoir s’il en existe des exemples à la tête de quelques mots latins. Ainsi, suivant cet auteur, pastor doit s’épeller pa-stor, parce qu’il y a des mots latins qui commencent par st ; tels que stare, stimulus : au contraire arduus doit s’épeller ar-duus, parce qu’il n’y aucun mot latin qui commence par rd. La regle seroit embarrassante, puisqu’on ne pourroit la pratiquer sûrement, à moins que de connoître & d’avoir présens à l’esprit tous les mots de la langue qu’on voudroit épeller. Mais d’ailleurs s’il n’y a point eu chez les Latins de mot commençant par rd, est-ce donc une preuve qu’il ne pût y en avoir ? Un mot construit de la sorte seroit-il plus étrange que bdellium, Tmolus, Ctesiphon, Ptolomoeus ? »A ces excellentes remarques de M. Harduin, j’en ajouterai une, dont il me presente lui-même le germe. C’est que pour établir la possibilité de joindre ensemble plusieurs consonnes dans une même syllabe, il ne suffiroit pas de consulter les usages particuliers d’une seule langue, il faudroit consulter tous les usages de toutes les langues anciennes & modernes ; & cela même seroit encore insuffisant pour établir une conclusion universelle, qui ne peut jamais être fondée solidement que sur les principes naturels. Or il n’y a que le méchanisme de la parole qui puisse nous faire connoître d’une maniere sûre les principes de sociabilité ou d’incompatibilité des articulations, & c’est conséquemment le seul moyen qui puisse les établir. Voici, je crois, ce qui en est. 1°. Les quatre consonnes constantes m, n, l, r, peuvent précéder ou suivre toute consonne variable, foible ou forte, v, f, b, p, d, t, g, q, z, s, j, ch. 2°. Ces quatre consonnes constantes peuvent également s’associer entre elles, mn, nm, ml, lm, mr, rm, nl, ln, nr, rn, lr, rl. 3°. Toutes les consonnes variables foibles peuvent se joindre ensemble, & toutes les fortes sont également sociables entre elles. Ces trois regles de la sociabilité des consonnes sont fondées principalement sur la compatibilité naturelle des mouvemens organiques, qui ont à se succéder pour produire les articulations qu’elles représentent : mais il y a peut-être peu de ces combinaisons que notre maniere de prononcer l’e muet écrit ne puisse servir à justifier. Par exemple, dg se fait entendre distinctement dans notre maniere de prononcer rapidement, en cas de guerre, comme s’il y avoit en-ca-dguer-re ; nous marquons jv dans les cheveux, que nous prononçons comme s’il y avoit léjveu, &c. c’est ici le cas où l’oreille doit dissiper les préjugés qui peuvent entrer par les yeux, & éclairer l’esprit sur les véritables procédés de la nature. 4°. Les consonnes variables foibles sont incompatibles avec les fortes. Ceci doit s’entendre de la prononciation, & non pas de l’écriture qui devroit toujours être à la vérité, mais qui n’est pas toujours une image fidele de la prononciation. Ainsi nous écrivons véritablement obtus, où l’on voit de suite les consonnes b, t, dont la premiere est foible & la seconde forte ; mais, comme on l’a remarqué ci-dessus, nous prononçons optus, en fortifiant la premiere à cause de la seconde. Cette pratique est commune à toutes les langues, parce que c’est une suite nécessaire du méchanisme de la parole. Il paroît donc démontré que l’on se trompe en effet dans l’épellation ordinaire, lorsque de deux consonnes placées entre deux voyelles on rapporte la premiere à la voyelle précédente, & la seconde à la voyelle suivante. Si, pour se conformer à la formation usuelle des syllabes, on veut ne point imaginer de schéva entre les deux consonnes, & regarder les deux articulations comme deux causes qui concourent à l’explosion du même son ; il faut les rapporter toutes deux à la voyelle suivante, par la raison qu’on a déja alléguée pour une seule articulation, qu’il n’est plus tems de modifier l’explosion d’un son quand il est déja échappé. Quant à ce qui concerne les consonnes finales, qui ne sont suivies dans l’écriture d’aucune voyelle, ni dans la prononciation d’aucun autre son que de celui de l’e muet presque insensible, l’usage de les rapporter à la voyelle précédente est absolument en contradiction avec la nature des choses, & il semble que les Chinois en ayent apperçu & évité de propos délibéré l’inconvénient ; dans leur langue, tous les mots sont mono-syllabes, ils commencent tous par une consonne, jamais par une voyelle, & ne finissent jamais par une consonne. Ils parlent d’après la nature, & l’art ne l’a ni enrichie, ni défigurée. Osons les imiter, du-moins dans notre maniere d’épeller ; & de même qu’il est prouvé qu’il faut épeller charme par cha-rme, accès par a-ccès, circonspection par circon-spe-cti-on, séparons de même la consonne finale de la voyelle antécédente, & prononçons à la suite le schéva presque insensible pour rendre sensible la consonne elle-même : ainsi acteur s’épellera a-cteu-r, Jacob sera Ja-co-b, cheval sera che-va-l, &c. On sent bien que cette maniere d’épeller doit avoir beaucoup plus de vérité que la maniere ordinaire, qu’elle est plus simple, & par conséquent plus facile pour les enfans à qui on apprend à lire. Il n’y auroit à craindre pour eux que le danger de rendre trop sensible le schéva des consonnes, qui ne sont suivies d’aucune voyelle écrite ; mais outre la précaution de ne pas imprimer le schéva propre à la consonne finale, un maître intelligent saura bien les prévenir là-dessus, & les amener à la prononciation ferme & usuelle de chaque mot : ce sera même une occasion favorable de leur faire remarquer qu’il est d’usage de regarder la consonne finale comme faisant syllabe avec la voyelle précédente, mais que ce n’est qu’une syllabe artificielle, & non une syllabe physique. Qu’est-ce donc qu’une syllabe physique ? C’est un son sensible prononcé naturellement en un seul coup de voix. Telles sont les deux syllabes du mot a-mi : chacune d’elles est un son a, i : chacun de ces sons est sensible, puisque l’oreille les distingue sans les confondre : chacun de ces sons est prononcé naturellement, puisque l’un est une simple émission spontanée de la voix, & que l’autre est une émission accélérée par une articulation qui le précede, comme la cause précede naturellement l’effet ; enfin chacun de ces sons est prononcé en un seul coup de voix, & c’est le principal caractere des syllabes. Qu’est-ce qu’une syllabe artificielle ? C’est un son sensible prononcé artificiellement avec d’autres sons insensibles en un seul coup de voix. Telles sont les deux syllabes du mot trom-peur : il y a dans chacune de ces syllabes un son sensible, om dans la premiere, eu dans la seconde, tous deux distingués par l’organe qui les prononce, & par celui qui les entend : chacun de ces sons est prononcé avec un schéva insensible ; om, avec le schéva que suppose la premiere consonne t, laquelle consonne ne tombe pas immédiatement sur om, comme la seconde consonne r ; eu, avec le schéva que suppose la consonne finale r, laquelle ne peut naturellement modifier eu comme la consonne p qui précede : chacun de ces sons sensibles est prononcé artificiellement avec son schéva en un seul coup de voix ; puisque la prononciation naturelle donneroit à chaque schéva un coup de voix distinct, si l’art ne la précipitoit pour rendre le schéva insensible ; d’où il résulteroit que le mot trompeur, au-lieu des deux syllabes artificielles trom-peur auroit les quatre syllabes physiques te-rom-peu-re. Il y a dans toutes les langues des mots qui ont des syllabes physiques & des syllabes artificielles : ami a deux syllabes physiques ; trompeur a deux syllabes artificielles ; amour a une syllabe physique & une artificielle. Ces deux sortes de syllabes sont donc également usuelles ; & c’est pour cela que j’ai cru ne devoir point, comme M. Duclos, opposer l’usage à la nature, pour fixer la distinction des deux especes que je viens de définir : il m’a semblé que l’opposition de la nature & de l’art étoit plus réelle & moins équivoque, & qu’une syllabe usuelle pouvoit être ou physique ou artificielle ; la syllabe usuelle, c’est le genre, la physique & l’artificielle en sont les especes. Qu’est-ce donc enfin qu’une syllabe usuelle, ou simplement une syllabe ? C’est, en supprimant des définitions précédentes les caracteres distinctifs des especes, un son sensible prononcé en un seul coup de voix. Il me semble que l’usage universel de toutes les langues nous porte à ne reconnoître en effet pour syllabes, que les sons sensibles prononcés en un seul coup de voix : la meilleure preuve que l’on puisse donner, que c’est ainsi que toutes les nations l’ont entendu, & que par conséquent nous devons l’entendre ; ce sont les syllabes artificielles, où l’on a toujours reconnu l’unité syllabique, nonobstant la pluralité des sons réels que l’oreille y apperçoit ; lieu, lien, leur, voilà trois syllabes avouées telles dans tous les tems, quoique l’on entende les deux sons i, eu dans la premiere, les deux sons i, en dans la seconde, & dans la troisieme le son eu avec le schéva que suppose la consonne r ; mais le son prépositif i dans les deux premieres, & le schéva dans la troisieme sont presque insensibles malgré leur réalité, & le tout dans chacune se prononce en un seul coup de voix, d’où dépend l’unité syllabique. Il n’est donc pas exact de dire, comme M. Duclos, (loc. cit.) que nous avons des vers qui sont à-la-fois de douze syllabes d’usage, & de vingt-cinq à trente syllabes physiques. Toute syllabe physique usitée dans la langue en est aussi une syllabe usuelle, parce qu’elle est un son sensible prononcé en un seul coup de voix ; par conséquent on ne trouvera jamais dans nos vers plus de syllabes physiques que de syllabes usuelles. Mais on peut y trouver plus de sons physiques que de sons sensibles, & de-là même plus de sons que de syllabes ; parce que les syllabes artificielles, dont le nombre est assez grand, renferment nécessairement plusieurs sons physiques ; mais un seul est sensible, & les autres sont insensibles. On divise communément les syllabes usuelles, ou par rapport au son, ou par rapport à l’articulation. Par rapport au son, les syllabes usuelles sont ou incomplexes ou complexes. Une syllabe usuelle incomplexe est un son unique, qui n’est pas le résultat de plusieurs sons élémentaires, quoiqu’il y ait d’ailleurs quelque schéva supposé par quelque articulation : telles sont les premieres syllabes des mots, a-mi, ta-mis, ou-vrir, cou-vrir, en-ter, plan-ter. Une syllabe usuelle complexe est un son double, qui comprend deux sons élémentaires prononcés distinctement & consécutivement, mais en un seul coup de voix : telles sont les premieres syllabes des mots oi-son, cloi-son, hui-lier, tui-lier. Par rapport à l’articulation, les syllabes usuelles sont ou simples ou composées. Une syllabe usuelle simple est un son unique ou double, qui n’est modifié par aucune articulation : telles sont les premieres syllabes des mots ami, ouvrir, enter, oison, huilier. Une syllabe usuelle composée est un son unique ou double, qui est modifié par une ou par plusieurs articulations : telles sont les premieres syllabes des mots tamis, couvrir, planter, cloison, tuilier. Pour terminer cet article, il reste à examiner l’origine du nom de syllabe. Il vient du verbe grec συλλαμβάνω, comprehendo ; R. R. σὺν, cùm ; & λαμβάνω, prehendo, capio : de-là vient le nom συλλαβὴ, syllabe. Priscien & les grammairiens latins qui l’ont suivi, ont tous pris ce mot dans le sens actif : syllaba , dit Priscien, est comprehensio litterarum, comme s’il avoit dit, id quod comprehendit litteras. Mais 1°. cette pluralité de lettres n’est nullement essentielle à la nature des syllabes, puisque le mot a-mi a réellement deux syllabes également nécessaires à l’intégrité du mot, quoique la premiere ne soit que d’ane lettre. 2°. Il est évidemment de la nature des syllabes, telle que je viens de l’exposer, que le comprehensio des Latins & le συλλαβὴ des Grecs doivent être pris dans le sens passif, id quod uno vocis impulsu comprehenditur ; ce qui est exactement conforme à la définition de toutes les especes de syllabes, & apparemment aux vues des premiers nomenclateurs. (E. R. M. B.)
« Coridon dit que Galathée est pour lui plus douce que le thym du mont Hybla ; Galathoea thymo mihi dulcior Hyblae, Virg. ecl. vij. 37. le mot doux est au propre par rapport au thym, & il est au figuré par rapport à l’impression que ce berger dit que Galathée fait sur lui. Virgile fait dire ensuite à un autre berger ; ibid. 41. Ego Sardoïs videar tibi amarior herbis, (quoique je te paroisse plus amer que les herbes de Sardaigne, &c.). Nos bergers disent, plus aigre qu’un citron verd. Pyrrhus, fils d’Achille, l’un des principaux chef des Grecs, & qui eut le plus de part à l’embrasement de la ville de Troie, s’exprime en ces termes dans l’une des plus belles pieces de Racine : brûlé est au propre, par rapport aux feux que Pyrrhus alluma dans la ville de Troie ; & il est au figuré, par rapport à la passion violente que Pyrrhus dit qu’il ressentoit pour Andromaque… Au reste, cette figure joue trop sur les mots pour ne pas demander bien de la circonspection : il faut éviter les jeux de mots trop affectés & tirés de loin ».Cette observation de M. du Marsais est très-sage ; mais elle auroit pû devenir plus utile, s’il avoit assigné les cas où la syllepse peut avoir lieu, & qu’il eût fixé l’analyse des phrases sylleptiques. Il me semble que ce trope n’est d’usage que dans les phrases explicitement comparatives, de quelque nature que soit le rapport énoncé par la comparaison, ou d’égalité, ou de supériorité, ou d’infériorité : brûlé d’autant de feux que j’en allumai, ou de plus de feux, ou de moins de feux que je n’en allumai. Dans ce cas, ce n’est pas le cas unique exprimé dans la phrase, qui réunit sur soi les deux sens ; il n’en a qu’un dans le premier terme de la comparaison, & il est censé répété avec le second sens dans l’expression du second terme. Ainsi le verset 70 du ps. 118. Coagulatum est sicut lac cor eorum, est une proposition comparative d’égalité, dans laquelle le mot coagulatum, qui se rapporte à cor eorum, est pris dans un sens métaphorique ; & le sens propre qui se rapporte à lac est nécessairement attaché à un autre mot pareil sous-entendu ; cor eorum coagulatum est sicut lac coagulatur. Il suit de-là que la syllepse ne peut avoir lieu, que quand le sens figuré que l’on associe au sens propre est autorisé par l’usage dans les occurrences où il n’y a pas de syllepse. C’est ainsi que feux est de mise dans l’exemple de Racine, parce qu’indépendamment de toute comparaison on peut dire par métaphore, les feux de l’amour. J’ajouterai que peut-être seroit-il plus sage de restraindre la syllepse aux seuls cas où le sens figuré ne peut être rendu par un mot propre. M. du Marsais semble insinuer, que le sens figuré que la syllepse réunit au sens propre, est toujours une métaphore. Il me semble pourtant qu’il y a une vraie syllepse dans la phrase latine, Nerone neronior ipso, & dans ce vers françois, Plus Mars que le Mars de la Thrace, puisque Nero d’une part & Mars de l’autre sont pris dans deux sens différens : or le sens figuré de ces mots n’est point une métaphore ; c’est une antonomase ; ce sont des noms propres employés pour des noms appellatifs. Je dis que dans ces exemples il y a syllepse, quoique le mot pris à double sens soit exprimé deux fois : c’est que s’il n’est pas répété dans les exemples ordinaires, il est sous-entendu, comme je l’ai remarqué plus haut, & que l’ellipse n’est point nécessaire à la constitution de la syllepse. Il y a aussi une figure de construction que les Grammairiens appellent syllepse ou synthèse. Mais comme il me semble dangereux pour la clarté de l’enseignement, de donner à un même mot technique des sens différens, je n’adopte, pour nommer la figure dont il s’agit, que le nom synthèse, & c’est sous ce nom que j’en parlerai. Voyez Synthese , Grammaire. (E. R. M. B.)
« Je me souviens de la mesure, de l’harmonie, de la cadence, du chant, de l’air ; mais je n’ai pas retenu les paroles ».Virg. écl. ix. 45. 2°. Numerus se prend encore en particulier pour les vers ; parce qu’en effet les vers sont composés d’un certain nombre de piés ou de syllabes : scribimus numeros. Pers. sat. j. 3. nous faisons des vers. 3°. En françois nous nous servons aussi de nombre ou de nombreux, pour marquer une certaine harmonie, certaines mesures, proportions ou cadences, qui rendent agréable à l’oreille un air, un vers, une période, un discours. Il y a un certain nombre qui rend les périodes harmonieuses. On dit d’une période qu’elle est fort nombreuse, numerosa oratio ; c. à d. que le nombre des syllabes qui la composent est si bien distribué, que l’oreille en est frappée agréablement : numerus a aussi cette signification en latin. In oratione numerus latinè, graecè ῤυθμὸς, inesse dicitur… Ad capiendas aures, ajoûte Cicéron. Orat. n. 51. aliter 170. 171. 172. numeri ab oratore quaeruntur ; & plus bas, il s’exprime en ces termes : Aristoteles versum in cratione vetat esse, numerum jubet ; Aristote ne veut point qu’il se trouve un vers dans la prose, c. à. d. qu’il ne veut point que lorsqu’on écrit en prose, il se trouve dans le discours le même assemblage de piés, ou le même nombre de syllabes qui forment un vers : il veut cependant que la prose ait de l’harmonie ; mais une harmonie qui lui soit particuliere, quoiqu’elle dépende également du nombre des syllables & de l’arrangement des mots. Il. Il y a au contraire la synecdoque de l’espece : c’est lorsqu’un mot qui dans le sens propre ne signifie qu’une espece particuliere, se prend pour le genre. C’est ainsi qu’on appelle quelquefois voleur un méchant homme : c’est alors prendre le moins pour marquer le plus. Il y avoit dans la Thessalie, entre le mont Ossa & le mont Olympe, une fameuse plaine appellée Tempé, qui passoit pour un des plus beaux lieux de la Grece. Les poëtes grecs & latins se sont servis de ce mot particulier pour marquer toutes sortes de belles campagnes.
« Le doux sommeil, dit Horace, III. od. j. 22. n’aime point le trouble qui regne chez les grands ; il se plaît dans les petites maisons de bergers, à l’ombre d’un ruisseau, ou dans ces agréables campagnes dont les arbres ne sont agités que par le zéphyre » ;& pour marquer ces campagnes, il se sert de Tempe :
[M. du Marsais est trop au-dessus des hommes ordinaires, pour qu’il ne soit pas permis de
faire sur ses écrits quelques observations critiques. La traduction qu’il donne ici du
passage d’Horace, n’a pas, ce me semble, toute l’exactitude exigible ; & je ne sais
s’il n’est pas de mon devoir d’en remarquer les fautes.
« On peut toujours relever celles des grands hommes, dit M. Duclos, préf. de l’hist. de Louis XI. peut-être sont-ils les seuls qui en soient dignes, & dont la critique soit utile ».N’aime point le trouble qui regne chez les grands ; il n’y a rien dans le texte qui indique cette idée ; c’est une interpollation qui énerve le texte au-lieu de l’enrichir, & peut-être est-ce une fausseté. Non fastidit n’est pas rendu par il se plaît : le poëte va au-devant des préjugés qui regardent avec dédain l’état de médiocrité ; ceux qui pensent ainsi s’imaginent qu’on ne peut pas y dormir tranquilement, & Horace les contredit, en reprenant négativement ce qu’ils pourroient dire positivement, non fastidit : cette négation est également nécessaire dans toutes les traductions ; c’est un trait caractéristique de l’original. Les petites maisons de bergers : l’usage de notre langue a attaché à petites maisons, quand il n’y a point de complément, l’idée d’un hôpital pour les fous ; & quand ces mots sont suivis d’un complément, l’idée d’un lieu destiné aux folies criminelles des riches libertins : d’ailleurs le latin humiles domos dit autre chose que petites maisons ; le mot humiles peint ce qui a coutume d’exciter le mépris de ceux qui ne jugent que par les apparences, & il est ici en opposition avec non fastidit ; l’adjectif petit ne fait pas le même contraste. Virorum agrestium, ne signifie pas seulement les bergers, mais en général tous ceux qui habitent & cultivent la campagne, les habitans de la campagne. Je sais bien que l’on peut, par la synecdoque même, nommer l’espece pour le genre ; mais ce n’est pas dans la traduction d’un texte qui exprime le genre, & qui peut être rendu fidélement sans forcer le génie de la langue dans laquelle on le traduit. L’ombre d’un ruisseau ; c’est un véritable barbarisme, les ruisseaux n’ont pas d’ombre : umbrosam ripam signifie un rivage couvert d’ombre : au-surplus il n’est ici question ni de ruisseau, ni de riviere, ni de fleuve ; c’est effacer l’original que de le surcharger sans besoin. Zephyris agitata Tempe : il n’y a dans ce texte aucune idée d’arbres ; il s’agit de tout ce qui est dans ces campagnes, arbres, arbrisseaux, herbes, fleurs, ruisseaux, troupeaux, habitans, &c. La copie doit présenter cette généralité de l’original. Il me semble aussi, que si notre langue ne nous permet pas de conserver la synecdoque de l’original, parce que Tempé n’entre plus dans le système de nos idées voluptueuses, nous devons du-moins en conserver tout ce qu’il est possible, en employant le singulier pour le pluriel ; ce sera substituer la synecdoque du nombre à celle de l’espece, & dans le même sens, du moins par le plus. Voici donc la traduction que j’ose opposer à celle de M. du Marsais.
« Le sommeil tranquille ne dédaigne ni les humbles chaumieres des habitans de la campagne, ni un rivage couvert d’ombre, ni une plaine délicieuse perpétuellement caressée par les zéphyres ».]Le mot de corps & le mot d’ame (c’est M. du Marsais qui continue), se prennent aussi quelquefois séparément pour tout l’homme : on dit populairement, sur-tout dans les provinces, ce corps-là pour cet homme-là ; voilà un plaisant corps, pour dire un plaisant personnage. On dit aussi qu’il y a cent mille ames dans une ville, c’est-à-dire cent mille habitans. Omnes animae domûs Jacob (Genes. xlvj. 27.) toutes les personnes de la famille de Jacob. Genuit sexdecim animas, (ibid. 18.) il eut seize enfans. III. Synecdoque dans le nombre ; c’est lorsqu’on met un singulier pour un pluriel, ou un pluriel pour un singulier. 1°. Le Germain révolté, c’est-à-dire, les Germains, les Allemands. L’ennemi vient à nous, c’est-à-dire, les ennemis. Dans les historiens latins on trouve souvent pedes pour pedites, le fantassin pour les fantassins, l’infanterie. 2°. Le pluriel pour le singulier. Souvent dans le style sérieux on dit nous au-lieu de je ; & de même, il est écrit dans les prophetes, c’est-à-dire, dans un livre de quelqu’un des prophetes ; quod dictum est per prophetas. Matt. ij. 23. 3°. Un nombre certain pour un nombre incertain. Il me l’a dit dix fois, vingt fois, cent fois, mille fois, c’est-à-dire, plusieurs fois. 4°. Souvent pour faire un compte rond, on ajoute ou l’on retranche ce qui empêche que le compte ne soit rond : ainsi on dit, la version des septante, aulieu de dire la version des soixante & douze interpretes, qui, selon les peres de l’Eglise, traduisirent l’Ecriture-sainte en grec, à la priere de Ptolémée Philadelphe, roi d’Egypte, environ 300 ans avant Jesus-Christ. Vous voyez que c’est toujours ou le plus pour le moins, ou au contraire le moins pour le plus. IV. La partie pour le tout, & le tout pour la partie. Ainsi la tête se prend quelquefois pour tout l’homme : c’est ainsi qu’on dit communément, on a paye tant par tête, c’est-à-dire, tant pour chaque personne ; une tête si chere, c’est à-dire, une personne si précieuse, si fort aimée. Les poëtes disent, après quelques moissons, quelques étés, quelques hivers, c’est-à-dire, après quelques années. L’onde, dans le sens propre, signifie une vague, un flot ; cependant les poetes prennent ce mot ou pour la mer, ou pour l’eau d’une riviere, ou pour la riviere même. Quinault, Isis, act. I. sc. 3.
Dans les poëtes latins, la poupe ou la proue d’un vaisseau se prennent pour tout le vaisseau. On dit en françois cent voiles, pour dire cent vaisseaux Tectum (le toit) se prend en latin pour toute la maison. Æneam in regia ducit tecta, elle mene Enée dans son palais. Æn. I. 635. La porte, & même le seuil de la porte, se prennent aussi en latin pour toute la maison, tout le palais, tout le temple. C’est peut-être par cette espece de synecdoque qu’on peut donner un sens raisonnable à ces vers de Virgile. Æn. I. 509.
Si Didon étoit assise à la porte du temple, foribus divae, comment
pouvoit-elle être assise en même tems sous le milieu de la voûte, mediâ
testudine ? C’est que par foribus divae, il faut entendre d’abord
en général le temple ; elle vint au temple, & se plaça sous la voûte.
[Ne pourroit-on pas dire aussi que Didon étoit assise au milieu du temple & aux
portes de la déesse, c’est-à-dire, de son sanctuaire ? Cette explication est toute simple,
& de l’autre part la figure est tirée de bien loin.
Lorsqu’un citoyen romain étoit fait esclave, ses biens appartenoient à ses héritiers ;
mais s’il revenoit dans sa patrie, il rentroit dans la possession & jouissance de tous
ses biens : ce droit, qui est une espece de droit de retour, s’appelloit en latin, jus postliminii ; de post (après), & de limen (le seuil de la porte, l’entrée).
Porte, par synecdoque & par antanomase, signifie
aussi la cour du grand-seigneur, de l’empereur turc. On dit, faire un traité
avec la porte, c’est-à-dire, avec la cour ottomane. C’est une
façon de parler qui nous vient des Turcs : ils nomment porte par
excellence, la porte du serrail ; c’est le palais du sultan ou
empereur turc ; & ils entendent par ce mot ce que nous appellons la cour.
Nous disons, il y a cent feux dans ce village, c’est-à-dire cent familles.
On trouve aussi des noms de villes, de fleuves, ou de pays particuliers, pour des noms de
provinces & de nations. Ovide, Métam. I. 61.
Les Pélagiens, les Argiens, les Doriens, peuples particuliers de la Grece, se prennent
pour tous les Grecs, dans Virgile & dans les autres poëtes anciens.
On voit souvent dans les poëtes le Tibre pour les Romains ; le Nil pour les Egyptiens ; la Seine pour les
François.
Per Tiberim, Romanos ; per Nilum Ægyptios intelligito. Beroald. in Propert.
Par le Tage, il entend les Espagnols ; le Tage est une des plus célebres rivieres d’Espagne. V. On se sert souvent du nom de la matiere pour marquer la chose quien est faite : le pain ou quelqu’autre arbre se prend dans les poëtes pour un vaisseau : on dit communément de l’argent, pour des pieces d’argent, de la monnoie. Le fer se prend pour l’épée ; périr par le fer. Virgile s’est servi de ce mot pour le soc de la charrue : I. Georg. 50.
M. Boileau, dans son ode sur la prise de Namur, a dit l’airain, pour
dire les canons :
L’airain, en latin oes, se prend aussi fréquemment
pour la monnoie, les richesses ; la premiere monnoie des Romains étoit de cuivre : oes a ienum, le cuivre d’autrui, c’est-à-dire, le bien d’autrui qui est
entre nos mains, nos dettes, ce que nous devons. Enfin, oera se prend
pour des vases de cuivre, pour des trompettes, des armes, en un mot pour tout ce qui se
fait de cuivre. [Nous disons pareillement des bromes, pour des ouvrages
de bronze].
Dieu dit à Adam, tu es poussiere, & tu retourneras en poussiere, pulvises, & in pulverem reverteris ; Genes. iij. 19. c’est-à-dire, tu as été
fait de poussiere, tu as été formé d’un peu de terre.
Virgile s’est servi du nom de l’éléphant pour marquer simplement de l’ivoire ; ex auro, solidoque elephanto, Georg. III. 26. Dona dehinc
auro gravia sectoque elephanto, Æn. III. 464. C’est ainsi que nous disons tous les
jours un castor, pour dire un chapeau fait de poil de castor, &c.
Le pieux Enée lança sa haste (pique, lance. Voyez le
pere de Montfaucon, tom. IV. p. 65), avec tant de force contre Mézence,
qu’elle perça le bouclier fait de trois plaques de cuivre, & qu’elle traversa les
piquures de toile, & l’ouvrage fait de trois taureaux, c’est-à-dire,
de trois cuirs. Cette façon de parler ne seroit pas entendue en notre
langue.
Mais il ne faut pas croire qu’il soit permis de prendre indifféremment un nom
pour un autre, soit par métonymie, soit par synecdoque : il faut, encore
un coup, que les expressions figurées soient autorisées par l’usage, ou du-moins que le
sens littéral qu’on veut faire entendre, se présente naturellement à l’esprit sans
révolter la droite raison, & sans blesser les oreilles accoutumées à la pureté du
langage. Si l’on disoit qu’une armée navale étoit composée de cent mâts,
ou de cent avirons, au-lieu de dire cent voiles pour
cent vaisseaux, on se rendroit ridicule : chaque partie ne se prend pas
pour le tout, & chaque nom générique ne se prend pas pour une espece particuliere, ni
tout nom d’espece pour le genre ; c’est l’usage seul qui donne à son gré ce privilege à un
mot plutôt qu’à un autre.
Ainsi quand Horace a dit, I. od. j. 24. que les combats sont en horreur
aux meres, bella matribus detestata ; je suis persuadé que ce poëte n’a
voulu parler précisément que des meres. Je vois une mere allarmée pour son fils qu’elle
sait être à la guerre, ou dans un combat dont on vient de lui apprendre la nouvelle :
Horace excite ma sensibilité en me faisant penser aux allarmes où les meres sont alors
pour leurs enfans ; il me semble même que cette tendresse des meres est ici le seul
sentiment qui ne soit pas susceptible de foiblesse ou de quelqu’autre interprétation peu
favorable : les allarmes d’une maîtresse pour son amant n’oseroient pas toujours se
montrer avec la même liberté, que la tendresse d’une mere pour son fils. Ainsi quelque
déférence que j’aie pour le savant pere Sanadon, j’avoue que je ne saurois trouver une synecdoque de l’espece dans bella matribus detestata. Le
pere Sanadon, poésies d’Horace, tom. I. pag. 7. croit
que matribus comprend ici même les jeunes filles :
voici sa traduction : les combats qui sont pour les femmes un objet
d’horreur. Et dans les remarques, p. 12. il dit, que
« les meres redoutent la guerre pour leurs époux & pour leurs enfans ; mais les jeunes filles, ajoute-t-il, ne doivent pas moins la redouter pour les objets d’une tendresse légitime que la gloire leur enleve, en les rangeant sous les drapeaux de Mars. Cette raison m’a fait prendre matres dans la signification la plus étendue, comme les poëtes l’ont souvent employé. Il me semble, ajoute-t-il que ce sens fait ici un plus bel effet ».Il ne s’agit pas de donner ici des instructions aux jeunes filles, ni de leur apprendre ce qu’elles doivent faire, lorsque la gloire leur enleve l’objet de leur tendresse, en les rangeant sous les drapeaux de Mars, c’est à-dire, lorsque leurs amans sont à la guerre ; il s’agit de ce qu’Horace a pensé. [Il me semble qu’il devroit pareillement n’être question ici que de ce qu’a réellement pensé le pere Sanadon, & non pas du ridicule que l’on peut jetter sur ses expressions, au moyen d’une interprétation maligne : le mot doivent dont il s’est servi, & que M. du Marsais a fait imprimer en gros caracteres, n’a point été employé pour désigner une instruction ; mais simplement pour caractériser une conséquence naturelle & connue de la tendresse des jeunes filles pour leurs amans, en un mot, pour exprimer affirmativement un fait. C’est un tour ordinaire de notre langue, qui n’est inconnu à aucun homme de lettres : ainsi il y a de l’injustice à y chercher un sens éloigné, qui ne peut que compromettre de plus en plus l’honnêteté des moeurs, déja trop efficacement attaquée dans d’autres écrits réellement scandaleux]. Or il me semble, continue M. du Marsais, que le terme de meres n’est relatif qu’à enfans ; il ne l’est pas même à époux, encore moins aux objets d’une tendresse légitime. J’ajouterois volontiers que les jeunes filles s’opposent à ce qu’on les confonde sous le nom de meres. Mais pour parler plus sérieusement, j’avoue que lorsque je lis dans la traduction du pere Sanadon, que les combats sont pour les femmes un objet d’horreur, je ne vois que des femmes épouvantées ; au-lieu que les paroles d’Horace me font voir une mere attendrie : ainsi je ne sens point que l’une de ces expressions puisse jamais être l’image de l’autre ; & bien loin que la traduction du pere Sanadon fasse sur moi un plus bel effet, je regrette le sentiment tendre qu’elle me fait perdre. Mais venons à la synecdoque. Comme il est facile de confondre cette figure avec la métonymie, je crois qu’il ne sera pas inutile d’observer ce qui distingue la synecdoque de la métonymie. C’est, 1°. Que la synecdoque fait entendre le plus par un mot qui dans le sens propre signifie le moins ; ou au au contraire elle fait entendre le moins par un mot qui dans le sens propre marque le plus. 2°. Dans l’une & l’autre figure il y a une relation entre l’objet dont on veut parler, & celui dont on emprunte le nom ; car s’il n’y avoit point de rapport entre ces objets, il n’y auroit aucune idée accessoire, & par conséquent point de trope : mais la relation qu’il y a entre les objets, dans la métonymie, est de telle sorte, que l’objet dont on emprunte le nom, subsiste indépendamment de celui dont il réveille l’idée, & ne forme point un ensemble avec lui ; tel est le rapport qui se trouve entre la cause & l’effet, entre l’auteur & son ouvrage, entre Cerès & le blé, entre le contenant & le contenu, comme entre la bouteille & le vin : au-lieu que la liaison qui se trouve entre les objets, dans la synecdoque, suppose que ces objets forment un ensemble, comme le tout & la partie ; leur union n’est point un simple rapport, elle est plus intérieure & plus indépendante. C’est ce qu’on peut remarquer dans les exemples de l’une & de l’autre de ces figures. Voyez Trope . (E. R. M. B.)
« Pour acquérir la justesse, dit-il, (synonymes franç. préf. page x.) il faut se rendre un peu difficile sur les mots, ne point s’imaginer que ceux qu’on nomme synonymes, le soient dans toute la rigueur d’une ressemblance parfaite, ensorte que le sens soit aussi uniforme entr’eux que l’est la saveur entre les gouttes d’eau d’une même source ; car en les considérant de près, on verra que cette ressemblance n’embrasse pas toute l’étendue & la force de la signification, qu’elle ne consiste que dans une idée principale, que tous énoncent, mais que chacun diversifie à sa maniere par une idée accessoire qui lui constitue un caractere propre & singulier. La ressemblance que produit l’idée générale, fait donc les mots synonymes ; & la différence qui vient de l’idée particuliere qui accompagne la générale, fait qu’ils ne le sont pas parfaitement, & qu’on les distingue comme les diverses nuances d’une même couleur. »La notion que donne ici des synonymes cet excellent académicien, il l’a justifiée amplement dans l’ouvrage ingénieux qu’il a fait exprès sur cette matiere, dont la premiere édition étoit intitulée, justesse de la langue françoise, à Paris, chez d’Houry 1718, & dont la derniere édition est connue sous le nom de synonymes françois, à Paris, chez la veuve d’Houry, 1741. On ne sauroit lire son livre sans desirer ardemment qu’il y eût examiné un plus grand nombre de synonymes, & que les gens de lettres qui sont en état d’entrer dans les vues fines & délicates de cet ingénieux écrivain, voulussent bien concourir à la perfection de l’édifice dont il a en quelque maniere posé les premiers fondemens. Je l’ai déja dit ailleurs : il en résulteroit quelque jour un excellent dictionnaire, ouvrage d’autant plus important, que l’on doit regarder la justesse du langage non-seulement comme une source d’agrémens, mais encore comme l’un des moyens les plus propres à faciliter l’intelligence & la communication de la vérité. Les chefs-d’oeuvres immortels des anciens sont parvenus jusqu’à nous ; nous les entendons, nous les admirons même ; mais combien de beautés réelles y sont entierement perdues pour nous, parce que nous ne connoissons pas toutes ces nuances fines qui caractérisent le choix qu’ils ont fait & dû faire des mots de leur langue ! Combien par conséquent ne perdons-nous pas de sentimens agréables & délicieux, de plaisirs réels ! Combien de moyens d’apprécier ces auteurs, & de leur payer le juste tribut de notre admiration ! Nous n’avons qu’à juger par-là de l’intérêt que nous pouvons avoir nous-mêmes à constater dans le plus grand détail l’état actuel de notre langue, & à en assurer l’intelligence aux siecles à venir, nonobstant les révolutions qui peuvent l’altérer ou l’anéantir : c’est véritablement consacrer à l’immortalité les noms & les ouvrages de nos Homeres, de nos Sophocles, de nos Eurypides, de nos Pindares, de nos Démosthènes, de nos Thucydides, de nos Chrysostomes, de nos Platons, de nos Socrates : & les consécrateurs ne s’assûrent-ils pas de droit une place éminente au temple de Mémoire ? Les uns peuvent continuer sur le plan de l’abbé Girard, assigner les caracteres distinctifs des synonymes avec cette précision rare qui caractérise cet écrivain lui-même, & y adapter des exemples qui en démontrent la justesse, & l’usage qu’il faut en faire. Les autres recueilleront les preuves de fait que leurs lectures pourront leur présenter dans nos meilleurs écrivains, de la différence réelle qu’il y a entre plusieurs synonymes de notre langue. Le p. Bouhours, dans ses remarques nouvelles sur la langue françoise, en a caractérisé plusieurs qui pourroient bien avoir fait naître l’idée de l’ouvrage de l’abbé Girard. Dans le journal de l’académie françoise, par l’abbé de Choisy, que M. l’abbé d’Olivet a inséré dans les opuscules sur la langue françoise, on trouve l’examen exprès des différences des mots mauvais & méchant, gratitude & reconnoissance, crainte & frayeur, &c. Il y aura aussi une bonne récolte à faire dans les remarques de Vaugelas, & dans les notes de MM. Patru & Th. Corneille. Mais il ne faut pas croire qu’il n’y ait que les Grammairiens de profession qui puissent fournir à cette compilation ; la Bruyere peut fournir sans effort une douzaine d’articles tout faits : docteur & docte ; héros & grand-homme ; galante & coquette ; foible, inconstant, léger & volage ; infidele & perfide ; émulation, jalousie & envie ; vice, défaut & ridicule ; grossiereté, rusticité & brutalité ; suffisant, important & arrogant ; honnéte-homme & homme de bien ; talent & goût ; esprit & bon-sens. Le petit, mais excellent livre de M. Duclos, considération sur les moeurs de ce siecle, sera aussi fécond que celui des caractères : il a défini poli & policé ; conviction & persuasion ; probité & vertu ; avilir & deshonorer ; réputation & renommée ; illustre & fameux ; crédit & faveur ; abaissement & bassesse ; suivre & obéir ; naïveté, candeur & ingénuité ; finesse & pénétration, &c. En général, tous nos écrivains philosophes contribueront beaucoup à ce recueil, parce que l’esprit de justesse est le véritable esprit philosophique ; & peut-être faut-il à ce titre même citer l’Encyclopédie, comme une bonne source, non-seulement à cause des articles exprès qu’on y a consignés sur cette matiere, mais encore à cause des distinctions précises que l’examen métaphysique des principes des sciences & des arts a nécessairement occasionnées. Mais la besogne la plus utile pour constater les vraies différences de nos synonymes, consiste à comparer les phrases où les meilleurs écrivains les ont employés sans autre intention que de parler avec justesse. Je dis les meilleurs écrivains, & j’ajoute qu’il ne faut compter en cela que sur les plus philosophes ; ce qui caractérise le plus petit nombre : les autres, en se donnant même la peine d’y penser, se contentent néanmoins assez aisément, & ne se doutent pas que l’on puisse leur faire le moindre reproche ; en voici une preuve singulierement frappante. M. le duc de la Rochefoucault s’exprime en cette sorte (pens. 28, édit. de l’abbé de la Roche.) :
« La jalousie est en quelque maniere juste & raisonnable, puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient, ou que nous croyons nous appartenir ; au lieu que l’envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres ».Rien n’est plus commun, dit là-dessus son commentateur, que d’entendre confondre ces passions. . . Cependant elles ont des objets bien différens. Mais lui-même sert bientôt de preuve à ce qu’il observe ici ; car à l’occasion de la pensée 55, où l’auteur parle de la haine pour les favoris, quel est, dit l’abbé de la Roche, le principe de cette haine, sinon un fond de jalousie qui nous fait envier tout le bien que nous voyons dans les autres ? Il est clair qu’il explique ici la jalousie par l’idée que M. de la Rochefoucault devoit lui avoir fait prendre de l’envie, d’où il a même emprunté le verbe envier. Au reste ce n’est pas la seule faute qu’il ait faite dans ses remarques sur un texte qui n’exigeoit de lui que de l’étude & du respect. Quoi qu’il en soit, je remarquerai qu’il suit naturellement de tous les exemples que je viens d’indiquer dans différens écrivains, que ce qu’enseigne l’abbé Girard au sujet des différences qui distinguent les synonymes, n’est rien moins qu’arbitraire ; qu’il est fondé sur le bon usage de notre langue ; & qu’il ne s’agit, pour en établir les décisions sur cet objet, que d’en extraire avec intelligence les preuves répandues dans nos ouvrages les plus accrédités & les plus dignes de l’être. Ce n’est pas non plus une chose qui appartient en propre à notre idiôme. M. Gottsched vient de donner (1758, à Leipsick) des observations sur l’usage & l’abus de plusieurs termes & façons de parler de la langue allemande : elles sont dit M. Roux (annales typogr. Août 1760. bell. lett. n. clviij.), dans le goût de celles de Vaugelas sur la langue françoise, & on en trouve plusieurs qui ressemblent beaucoup aux synonymes de l’abbé Girard. Il y a long-tems que les savans ont remarqué que la synonymie n’étoit pas exacte dans les mots les plus ressemblans.
« Les Latins, dit M. du Marsais (trop. part. III. art. xij. pag. 304), sentoient mieux que nous ces différences delicates, dans le tems même qu’ils ne pouvoient les exprimer. . . Varron (de ling. lat. 1. v. sub fin.), dit que c’est une erreur de confondre agere, facere & gerere, & qu’ils ont chacun leur destination particuliere ».Voici le texte de Varron : propter similitudinem agendi, & faciendi, & gerendi, quidam error his qui putant esse unum ; potest enim quis aliquid facere & non agere, ut poëta facit fabulam, & non agit ; contrà actor agit, & non facit ; & sic à poëtâ fabula fit & non agitur, ab actore agitur & non fit ; contrà imperator qui dicitur res gerere, in eo neque agit neque facit, sed gerit, id est sustinet, translatum ab his qui onera gerunt quòd sustinent. Cicéron observe (tusc. II. n. 15.) qu’il y a de la différence entre dolere & laborare, lors même que ce dernier mot est pris dans le sens du premier. Interest aliquid inter laborem & dolorem ; sunt finitima omninò, sed tamen differt aliquid ; labor est functio quaedam vel animi vel corporis gravioris operis vel muneris ; dolor autem motus asper in corpore. . . Aliud, inquam, est dolere, aliud laborare. Cùm varices secabantur Cn. Mario, dolebat ; cùm oestu magno ducebat agmen, laborabat. Cette remarque de l’orateur romain n’est que l’application du principe général qu’il n’y a point de mots tout-à-fait synonymes dans les langues, principe qu’il a exprimé très-clairement & tout-à-la-fois justifié dans ses topiques (n. 34) : quanquam enim vocabula propè idem valere videantur, tamen quia res differebant, nomina rerum distare voluerunt. Non-seulement Cicéron a remarqué, comme grammairien, les différences délicates des synonymes, il les a suivies dans la pratique comme écrivain intelligent & habile. Voici comme il différencie dans la pratique amare & diligere. Quis erat qui putaret ad eum amorem quem erga te habebam posse aliquid accedere ? Tantum accessit, ut mihi nunc denique amare videar, anteà dilexisse. (ep. famil. ix. 14.) & ailleurs : Quid ego tibi commendem eum quem tu ipse diligis ? Sed tamen ut scires eum non à me diligi solùm, verùm etiam amari, ob eam rem tibi hoec scribo. (ib. xiij. 47.) Les deux adjectifs gratus & jucundus que nous sommes tentés de croire entierement synonymes, & que nos traducteurs les plus scrupuleux traduiroient peut-être indifféremment de la même maniere, si des circonstances marquées ne les déterminoient à y faire une attention spéciale ; Cicéron en a très-bien senti la différence, & en a tiré un grand parti. Répondant à Atticus qui lui avoit appris une triste nouvelle, il lui dit : ista veritas etiamsi jucunda non est, mihi tamen grata est. (ep. ad Attic. iij. 24.) & dans une lettre qu’il écrit à Lucretius après la mort de sa fille Tullia : amor tuus gratus & optatus ; dicerem jucundum, nisi hoc verbum ad tempus perdidissem. (ep. famil. v. 15.) On voit par-là avec quelle circonspection on doit étudier la propriété des termes, & de la langue dont on veut traduire, & de celle dans laquelle on traduit, ou même dans laquelle on veut écrire ses propres pensées.
« Nous avons, dit M. du Marsais (Trop. III. xij. pag. 304.) quelques recueils des anciens grammairiens sur la propriété des mots latins : tels sont Festus, de verborum significatione ; Nonius Marcellus, de varia significatione sermonum, (voyez Veteres grammatici.) On peut encore consulter un autre recueil qui a pour titre, Autores linguae latinae. De plus, nous avons un grand nombre d’observations répandues dans Varron, de lingua latina : [il fait partie des grammatici veteres] dans les commentaires de Donat & de Servius : elles font voir les différences qu’il y a entre plusieurs mots que l’on prend communément pour synonymes. Quelques auteurs modernes on fait des réflexions sur le même sujet : tels sont le P. Vavasseur, jésuite, dans ses Remarq. sur la langue latine ; Scioppius, Henri Etienne, de latinitate falsò suspectâ, & plusieurs autres ».Je puis ajouter à ces auteurs, celui des Recherches sur la langue latine. (2 vol. in-12. Paris, chez Mouchet 1750.) Tout l’ouvrage est partagé en quatre parties ; & la troisieme est entierement destinée à faire voir, par des exemples comparés, qu’il n’y a point d’expressions tout-à-fait synonymes entre elles, dans la langue latine. Au reste, ce qui se prouve dans chaque langue, par l’autorité des bons écrivains dont la maniere constate l’usage, est fondé sur la raison même ; & par conséquent il doit en être de même dans toutes les langues formées & polies.
« S’il y avoit des synonymes parfaits, dit encore M. du Marsais, (ibid. p. 308.) il y auroit deux langues dans une même langue. Quand on a trouvé le signe exact d’une idée, on n’en cherche pas un autre. Les mots anciens & les mots nouveaux d’une langue sont synonymes : maints est synonyme de plusieurs ; mais le premier n’est plus en usage ; c’est la grande ressemblance de signification, qui est cause que l’usage n’a conservé que l’un de ces termes, & qu’il a rejetté l’autre comme inutile. L’usage, ce [prétendu] tyran des langues, y opere souvent des merveilles, que l’autorité de tous les souverains ne pourroit jamais y opérer. Qu’une fausse idée des richesses ne vienne pas ici, dit l’abbé Girard, (Préf. des Synon. pag. 12.) faire parade de la pluralité & de l’abondance. J’avoue que la pluralité des mots fait la richesse des langues ; mais ce n’est pas la pluralité purement numérale…….. C’est celle qui vient de la diversité, telle qu’elle brille dans les productions de la nature….. Je ne fais donc cas de la quantité des mots que par celle de leur valeur. S’ils ne sont variés que par les sons ; & non par le plus ou le moins d’énergie, d’étendue & de précision, de composition ou de simplicité, que les idées peuvent avoir ; ils me paroissent plus propres à fatiguer la mémoire, qu’à enrichir & faciliter l’art de la parole. Protéger le nombre des mots sans égard au sens, c’est, ce me semble, confondre l’abondance avec la superfluité. Je ne saurois mieux comparer un tel goût qu’à celui d’un maître-d’hôtel qui feroit consister la magnificence d’un festin dans le nombre des plats plutôt que dans celui des mets. Qu’importe d’avoir plusieurs termes pour une seule idée ? N’est-il pas plus avantageux d’en avoir pour toutes celles qu’on souhaite d’exprimer » ?On doit juger de la richesse d’une langue, dit M. du Marsais, (Trop. pag. 309.) par le nombre des pensées qu’elle peut exprimer, & non par le nombre des articulations de la voix : & il semble en effet que l’usage de tous les idiomes, tout indélibéré qu’il paroît, ne perde jamais de vue cette maxime d’économie ; jamais il ne légitime un mot synonyme d’un autre, sans proscrire l’ancien, si la synonymie est entiere ; & il ne laisse subsister ensemble ces mêmes mots, qu’autant qu’ils sont réellement différenciés par quelques idées accessoires qui modifient la principale.
« Les synonymes des choses, dit M. le Président de Brosses, dans un mémoire dont j’ai déja tiré bon parti ailleurs, viennent de ce que les hommes les envisagent sous différentes faces, & leur donnent des noms relatifs à chacune de ces faces. Si la rose est un être existant réellement & de soi dans la nature, sa maniere d’exciter l’idée étant nette & distincte, elle n’a que peu ou point de synonymes, par exemple, fleur ; mais si la chose est une perception de l’homme relative à lui-même, & à l’idée d’ordre qu’il se forme à lui-même pour sa convenance, & qui n’est qu’en lui, non dans la nature, alors comme chaque homme a sa maniere de considérer & de se former un ordre, la chose abonde en synonymes »(mais dans ce cas-là même, les différentes origines des synonymes démontrent la diversité des aspects accidentels de la même idée principale, & justifient la doctrine de la distinction réelle des synonymes) ;
« par exemple, une certaine étendue de terrein se nomme région, eu égard à ce qu’elle est régie par le même prince ou par les mêmes lois : province, eu égard à ce que l’on y vient d’un lieu à un autre (provenire.) »[L’i & le c de provincia me seroient plutôt croire que ce mot vient de procul & de vincere, conformément à ce qu’en dit Hégésippe cité par Callepin (verb. provincia) ; scribit enim Hegesippus, dit-il, Romanos cùm vincendo in suam potestatem redigerent procul positas regiones, appellavisse provincias : ou bien du verbe vincire, qui rendroit le nom de provincia applicable aux régions mêmes qui se soumettroient volontairement & par choix à un gouvernement : ce qui se confirme par ce que remarque Cicéron (Verrin. iv.) que la Sicile est la premiere qui ait été appellée province, parce qu’elle fut la premiere qui se confia à l’amitié & à la bonne foi du peuple romain ; mais toutes ces étymologies rentrent également dans les vues de M. le président de Brosses, & dans les miennes] :
« contrée, parce qu’elle comprend une certaine étendue circonvoisine (tractus, contractus, contrada) : district, en tant que cette étendue est considérée comme à part & séparée d’une autre étendue voisine (districtus, distractus) : pays, parce qu’on a coutume de fixer les habitations près des eaux : car c’est ce que signifie le latin pagus du grec πηγὴ, fons : état, en tant qu’elle subsiste dans la forme qui y est établie, &c… Tous ces termes passent dans l’usage : on les généralise dans la suite, & on les emploie sans aucun égard à la cause originelle de l’institution. Cette variété de mots met dans les langues beaucoup d’embarras & de richesses : elle est très incommode pour le vulgaire & pour les philosophes qui n’ont d’autre but en parlant que de s’expliquer clairement : elle aide infiniment au poëte & à l’orateur, en donnant une grande abondance à la partie matérielle de leur style. C’est le superflu qui fournit au luxe, & qui est à charge dans le cours de la vie à ceux qui se contentent de la simplicité. »De la diversité des points de vue énoncés par les mots synonymes, je conclurois bien plutôt que l’abondance en est pour les philosophes une ressource admirable, puisqu’elle leur donne lieu de mettre dans leurs discours toute la précision & la netteté qu’exige la justesse la plus métaphysique ; mais j’avoue que le choix peut leur donner quelque embarras, parce qu’il est aisé de se méprendre sur des différences quelquefois assez peu sensibles.
« Je ne disconviens pas qu’il n’y ait des occasions où il soit assez indifférent de choisir ; mais je soutiens qu’il y en a encore plus où les synonymes ne doivent ni ne peuvent figurer l’un pour l’autre, surtout dans les ouvrages médités & composés avec réflexion. S’il n’est question que d’un habit jaune, on peut prendre le souci ou le jonquille ; mais s’il faut assortir, on est obligé à consulter la nuance (préf. des synon.) »M. de la Bruyere remarque (caract. des ouvrages d’esprit) qu’entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne : que tout ce qui ne l’est point, est foible, & ne satisfait pas un homme d’esprit qui veut se faire entendre.
« Ainsi, dit M. du Marsais, (trop. pag. 307), ceux qui se sont donné la peine de traduire les auteurs latins en un autre latin, en affectant d’éviter les termes dont ces auteurs se sont servis, auroient pu s’épargner un travail qui gâte plus le goût qu’il n’apporte de lumiere. L’une & l’autre pratique (il parle de la méthode de faire le thème en deux façons) est une fécondité stérile qui empêche de sentir la propriété des termes, leur énergie, & la finesse de la langue. »
« Elle sert, dit M. du Marsais, (Figure) lorsqu’au-lieu de construire les mots selon les regles ordinaires du nombre, des genres, des cas, on en fait la construction relativement à la pensée que l’on a dans l’esprit ; en un mot. . . lorsqu’on fait la construction selon le sens, & non pas selon les mots ».1°. Les Grammairiens ne reconnoissent la synthèse que dans le genre, ou dans le nombre, ou dans tous les deux : dans le genre, comme daret ut catenis fatale monstrum, qu ae generosiùs perire quaerens, &c. Hor. dans le nombre, comme missi, magnis de rebus uterque, legati : id. enfin dans le genre & dans le nombre tout-à-la-fois, comme par in carcerem acti, pars bestiis objecti . (Sall.) Mais aucun d’eux n’a parlé de synthèse dans les cas, & aucun n’auroit pu assurément en trouver d’exemples en quelque bon auteur que ce fût. C’est donc par inadvertance que M. du Marsais a compris le cas dans la définition qu’il donne ici de cette figure. 2°. Il me semble que ce grammairien ayant assigné avec tant de justesse & de vérité la différence qu’il y a entre construction & syntaxe (voyez Construction), il auroit dû regarder la synthèse comme une figure de syntaxe plutôt que comme une figure de construction ; puisque c’est, de son propre aveu, la loi de concordance qui est violée ici dans les mots, quoiqu’elle subsiste encore dans le sens. Or la concordance est l’un des objets de la syntaxe, & la construction en est un autre. 3°. Ce n’est au reste que relativement à la maniere dont ce philosophe a envisagé la synthèse, que je dis qu’il auroit dû en faire une figure de syntaxe : car, par rapport à moi, c’est une véritable figure de construction, puisque je suis persuadé que ce n’est qu’une sorte d’ellipse. Les Grammairiens eux-mêmes semblent en convenir, quand ils disent qu’on y fait la construction selon le sens, & non pas selon les mots : cela veut dire que le corrélatif discordant en apparence, si l’on n’envisage que les mots exprimés, est dans une exacte concordance avec un autre mot non-exprimé, mais indiqué par le sens. Reprenons en effet les exemples de synthèse cités plus haut ; & l’on va voir que par de simples supplémens d’ellipse ils vont rentrer dans les regles, & de la construction analytique & de la syntaxe usuelle. La premiere se réduit à ceci, daret ut catenis Cleopatram, fatale monstrum, quae, &c. on voit que fatale monstrum est ajouté à l’idée de Cleopatram, qui étoit tout-à-la-fois sousentendu & désigné par le genre de quae qui rentre par-là dans les vûes de la concordance. Le second exemple se construit ainsi, missi legati, & uterque legatus missus de magnis rebus, cela est évident & satisfaisant. Enfin quand Salluste a écrit, pars in carcerem acti, pars bestiis objecti, c’est comme s’il avoit dit : divisi sunt in duas partes ; ii, qui sunt prima pars, in carcerem acti sunt ; ii, qui sunt altera pars, bestiis objecti. Il n’y a qu’à voir la maniere dont les exemples de cette figure sont expliqués dans la méthode latine de P. R. (des fig. de constr. ch. iv.) & l’on ne pourra plus douter que, quoique l’auteur ne songeât pas explicitement à l’ellipse, il en suivît néanmoins les indications, & en envisageât les supplémens peut-être même à son insu. Or il est constant que, si l’on peut par l’ellipse rendre raison de toutes les phrases que l’on rapporte à la synthèse, il est inutile d’imaginer une autre figure ; & je ne sais même s’il pourroit réellement être autorisé par aucun usage, de violer en aucune maniere la loi de la concordance. Voyez Identité . Je ne veux pas dire néanmoins qu’on ne puisse distinguer cette espece d’ellipse d’avec les autres par un nom particulier : & dans ce cas, celui de synthèse s’y accommode avec tant de justesse, qu’il pourroit bien servir encore à prouver ce que je pense de la chose même. Σύνθεσις, compositio ; RR. σὺν, cùm, & τίθημι, pono : comme si l’on vouloit dire, positio vocis alicujus subintellectae cum voce expressâ ; ce qui est bien le cas de l’ellipse. Mais au fond un seul nom suffit à un seul principe ; & l’on n’a imaginé différens noms, que parce qu’on a cru voir des principes différens. Nous retrouvons la chaîne qui les unit, & qui les réduit à un seul ; gardons-nous bien de les séparer. Si nous connoissons jamais les vérités, nous n’en connoîtrons qu’une. (E. R. M. B.)
« en tout cela, où il n’y a que des tems présens, je le rencontre est dit pour je le rencontrai ; je demande pour je demandai ; où il va pour où il alloit ; je vois pour je vis ; & qu’il s’embarrasse pour qu’il s’embarrassoit. »Regnier, gramm. franç. in-12, pag. 343, in-4°. pag. 360. En effet, dans cet exemple les verbes je rencontre, je demande, je vois, désignent mon action de rencontrer, de demander, de voir, comme coexistante dans le période antérieur indiqué par quelqu’autre circonstance du récit ; & les verbes il va, il s’embarrasse, énoncent l’action d’aller & de s’embarrasser comme coexistante avec l’époque indiquée par les verbes précédens je demande & je vois, puisque ce que je demandai, c’est où il alloit dans l’instant même de ma demande, & ce que je vis, c’est qu’il s’embarrassoit dans le moment même que je le voyois. Tous les verbes de cette phrase sont donc réellement employés comme des présens antérieurs, c’est-à-dire, comme exprimant la simultanéité d’existence à l’égard d’une époque antérieure au moment de la parole. 3°. Le même tems s’emploie encore comme présent postérieur. Je pars demain, je fais tantôt mes adieux ; c’est-à-dire, je partirai demain, & je ferai tantôt mes adieux : je pars & je fais énoncent mon action de partir & de faire, comme simultanée avec l’époque nettement désignée par les mots demain & tantôt, qui ne peut être qu’une époque postérieure au moment où je parle. 4°. Enfin l’on trouve ce tems employé avec abstraction de toute époque, ou si l’on veut, avec une égale relation à toutes les époques possibles ; c’est dans ce sens qu’il sert à l’expression des propositions d’éternelle vérité : Dieu est juste, les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits : c’est que ces vérités sont les mêmes dans tous les tems, qu’elles coexistent avec toutes les époques, & le verbe en conséquence, se met à un tems qui exprime la simultanéité d’existence avec abstraction de toute époque, afin de pouvoir être rapporté à toutes ses époques. Il en est de même des vérités morales qui contiennent en quelque sorte l’histoire de ce qui est arrivé, & la prédiction de ce qui doit arriver. Ainsi dans cette maxime de M. de la Rochefoucault (pensée LV.) la haine pour les favoris n’est autre chose que l’amour de la faveur, le verbe est exprime une simultanéité relative à une époque quelconque, & actuelle, & antérieure, & postérieure. Le tems auquel on donne communément le nom de présent, est donc un présent indéfini, un tems qui n’étant nullement astreint à aucune époque, peut demeurer dans cette généralité, ou être rapporté indifféremment à toute époque déterminée, pourvu qu’on lui conserve toujours sa signification essentielle & inamissible, je veux dire, la simultanéité d’existence. Les différens usages que nous venons de remarquer dans le présent indéfini, peuvent nous conduire à reconnoître les présens définis ; & il ne doit point y en avoir d’autres que ceux pour lesquels le présent indéfini lui-même est employé, parce qu’exprimant essentiellement la simultanéité d’existence avec abstraction de toute époque, s’il sort de cette généralité, ce n’est point pour ne plus signifier la simultanéité, mais c’est pour l’exprimer avec rapport à une époque déterminée. Or II. Nous avons vu le présent indéfini employé pour le présent actuel, comme quand on dit, je vous loue d’avoir fait cette action ; mais dans ce cas-là même, il n’y a aucun autre tems que l’on puisse substituer à je loue ; & cette observation est commune à toutes les langues dont les verbes se conjuguent par tems. La conséquence est facile à tirer : c’est qu’aucune langue ne reconnoit dans les verbes de présent actuel proprement dit, & que partout c’est le présent indéfini qui en fait la fonction. La raison en est simple : le présent indéfini ne se rapporte lui-même à aucune époque déterminée ; ce sont les circonstances du discours qui déterminent celle à laquelle on doit le rapporter en chaque occasion ; ici c’est à une époque antérieure ; là, à une époque postérieure ; ailleurs, à toutes les époques possibles. Si donc les circonstances du discours ne designent aucune époque précise, le présent indéfini ne peut plus se rapporter alors qu’à l’instant qui sert essentiellement de dernier terme de comparaison à toutes les relations de tems, c’est-à-dire, à l’instant même de la parole : cet instant dans toutes les autres occurrences n’est que le terme éloigné de la relation ; dans celle-ci, il en est le terme prochain & immédiat, puisqu’il est le seul. III. Nous avons vu le présent indéfini employé comme présent antérieur, comme dans cette phrase, je le rencontre en chemin, je lui demande où il va, je vois qu’il s’embarrasse ; & dans ces cas, nous trouvons d’autres tems que l’on peut substituer au présent indéfini ; je rencontrai pour je rencontre, je demandai pour je demande, & je vis pour je vois, sont donc des présens antérieurs ; il alloit pour il va, & il s’embarrassoit pour il s’embarrasse, sont encore d’autres présens antérieurs. Ainsi nous voilà forcés à admettre deux sortes de présens antérieurs ; l’un, dont on trouve des exemples dans presque toutes les langues, eram, j’étois, laudabam, je louois, mirabar, j’admirois ; l’autre, qui n’est connu que dans quelques langues modernes de l’Europe, l’italien, l’espagnol & le françois, je fus, je louai, j’admirai. 1°. Voici sur la premiere espece, comment s’explique le plus célebre des grammairiens philosophes, en parlant des tems que j’appelle définis, & qu’il nomme composés dans le sens.
« Le premier, dit-il, (gramm. gén. part. II. ch. xiv. édit. de 1660, ch. xv. édit. de 1756), est celui qui marque le passé avec rapport au présent, & on l’a nommé prétérit imparfait, parce qu’il ne marque pas la chose simplement & proprement comme faite, mais comme présente à l’égard d’une chose qui est déja néanmoins passée. Ainsi quand je dis, cum intravit, coenabam, je soupois, lorsqu’il est entré, l’action de souper est bien passée au regard du tems auquel je parle, mais je la marque comme présente au regard de la chose dont je parle, qui est l’entrée d’un tel ».De l’aveu même de cet auteur, ce tems qu’il nomme prétérit, marque donc la chose comme présente à l’égard d’une autre qui est déja passée. Or quoique cette chose en soi doive être reputée passée à l’égard du tems où l’on parle, vû que ce n’est pas-là le point de vue indiqué par la forme du verbe dont il est question ; il falloit conclure que cette forme marque le présent avec rapport au passé, plutôt que de dire au contraire qu’elle marque le passé avec rapport au présent. Cette inconséquence est dûe à l’habitude de donner à ce tems, sans examen & sur la foi des Grammairiens, le nom abusif de prétérit ; on y trouve aisément une idée d’antériorité que l’on prend pour l’idée principale, & qui semble en effet fixer ce tems dans la classe des prétérits ; on y apperçoit ensuite confusément une idée de simultanéité que l’on croit sécondaire & modificative de la premiere : c’est une méprise, qui à parler exactement, renverse l’ordre des idées, & on le sent bien par l’embarras qui naît de ce désordre ; mais que faire ? Le préjugé prononce que le tems en question est prétérit ; la raison réclame, on la laisse dire, mais on lui donne, pour ainsi dire, acte de son opposition, en donnant à ce prétendu prétérit le nom d’imparfait : dénomination qui caractérise moins l’idée qu’il faut prendre de ce tems, que la maniere dont on l’a envisagé. 2°. Le préjugé paroît encore plus fort sur la seconde espece de présent antérieur ; mais dépouillons-nous de toute préoccupation, & jugeons de la véritable destination de ce tems par les usages des langues qui l’admettent, plutôt que par les dénominations hazardées & peu réfléchies des Grammairiens. Leur unanimité même déja prise en défaut sur le prétendu prétérit imparfait & sur bien d’autres points, a encore ici des caracteres d’incertitude qui la rendent justement suspecte de méprise. En s’accordant pour placer au rang des prétérits je fus, je louai, j’admirai, les uns veulent que ce prétendu prétérit soit défini, & les autres qu’il soit indéfini ou aoriste, termes qui avec un sens très-clair ne paroissent pas appliqués ici d’une maniere trop précise. Laissons-les disputer sur ce qui les divise, & profitons de ce dont ils conviennent sur l’emploi de ce tems ; ils sont à cet égard des témoins irrécusables de sa valeur usuelle. Or en le regardant comme un prétérit, tous les Grammairiens conviennent qu’il n’exprime que les choses passées dans un période de tems antérieur à celui dans lequel on parle. Cet aveu combiné avec le principe fondamental de la notion des tems, suffit pour décider la question. Il faut considérer dans les tems 1°. une relation générale d’existence à un terme de comparaison, 2°. le terme même de comparaison. C’est en vertu de la relation générale d’existence qu’un tems est présent, prétérit ou futur, selon qu’il exprime la simultanéité, l’anteriorité ou la postériorité d’existence, c’est par la maniere d’envisager le terme, ou sous un point de vue général & indéfini, ou sous un point de vue spécial & déterminé, que ce tems est indéfini ou défini, & c’est par la position déterminée du terme, qu’un tems défini est actuel, antérieur ou postérieur, selon que le terme a lui-même l’un de ces rapports au moment de l’acte de la parole. Or le tems, dont il s’agit, a pour terme de comparaison, non une époque instantanée, mais un période de tems : ce période, dit-on, doit être antérieur à celui dans lequel on parle ; par conséquent c’est un tems qui est de la classe des définis, & entre ceux-ci il est de l’ordre des tems antérieurs. Il reste donc à déterminer l’espèce génerale de rapport que ce tems exprime relativement à ce période antérieur ; mais il est evident qu’il exprime la simultanéité d’existence, puisqu’il désigne la chose comme passée dans ce période, & non avant ce période ; je lus hier votre lettre, c’est-à-dire que mon action de lire étoit simultanée avec le jour d’hier. Ce tems est donc en effet un présent antérieur. On sent bien qu’il differe assez du premier pour n’être pas confondu sous le même nom ; c’est par le terme de comparaison qu’ils different, & c’est delà qu’il convient de tirer la différence de leurs dénomitions. Je disois donc que j’étois, je louois, j’admirois sont au présent antérieur simple, & que je fus, je louai j’admirai sont au présent antérieur périodique. Je ne doute pas que plusieurs ne regardent comun paradoxe, de placer parmi les présens, ce tems que l’on a toujours regardé comme un prétérit. Cette opinion peut néanmoins compter sur le suffrage d’un grand peuple, & trouver un fondement dans une langue plus ancienne que les nôtres. La langue allemande, qui n’a point de présent antérieur périodique, se sert du présent antérieur simple pour exprimer la même idée : ichwar (j’étois ou je fus) ; c’est ainsi qu’on le trouve dans la conjugaison du verbe auxiliaire seyn (être), de la grammaire allemande de M. Gottsched par M. Quand (édit. de Paris, 1754. ch. vij. pag. 4.) ; & l’auteur prévoyant bien que cela peut surprendre, dit expressément dans une note, que l’imparfait exprime en même tems en allemand le prétérit & l’imparfait des françois. Il est aisé de s’en appercevoir dans la maniere de parler des Allemands qui ne sont pas encore assez maîtres de notre langue : presque par-tout où nous employons le présent antérieur périodique, ils se servent du présent antérieur simple, & disent, par exemple, je le trouvois hier en chemin, je lui demandois où il va, je voyois qu’il s’embarrasse, au lieu de dire, je le trouvai hier en chemin, je lui demandai où il alloit, je vis qu’il s’embarrassoit : c’est le germanisme qui perce à-travers les mots françois, & qui dépose que nos verbes je trouvai, je demandai, je vis sont en effet de la même classe que, je trouvois, je demandois, je voyois. Les Allemands, nos voisins & nos contemporains, & peut-être nos peres ou nos freres, en fait de langage, ont mieux saisi l’idée caractéristique de notre présent antérieur périodique, l’idée de simultanéité, que ceux de nos méthodistes françois qui se sont attachés servilement à la grammaire latine, plutôt que de consulter l’usage, à qui seul appartient la législation grammati ale. La langue angloise est encore dans le même cas que l’allemande ; i had (j’avois & j’eus) ; i was (j’étois & je fus). On peut voir la grammaire françoise-angloise de Mauger, pag. 69, 70 ; & la grammaire angloisefrançoise de Festeau, pag. 42, 45. (in-8. Bruxelles, 1693.) Au reste je parle ici à ceux qui saisissent les preuves métaphysiques, qui les apprécient, & qui s’en contentent : ceux qui veulent des preuves de fait, & dont la métaphysique n’est peut-être que plus sûre, trouveront plus loin ce qu’ils desirent ; des témoignages, des analogies, des raisons de syntaxe, tout viendra par la suite à l’appui du systême que l’on développe ici. IV. Continuons & achevons de lutter contre les préjugés, en proposant encore un paradoxe. Nous avons vu le présent indéfini employé pour le présent postérieur, comme dans cette phrase, je pars demain ; dans ce cas nous trouvons un autre tems que l’on peut substituer au présent indéfini, & ce ne peut être que le présent postérieur lui-même : je partirai est donc un présent postérieur. Les gens accoutumés à voir les choses sous un autre aspect & sous un autre nom, vont dire ce que m’a déja dit un homme d’esprit, versé dans la connoissance de plusieurs langues, que je vais faire des présens de tous les tems du verbe. Il faudroit pour cela que je confondisse toutes les idées distinctives des tems, & j’ose me flatter que mes réflexions auront une meilleure issue. Un présent postérieur doit exprimer la simultanéité d’existence à l’égard d’une époque déterminément postérieure ; & c’est précisément l’usage naturel du tems dont il s’agit ici. Ecoutons encore l’auteur de la grammaire générale.
« On auroit pu de même, dit-il (loc. cit.), ajouter un quatrieme tems composé, savoir celui qui eût marqué l’avenir avec rapport au présent… néanmoins dans l’usage on l’a confondu… & en latin même on se sert pour cela de futur simple : cum coenabo, intrabis (vous entrerez quand je souperai) ; par où je marque mon souper comme futur en soi, mais comme présent à l’égard de votre entrée ».On retrouve encore ici le même défaut que j’ai déja relevé à l’occasion du présent antérieur simple : l’auteur dit que le tems dont il parle, eût marqué l’avenir avec rapport au présent ; & il prouve lui-même qu’il falloit dire qu’il eût marqué le présent avec rapport à l’avenir, puisque, de son aveu, coenabo, dans la phrase qu’il allegue, marque mon souper comme présent à l’égard de votre entrée, qui en soi est à venir. Coenabo (je souperai) est donc un présent postérieur. Non, dit M. Lancelot ; le présent postérieur n’existe point ; c’est le futur simple qui en fait l’office dans l’occurrence. Si je prenois l’inverse de la thése, & que je dise que le futur n’existe point, mais que le présent postérieur en fait les fonctions ; je crois qu’il seroit difficile de décider d’une maniere raisonnable entre les deux assertions : mais sans recourir à un faux-fuyant qui n’éclairciroit rien, qu’on me dise seulement pourquoi on ne tient aucun compte dans la conjugaison du verbe des tems très-réels coenaturus sum, coenaturus eram, coenaturus ero, qui sont évidemment des futurs ? Or s’il existe d’autres futurs que coenabo, pourquoi refuseroit-on à coenabo la dénomination de présent postérieur, puisqu’il en fait réellement les fonctions. Ceux qui auront lu l’article Futur , m’objecteront que je suis en contradiction avec moi-même, puisque j’y regarde comme futur le même tems que je nomme ici présent postérieur. J’avoue la contradiction de la doctrine que j’expose ici, avec l’article en question : mais il contient déja le germe qui se développe aujourd’hui. Ce germe, contraint alors par la concurrence des idées de mon collégue, n’a ni pu ni dû se développer avec toute l’aisance que donne une liberté entiere : & l’on ne doit regarder comme à moi, dans cet article, que ce qui peut faire partie de mon système ; je désavoue le reste, ou je le retracte. §. 2. Système des Prétérits justifié par les usages des langues. Comme nous avons reconnu quatre présens dans notre langue, quoiqu’on n’en trouve que trois dans la plûpart des autres ; nous allons y reconnoître pareillement quatre prétérits, tandis que les autres langues n’en admettent au plus que trois. I. Le premier, fui (j’ai été), laudavi (j’ai loué), miratus sum (j’ai admiré), &c. généralement reconnu pour prétérit, & décoré par tous les grammairiens du nom de prétérit-parfait, a tous les caracteres exigibles d’un prétérit indéfini : & quoiqu’en effet on ne l’employe pas à autant d’usages différens que le présent indéfini, il en a cependant assez pour prouver qu’il renferme fondamentalement l’abstraction de toute époque, ce qui est l’essence des tems indéfinis. 1°. On fait usage de ce prétérit pour désigner le prétérit actuel. J’ai lu l’excellent livre des Tropes, c’est-à-dire, mon action de lire ce livre est antérieure au moment même où je parle. Il y a plus ; aucune langue n’a établi dans ses verbes un prétérit actuel proprement dit ; c’est le prétérit indéfini qui en fait les fonctions, & c’est par la même raison qui fait que le présent indéfini tient lieu de présent actuel, raison, par conséquent, que je ne dois plus répéter. 2°. On emploie fréquemment le prétérit indéfini pour le prétérit postérieur. J’ai fini dans un moment ; si vous av ez relu cet ouvrage demain, vous m’en direz votre avis : dans le premier exemple, j’ai fini, énonce l’action de finir comme antérieure à l’époque désignée par ces mots, dans un moment, qui est nécessairement une époque postérieure ; c’est comme si l’on disoit, j’aurai fini dans un moment, ou dans un moment je pourrai dire, j’ai fini : dans le second exemple, vous avez relu, présente l’action de relire comme antérieure à l’époque postérieure indiquée par le mot demain, & c’est comme si l’on disoit, lorsque vous aurez relu demain cet ouvrage, vous m’en direz votre avis, ou lorsque demain vous pourrez dire que vous avez relu , &c. 3°. Le prétérit indéfini est quelquefois employé pour le prétérit antérieur. Que je dise dans un récit : sur les accusations vagues & contradictoires qu’on alléguoit contre lui, je prends sa defense avec feu & avec succès : à peine ai-je parlé, qu’un bruit sourd s’éleve de toutes parts, &c. Dans cet exemple, ai je parlé énonce mon action de parler comme antérieure à l’époque désignée par ces mots, un bruit sourd s’éleve : mais le présent indéfini s’éleve est mis ici pour le présent antérieur périodique s’éleva ; & par conséquent l’époque est réellement antérieure à l’acte de la parole. Ai-je parlé est donc employé pour avois-je parlé, & il énonce en effet l’antériorité de mon action de parler à l’égard d’une époque antérieure elle-même au moment actuel de la parole. 4°. Le prétérit indéfini n’est jamais employé dans le sens totalement indéfini, comme le présent : c’est que les propositions d’éternelle vérité, essentiellement présentes à l’égard de toutes les époques, ne sont ni ne peuvent être antérieures ni postérieures à aucune : & les propositions d’une vérité contingente ont nécessairement des rapports différens aux diverses époques ; rapport de la simultanéité pour l’une, d’antériorité pour l’autre, de postériorité pour une troisieme. II. Le second de nos prétérits, est le prétérit antérieur simple, fueram (j’avois été), laudaveram (j’avois loué), miratus fueram (j’avois admiré). Les grammairiens ont donné à ce tems le nom de prétérit-plusque parfait, parce qu’ayant nommé parfait le prétérit indéfini, dont le caractere est d’exprimer l’antériorité d’existence, ils ont cru devoir ajouter quelque chose à cette qualification, pour désigner un tems qui exprime l’antériorité d’existence & l’antériorité d’époque. Mais qu’il me soit permis de remarquer que la dénomination de plusque parfait a tous les vices les plus propres à la faire proscrire. 1°. Elle implique contradiction, parce qu’elle suppose le parfait susceptible de plus ou de moins, quoiqu’il n’y ait rien de mieux que ce qui est parfait. 2°. Elle emporte encore une autre supposition également fausse, savoir qu’il y a quelque perfection dans l’antériorité, quoiqu’elle n’en admette ni plus ni moins que la simultanéité & la postériorité. 3°. Ces considérations donnent lieu de croire que les noms des prétérits parfaits & plusque parfaits n’ont été introduits, que pour les distinguer du prétendu prétérit imparfait ; mais comme il a été remarqué plus haut que cette dénomination ne peut servir qu’à désigner l’imperfection des idées des premiers nomenclateurs, il faut porter le même jugement des noms de parfait & de plusque-parfait qui ont le même fondement. Quoi qu’il en soit, ce second prétérit exprime en effet l’antériorité d’existence à l’égard d’une époque antérieure elle-même à l’acte de la parole ; ainsi quand je dis coenaveram cum intravit, (j’avois soupé lorsqu’il est entré) ; coenaveram, (j’avois soupé), exprime l’antériorité de mon souper à l’égard de l’époque désignée par intravit, (il est entré) ; & cette époque est elle même antérieure au tems où je le dis : coenaveram est donc véritablement un prétérit antérieur simple, ou relatif à une simple époque. III. En françois, en italien, & en espagnol, on trouve encore un prétérit antérieur périodique, qui est propre à ces langues, & qui differe du précédent par le terme de comparaison, comme le présent antérieur périodique differe du présent antérieur simple ; j’eus eté, j’eus loué, j’eus admiré, sont des prétérits antérieurs périodiques ; & pour s’en convaincre, il n’y a qu’à examiner toutes les idées partielles désignées par ces formes des verbes être, louer, admirer, &c. Quand je dis, par exemple, j’eus soupé hier avant qu’il entrât : il est évident 1°. que j’indique l’antériorité de mon souper, à l’égard de l’entrée dont il est question ; 2°. que cette entrée est elle-même antérieure au tems où je parle, puisqu’elle est annoncée comme simultanée avec le jour d’hier ; 3°. enfin il est certain que l’on ne peut dire j’eus soupé, que pour marquer l’antériorité du souper à l’égard d’une époque prise dans un période antérieur à celui ou l’on parle : il est donc constant que tout verbe, sous cette forme, est au prétérit antérieur périodique. IV. Enfin nous avons un prétérit postérieur, qui exprime l’antériorité d’existence à l’égard d’une époque postérieure au tems où l’on parle ; comme fuero, (j’aurai été), laudavero, (j’aurai loué), miratus ero, (j’aurai admiré).
« Le troisieme tems composé, dit encore l’auteur de la grammaire générale (loc. cit.) est celui qui marque l’avenir avec rapport au passé, savoir le futur parfait, comme coenavero (j’aurai soupé) ; par où je marque mon action de souper comme future en soi, & comme passée au-regard d’une autre chose à venir qui la doit suivre ; comme quand j’aurai soupé il entrera : cela veut dire que mon souper qui n’est pas encore venu, sera passé lorsque son entrée, qui n’est pas encore venue, sera présente ».La prévention pour les noms reçus fait toujours illusion à cet auteur ; il est persuadé que le tems dont il parle est un futur, parce que tous les grammairiens s’accordent à lui donner ce nom : c’est pour cela qu’il dit que ce tems marque l’avenir avec rapport au passé : au-lieu qu’il suit de l’exemple même de la grammaire générale, qu’il marque le passé avec rapport à l’avenir. Quelle est en effet l’intention de celui qui dit, quand j’aurai soupé il entrera ? c’est évidemment de fixer le rapport du tems de son souper, au tems de l’entrée de celui dont il parle ; cette entrée est l’époque de comparaison, & le souper est annoncé comme antérieur à cette époque ; c’est l’unique destination de la forme que le verbe prend en cette occurrence, & par conséquent cette forme marque réellement l’antériorité à l’égard d’une époque postérieure au tems de la parole, ou, pour me servir des termes de M. Lancelot, mais d’une maniere conséquente à l’observation, elle marque le passé avec rapport à l’avenir. Une autre erreur de cet écrivain célebre, est de croire que coenavero, (j’aurai soupé), marque mon action de souper comme future en soi, & comme passée au regard d’une autre chose à venir, qui la doit suivre. Coenavero, & tous les tems pareils des autres verbes, n’expriment absolument que le second de ces deux rapports, & loin d’exprimer le premier, il ne le suppose pas même. En voici la preuve dans un raisonnement d’un auteur qu’on n’accusera pas de mal écrire, ou de ne pas sentir la force des termes de notre langue ; c’est M. Pluche.
« Si le tombeau, dit-il (spectacle de la nature, disc. prél. du tom. VIII. pag. 8 & 9.), est pour lui (l’homme) la fin de tout ; le genre humain se divise en deux parties, dont l’une se livre impunément au crime, l’autre s’attache sans fruit à la vertu. .. les voluptueux & les fourbes… seront ainsi les seules têtes bien montées, & le Créateur, qui a mis tant d’ordre dans le monde corporel, n’aura établi ni regle ni justice dans la nature intelligente, même après lui avoir inspiré une très-haute idée de la regle & de la justice ».Des le commencement de ce discours, on trouve une époque postérieure, fixée par un fait hypothétique ; si le tombeau est pour l’homme la fin de tout, c’est-à-dire, en termes clairement relatifs à l’avenir, si le tombeau doit être pour l’homme la fin de tout : quand on ajoute ensuite que le Créateur n’aura etabli ni regle ni justice, on veut simplement désigner l’antériorité de cet établissement à l’égard de l’époque hypothétique, & il est constant qu’il ne s’agit point ici de rien statuer sur les actes futurs du Créateur ; mais qu’il est question de conclure, d’après ses actes passés, contre les suppositions absurdes qui tendent à anéantir l’idée de la providence. Le verbe aura établi, n’exprime donc en soi aucune futurition, & l’on auroit même pu dire, le Créateur n’a établi ni regle ni justice ; ce qui exclut entierement & incontestablement l’idée d’avenir ; mais on a préféré avec raison le prétérit postérieur, parce qu’il étoit essentiel de rendre sensible la liaison de cette conséquence, avec l’hypothese de la destruction totale de l’homme, que l’on suppose future ; & que rien ne convient mieux pour cela, que le prétérit postérieur, qui exprime essentiellement relation à une époque postérieure. §. 3. Système des futurs, justifié par les usages des langues. L’idée de simultanéïté, celle d’antériorité, & celle de postériorité, se combinent également avec l’idée du terme de comparaison : de-là autant de formes usuelles pour l’expression des futurs, qu’il y en a de généralement reçues pour la distinction des présens & pour celle des prétérits. Nous devonc donc trouver un futur indéfini, un futur antérieur, & un futur postérieur. I. Le futur indéfini doit exprimer la postériorité d’existence avec abstraction de toute époque de comparaison ; & c’est précisément le caractere des tems latins & françois, futurus sum, (je dois être) ; laudaturus sum, (je dois louer) ; miraturus sum, (je dois admirer) ; &c. Par exemple dans cette phrase, tout homme doit mourir , qui est l’expression d’une vérité morale, confirmée par l’expérience de tous les tems, ces mots doit mourir, expriment la postériorité de la mort, avec abstraction de toute époque, & dès-là avec relation à toutes les époques ; & c’est comme si l’on disoit, tous les hommes nos prédécesseurs dev o ient mourir, ceux d’aujourd’hui doivent mourir, & ceux qui nous succéderont devront mourir : ces mots doit mourir, constituent donc ici un vrai futur indéfini. Ce futur indéfini sert exclusivement à l’expression du futur actuel, de la même maniere, & pour la même raison que le présent & le prétérit actuels n’ont point d’autres formes que celle du présent & du prétérit indéfini : ainsi quand je dis, par exemple, je redoute le jugement que le public doit porter de cet ouvrage ; ces mots, doit porter, marquent évidemment la postériorité de l’action de juger, à l’égard du tems même où je parle, & font par conséquent ici l’office d’un futur actuel : c’est comme si je disois simplement, je redoute le jugement à venir du public sur cet ouvrage. On trouve quelquefois la même forme employée dans le sens d’un futur postérieur ; par exemple dans cette phrase : si je dois jamais subir un nouvel examen, je m’y préparerai avec soin ; ces mots je dois subir, désignent clairement la postériorité de l’action de subir à l’égard d’une époque postérieure elle-même au tems où je parle, & indiquée par le mot jamais ; ces mots font donc ici l’office de futur postérieur, & c’est comme si je disois `s’il est jamais un tems où je devrai subir, &c. II. Le futur antérieur doit exprimer la postériorité à l’égard d’une époque antérieure à l’acte de la parole ; c’est ce qu’il est aisé de reconnoître dans futurus eram, (je devois être) ; laudaturus eram, (je devois louer) ; miraturus eram, (je devois admirer) ; &c. Ainsi quand on dit, je Devois hier souper avec vous, l’arrivée de mon frere m’en empêcha ; ces mots, je devois souper, expriment la postériorité de mon souper à l’égard du commencement du jour d’hier, qui est une époque antérieure au tems où je parle ; je devois souper est donc un futur antérieur. III. Le futur postérieur doit marquer la postériorité à l’égard d’une époque postérieure elle-même à l’acte de la parole ; & il est facile de remarquer cette combinaison d’idées dans futurus ero, (je devrai être) ; laudaturus ero, (je devrai louer) ; miraturus ero, (je devrai admirer) ; &c. Ainsi quand je dis, lorsque je devrai subir un examen, je m’y préparerai avec soin ; il est évident que mon action de subir l’examen, est désignée ici comme postérieure à un tems à venir désigné par lorsque : je devrai subir est donc en effet un futur postérieur, puisqu’il exprime la postériorité à l’égard d’une époque postérieure elle même à l’acte de la parole. Art. III. Conformité du système des tems avec les analogies des langues. Quil me soit permis de retourner en quelques sorte sur mes pas, pour confirmer, par des observations générales, l’économie du systême des tems, dont je viens de faire l’exposition. Mes premieres remarques tomberont sur l’analogie de la formation des tems, & dans une même langue, & dans des langues différentes ; des analogies adoptées avec une certaine unanimité, doivent avoir un fondement dans la raison même, parce que, comme dit Varron (de ling. lat. VIII. iij.), qui in loquendo consuetudinem, quâ oportet uti, sequitur, non sine ea ratione. Il semble même que ce savant romain n’ait mis aucune différence entre ce qui est analogique, & ce qui est fondé en raison, puis qu’un peu plus haut, il emploie indifféremment les mots ratio & analogia. Sed hi qui in loquendo, dit-il, (Ibid. 1.) partim sequi jubent nos consuetudinem, partim rationem, non tam discrepant ; quod consuetudo & analogia conjunctiores sunt inter se quam hi credunt. Le grammairien philosophe, car il mérite ce titre, ne portoit ce jugement de l’analogie, qu’après l’avoir examinée & approfondie : il y avoit entrevu le fondement de la division des tems, tel que je l’ai proposée, & il s’en explique d’une maniere si positive & si précise, que je suis extrèmement surpris que personne n’ait songé à faire usage d’une idée qui ne peut que répandre beaucoup de jour sur la génération des tems dans toutes les langues. Voici ses paroles, & elles sont remarquables (Ibid. 56.). Similiter errant qui dicunt ex utrâque parte verba omnia commutare syllabas oportere ; ut in his, pungo, pungam, pupugi ; tundo, tundam, tutudi : dissimilia enim conferunt, verba infecta tùm perfectis. Quòd si imperfecta modo conferrent, omnia verbi principia incommutabilia viderentur ; ut in his pungebam, pungo, pungam : & contrà ex utrâque parte commutabilia, si perfecta ponerent ; ut pupugeram, pupugi, pupugero. On voit que Varron distingue ici bien nettement les trois tems que je comprends sous le nom général de présens, des trois que je désigne par la dénomination commune de prétérits ; qu’il annonce une analogie commune aux trois tems de chaque espece, mais différente d’une espece à l’autre ; enfin qu’il distingue ces deux especes par des noms différens, donnant aux tems de la premiere le nom d’imparfaits, imperfecta ; & à ceux de la seconde le nom de parfaits, perfecta. Ce n’est pas par le choix des dénominations que je voudrois juger de la philosophie de cet auteur : avec de l’érudition, de l’esprit, de la sagacité même, il n’avoit pas assez de métaphysique pour débrouiller la complication des idées élémentaires, si je puis parler ainsi, qui constituent le sens total des formes usuelles du verbe ; ce n’étoit pas le ton de son siecle ; mais il étoit observateur attentif, intelligent, patient, scrupuleux même ; & c’est peut-être le meilleur fond sur lequel puisse porter la saine philosophie. Justifions celle de Varron par le développement du principe qu’il vient de nous présenter. Remarquons d’abord que dans la plûpart des langues, il y a des tems simples & des tems composés. Les tems simples, sont ceux qui ne consistent qu’en un seul mot, & qui entés tous sur une même racine fondamentale, différent entr’eux par les infléxions & les terminaisous propres à chacun. Je dis inflexions & terminaisons ; & j’entends par le premier de ces termes, les changemens qui se font dans le corps même du mot avant la derniere syllabe ; & par le second, les changemens de la derniere ou des dernieres syllabes. Voyez Inflexion . Pung-o & pung-am ne different que par les terminaisons, & il en est de même de pupuger-o & pupuger-am : au contraire, pungo & pupugero ne different que par des inflexions, de même que pungam & pupugeram, puisqu’ils ont des racines & des terminaisons communes : enfin, pungam & pupugero different & par les inflexions, & par les terminaisons. Les tems composés, sont ceux qui résultent de plusieurs mots, dont l’un est un tems simple du verbe même, & le reste est emprunté de quelque verbe auxiliaire. On entend par verbe auxiliaire, un verbe dont les tems servent à former ceux des autres verbes ; & l’on peut en distinguer deux especes, le naturel & l’usuel. Le verbe auxiliaire naturel, est celui qui exprime spécialement & essentiellement l’existence, & que l’on connoît ordinairement sous le nom de verbe substantif ; sum en latin, je suis en françois, io sono en italien, yo s’oy en espagnol, ich bin en allemand, εἰμὶ en grec. Je dis que ce verbe est auxiliaire naturel, parce qu’exprimant essentiellement l’existence, il paroît plus naturel d’en employer les tems, que ceux de tout autre verbe, pour marquer les différens rapports d’existence qui caractérisent les tems de tous les verbes. Le verbe auxiliaire usuel, est celui qui a une signification originelle, toute autre que celle de l’existence, & dont l’usage le dépouille entierement, quand il sert à la formation des tems d’un autre verbe, pour ne lui laisser que celle qui convient aux rapports d’existence qu’il est alors chargé de caractériser. Tels sont, par exemple, en françois, les verbes avoir & devoir, quand on dit, j’ai loué, je devois sortir ; ces verbes perdent alors leur signification originelle ; avoir ne signifie plus possession, mais antériorité ; devoir ne marque plus obligation, mais postériorité. Je dis que ces verbes sont auxiliaires usuels, parce que leur signification primitive ne les ayant pas destinés à cette espece de service, ils n’ont pû y être assujettis que par l’autorité de l’usage, quem penes arbitrium est & jus & norma loquendi. Hor. art. poët. 72. Les langues modernes de l’Europe font bien plus d’usage des verbes auxiliaires que les langues anciennes ; mais les unes & les autres sont également guidées par le même esprit d’analogie. §. I. Analogies des tems dans quelques langues modernes de l’Europe. Commençons par reconnoître cet esprit d’analogie dans les trois langues modernes que nous avons déja comparées, la françoise, l’italienne & l’espagnole. 1°. On trouve dans ces trois langues les mêmes tems simples ; & dans l’une, comme dans l’autre, il n’y a de simples, que ceux que je regar de comme des présens.
Présent, | franç. | ital. | espagn. |
---|---|---|---|
indéfini. | je loue. | lodo. | alabo. |
antérieur simple. | je louois. | lodava. | alabava. |
antérieur périodique. | je louai. | lodai. | alabé. |
postérieur. | je louerai. | lodéro. | alabaré. |
Prétérit, | franç. | ital. | espagn. |
---|---|---|---|
indéfini. | j’ai | ho | hé |
antérieur simple. | j’avois | havévo | avia |
antérieur périodique. | j’eus | hébbi | uve |
postérieur. | j’aurai | havero | uviere |
loué. | lodato. | alabado. |
Futur, | franç. | ital. | espagn. |
---|---|---|---|
indéfini. | je dois | devo | he |
antérieur. | je devois | dovevo | avia |
postérieur. | je devrai | dovero | uviére |
louer. | lodare. | dealabar. |
Présent | actif. | passif. |
---|---|---|
indéfini. | laudo. | laudor. |
antérieur. | laudabam. | laudabar. |
postérieur. | laudabo. | laudabor. |
Prétérit | actif. | passif. | |
---|---|---|---|
indéfini. | laudavi. | laudatus, a, um, | sum ou fui. |
antérieur. | laudaveram. | eram ou fueram. | |
postérieur. | laudavero. | ero ou fuero. |
Futur | actif. | passif. | ||
---|---|---|---|---|
indéfini. | laudatus, a, um, | sum. | laudandus, a, um, | sum. |
antérieur. | eram. | eram. | ||
postérieur. | ero. | ero. |
Prét. indéf. | Prés. ant. | Prét. post. |
---|---|---|
laud-o. | lauda-b-am. | lauda-b-o. |
doce-o. | doce-b-am. | doce-b-o. |
reg-o. | rege-b-am. | rege-b-o, anciennement |
expedi-o. | expedie-b-am. | expedi-b-o, anciennement. |
Prét. indéf. | Prét. ant. | Prét. post. |
---|---|---|
laudav-i. | laudav-er-am. | laudav-er-o. |
docu-i. | docu-er-am. | docu-er-o. |
rex-i. | rex-er-am. | rex-er-o. |
expediv-i. | expediv-er-am. | expediv-er-o. |
- Futur indéfini, laudaturus, a, um, sum ;
- Futur antérieur, laudaturus, a, um, eram ;
- Futur postérieur, laudaturus, a, um, ero.
- Prétérit indéfini, precatus sum ;
- Prétérit antérieur, precatus eram ;
- Prétérit postérieur, precatus ero.
« l’énallage est une prétendue figure de construction, que les grammairiens qui raisonnent ne connoissent point, mais que les grammatistes célebrent ».II. Il suit évidemment des observations précédentes, que les notions que j’ai données des tems sont un moyen sûr de conciliation entre les langues, qui, pour exprimer la même chose, emploient constamment des tems différens. Par exemple, nous disons en françois, si je le trouve, je le lui dirai ; les Italiens se le trovero, glie lo dirò. Selon les idées ordinaires, la langue italienne est en regle, & la langue françoise autorise une faute contre les principes de la Grammaire générale, en admettant un présent au lieu d’un futur. Mais si l’on consulte la saine philosophie, il n’y a dans notre tour ni figure, ni abus ; il est naturel & vrai : les Italiens se servent du présent postérieur, qui convient en effet au point de vue particulier que l’on veut rendre ; & nous, nous employons le présent indéfini, parce qu’indépendant par nature de toute époque, il peut s’adapter à toutes les époques, & conséquemment à une époque postérieure. Mille autres idiotismes pareils s’interpréteroient aussi aisément & avec autant de vérité par les mêmes principes. Le succès en démontre donc la justesse, & met en évidence la témérité de ceux qui taxent hardiment les usages des langues de bisarrerie, de caprice, de confusion, d’inconséquence, de contradiction. Il est plus sage, je l’ai déjà dit ailleurs, & je le répete ici ; il est plus sage de se défier de ses propres lumieres, que de juger irrégulier ce dont on ne voit pas la régularité. Art. V. De quelques divisions des tems, particulieres à la langue françoise. Si je bornois ici mes réflexions sur la nature & le nombre des tems, bien des lecteurs s’en contenteroient peut-être, parce qu’en effet j’ai à-peu-près examiné ceux qui sont d’un usage plus universel. Mais notre langue en a adopté quelques-uns qui lui sont propres, & qui dès-lors méritent d’être également approfondis, moins encore parce qu’ils nous appartiennent, que parce que la réalité de ces tems dans une langue en prouve la possibilité dans toutes, & que la sphere d’un système philosophique doit comprendre tous les possibles. §. 1. Des tems prochains & éloignés. Sous le rap port de simultanéité, l’existence est coincidente avec l’époque ; mais sous les deux autres rapports, d’antériorité & de postériorité, l’existence est séparée de l’époque par une distance, que l’on peut envisager d’une maniere vague & générale, ou d’une maniere spéciale & précise ; ce qui peut faire distinguer les prétérits & les futurs en deux classes. Dans l’une de ces classes, on considéreroit la distance d’une maniere vague & indéterminée, ou plutôt on y considéreroit l’antériorité ou la postériorité sans aucun égard à la distance, & conséquemment avec abstraction de toute distance déterminée. Pour ne point multiplier les dénominations, on pourroit conserver aux tems de cette classe les noms simples de prétérits ou de futurs, parce qu’on n’y exprime effectivement que l’antériorité ou la postériorité ; tels sont les prétérits & les futurs que nous avons vus jusqu’ici. Dans la seconde classe, on considéreroit la distance d’une maniere précise & déterminée. Mais il n’est pas possible de donner à cette détermination la précision numérique ; ce seroit introduire dans les langues une multitude infinie de formes, plus embarrassantes pour la mémoire qu’utiles pour l’expression, qui a d’ailleurs mille autres ressources pour rendre la précision numérique même, quand il est nécessaire. La distance à l’époque ne peut donc être déterminée dans les tems du verbe, que par les caracteres généraux d’éloignement ou de proximité relativement à l’époque : de-là la distinction des tems de cette seconde classe, en éloignés & en prochains. Les prétérits ou les futurs éloignés, seroient des formes qui exprimeroient l’antériorité ou la postériorité d’existence, avec l’idée accessoire d’une grande distance à l’égard de l’époque de comparaison. Sous cet aspect, les prétérits & les futurs pourroient être, comme les autres, indéfinis, antérieurs & postérieurs. Telles seroient, par exemple, les formes du verbe lire qui signifieroient l’antériorité éloignée que nous rendons par ces phrases : Il y a long-tems que j’ai lu, il y avoit long-tems que j’avois lu, il y aura long-tems que j’aurai lu ; ou la postériorité éloignée que nous exprimons par celles-ci : je dois être longtems sans lire, je devois être long-tems sans lire, je devrai être long-tems sans lire. Je ne sache pas qu’aucune langue ait admis des formes exclusivement propres à exprimer cette espece de tems ; mais, comme je l’ai déjà observé, la seule possibilité suffit pour en rendre l’examen nécessaire dans une analyse exacte. Les prétérits ou les futurs prochains, seroient des formes qui exprimeroient l’antériorité ou la postériorité d’existence, avec l’idée accessoire d’une courte distance à l’égard de l’époque de comparaison. Sous ce nouvel aspect, les prétérits & les futurs peuvent encore être indéfinis, antérieurs & postérieurs. Telles seroient, par exemple, les formes du verbe lire, qui signifieroient l’antériorité prochaine que les Latins rendent par ces phrases : Vix legi, vix legeram, vix legero ; ou la postériorité prochaine que les Latins expriment par celles-ci : jamjam lecturus sum, jamjam lecturus eram, jamjam lecturus ero. La langue françoise qui paroît n’avoir tenu aucun compte des tems éloignés, n’a pas négligé de même les tems prochains : elle en reconnoît trois dans l’ordre des prétérits, & deux dans l’ordre des futurs ; & chacune de ces deux especes de tems prochains est distinguée des autres tems de la même classe par son analogie particuliere. Les prétérits prochains sont composés du verbe auxiliaire venir, & du présent de l’infinitif du verbe conjugué, à la suite de la préposition de. Le verbe auxiliaire ne signifie plus alors le transport d’un lieu en un autre, comme quand il est employé selon sa destination originelle ; ses tems ne servent plus qu’à marquer la proximité de l’antériorité, & le point-de-vûe particulier sous lequel on envisage l’époque de comparaison. Le présent indéfini du verbe venir sert à composer le prétérit indéfini prochain du verbe conjugué : je viens d’être, je viens de louer, je viens d’admirer, &c. Le présent antérieur du verbe venir sert à composer le prétérit antérieur prochain du verbe conjugué : je venois d’être, je venois de louer, je venois d’admirer, &c. Le présent postérieur du verbe venir sert à composer le prétérit postérieur prochain du verbe conjugué : je viendrai d’être, je viendrai de louer, je viendrai d’admirer, &c. Depuis quelque tems on dit en italien, io vengo di lodare, io venivo di lodare, &c. cette expression est un gallicisme qui a été blâmé par M. l’abbé Fontanini ; mais l’autorité de l’usage l’a enfin consacrée dans la langue italienne ; & la voilà pourvue, comme la nôtre, des prétérits prochains. Les futurs prochains sont composés du verbe auxiliaire aller, suivi simplement du présent de l’infitif du verbe conjugué. Le verbe auxiliaire perd encore ici sa signification originelle, pour ne plus marquer que la proximité de la futurition ; & ses divers présens désignent les divers points-de-vûe sous lesquels on envisage l’époque de comparaison. Le présent indéfini du verbe aller sert à composer le futur indéfini prochain du verbe conjugué : je vais être, je vais louer, je vais admirer, &c. Le présent antérieur du verbe aller sert à composer le futur antérieur prochain du verbe conjugué : j’allois être, j’allois louer, j’allois admirer, &c. Quand je dis que notre langue n’a point admis de tems éloignés, ni de futurs postérieurs prochains, je ne veux pas dire qu’elle soit privée de tous les moyens d’exprimer ces différens points de-vûe ; il ne lui faut qu’un adverbe, un tour de phrase, pour subvenir à tout. Je veux dire qu’elle n’a autorisé pour cela, dans ses verbes, aucune forme simple, ni aucune forme composée résultante de l’association d’un verbe auxiliaire qui se dépouille de sa signification originelle, pour marquer uniquement l’antériorité ou la postériorité d’existence éloignée, ou la postériorité d’existence prochaine à l’égard d’une époque postérieure. Je fais cette remarque, afin d’éviter toute équivoque & d’être entendu ; & je vais y en ajouter une seconde pour la même raison. Quoique j’aye avancé que les verbes auxiliaires usuels perdent sous cet aspect leur signification originelle ; le choix de l’usage qui les a autorisés à faire ces fonctions, est pourtant fondé sur la signification même de ces verbes. Le verbe venir, par exemple, suppose une existence antérieure dans le lieu d’où l’on vient ; & dans le moment qu’on en vient, il n’y a pas long-tems qu’on y étoit : voilà précisement la raison du choix de ce verbe, pour servir à l’expression des prétérits prochains. Pareillement le verbe aller indique la postériorité d’existence dans le lieu où l’on va ; dans le tems qu’on y va, on est dans l’intention d’y être bientôt : voilà encore la justification de la préférence donnée à ce verbe pour désigner les futurs prochains. On justifieroit par des inductions à-peu-près pareilles, les usages des verbes auxiliaires avoir & devoir, pour désigner d’une maniere générale l’antériorité & la postériorité d’existence. Mais il n’en demeure pas moins vrai que teus ces verbes, devenus auxiliaires, perdent réellement leur signification primitive & fondamentale, & qu’ils n’en retiennent que des idées accessoires & éloignées, qui en sont plutôt l’appanage que le fonds. §. 2. Des tems positifs & comparatifs. Pour ne rien omettre de tout ce qui peut appartenir à la langue françoise, il me reste encore à examiner quelques tems qui y sont quelquefois usités quoique rarement, parce qu’ils y sont rarement nécessaires. C’est ainsi qu’en parle M. l’abbé de Dangeau, l’un de nos premiers grammairiens qui les ait observés & nommés. Opusc. sur la langue franç. page 177. 178. Il les appelle tems surcomposés, & il en donne le tableau pour les verbes qu’il nomme actifs, neutres-actifs & neutres-passifs. Ibid. Tables E. N. Q. page 128. 142. 148. Tels sont ces tems : j’ai eu chanté, j’avois eu marché, j’aurai été arrivé. Je commencerai par observer que la dénomination de tems surcomposés est trop générale, pour exciter dans l’esprit aucune idée précise, & conséquemment pour figurer dans un système vraiment philosophique. J’ajouterai en second lieu, que cette dénomination n’a aucune conformité avec les lois que le simple bon sens prescrit sur la formation des noms techniques. Ces noms, autant qu’il est possible, doivent indiquer la nature de l’objet : c’est la regle que j’ai tâché de suivre à l’égard des dénominations que les besoins de mon systeme m’ont paru exiger ; & c’est celle dont l’observation paroît le plus sensiblement dans la nomenclature des sciences & des arts. Or il est évident que le nom de surcomposés n’indique absolument rien de la nature des tems auxquels on le donne, & qu’il ne tombe que sur la forme extérieure de ces tems, laquelle est absolument accidentelle. Il peut donc être utile, pour la génération des tems, de remarquer cette propriété dans ceux que l’usage y a soumis ; mais en faire comme le caractere distinctif, c’est une méprise, & peut-être une erreur de logique. Je remarquerai en troisieme lieu, que les relations d’existence qui caractérisent les tems dont il s’agit ici, sont bien différentes de celles des tems moins composés que nous avons vus jusqu’à présent : j’ai eu aimé, j’avois eu entendu, j’aurois eu dit, sont par-là très différens des tems moins composés, j’ai aimé, j’avois entendu, j’aurois dit. Or nous avons des tems surcomposés qui répondent exactement à ces derniers quant aux relations d’existence ; ce sont ceux de la voix passive, j’ai été aimé, j’avois été entendu, j’aurois été dit. Ainsi la dénomination de surcomposés comprendroit des tems qui exprimeroient des relations d’existence tout-à-fait différentes, & deviendroit par-là très-équivoque ; ce qui est le plus grand vice d’une nomenclature, & sur-tout d’une nomenclature technique. Une quatrieme remarque encore plus considérable, c’est que les tables de conjugaison proposées par M. l’abbé de Dangeau, semblent insinuer que les verbes qu’il nomme pronominaux, n’admettent point de tems surcomposés ; & il le dit nettement dans l’explication qu’il donne ensuite de ses tables.
« Les parties surcomposées des verbes se trouvent, dit-il, (Opusc. page 210.) dans les neutres-passifs, & on dit, quand il a été arrivé : elles ne se trouvent point dans les verbes pronominaux neutrisés ; on dit bien, après m’être promené, mais on ne peut pas dire, après que je m’ai été promené long-tems ».conviens qu’avec cette sorte de verbes on ne peut pas employer les tems composés du verbe auxiliaire être, ni dire, je m’ai été souvenu, comme on diroit j’ai été arrivé : mais de ce que l’usage n’a point autorisé cette formation des tems surcomposés, il ne s’ensuit point du tout qu’il n’en ait autorisé aucune autre. On dit, après que j’ai eu parlé, verbe qui prend l’auxiliaire avoir ; après que j’ai été arrivé, verbe qui prend l’auxiliaire être ; l’un & l’autre sans la répétition du pronom personnel : mais il est constant que d’après les mêmes points-de-vûe que l’on marque dans ces deux exemples, on peut avoir besoin de les désigner aussi quand le verbe est pronominal ou réflechi ; & il n’est guere moins sûr que l’analogie du langage n’aura pas privé cette sorte de verbe d’une forme qu’elle a établie dans tous les autres. De même que l’on dit, dès que j’ai eu chanté, je suis parti pour vous voir (c’est un exemple du savant académicien) ; dès que j’ai été sorti, vous êtes arrivé : pourquoi ne diroit-on pas dans le même sens, & avec autant de clarté, de précision, & peut-être de fondement, dès que je me suis eu informé, je vous ai écrit ? Au-lieu donc de dire, après que je m’ai été promené long-tems, expression justement condamnée par M. de Dangeau, on dira, après que je me suis eu promené long-tems, ou après m’être eu promené long-tems. Il est vrai que je ne garantirois pas qu’on trouvât dans nos bons écrivains des exemples de cette formation : mais je ne désespererois pas non plus d’y en rencontrer quelques-uns, sur-tout dans les comiques, dans les épistolaires, & dans les auteurs de romans ; & je suis bien assuré que tous les jours, dans les conversations des puristes les plus rigoureux, on entend de pareilles expressions sans en être choqué, ce qui est la marque la plus certaine qu’elles sont dans l’analogie de notre langue. Si elles ne sont pas encore dans le langage écrit, elles méritent du moins de n’en être pas rejettées : tout les y réclame, les intérêts de cette précision philosophique, qui est un des caracteres de notre langue ; & ceux mêmes de la langue, qu’on ne sauroit trop enrichir dès qu’on peut le faire sans contredire les usages analogiques. Mais, me dira-t-on, l’analogie même n’est pas trop observée ici : les verbes simples qui se conjuguent avec l’auxiliaire avoir, prennent un tems composé de cet auxiliaire, pour former leurs tems surcomposés ; j’ai eu chanté, j’aurois eu chanté, &c. les verbes simples qui se conjuguent avec l’auxiliaire être, prennent un tems composé de cet auxiliaie, pour former leurs tems surcomposés ; j’ai été arrivé, j’aurois été arrivé, &c. au contraire les tems surcomposés des verbes pronominaux prennent un tems simple du verbe être avec le supin du verbe avoir ; ce qui est ou paroît du-moins être une véritable anomalie. Je réponds qu’il faut prendre garde de regarder comme anomalie, ce qui n’est en effet qu’une différence nécessaire dans l’analogie. Le verbe aimer fait j’ai aimé, j’ai eu aimé : s’il devient pronominal, il fera je me suis aimé ou aimée, au premier de ces deux tems où il n’est plus question du supin, mais du participe : mais quant au second, il faudra donc pareillement substituer le participe au supin, & pour ce qui est de l’auxiliaire avoir, il doit, à cause du double pronom personnel, se conjuguer lui-même par le secours de l’auxiliaire être ; je me suis eu, comme je me suis aimé ; mais ce supin du verbe avoir ne change point, & demeure indéclinable, parce que son véritable complément est le participe aimé dont il est suivi, voyez Participe . Ainsi aimer fera très-analogiquement je me suis ou aimé ou aimée. Mais quelle est enfin la nature de ces tems, que nous ne connoissons que sous le nom de prétérits surcomposés ? L’un des deux auxiliaires y caractérise, comme dans les autres, l’antériorité ; le second, si nos procédés sont analogiques, doit désigner encore un autre rapport d’antériorité, dont l’idée est accessoire à l’égard de la premiere qui est fondamentale. L’antériorité fondamentale est relative à l’époque que l’on envisage primitivement ; & l’antériorité accessoire est relative à un autre événement mis en comparaison avec celui qui est directement exprimé par le verbe, sous la relation commune à la même époque primitve. Quand je dis, par exemple, dès que j’ai eu chanté, je suis parti pour vous voir ; l’existance de mon chant & celle de mon départ sont égament présentées comme antérieures au moment où je parle ; voilà la relation commune à une même époque primitive, & c’est la relation de l’antériorité fondamentale : mais l’existence de mon chant est encore comparée à celle de mon départ, & le tour particulier j’ai eu chanté sert à marquer que l’existence de mon chant est encore antérieure à celle de mon départ, & c’est l’antériorité accessoire. C’est donc cette antériorité accessoire, qui distingue des prétérits ordinaires ceux dont il est ici question ; & la dénomination qui leur convient doit indiquer, s’il est possible, ce caractere qui les différencie des autres. Mais comme l’antériorité fondamentale de l’existence est déjà exprimée par le nom de prétérit, & celle de l’époque par l’épithete d’antérieur ; il est difficile de marquer une troisieme fois la même idée, sans courir les risques de tomber dans une sorte de battologie : pour l’éviter, je donnerois à ces tems le nom de prétérits comparatifs, afin d’indiquer que l’antériorité fondamentale, qui constitue la nature commune de tous les prétérits, est mise en comparaison avec une autre antériorité accessoire ; car les choses composées doivent être homogènes. Or il y a quatre prétérits comparatifs. 1. Le prétérit indéfini comparatif, comme j’ai eu chanté. 2. Le prétérit antérieur simple comparatif, comme j’avois eu chanté. 3. Le prétérit antérieur périodique comparatif, comme j’eus eus chanté. 4. Le prétérit postérieur comparatif, comme j’aurai eu chanté. Il me semble que les prétérits qui ne sont point comparatifs, sont suffisamment distingués de ceux qui le sont, par la suppression de l’épithete, même de comparatifs ; car c’est être en danger de se payer de paroles, que de multiplier les noms sans nécessité. Mais d’autre part, on court risque de n’adopter que des idées confuses, quand on n’en attache pas les caracteres distinctifs à un assez grand nombre de dénominations : & cette remarque me détermineroit assez à appeller positifs tous les prétérits qui ne sont pas comparatifs, sur-tout dans les occurrences où l’on parleroit des uns, relativement aux autres. Je vais me servir de cette distinction dans une derniere remarque sur l’usage des prétérits comparatifs. Ils ne peuvent jamais entrer que dans une proposition qui est membre d’une période explicite ou implicite : explicite ; j’ai eu lu tout ce livre avant que vous en eussiez lu la moitié : implicite ; j’ai eu lu tout ce livre avant vous, c’est-à-dire, avant que vous l’eussiez lu. Or c’est une regle indubitable qu’on ne doit se servir d’un prétérit comparatif, que quand le verbe de l’autre membre de la comparaison est à un prétérit positif de même nom ; parce que les termes comparés, comme je l’ai dit cent fois, doivent être homogenes. Ainsi l’on dira ; quand j’ai eu chanté, je suis sorti ; si j’avois eu chanté, je serois sorti avec vous ; Quand nons aurons été sortis, ils auront renoué la partie, &c. Ce seroit une faute d’en user autrement, & de dire, par exemple, si j’avois eu chanté, je sortirois, &c. Art. VI. Des tems considérés dans les modes. Les verbes se divisent en plusieurs modes qui répondent aux différens aspects sous lesquels on peut envisager la signification formelle des verbes, voyez Mode . On retrouve dans chaque mode la distinction des tems, parce qu’elle tient à la nature indestructible du verbe, (voyez Verbe). Mais cette distinction reçoit d’un mode à l’autre des différences si marquées, que cela mérite une attention particuliere. Les observations que je vais faire à ce sujet, ne tomberont que sur nos verbes françois, afin d’éviter les embarras qui naîtroient d’une comparaison trop compliquée ; ceux qui m’auront entendu, & qui connoîtront d’autres langues, sauront bien y appliquer mon système, & reconnoître les parties qui en auront été adoptées ou rejettées par les différens usages de ces idiomes. Nous avons six modes en françois : l’indicatif, l’impératif, le suppositif, le subjonctif, l’infinitif & le participe, (voyez ces mots) : c’est l’ordre que je vais suivre dans cet article. §. 1. Des tems de l’indicatif. Il semble que l’indicatif soit le mode le plus naturel & le plus nécessaire : lui seul exprime directement & purement la proposition principale ; & c’est pour cela que Scaliger le qualifie solus modus aptus scientiis, solus pater veritatis (de caus. L. L. cap. cxvj.) Aussi est-ce le seul mode qui admette toutes les especes de tems autorisées dans chaque langue. Ainsi il ne s’agit, pour faire connoître au lecteur le mode indicatif, que de mettre sous ses yeux le système figuré des tems que je viens d’analyser. Je mettrai en parallele trois verbes ; l’un simple, empruntant l’auxiliaire avoir ; le second également simple, mais se servant de l’auxiliaire naturel être ; enfin le troisieme pronominal, & pour cela même différent des deux autres dans la formation de ses prétérits comparatifs. Ces trois verbes seront chanter, arriver, se révolter.
I. | II. | III. | |
---|---|---|---|
Présent postérieur. | chante. | arrive. | révolte-toi. |
Prétérit indéfini. | aie chanté. | sois arrivé ou vée. | * |
I. | II. | III. | ||
---|---|---|---|---|
Présent. | je chanterois. | j’arriverois. | je me révolterois. | |
Prétérits. | positif. | j’aurois chanté. | je serois arrivé ou vée. | je me serois révolté ou tée. |
comparatif. | j’aurois eu chanté. | j’aurois été arrivé ou vée. | je me serois eu révolté ou tée. | |
prochain. | je viendrois de chanter. | je viendrois d’arriver. | je viendrois de me révolter. | |
Futur. | je devrois chanter. | je devrois arriver. | je devrois me révolter. |
« Le subjonctif, dit l’auteur de la Méthode latine de P. R. (Rem. sur les verbes, ch. II. §. iij.) marque toujours une signification indépendante & comme suivante de quelque chose : c’est pourquoi dans tous ses tems, il participe souvent de l’avenir ».Je ne sais pas si cet auteur voyoit en effet, dans la dépendance de la signification du subjonctif, l’indétermination des tems de ce mode ; mais il la voyoit du-moins comme un fait, puisqu’il en recherche ici la cause : & cela suffit aux vûes que j’ai en le citant. Vossius, (Anal. III. xv.) est de même avis sur les tems du subjonctif latin ; ainsi que l’abbé Régnier, (Gramm. fr. in-12. pag. 344. in-4. pag. 361.) sur les tems du subjonctif françois. Mais indépendamment de toutes les autorités, chacun peut aisément vérifier qu’il n’y a pas un seul tems à notre subjonctif, qui ne soit réellement indéfini, quand on les rapporte sur-tout au moment de la parole : & c’est un principe qu’il faut saisir dans toute son étendue, si l’on veut être en état de traduire bien exactement d’une langue dans une autre, & de rendre selon les usages de l’une ce qui est exprimé dans l’autre, sous une forme quelquefois bien différente. §. V. Des tems de l’infinitif. J’ai déja suffisamment établi ailleurs contre l’opinion de Sanctius & de ses partisans, que la distinction des tems n’est pas moins réelle à l’infinitif qu’aux autres modes. (Voyez Infinitif). On va voir ici que l’erreur de ces Grammairiens n’est venue que de l’indétermination de l’époque de comparaison, dans chacun de ces tems, qui tous sont essentiellement indéfinis. Il y en a cinq dans l’infinitif de nos verbes françois, dont voici l’exposition systématique.
I. | II. | III. | ||
---|---|---|---|---|
Présent. | chanter. | arriver. | se révolter. | |
Prétérits. | positif. | avoir chanté. | être arrivé ou vée. | s’être révolté ou tée. |
comparatif. | avoir eu chanté. | avoir été arrivé ou vée. | s’être eu révolté ou tée. | |
prochain. | venir de chanter. | venir d’arriver. | venir de se révolter. | |
Futur. | devoir chanter. | devoir arriver. | devoir se révolter. |
I. | II. | III. | ||
---|---|---|---|---|
Présent. | chantant. | arrivant. | me revoltant. | |
Prétérits. | positif. | ayant chanté. | étant arrivé ou vée. | m’étant révolté ou tée. |
comparatif. | ayant eu chanté. | ayant été arrivé ou vée. | m’étant eu révoltée ou tée. | |
prochain. | venant de chanter. | venant d’arriver. | venant de me révolter. | |
Futurs. | devant chanter. | devant arriver. | devant me révolter. |
« Quoique les questions de Grammaire paroissent peu de chose à la plûpart des hommes, & qu’ils les regardent avec dedain, comme des objets de l’enfance, de l’oisiveté, ou du pédantisme ; il est certain cependant qu’elles sont très-importantes à certains égards, & très-dignes de l’attention des esprits les plus délicats & les plus solides. La Grammaire a une liaison immédiate avec la construction des idées ; ensorte que plusieurs questions de Grammaire sont de vraies questions de logique, même de métaphysique ».Ainsi s’exprime l’abbé des Fontaines, au commencement de la préface de son Racine vengé : & cet avis, dont la vérité est sensible pour tous ceux qui ont un peu approfondi la Grammaire, étoit, comme on va le voir, celui de Vossius, & celui des plus grands hommes de l’antiquité. Majoris nunc apud me sunt judicia augustae antiquitatis ; quae existimabat, ab horum notitiâ non multa modò Poetarum aut Historicorum loca lucem foenerare, sed & gravissimas juris controversias. Hoec propter nec Q. Scaevolae pater, nec Brutus Maniliusque, nec Nigidius figulus, Romanorum post Varonem doctissimus, disquirere gravabantur utrùm vox surreptum erit an post facta an ante facta valeat, hoc est, futurine an praeteriti sit temporis, quando in veteri lege Atiniâ legitur ; quod surreptum erit, ejus rei aeterna autoritas esto, nec puduit Agellium hâc de re caput integrum contexere xvij. atticarum noctium libro. Apud eumdem, cap. ij. libri XVIII. legimus, inter saturnalitias quaestiones eam fuisse postremam ; scripserim, venerim, legerim, cujus temporis verba sint, praeteriti, an futuri, an utriusque. Quamobrem eos mirari satis non possum, qui hujusmodi sibi à pueris cognitissima fuisse parùm prudenter aut pudenter adserunt ; cum in iis olim hesitârint viri excellentes, & quidem Romani, suae sine dubio linguae scientissimi. Voss. Anal. III. xiij. Ce que dit ici Vossius à l’égard de la langue latine, peut s’appliquer avec trop de fondement à la langue françoise, dont le fond est si peu connu de la plûpart même de ceux qui la parlent le mieux, parce qu’accoutumés à suivre en cela l’usage du grand monde comme à en suivre les modes dans leurs habillemens, ils ne réfléchissent pas plus sur les fondemens de l’usage de la parole que sur ceux de la mode dans les vêtemens. Que dis-je ? il se trouve même des gens de lettres, qui osent s’élever contre leur propre langue, la taxer d’anomalie, de caprice, de bisarrerie, & en donner pour preuves les bornes des connoissances où ils sont parvenus à cet égard.
« En lisant nos Grammairiens, dit l’auteur des jugemens sur quelques ouvrages nouveaux, (tom. IX. pag. 73.) il est facheux de sentir, malgré soi, diminuer son estime pour la langue françoise, où l’on ne voit presque aucune analogie, où tout est bisarre pour l’expression comme pour la prononciation, & sans cause ; où l’on n’apperçoit ni principes, ni regles, ni uniformité ; où enfin tout paroît avoir été dicté par un capricieux génie. En vérité, dit-il ailleurs (Racine vengé. Iphig. II. v. 46.) l’étude de la grammaire françoise inspire un peu la tentation de mépriser notre langue ».Je pourrois sans doute détruire cette calomnie par une foule d’observations victorieuses, pour faire avec succès l’apologie d’une langue, déjà assez vengée des nationaux qui ont la maladresse de la mépriser, par l’acueil honorable qu’on lui fait dans toutes les cours étrangeres, je n’aurois qu’à ouvrir les chefs-d’oeuvre qui ont fixé l’époque de sa gloire, & faire voir avec quelle facilité & avec quel succès elle s’y prête à tous les caracteres, naïveté, justesse, clarté, précision, délicatesse, pathétique, sublime, harmonie, &c. Mais pour ne pas trop m’écarter de mon sujet, je me contenterai de rappeller ici l’harmonie analogique des tems, telle que nous l’avons observée dans notre langue : tous les présens y sont simples ; les prétérits positifs y sont composés d’un tems simple du même auxiliaire avoir ou être ; les comparatifs y sont doublement composés ; les prochains y prennent l’auxiliaire venir ; les futurs positifs y empruntent constamment le secours de l’auxiliaire devoir ; & les prochains, celui de l’auxiliaire aller : & cette analogie est vraie dans tous les verbes de la langue, & dans tous les modes de chaque verbe. Ce qu’on lui a reproché comme un défaut, d’employer les mêmes tems, ici avec relation à une époque, & là avec relation à une autre, loin de la deshonorer, devient au contraire, à la faveur du nouveau système, une preuve d’abondance & un moyen de rendre avec une justesse rigoureuse les idées les plus précises : c’est en effet la destination des tems indéfinis, qui, faisant abstraction de toute époque de comparaison, fixent plus particulierement l’attention sur la relation de l’existence à l’epoque, comme on l’a vû en son lieu. Mais ne sera-t-il tenu aucun compte à notre langue de cette foule de prétérits & de futurs, ignorés dans la langue latine, au prix de laquelle on la regarde comme pauvre ? Les regardera-t-on encore comme des bisarreries, comme des effets sans causes, comme des expressions dépourvues de sens, comme des superfluités introduites par un luxe aveugle & inutile aux vues de l’élocution ? La langue italienne, en imitant à la lettre nos prétérits prochains, se sera-t-elle donc chargée d’une pure battologie ? J’avouerai cependant à l’abbé des Fontaines, qu’à juger de notre langue par la maniere dont le systeme est exposé dans nos grammaires, on pourroit bien conclure comme il a fait lui-même. Mais cette conclusion est-elle supportable à qui a lû Bossuet, Bourdaloue, la Bruyere, la Fontaine, Racine, Boileau, Pascal, &c. &c. &c. Voilà d’où il faut partir, & l’on conclura avec bien plus de vérité, que le désordre, l’anomalie, les bisarreries sont dans nos grammaires, & que nos Grammairiens n’ont pas encore saisi avec assez de justesse, ni approfondi dans un détail suffisant le méchanisme & le génie de notre langue. Comment peut-on lui voir produire tant de merveilles sous différentes plumes, quoiqu’elle ait dans nos grammaires un air maussade, irrégulier & barbare ; & cependant ne pas soupçonner le moins du monde l’exactitude de nos Grammairiens, mais invectiver contre la langue même de la maniere la plus indécente & la plus injuste ? C’est que toutes les fois qu’un seul homme voudra tenir un tribunal pour y juger les ouvrages de tous les genres de littérature, & faire seul ce qui ne doit & ne peut être bien exécuté que par une société assez nombreuse de gens de lettres choisis avec soin ; il n’aura jamais le loisir de rien approfondir ; il sera toujours pressé de décider d’après des vues superficielles ; il portera souvent des jugemens iniques & faux, & alterera ou détruira entierement les principes du goût, & le goût même des bonnes études, dans ceux qui auront le malheur de prendre confiance en lui, & de juger de ses lumieres par l’assurance de son ton, & par l’audace de son entreprise. 4°. A s’en tenir à la nomenclature ordinaire, au catalogue reçu, & à l’ordre commun des tems, notre langue n’est pas la seule à laquelle on puisse reprocher l’anomalie ; elles sont toutes dans ce cas, & il est même difficile d’assigner les tems qui se répondent exactement dans les divers idiomes, ou de déterminer précisément le vrai sens de chaque tems dans une seule langue. J’ouvre la Méthode grecque de P. R. à la page 120 (édition de 1754), & j’y trouve sous le nom de futur premier, τίσω, & sous le nom de futur second, τίω, tous deux traduits en latin par honorabo : le premier aoriste est ἔτισα, le second ἔτιον ; & le prétérit parfait τέτικα ; tous trois rendus par le même mot latin honoravi. Est-il croy able que des mots si différens dans leur formation, & distingués par des dénominations différentes, soient destinés à signifier absolument la même idée totale que désigne le seul mot latin honorabo, ou le seul mot honoravi ? Il faut donc reconnoître des synonymes parfaits nonobstant les raisons les plus pressantes de ne les regarder dans les langues que comme un superflu embarrassant & contraire au génie de la parole. Voyez Synonymes . Je sais bien que l’on dira que les Latins n’ayant pas les mêmes tems que les Grecs, il n’est pas possible de rendre avec toute la fidélité les uns par les autres, du-moins dans le tableau des conjugaisons : mais je répondrai qu’on ne doit point en ce cas entreprendre une traduction qui est nécessairement infidelle, & que l’on doit faire connoître la véritable valeur des tems, par de bonnes définitions qui contiennent exactement toutes les idées élémentaires qui leur sont communes, & celles qui les différencient, à-peu-près comme je l’ai fait à l’égard des tems de notre langue. Mais cette méthode, la seule qui puisse conserver surement la signification précise de chaque tems, exige indispensablement un système & une nomenclature toute différente : si cette espece d’innovation a quelques inconvéniens, ils ne seront que momentanés, & ils sont rachetés par des avantages bien plus considérables. Les grammairiens auront peine à se faire un nouveau langage ; mais elle n’est que pour eux, cette peine, qui doit au fond être comptée pour rien dès qu’il s’agit des intérêts de la vérité : leurs successeurs l’entendront sans peine, parce qu’ils n’auront point de préjugés contraires ; & ils l’entendront plus aisément que celui qui est reçu aujourd’hui, parce que le nouveau langage sera plus vrai, plus expressif, plus énergique. La fidélité de la transmission des idées d’une langue en une autre, la facilité du systême des conjugaisons fondée sur une analogie admirable & universelle, l’introduction aux langues débarrassée par-là d’une foule d’embarras & d’obstacles, sont, si je ne me trompe, autant de motifs favorables aux vues que je presente. Je passe à quelques objections particulieres qui me viennent de bonne main. La société littéraire d’Arras m’ayant fait l’honneur de m’inscrire sur ses registres comme associé honoraire, le 4 Février 1758 ; je crus devoir lui payer mon tribut académique, en lui communiquant les principales idées du système que je viens d’exposer, & que je présentai sous le titre d’Essai d’analyse sur le verbe. M. Harduin, secrétaire perpétuel de cette compagnie, & connu dans la république des lettres comme un grammairien du premier ordre, écrivit le 27 Octobre suivant, ce qu’il en pensoit, à M. Bauvin, notre confrere & notre ami commun. Après quelques éloges dont je suis plus redevable à sa politesse qu’à toute autre cause, & quelques observations pleines de sagesse & de vérité ; il termine ainsi ce qui me regarde :
« J’ai peine à croire que ce systême puisse s’accorder en tout avec le méchanisme des langues connues. Il m’est venu à ce sujet beaucoup de réfléxions dont j’ai jetté plusieurs sur le papier ; mais j’ignore quand je pourrai avoir le loisir de les mettre en ordre. En attendant, voici quelques remarques sur les prétérits, que j’avois depuis long-tems dans la tête, mais qui n’ont été rédigées qu’à l’occasion de l’écrit de M. Beauzée. Je serois bien aise de savoir ce qu’il en pense. S’il les trouve justes, je ne conçois pas qu’il puisse persister à regarder notre aoriste françois, comme un présent ; (je l’appelle présent antérieur périodique) ; à moins qu’il ne dise aussi que notre prétérit absolu (celui que je nomme prétérit indéfini positif) exprime plus souvent une chose présente qu’une chose passée ».Trop flatté du desir que montre M. Harduin de savoir ce que je pense de ses remarques sur nos prétérits, je suis bien aise moi-même de déclarer publiquement, que je les regarde comme les observations d’un homme qui sait bien voir, talent très-rare, parce qu’il exige dans l’esprit une attention forte, une sagacité exquise, un jugement droit, qualités rarement portées au degré convenable, & plus rarement encore réunies dans un même sujet. Au reste que M. Harduin ait peine à croire que mon système puisse s’accorder en tout avec le méchanisme des langues connues ; je n’en suis point surpris, puisque je n’oserois moi-même l’assûrer : il faudroit, pour cela, les connoître toutes, & il s’en faut beaucoup que j’aye cet avantage. Mais je l’ai vu s’accorder parfaitement avec les usages du latin, du françois, de l’espagnol, de l’italien ; on m’assûre qu’il peut s’accorder de même avec ceux de l’allemand & de l’anglois : il fait decouvrir dans toutes ces langues, une analogie bien plus étendue & plus réguliere que ne faisoit l’ancien système ; & cela même me fait espérer que les savans & les étrangers qui voudront se donner la peine d’en faire l’application aux verbes des idiomes qui leur sont naturels ou qui sont l’objet de leurs études, y trouveront la même concordance, le même esprit d’analogie, la même facilité à rendre la valeur des tems usuels. Je les prie même, avec la plus grande instance, d’en faire l’essai, parce que plus on trouvera de ressemblance dans les principes des langues qui paroissent diviser les hommes, plus on facilitera les moyens de la communication universelle des idées, & conséquemment des secours mutuels qu’ils se doivent, comme membres d’une même société formée par l’auteur même de la nature. Les réfléxions de M. Harduin sur cette matiere, quoique tournées peut-être contre mes vues, ne manqueront pas du-moins de répandre beaucoup de lumiere sur le fond de la chose : ce n’est que de cette sorte qu’il réflechit ; & il est à desirer qu’il trouve bientôt cet utile loisir qui doit nous valoir le précis de ses pensées à cet égard. En attendant, je vais tâcher de concilier ici mon systême avec ses observations sur nos prétérits.
« Il est de principe, dit-il, qu’on doit se servir du prétérit absolu, c’est-à-dire, de celui dans la composition duquel entre un verbe auxiliaire, lorsque le fait dont on parle se rapporte à un période de tems ou l’on est encore ; ainsi il faut nécessairement dire, telle bataille s’est donnée dans ce siecle-ci : j’ai vu mon frere cette année : je lui ai parlé aujourd’hui ; & l’on s’exprimeroit mal, en disant avec l’aoriste, telle bataille se donna dans ce siecle-ci : je vis mon frere cette année : je lui parlai aujourd’hui ».C’est que dans les premieres phrases, on exprime ce qu’on a effectivement dessein d’exprimer, l’antériorité d’existence à l’égard d’une époque actuelle ; ce qui exige les prétérits dont on y fait usage : dans les dernieres on exprimeroit toute autre chose, la simultanéité d’existence à l’égard d’un période de tems antérieur à celui dans lequel on parle ; ce qui exige en effet un présent antérieur périodique, mais qui n’est pas ce qu’on se propose ici. M. Harduin demande si ce n’est pas abusivement que nous avons fixé les périodes antérieurs qui précédent le jour où l’on parle, puisque dans ce même jour, les diverses heures qui le composent, la matinée, l’après-midi, la soirée, sont autant de périodes qui se succedent ; d’où il conclut que comme on dit, je le vis hier, on pourroit dire aussi, je le vis ce matin, quand la matinée est finie à l’instant où l’on parle. C’est arbitrairement sans doute, que nous n’avons aucun égard aux périodes compris dans le jour même où l’on parle ; & la preuve en est, que ce que l’on appelle ici aoriste, ou prétérit indéfini, se prend quelquefois, dans la langue italienne, en parlant du jour même où nous sommes ; io la viddi sto mane. (je le vis ce matin). L’auteur de la Méthode italienne, qui sait cette remarque, (Part. II. ch. iij. §. 4. pag. 86.) observe en même tems que cela est rare, même dans l’italien. Mais quelque arbitraire que soit la pratique des Italiens & la nôtre, on ne peut jamais la regarder comme abusive, parce que ce qui est fixé par l’usage n’est jamais contraire à l’usage, ni par conséquent abusif.
« Plusieurs grammairiens, continue M. Harduin ; & c’est proprement ici que commence le fort de son objection contre mon système des tems : plusieurs grammairiens font entendre, par la maniere dont ils s’énoncent sur cette matiere, que le prétérit absolu & l’aoriste ont chacun une destination tellement propre, qu’il n’est jamais permis de mettre l’un à la place de l’autre. Cette opinion me paroît contredite par l’usage, suivant lequel on peut toujours substituer le prétérit absolu à l’aoriste, quoiqu’on ne puisse pas toujours substituer l’aoriste au prétérit absolu ».Ici l’auteur indique avec beaucoup de justesse & de précision les cas où l’on ne doit se servir que du prétérit absolu, sans pouvoir lui substituer l’aoriste ; puis il continue ainsi :
« Mais hors les cas que je viens d’indiquer, on a la liberté du choix entre l’aoriste & le prétérit absolu. Ainsi on peut dire, je le vis hier, ou bien, je l’ai vu hier au moment de son départ ».C’est que, hors les cas indiqués, il est presque toujours indifférent de présenter la chose dont il s’agit, ou comme antérieure au moment où l’on parle, ou comme simultanée avec un période antérieur à ce moment de la parole, parce que quae sunt eadem uni tertio, sunt eadem inter se, comme on le dit dans le langage de l’école. S’il est donc quelquefois permis de choisir entre le prétérit indéfini positif & le présent antérieur périodique, c’est que l’idée d’antériorité, qui est alors la principale, est également marquée par l’un & par l’autre de ces tems, quoiqu’elle soit diversement combinée dans chacun d’eux ; & c’est pour la même raison que, suivant une derniere remarque de M. Harduin,
« il y a des occasions où l’imparfait même (c’est-à-dire le présent antérieur simple) entre en concurrence avec l’aoriste & le prétérit absolu, & qu’il est à-peu-près égal de dire, César fut un grand homme, ou César a été un grand homme, ou enfin César étoit un grand homme » :l’antériorité est également marquée par ces trois tems, & c’est la seule chose que l’on veut exprimer dans ces phrases. Mais cette espece de synonymie ne prouve point, comme M. Harduin semble le prétendre, que ces tems aient une même destination, ni qu’ils soient de la même classe, & qu’ils ne different entr’eux que par de très légeres nuances. Il en est de l’usage & de diverses significations de ces tems, comme de l’emploi & des différens sens, par exemple, des adjectifs fameux, illustre, célebre, renommé : tous ces mots marquent la réputation, & l’on pourra peut-être s’en servir indistinctement lorsqu’on n’aura pas besoin de marquer rien de plus précis, mais il faudra choisir, pour peu que l’on veuille mettre de précision dans cette idée primitive. (Voyez les Synonymes françois). M. Harduin lui-même, en assignant les cas où il faut employer le prétérit qu’il appelle absolu, plutôt que le tems qu’il nomme aoriste, fournit une preuve suffisante que chacune de ces formes a une destination exclusivement propre, & que je puis adopter toutes ses observations pratiques comme vraies, sans cesser de regarder ce qu’il appelle notre aoriste comme un présent, & sans être forcé de convenir que notre prétérit exprime plus souvent une chose présente qu’une chose passée. (B. E. R. M.)
« On appelle thême en grec, le présent d’un verbe, parce que c’est le premier tems que l’on pose pour en former les autres ».Il me semble qu’en hébreu le thême est moins déterminé, & que c’est absolument le premier & le plus simple radical d’où est dérivé le mot dont on cherche le thême.
« La maniere de trouver le thême (en grec), est donc de pouvoir réduire tous les tems qu’on rencontre, à leur présent ; ce qui suppose qu’on sache parfaitement conjuguer les verbes en ω, tant circonflexes que barytons ; & les verbes en μι, tant réguliers qu’irréguliers ; & qu’on connoisse aussi la maniere de former ces tems (ibid.) ».Ainsi l’investigation du thême grec, est une espece d’analyse par laquelle on dépouille le mot qui se rencontre, de toutes les formes dont le présent aura été revêtu par les lois synthétiques de la formation, afin de retrouver ce présent radical ; & par-là de s’assurer de la signification du mot que l’on a décomposé. Par exemple, pour procéder à l’investigation du thême de λυσόμενος, dont la terminaison annonce un futur premier du participe moyen : j’observe, 1°. que ce tems se forme du futur premier de l’indicatif moyen, en changeant μαι en μενος ; d’où je conclus qu’en otant μενος, & substituant μαι, j’aurai le futur premier de l’indicatif moyen, λύσομαι : j’observe 2°. que ce tems de l’indicatif moyen est formé de celui qui correspond à l’indicatif actif, en changeant ω en ομαι ; si je mets donc ω à la place de ομαι, j’aurai λύσω, futur premier de l’indicatif actif : j’observe enfin que ce futur en σω suppose un thême en ω pur, ou en δω, τω, θω ; ainsi consultant le lexicon, je trouve λύω, solvo, d’où vient λύσω, puis λύσομαι, & enfin λυσόμενος, soluturus. L’investigation du thême, dans la langue hébraïque, est aussi une sorte d’analyse, par laquelle on dépouille le mot proposé, des lettres serviles, afin de n’y laisser que les radicales, qui servent alors à montrer l’origine & le sens du mot. Les Hébraisans entendent par lettres radicales, celles qui, dans toutes les métamorphoses du mot primitif, subsistent toujours pour être le signe de la signification objective ; & par lettres serviles, celles qui sont ajoutées en diverses manieres aux radicales, relativement à la signification formelle, & aux accidens grammaticaux dont elle est susceptible. On peut approfondir dans les grammaires hébraïques ce méchanisme, qui ne peut appartenir à l’Encyclopédie, non plus que celui de l’investigation du thême grec. 2°. Le second usage que l’on fait en grammaire, du mot thême, est pour exprimer la position de quelque discours dans la langue naturelle, qui doit être traduit en latin, en grec, ou en telle autre langue que l’on étudie. Commencer l’étude du latin ou du grec par un exercice si penible, si peu utile, si nuisible même, est un reste de preuve de la barbarie où avoient vêcu nos ayeux, jusqu’au renouvellement des lettres en France, sous le regne de François I. le pere des lettres : car c’est à-peu-près vers ce tems que la méthode des thêmes s’introduisit presque partout ; aujourd’hui justement décriée par les meilleures têtes de la littérature, personne ne peut plus ignorer les raisons qui doivent la faire proscrire, & qui n’ont plus contre elle que l’inflexibilité de l’habitude établie par un usage déja ancien. Voyez Etudes, Littérature, & Méthode .
« Au reste, dit M. du Marsais, (Préf. d´une gram. lat. §. vj.) je suis bien éloigné de desapprouver, qu’après avoir fait expliquer du latin pendant un certain tems, & après avoir fait observer sur ce latin les regles de la syntaxe, on fasse rendre du françois en latin, soit de vive voix, soit par écrit. Je suis au-contraire persuadé que cette pratique met de la varieté dans les études, qu’elle fait voir de nouveau (& sous un autre aspect) la réciprocation des deux langues, & qu’elle exerce les jeunes gens à faire l’application des regles qu’ils ont apprises dans l’explication, & des exemples qu’ils y ont remarqués ; mais le latin que le disciple compose, ne doit être qu’une imitation de celui qu’il a vu auparavant. Quand votre disciple sait bien decliner & bien conjuguer, & qu’il a appris la raison des cas dont il a remarqué l’usage dans les auteurs qu’il a expliqués, vous ferez bien de lui donner à mettre en latin, un françois composé sur l’auteur qu’il aura expliqué, en ne changeant guere que les tems, & quelques légeres circonstances : mais il faut lui permettre d’avoir l’original devant les yeux, afin qu’il le puisse imiter plus aisément : pourquoi l’empêcher d’avoir recours à son modele ? plus il le lira, plus il deviendra habile ; c’est à vous à disposer le françois de façon qu’il ne trouve ni l’ouvrage tout fait, ni trop éloigne de l’original ».On peut encore, quand le disciple a acquis une certaine force, lui donner le françois de quelque chose qu’il a déja expliqué, & lui en faire retrouver le latin : vous ferez cela sur une explication du jour ; peu après vous le ferez sur celle de la veille, ensuite sur une plus ancienne. Insensiblement vous pourrez lui proposer le françois de quelque trait qu’il n’aura pas encore vu, & lui en demander le latin ; vous serez sûr de le bien corriger, & de lui donner un bon modele, si vous avez pris votre matiere dans un bon auteur. Un maitre intelligent trouvera aisément mille ressources pour être utile ; le véritable zele est un feu qui éclaire en échauffant.
« Je ne condamne donc pas, continue M. du Marsais (ibid.), la pratique de mettre du françois en latin ; j’en blâme seulement l’abus & l’usage déplacé ».Ainsi pense le rédacteur des instructions pour les professeurs de la grammaire latine, faites & publiées par ordre du roi de Portugal, à la suite de son édit sur le nouveau plan des études d’humanités, du 28 Juin 1759.
« Comme pour composer en latin il faut auparavant savoir les mots, les phrases, & les propriétés de cette langue, & que les écoliers ne peuvent les savoir qu’après avoir fait quelque lecture des livres où cette langue a été déposée, pour être comme un dictionnaire vivant, & une grammaire parlante. Les hommes les plus habiles soutiennent en conséquence que dans les commencemens on doit absolument éviter de faire faire des thêmes… ils ne servent qu’à molester les commençans, & à leur inspirer une grande horreur pour l’étude ; ce qu’il faut éviter sur toutes choses, selon cet avis de Quintilien, dans ses institutions : (lib. I. cap. j. §. 4.) Nam id in primis cavere oportet, ne studia, qui amare nondùm potest, oderit ; & amaritudinem semel praeceptam, etiam ultrà rudes annos, reformidet ».Instruct. pour les professeurs de la gramm lat. §. xiv. (B. E. R. M.)
« Qui est plus fécond & plus abondant que Platon ? plus solide & plus ferme qu’Aristote ? plus agréable & plus doux que Théophraste ? ».C’est encore ici un commentaire plutôt qu’une traduction, & un commentaire au-moins inutile. Uberior ne signifie pas tout à la fois plus abondant & plus fecond ; la fécondité produit l’abondance, & il y a entre l’un & l’autre la même différence qu’entre la cause & l’effet ; la fécondité étoit dans le génie de Platon, & elle a produit l’abondance qui est encore dans ses écrits. Nervosus, au sens propre, signifie nerveux ; & l’effet immédiat de cette heureuse constitution est la force, dont les nerfs sont l’instrument & la source : le sens figuré ne peut prendre la place du sens propre que par analogie, & nervosus doit pareillement exprimer ou la force, ou la cause de la force. Nervosior ne veut donc pas dire plus solide & plus ferme ; la force dont il s’agit in dicendo, c’est l’énergie. Dulcior (plus agréable & plus doux) ; dulcior n’exprime encore que la douceur, & c’est ajouter à l’original que d’y joindre l’agrément : l’agrément peut être un effet de la douceur, mais il peut l’être aussi de toute autre cause. D’ailleurs pourquoi charger l’original ? Ce n’est plus le traduire, c’est le commenter ; ce n’est plus le copier, c’est le défigurer. Ajoûtez que, dans sa prétendue traduction, M. de la Bruyere ne tient aucun compte de ces mots in dicendo, qui sont pourtant essentiels dans l’original, & qui y déterminent le sens des trois adjectifs uberior, nervosior, dulcior : car la construction analytique, qui est le fondement de la version, & conséquemment de la traduction, suppose la phrase rendue ainsi ; quis suit uberior in dicendo prae Platone ? quis fuit nervosior in dicendo, prae Aristotele ? quis fuit dulcior in dicendo, prae Theophrasto ? Or dès qu’il s’agit d’expression, il est évident que ces adjectifs doivent énoncer les effets qui y ont produit les causes qui existoient dans le génie des grands hommes dont on parle. Ces réflexions me porteroient donc à traduire ainsi le passage dont il s’agit : Qui a dans son élocution plus d’abondance que Platon ? plus de nerf qu’Aristote ? plus de douceur que Théophraste ? si cette traduction n’a pas encore toute l’exactitude dont elle est peut-être susceptible, je crois du moins avoir indiqué ce qu’il faut tâcher d’y conserver ; l’ordre des idées de l’original, la précision de sa phrase, la propriété de ses termes. (Voyez Synecdoque , §. 11. la critique d’une traduction de M. du Marsais, & au mot Méthode , la version & la traduction d’un passage de Cic.) J’avoue que ce n’est pas toujours une tâche fort aisée ; mais qui ne la remplit pas n’atteint pas le but.
« Quand il s’agit, dit M. Batteux, (Cours de belles-lettres, III. part. jv. sect.) de représenter dans une autre langue les choses, les pensées, les expressions, les tours, les tons d’un ouvrage ; les choses telles qu’elles sont, sans rien ajoûter, ni retrancher, ni déplacer ; les pensées dans leurs couleurs, leurs degrés, leurs nuances ; les tours qui donnent le feu, l’esprit, la vie au discours ; les expressions naturelles, figurées, fortes, riches, gratieuses, délicates, &c. & le tout d’après un modele qui commande durement, & qui veut qu’on lui obéisse d’un air aisé : il faut, sinon autant de génie, du-moins autant de goût, pour bien traduire que pour composer. Peut-être même en faut-il davantage. L’auteur qui compose, conduit seulement par une sorte d’instinct toujours libre, & par sa matiere qui lui présente des idées qu’il peut accepter ou rejetter à son gré, est maître absolu de ses pensées & de ses expressions : si la pensée ne lui convient pas, ou si l’expression ne convient pas à la pensée, il peut rejetter l’une & l’autre : quae desperat tractata nitescere posse, relinquit. Le traducteur n’est maître de rien ; il est oblide suivre par-tout son auteur, & de se plier à toutes ses variations avec une souplesse infinie. Qu’on en juge par la variété des tons qui se trouvent nécessairement dans un même sujet, & à plus forte raison dans un même genre … Pour rendre tous ces degrés, il faut d’abord les avoir bien sentis, ensuite maîtriser à un point peu commun la langue que l’on veut enrichir de dépouilles étrangères. Quelle idée donc ne doit-on pas avoir d’une traduction faite avec succès ? »Rien de plus difficile en effet, & rien de plus rare qu’une excellente traduction, parce que rien n’est ni plus difficile ni plus rare, que de garder un juste milieu entre la licence du commentaire & la servitude de la lettre. Un attachement trop scrupuleux à la lettre, détruit l’esprit, & c’est l’esprit qui donne la vie : trop de liberté détruit les traits caractéristiques de l’original, on en fait une copie infidele. Qu’il est fâcheux que les révolutions des siecles nous aient dérobé les traductions que Cicéron avoit faites de grec en latin, des fameuses harangues de Démosthene & d’Eschine : elles seroient apparemment pour nous des modeles sûrs ; & il ne s’agiroit que de les consulter avec intelligence, pour traduire ensuite avec succès. Jugeons-en par la méthode qu’il s’étoit prescrite dans ce genre d’ouvrage, & dont il rend compte lui-même dans son traité de optimo genere oratorum. C’est l’abregé le plus précis, mais le plus lumineux & le plus vrai, des regles qu’il convient de suivre dans la traduction ; & il peut tenir lieu des principes les plus développés, pourvû qu’on sache en saisir l’esprit. Converti ex atticis, dit-il, duorum eloquentissimorum nobilissimas orationes inter se contrarias, Eschinis Demosthenisque ; nec converti ut interpres, sed ut orator, sententiis iisdem, & earum formis tanquam figuris ; verbis ad nostram consuetudinem aptis, in quibus non verbum pro verbo necesse habui reddere, sed genus omnium verborum vimque servavi. Non enim ea me annumerare lectori putavi oportere, sed tanquam appendere. (B. E. R. M.)
« Les tropes, dit M. du Marsais (Trop. part. I. art. iv.), sont des figures par lesquelles on fait prendre à un mot une signification qui n’est pas précisément la signification propre de ce mot … Ces figures sont appellées tropes, du grec τρόπος, conversio, dont la racine est τρέπω, verto. Elles sont ainsi appellées, parce que, quand on prend un mot dans le sens figuré, on le tourne, pour ainsi dire, afin de lui faire signifier ce qu’il ne signifie point dans le sens propre. Voyez Sens . Voiles, dans le sens propre, ne signifie point vaisseaux, les voiles ne sont qu’une partie du vaisseau : cependant voiles se dit quelquefois pour vaisseaux. Par exemple, lorsque, parlant d’une armée navale, je dis qu’elle étoit composée de cent voiles ; c’est un trope, voiles est là pour vaisseaux : que si je substitue le mot de vaisseaux à celui de voiles, j’exprime également ma pensée, mais il n’y a plus de figure. Les tropes sont des figures, puisque ce sont des manieres de parler qui, outre la propriété de faire connoître ce qu’on pense, sont encore distinguées par quelque différence particuliere, qui fait qu’on les rapporte chacune à une espece à part. Voyez Figure . Il y a dans les tropes une modification ou différence générale qui les rend tropes, & qui les distingue des autres figures : elle consiste en ce qu’un mot est pris dans une signification qui n’est pas précisément sa signification propre… Par exemple, il n’y a plus de Pyrénées, dit Louis XIV … lorsque son petit-fils le duc d’Anjou, depuis Philippe V. fut appellé à la couronne d’Espagne. Louis XIV. vouloit-il dire que les Pyrénées avoient été abîmées ou anéanties ? nullement : personne n’entendit cette expression à la lettre & dans le sens propre ; elle avoit un sens figuré… Mais quelle espece particuliere de trope ? Cela dépend de la maniere dont un mot s’écarte de sa signification propre pour en prendre une autre ».I. De la subordination des tropes & de leurs caracteres particuliers. (Ibid. part. II. art. xxj.)
« Quintilien dit que les Grammairiens, aussi-bien que les Philosophes, disputent beaucoup entre eux pour savoir combien il y a de différentes classes de tropes, combien chaque classe renferme d’especes particulieres, & enfin quel est l’ordre qu’on doit garder entre ces classes & ces especes. Circa quem (tropum) inexplicabilis, & graminaticis inter ipsos & philosophis, pugna est ; quae sint genera, quae species, quis numerus, quis cui subjiciatur. Inst. orat. lib. VIII. cap. vj… Mais toutes ces discussions sont assez inutiles dans la pratique, & il ne faut point s’amuser à des recherches qui souvent n’ont aucun objet certain ».[Il me semble que cette derniere observation de M. du Marsais n’est pas assez réfléchie. Rien de plus utile dans la pratique, que d’avoir des notions bien précises de chacune des branches de l’objet qu’on embrasse ; & ces notions portent sur la connoissance des idées propres & distinctives qui les caractérisent : or cette connoissance, à l’égard des tropes, consiste à savoir ce que Quintilien disoit n’être encore déterminé ni par les Grammairiens, ni par les Philosophes, quae sint genera, quae species, quis numerus, quis cui sujiciatur ; & loin d’insinuer la remarque que fait à ce sujet M. du Marsais, Quintilien auroit dû répandre la lumiere sur le système des tropes, & ne pas le traiter de bagatelles inutiles pour l’institution de l’orateur, omissis quae mihi ad instituendum oratorem pertinent cavillationibus. Une chose singuliere & digne de remarque, c’est que ces deux grands hommes, après avoir en quelque sorte condamné les recherches sur l’assortiment des parties du système des tropes, ne se sont pourtant pas contentés de les faire connoître en détail ; ils ont cherché à les grouper sous des idées communes, & à rapprocher ces groupes en les liant par des idées plus générales : témoignage involontaire, mais certain, que l’esprit de système a pour les bonnes têtes un attrait presque irrésistible, & conséquemment qu’il n’est pas sans utilité. Voici donc comment continue le grammairien philosophe. Ibid.]
« Toutes les fois qu’il y a de la différence dans le rapport naturel qui donne lieu à la signification empruntée, on peut dire que l’expression qui est fondée sur ce rapport appartient à un trope particulier. C’est le rapport de ressemblance qui est le fondement de la catachrese & de la métaphore ; on dit au propre une feuille d’arbre, & par catachrèse une feuille de papier, parce qu’une feuille de papier est à-peu-près aussi mince qu’une feuille d’arbre. La catachrèse est la premiere espece de métaphore ».[Cependant M. du Marsais, en traitant de la catachrèse, part. I. art. j. dit que la langue, qui est le principal organe de la parole, a donné son nom par métonymie au mot générique dont on se sert pour marquer les idiomes, le langage des différentes nations, langue latine, langue françoise ; & il donne cet usage du mot langue, comme un exemple de la catachrèse. Voilà donc une catachrèse qui n’est point une espece de métaphore, mais une métonymie. Cette confusion des termes prouve mieux que toute autre chose la nécessité de bien établir le système des tropes.]
« On a recours à la catachrèse par nécessité, quand on ne trouve point de mot propre pour exprimer ce qu’on veut dire ».[Voilà, si je ne me trompe, le véritable caractere distinctif de la catachrèse : une métaphore, une métonymie, une synecdoque, &c. devient catachrèse, quand elle est employée par nécessité pour tenir lieu d’un mot propre qui manque dans la langue. D’où je conclus que la catachrèse est moins un trope particulier, qu’un aspect sous lequel tout autre trope peut être envisagé.
« Les autres especes de métaphores se font par d’autres mouvemens de l’imagination, qui ont toujours la ressemblance pour fondement. L’ironie au contraire est fondée sur un rapport d’opposition, de contrariété, de différence, &, pour ainsi dire, sur le contraste qu’il y a ou que nous imaginons entre un objet & un autre ; c’est ainsi que Boileau a dit (sat. ix.) Quinault est un Virgile ».[Il me semble avoir prouvé, article Ironie , que cette figure n’est point un trope, mais une figure de pensée.]
« La métonymie & la synecdoque, aussi bien que les figures qui ne sont que des especes de l’une ou de l’autre, sont fondées sur quelqu’autre sorte de rapport, qui n’est ni un rapport de ressemblance, ni un rapport du contraire. Tel est, par exemple, le rapport de la cause à l’effet ; ainsi dans la métonymie & dans la synecdoque, les objets ne sont considérés ni comme semblables ni comme contraires ; on les regarde seulement comme ayant entr’eux quelque relation, quelque liaison, quelque sorte d’union : mais il y a cette différence, que, dans la métonymie, l’union n’empêche pas qu’une chose ne subsiste indépendamment d’une autre ; au sieu que, dans la synecdoque, les objets dont l’un est dit pour l’autre ont une liaison plus dépendante ; l’un est compris sous le nom de l’autre ; ils forment un ensemble, un tout… »[Je crois que voilà les principaux caracteres généraux auxquels on peut rapporter les tropes. Les uns sont fondés sur une sorte de similitude : c’est la métaphore, quand la figure ne tombe que sur un mot ou deux ; & l’allégorie, quand elle regne dans toute l’étendue du discours. Les autres sont fondés sur un rapport de correspondance : c’est la métonymie, à laquelle il faut encore rapporter ce que l’on désigne par la dénomination superflue de métalepse. Les autres enfin sont fondés sur un rapport de connexion : c’est la synecdoque avec ses dépendances ; & l’antonomase n’en est qu’une espece, désignée en pure perte par une dénomination différente. Qu’on y prenne garde ; tout ce qui est véritablement trope est compris sous l’une de ces trois idées générales ; ce qui ne peut pas y entrer n’est point trope, comme la périphrase, l’euphémisme, l’allusion, la litote, l’hyperbole, l’hypotypose, &c. J’ai dit ailleurs à quoi se réduisoit l’hypallage, & ce qu’il faut penser de la syllepse. La métaphore, la métonymie, la synecdoque, gardent ces noms généraux, quand elles ne sont dans le discours que par ornement ou par énergie ; elles sont toutes les trois du domaine de la catachrèse, quand la disette de la langue s’en fait une ressource inévitable : mais, sous cet aspect, la catachrèse doit être placée à côté de l’onomatopée ; & ce sont deux principes d’étymologie, peut-être les deux sources qui ont fourni le plus de mots aux langues : ni l’un ni l’autre ne sont des tropes.] II. De l’utilité des tropes . C’est M. du Marsais qui va parler. Part. I. art. vij. §. 2. 1°.
« Un des plus fréquens usages des tropes, c’est de réveiller une idée principale, par le moyen de quelque idée accessoire : c’est ainsi qu’on dit, cent voiles pour cent vaisseaux, cent feux pour cent maisons, il aime la bouteille pour il aime le vin, le fer pour l’épée, la plume ou le style pour la maniere d’écrire, &c ».2°.
« Les tropes donnent plus d’énergie à nos expressions. Quand nous sommes vivement frappés de quelque pensée, nous nous exprimons rarement avec simplicité ; l’objet qui nous occupe se présente à nous avec les idées accessoires qui l’accompagnent ; nous prononçons les noms de ces images qui nous frappent : ainsi nous avons naturellement recours aux tropes, d’où il arrive que nous faisons mieux sentir aux autres ce que nous sentons nous-mêmes. De-là viennent ces façons de parler, il est enflammé de colere, il est tombé dans une erreur grossiere, flétrir la réputation, s’enivrer de plaisir, &c ».[Les tropes, dit le p. Lamy (rhét. liv. II. ch. vj.) font une peinture sensible de la chose dont on parle. Quand on appelle un grand capitaine un foudre de guerre, l’image du foudre représente sensiblement la force avec laquelle ce capitaine subjugue des provinces entieres, la vîtesse de ses conquêtes & le bruit de sa réputation & de ses armes. Les hommes, pour l’ordinaire, ne sont capables de comprendre que les choses qui entrent dans l’esprit par les sens : pour leur faire concevoir ce qui est spirituel, il se faut servir de comparaisons sensibles, qui sont agréables, parce qu’elles soulagent l’esprit, & l’exemptent de l’application qu’il faut avoir pour découvrir ce qui ne tombe pas sous les sens. C’est pourquoi les expressions métaphoriques prises des choses sensibles, sont très-fréquentes dans les saintes Ecritures. Lorsque les prophetes parlent de Dieu, ils se servent continuellement de métaphores tirées de choses exposées à nos sens… ils donnent à Dieu des bras, des mains, des yeux ; ils l’arment de traits, de carreaux, de foudres ; pour faire comprendre au peuple sa puissance invisible & spirituelle, par des choses sensibles & corporelles. S. Augustin dit pour cette raison. … Sapientia Dei, quae cùm infantiâ nostrâ parabolis & similitudinibus quodammodo ludere non dedignata est, prophetas voluit humano more de divinis loqui ; ut hebetes hominum animi divina & coelestia, terrestrium similitudine, intelligerent.] 3°.
« Les tropes ornent le discours. M. Fléchier voulant parler de l’instruction qui disposa M. le duc de Montausier à faire abjuration de l’hérésie, au lieu de dire simplement qu’il se fit instruire, que les ministres de J. C. lui apprirent les dogmes de la religion catholique, & lui découvrirent les erreurs de l’hérésie, s’exprime en ces termes : tombez, tombez, voiles importuns qui lui couvrez la vérité de nos mysteres : & vous, prêtres de J. C. prenez le glaive de la parole, & coupez sagement jusqu’aux racines de l’erreur, que la naissance & l’éducation avoient fait croître dans son ame. Mais par combien de liens étoit-il retenu ? Outre l’apostrophe, figure de pensée, qui se trouve dans ces paroles, les tropes en font le principal ornement : tombez voiles, couvrez, prenez le glaive, coupez jusqu’aux racines, croître, liens, retenu ; toutes ces expressions sont autant de tropes qui forment des images, dont l’imagination est agréablement occupée ».[Par le moyen des tropes, dit encore le p. Lamy (loc. cit.) on peut diversifier le discours. Parlant long-tems sur un même sujet, pour ne pas ennuyer par une répétition trop fréquente des mêmes mots, il est bon d’emprunter les noms des choses qui ont de la liaison avec celles qu’on traite, & de les signifier ainsi par des tropes qui fournissent le moyen de dire une même chose en mille manieres différentes. La plûpart de ce qu’on appelle expressions choisies, tours élégans, ne sont que des métaphores, des tropes, mais si naturels & si clairs, que les mots propres ne le seroient pas davantage. Aussi notre langue, qui aime la clarté & la naïveté, donne toute liberté de s’en servir ; & on y est tellement accoutumé, qu’à peine les distingue-t-on des expressions propres, comme il paroît dans celles-ci qu’on donne pour des expressions choisies : Il faut que la complaisance ôte à la sévérité ce qu’elle a d’amer, & que la sévérité donne quelque chose de piquant à la complaisance, &c. La sagesse la plus austere ne tient pas long-tems contre les grandes largesses, & les ames vénales se laissent éblouir par l’éclat de l’or… Ges métaphores sont un grand ornement dans le discours. 4°.
« Les tropes rendent le discours plus noble : les idées communes, auxquelles nous sommes accoutumés, n’excitent point en nous ce sentiment d’admiration & de surprise qui éleve l’ame : en ces occasions on a recours aux idées accessoires, qui prêtent, pour ainsi dire, des habits plus nobles à ces idées communes. Tous les hommes meurent également ; voilà une pensée commune : Horace a dit (1. od. 4.) : Pallida mors oequo pulsat pede pauperum tabernas regumque turres. On sait la paraphrase simple & naturelle que Malherbe a fait de ces vers :[Ces quatre vers sont fort estimés ; dit M. le cardinal de Bernis ; (disc. à la tête de ses poésies diverses.) cependant, ajoute M. l’abbé Fromant (suppl. de la gramm. gén. part. II. ch. j.) le troisieme est très-foible, & les regles exactes de la langue ne sont point observées dans le quatrieme : il faudroit dire, de donner de la couleur, & non pas donner. Cette correction est très-exacte ; & l’on auroit encore pu censurer dans le troisieme vers, les traits divers des figures, ainsi qu’on le trouve dans la plûpart des leçons de ce passage : j’ai sous les yeux une édition de la Pharsale, faite à Rouen en 1663, qui porte, comme je l’ai déjà transcrit, par les traits divers des figures ; ce que je crois plus régulier. Cependant M. l’abbé d’Olivet a conservé de dans la correction qu’il a faite des deux derniers vers, en cette maniere.Au lieu de dire que c’est un phénicien qui a inventé les caracteres de l’Ecriture, ce qui seroit une expression trop simple pour la poésie, Brébeuf a dit : Pharsale, l. III.
Lucain avoit ennobli à sa maniere la pensée simple dont il s’agit, & l’avoit fait avec encore plus de précision : lib. III. 220.
5°.
« Les tropes sont d’un grand usage pour déguiser les idées dures, desagréables, tristes, ou contraires à la modestie ».6°.
« Enfin les tropes enrichissent une langue, en multipliant l’usage d’un même mot ; ils donnent à un mot une signification nouvelle, soit parce qu’on l’unit avec d’autres mots auxquels souvent il ne se peut joindre dans le sens propre, soit parce qu’on s’en sert par extension & par ressemblance, pour suppléer aux termes qui manquent dans la langue ».[On peut donc dire des tropes en général, ce que dit Quintilien de la métaphore en particulier : (Inst. VIII. vj.) Copiam quoque sermonis auget, permutando aut mutuando quod non habet : quòdque difficillimum est, praestat ne ulit rei nomen deesse videatur].
« Mais il ne faut pas croire avec quelques savans, (M. Rollin, traité des études, tom. II. pag. 426. Cicéron, de oratore, n°. 155. alit. xxxviij. Vossius, Inst. orat. lib. IV. cap. vj. n. 14). que les tropes n’aient d’abord été inventés que par nécessité, à cause du défaut & de la disette des mots propres, & qu’ils aient contribué depuis à la beauté & à l’ornement du discours, de même à-peu-près que les vêtemens ont été employés dans le commencement pour couvrir le corps & le défendre contre le froid, & ensuite ont servi à l’embellir & à l’orner. Je ne crois pas qu’il y ait un assez grand nombre de mots qui suppléent à ceux qui manquent, pour pouvoir dire que tel ait été le premier & le principal usage des tropes. D’ailleurs ce n’est point là, ce me semble, la marche, pour ainsi dire, de la nature ; l’imagination a trop de part dans le langage & dans la conduite des hommes, pour avoir été précédée en ce point par la nécessité ».Je pense bien autrement que M. du Marsais à cet égard ; ce n’est point là, dit-il, la marche de la nature : c’est elle même ; la nécessité est la mere des arts, & elle les a tous précédés. Il n’y a pas, dit-on, un assez grand nombre de mots qui suppléent à ceux qui manquent, pour pouvoir dire que le premier & le principal usage des tropes ait été de completter la nomenclature des langues. Cette assertion est hasardée, ou bien l’auteur n’entendoit pas assez ce qu’il faut entendre ici par la disette des mots propres. Rien ne peut, dit Loke, nous approcher mieux de l’origine de toutes nos notions & connoissances, que d’observer combien les mots dont nous nous servons dépendent des idées sensibles, & comment ceux qu’on emploie pour signifier des actions & des notions tout-à-fait éloignées des sens, tirent leur origine de ces mêmes idées sensibles, d’où ils sont transférés à des significations plus abstruses pour exprimer des idées qui ne tombent point sous les sens. Ainsi les mots suivans, imaginer, comprendre, s’attacher, concevoir, &c. sont tous empruntés des opérations des choses sensibles, & appliqués à certains modes de penser. Le mot esprit, dans sa premiere signification, c’est le souffle ; celui d’ange signifie messager ; & je ne doute point que si nous pouvions conduire tous les mots jusqu’à leur source, nous ne trouvassions que, dans toutes les langues, les mots qu’on emploie pour signifier des choses qui ne tombent pas sous les sens, ont tiré leur premiere origine d’idées sensibles. Aux exemples cités par M. Loke, M. le président de Brosses en ajoute une infinité d’autres, qui marquent encore plus précisément comment les hommes se forment des termes abstraits sur des idées particulieres, & donnent aux êtres moraux des noms tirés des objets physiques : ce qui supposant analogie & comparaison entre les objets des deux genres, démontre l’ancienneté & la nécessité des tropes dans la nomenclature des langues.
« En langue latine, dit ce savant magistrat, calamitas & aerumna signifient un malheur, une infortune : mais dans son origine, le premier a signifié la disette des grains, & le second, la disette de l’argent. Calamitas, de calamus, grêle, tempête qui rompt les tiges du blé. Ærumna, de aes, aeris. Nous appellons en françois, terre en chaume, une terre qui n’est point ensemencée, qu’on laisse reposer, & dans laquelle, après qu’on a coupé l’épi, il ne reste plus que le tuyau (calamus) attaché à sa racine : de-là vient qu’on a dit chommer une fête, pour la célébrer, ne pas travailler ce jour-là, se reposer. »(chaumer un champ, veut dire en arracher le chaume, & c’est pour différencier ces deux sens, que l’on écrit chommer une fête.)
« de-là vient le mot calme pour repos, tranquillité ; mais combien la signification du mot calme n’est-elle pas différente du mot calamité, & quel étrange chemin n’ont pas fait ici les expressions & les idées des hommes ! En la même langue incolumis, sain & sauf, (qui est sine columnâ) ; expression tirée de la comparaison d’un bâtiment qui, étant en bon état, n’a pas besoin d’étaie. Diviser (dividere), vient de la racine celtique div (riviere) : le terme relatif diviser a été formé sur un objet physique, à la vue des rivieres qui séparoient naturellement les terres : de même de rivales, qui se dit dans le sens propre, des bestiaux qui s’abreuvent à une même riviere, ou à un même gué, on en fait au figuré rivaux, rivalité, pour signifier la jalousie entre plusieurs prétendans à une même chose. Considérer, c’est regarder un astre ; de sidus, sideris. Refléchir, c’est plier en deux, comme si l’on plioit ses pensées les unes sur les autres, pour les rassembler & les combiner. Remarquer, c’est distinguer un objet, le particulariser, le circonscrire en le séparant des autres, de la racine allemande mark (borne, confin, limite) ».J’omets, pour abréger, quantité d’autres exemples cités par le même académicien, & j’en viens à une observation qu’il établit lui-même sur ces exemples.
« Remarquez en général, dit-il, qu’il n’est pas possible, dans aucune langue, de citer aucun terme moral dont la racine ne soit physique. J’appelle termes physiques les noms de tous les individus qui existent réellement dans la nature : j’appelle termes moraux les noms des choses qui, n’ayant pas une existence réelle & sensible dans la nature, n’existent que par l’entendement humain qui en a produit les archétypes ou originaux. Peut-être pourroit-on dire à la rigueur, que les mots pli & marque ne sont pas des noms de substance physique & réelle, mais de mode & de relation ; mais il ne faut pas presser ceci selon une métaphysique trop rigoureuse : les qualités & les substances réelles peuvent bien être rangées ici dans la classe du physique, à laquelle elles appartiennent bien plus qu’à celle des purs êtres moraux. Citons encore un exemple tiré de la racine sidus, propre à montrer que les termes qui n’appartiennent qu’au sentiment de l’ame, sont tous tirés des objets corporels ; c’est le mot desir, syncopé du latin desiderium, qui, signifiant dans cette langue plus encore le regret de la perte que le souhait de la possession, s’est particulierement étendu dans la nôtre au dernier sentiment de l’ame : la particule privative de précédant le verbe siderare, nous montre que desiderare, dans sa signification purement littérale, ne vouloit dire autre chose qu’étre privé de la vue des astres ou du soleil ; le terme qui exprimoit la perte d’une chose si souhaitable, pour l’homme, s’est généralisé [par une synecdoque de la partie pour le tout], pour tous les sentimens de regret ; & ensuite [par une autre synecdoque de l’espece pour le genre] pour tous les sentimens de desir qui sont encore plus généraux : car le regret n’est que le souhait de ce que l’on a perdu ; & le desir regarde aussi-bien ce que l’on voudroit obtenir, que ce que l’on ne possede plus. Ces deux exemples sont d’autant plus frappans que les deux expressions considerare & desiderare n’ayant rien de commun dans l’idée qu’ils présentent, ni dans l’affection de l’ame, & se trouvant chacun précédé d’une particule qui les caractérise, on ne pourroit les tirer ainsi tous deux de siderare, si le dévéloppement de l’opération de l’esprit, dans la formation des mots, n’avoit été tel qu’on vient de le décrire ».Il seroit aisé de multiplier ces exemples en très grand nombre : [& j’en supprime effectivement une quantité considérable dont M. le président de Brosses a enrichi ses mémoires]
« ceux-ci doivent suffire aux personnes intelligentes pour les mettre sur les voies de la maniere dont procede la formation de ces sortes de termes qui expriment des idées relatives ou intellectuelles. Pour leur démontrer qu’il n’y en a point de cette espece qui ne viennent d’une image d’un objet extérieur, physique & sensible ; c’est qu’étant difficile de démêler le fil de ces sortes de dérivations, où souvent la racine n’est plus connue, où l’opération de l’homme est toujours vague, arbitraire, & fort compliquée ; on doit, en bonne logique, juger des choses que l’on ne peut connoître, par celles de même espece qui sont si bien connues, en les ramenant à un principe dont l’évidence se fait appercevoir par-tout où la vue peut s’étendre. Quelque langue que l’on veuille parcourir, on y trouvera dans la formation de leurs mots, le même procedé dont je viens de donner des exemples pris de la langue françoise ».Qu’est-ce autre chose que des tropes & des métaphores continuelles, qui favorisent cette formation des termes intellectuels ? la comparaison & la similitude y sont sensibles : or il est constant que les hommes ont eu besoin de très-bonne heure de cette espece de termes ; & il n’y a presque pas à douter que l’expédient de les prendre par analogie dans l’ordre physique, ne soit aussi ancien & ne vienne de la même source que le langage même. Voyez Langue . Nous pouvons donc croire que les tropes doivent leur premiere origine à la nécessité, & que ce que dit Quintilien de la métaphore, est vrai de tous les tropes, savoir que praestat ne ulli rei nomen deesse videatur.
« La vivacité avec laquelle nous ressentons ce que nous voulons exprimer, dit avec raison M. du Marsais (loc. cit.), excite en nous ces images ; nous en sommes occupés les premiers, & nous nous en servons ensuite pour mettre en quelque sorte devant les yeux des autres, ce que nous voulons leur faire entendre… les rhéteurs ont ensuite remarqué que telle expression étoit plus noble, telle autre plus énergique, celle-là plus agréable, celle-ci moins dure ; en un mot ils ont fait leurs observations sur le langage des hommes »[& l’art s’est établi sur les procedés nécessaires de la nature : les différens degrés de succès des moyens suggérés par le besoin, ont servi de fondement aux regles fixées ensuite par l’art, pour ajouter l’agréable à l’utile].
« Pour faire voir que l’on substitue quelquefois des termes figurés à la place des mots propres qui manquent, ce qui est très-véritable, Cicéron, de oratore, lib. III. n. 155. aliter xxxviij. Quintilien, Instit. VIII. vj. & M. Rollin, tom. II. pag. 246. qui pense & qui parle comme ces grands hommes, disent que c’est par emprunt & par métaphore qu’on a appellé gemma le bourgeon de la vigne, parce, disent-ils, qu’il n’y avoit point de mot propre pour l’exprimer. Mais si nous en croyons les étymologistes, gemma est le mot propre pour signifier le bourgeon de la vigne, & ç’a été ensuite par figure que les Latins ont donné ce nom aux perles, & aux pierres précieuses. Gemma est id quod in arboribus tumescit cùm parere incipiunt, à geno, id est, gigno : hinc margarita & deinceps omnis lapis pretiosus dicitur gemma… quod habet quoque Perottus, cujus hoec sunt verba » :lapillos gemmas vocavere à similitudine gemmarum quas in vitibus sive arboribus cernimus ; gemmae enim propriè sunt populi quos primò vites emittunt ; & gemmare vites dicuntur, dum gemmas emittunt (Martinii, lexic. voce gemma).
« gemma oculus vitis propriè. 2. gemma deindè generale nomen est lapidum pretiosorum (Bas. Fabri, thesaur. voce gemma). En effet, c’est toujours le plus commun & le plus connu qui est le propre, & qui se prête ensuite au sens figuré. Les laboureurs du pays latin connoissoient les bourgeons des vignes & des arbres, & leur avoient donné un nom avant que d’avoir vu des perles & des pierres précieuses ; mais comme on donna ensuite par figure & par imitation ce même nom aux perles & aux pierres précieuses, & qu’apparemment Cicéron, Quintilien, & M. Rollin ont vu plus de perles que de bourgeons de vignes, ils ont cru que le nom de ce qui leur étoit plus connu, étoit le nom propre, & que le figuré étoit celui de ce qu’ils connoissoient moins ».III. De la maniere de faire usage des tropes. C’est particulierement dans les tropes, dit le p. Lamy, (rhét. l. II. c. iv.) que consistent les richesses du langage ; aussi comme le mauvais usage des grandes richesses cause le déreglement des états, le mauvais usage des tropes est la source de quantité de fautes que l’on commet dans le discours : c’est pourquoi il est important de le bien regler, & pour cela les tropes doivent surtout avoir deux qualités ; en premier lieu, qu’ils soient clairs, & fassent entendre ce qu’on veut dire, puisque l’on ne s’en sert que pour rendre le discours plus expressif : la seconde qualité, c’est qu’ils soient proportionnés à l’idée qu’ils doivent réveiller. I. Trois choses empêchent les tropes d’être clairs. 1°. S’ils sont tirés de trop loin, & pris de choses qui ne donnent pas occasion à l’ame de penser d’abord à ce qu’il faut qu’elle se représente pour découvrir la pensée de celui qui parle. Pour éviter ce défaut, on doit tirer les métaphores & autres tropes de choses sensibles & qui soient sous les yeux, dont l’image par conséquent se présente d’elle-même sans qu’on la cherche. La sagesse divine, qui s’accommode à la capacité des hommes, nous donne, dans les saintes Ecritures, un exemple du soin qu’on doit avoir de se servir des choses connues à ceux qu’on instruit, lorsqu’il est question de leur faire comprendre quelque chose de difficile. Ceux qui ont l’esprit petit, & qui cependant osent critiquer l’Ecriture, y condamnent les métaphores & les allégories qui y sont prises des champs, des pâturages, des brebis, des chaudieres ; ils ne prennent pas garde que les Israélites étoient tous bergers, & qu’ainsi il n’y avoit rien qui leur fût plus connu que le ménage de la campagne. Les prêtres, à qui l’Ecriture s’adressoit particulierement, étoient perpétuellement occupés à tuer des bêtes dans le temple, à les écorcher, & à les faire cuire dans les grandes cuisines qui étoient autour du temple. Les écrivains sacrés ne pouvoient donc pas choisir des choses dont les images se présentassent plus facilement à l’esprit des Israélites. 2°. L’idée du trope doit être tellement liée avec celle du mot propre, qu’elles se suivent, & qu’en excitant l’une des deux, l’autre soit renouvellée. Le défaut de cette liaison est la seconde chose qui rend les tropes obscurs. 3°. L’usage trop fréquent des tropes est une autre cause d’obscurité. Les tropes les plus clairs ne signifient les choses qu’indirectement ; l’idée naturelle de ce que l’on n’exprime que sous le voile des tropes, ne se présente à l’esprit qu’après quelques réflexions ; on s’ennuie de toutes ces réflexions, & de la peine de deviner toujours les pensées de celui qui parle. On ne condamne pourtant ici que le trop fréquent usage des tropes extraordinaires : il y en a qui ne sont pas moins usités que les termes naturels ; & ils ne peuvent jamais obscurcir le discours. II. Si je veux donner l’idée d’un rocher dont la hauteur est extraordinaire, ces termes grand, haut, élevé, qui se disent des rochers d’une hauteur commune, n’en feront qu’une peinture imparfaite ; mais si je dis que ce rocher semble menacer le ciel, l’idée du ciel, qui est la chose la plus élevée de toute la nature, l’idée de ce mot menacer, qui convient à un homme qui est au-dessus des autres, forment l’idée de la hauteur extraordinaire que je ne pouvois exprimer d’une autre maniere ; mais l’image auroit été excessive, si je ne disois que le rocher semble menacer le ciel : & c’est ainsi qu’il faut prendre garde qu’il y ait toujours quelque proportion entre l’idée naturelle du trope & celle que l’on veut rendre sensible.
« Il n’y a rien de plus ridicule en tout genre, dit M. du Marsais, Trop. part. I. art. 7. §. 3. que l’affectation & le défaut de convenance. Moliere, dans ses précieuses, nous fournit un grand nombre d’exemples de ces expressions recherchées & déplacées. La convenance demande qu’on dise simplement à un laquais, donnez des sieges, sans aller chercher le détour de lui dire, voiturez nous ici les commodités de la conversation, (sç. ix.) De plus les idées accessoires ne jouent point, si j’ose parler ainsi, dans le langage des précieuses de Moliere, ou ne jouent point comme elles jouent dans l’imagination d’un homme sensé, [parce que les idées comparées n’ont entr’elles aucune liaison naturelle] : le conseiller des graces (sç. vj.), pour dire, le miroir : contentez l’envie qu’a ce fauteuil de vous embrasser (sç. ix.) pour dire, asseyez-vous. Toutes ces expressions tirées de loin & hors de leur place marquent une trop grande contention d’esprit, & font sentir toute la peine qu’on a eue à les rechercher : elles ne sont pas, s’il est permis de parler ainsi, à l’unisson du bon sens, je veux dire qu’elles sont trop éloignées de la maniere de penser de ceux qui ont l’esprit droit & juste, & qui sentent les convenances. Ceux qui cherchent trop l’ornement dans le discours, tombent souvent dans ce défaut s’en s’appercevoir ; ils se savent bon gré d’une expression qui leur paroît brillante & qui leur a couté, & se persuadent que les autres doivent être aussi satisfaits qu’ils le sont eux-mêmes. On ne doit donc se servir de tropes que lorsqu’ils se présentent naturellement à l’esprit ; qu’ils sont tirés du sujet ; que les idées accessoires les sont naître, ou que les bienséances les inspirent : ils plaisent alors ; mais il ne faut point les aller chercher dans la vue de plaire. Il est difficile, dit ailleurs notre grammairien philosophe, part. III. art. 23. en parlant & en écrivant, d’apporter toujours l’attention & le discernement nécessaires pour rejetter les idées accessoires qui ne conviennent point au sujet, aux circonstances & aux idées principales que l’on met en oeuvre : de-là il est arrivé dans tous les tems que les écrivains se sont quelquefois servis d’expressions figurées qui ne doivent pas être prises pour modeles. Les regles ne doivent point être faites sur l’ouvrage d’aucun particulier ; elles doivent être puisées dans le bon sens & dans la nature ; & alors quiconque s’en éloigne, ne doit point être imité en ce point. Si l’on veut former le goût des jeunes gens, on doit leur faire remarquer les défauts aussi-bien que les beautés des auteurs qu’on leur fait lire. Il est plus facile d’admirer, j’en conviens ; mais une critique sage, éclairée, exempte de passions & de fanatisme, est bien plus utile. Ainsi l’on peut dire que chaque siecle a pu avoir ses critiques & son dictionnaire néologique. Si quelques personnes disent aujourd’hui avec raison ou sans fondement, (dict. néol.) qu’il regne dans le langage une affectation puérile ; que le style frivole & recherché passe jusqu’aux tribunaux les plus graves : Cicéron a fait la même plainte de son tems, (Orat. n. 96. aliter xxvij.) est enim quodaam etiam insigne & florens orationis, pictum & expolitum genus, in quo omnes verborum, omnes sententiarum illigantur lepores. Hoc totum è sophistarum sontibus defluxit in forum, &c. Au plus beau siecle de Rome, selon le p. Sanadon, (Poés. d’Horace, tome II. p. 254.) c’est-à-dire au siecle de Jules-César & d’Auguste, un auteur a dit infantes statuas, pour dire des statues nouvellement faites : un autre, que Jupiter crachoit la neige sur les Alpes ; Jupiter hibernas canâ nive conspuit Alpes. Horace se moque de l’un & de l’autre de ces auteurs, II. sat. vers. 40. mais il n’a pas été exemt lui même des fautes qu’il a reprochées à ses contemporains ».[Je dois remarquer qu’Horace ne dit pas Jupiter, mais Furius (qui est le nom du poëte qu’il censure) hibernas canâ nive conspuit Alpes.]
« Quintilien, après avoir repris dans les anciens quelques métaphores défectueuses, dit que ceux qui sont instruits du bon & du mauvais usage des figures ne trouveront que trop d’exemples à reprendre : Quorum exempla nimiùm frequenter reprehendet, qui sciverit hoec vitia. (Instit. viij. 6.) Au reste, les fautes qui regardent les mots, ne sont pas celles que l’on doit regarder avec le plus de soin : il est bien plus utile d’observer celles qui pechent contre la conduite, contre la justesse du raisonnement, contre la probité, la droiture & les bonnes moeurs. Il seroit à souhaiter que les exemples de ces dernieres sortes de fautes fussent plus rares, ou plutôt qu’ils fussent inconnus ».
« Et l’on peut, dit-il, remarquer en passant que l’affirmation, en tant que conçue, pouvant être aussi l’attribut du verbe, comme dans affirmo, ce verbe signifie deux affirmations, dont l’une regarde la personne qui parle, & l’autre la personne de qui on parle, soit que ce soit de soi-même, soit que ce soit d’un autre. Car quand je dis, Petrus affirmat, affirmat est la même chose que est affirmans ; & alors est marque mon Affirmation, ou le jugement que je fais touchant Pierre ; & affirmans, l’affirmation que je conçois & que j’attribue à Pierre ».Or, le verbe étant un mot déclinable indéterminatif, est sujet aux lois de la concordance par raison d’identité, parce qu’il désigne un sujet quelconque sous une idée générale applicable à tout sujet déterminé qui en est susceptible. Cette idée ne peut donc pas être celle de l’affirmation, qui est reconnue propre à celui qui parle, & qui ne peut jamais convenir au sujet dont on parle, qu’autant qu’il existe dans l’esprit avec la relation de convenance à cette maniere d’être, comme quand on dit, Petrus affirmat. 2°. L’affirmation est certainement opposée à la négation : l’une est la marque que le sujet existe sous la relation de convenance à la maniere d’être dont il s’agit ; l’autre, que le sujet existe avec la relation de disconvenance à cette maniere d’ètre. C’est à-peu-près l’idée que l’on en prendroit dans l’Art de penser. (Part. II. ch.iij.) Je l’étendrois encore davantage dans le grammatical, & je dirois que l’affirmation est la simple position de la signification de chaque mot, & que la négation en est en quelque maniere la destruction. Aussi l’affirmation se manifeste assez par l’acte même de la parole, sans avoir besoin d’un mot particulier pour devenir sensible, si ce n’est quand elle est l’objet spécial de la pensée & de l’expression ; il n’y a que la négation qui doit être exprimée. C’est pour cela même que dans aucune langue, il n’y a aucun mot destiné à donner aux autres mots un sens affirmatif, parce qu’ils le sont tous essentiellement ; il y en a au contraire, qui les rendent négatifs, parce que la négation est contraire à l’acte simple de la parole, & qu’on ne la suppléeroit jamais si elle n’étoit exprimée : malè, non malè ; doctus, non doctus ; audio, non audio. Or, si tout mot est affirmatif par nature, comment l’affirmation peut-elle être le caractere distinctif du verbe ? 3°. On doit regarder comme incomplette, & conséquemment comme vicieuse, toute définition du verbe qui n’assigne pour objet de sa signification, qu’une simple modification qui peut être comprise dans la signification de plusieurs autres especes de mots : or, l’idée de l’affirmation est dans ce cas, puisque les mots affirmation, affirmatif, affirmativement, oui, expriment l’affirmation sans être verbes. Je sais que l’auteur a prévû cette objection, & qu’il croit la résoudre en distinguant l’affirmation conçue, de l’affirmation produite, & prenant celle-ci pour caractériser le verbe. Mais, j’ose dire, que c’est proprement se payer de mots, & laisser subsister un vice qu’on avoue. Quand on supposeroit cette distinction bien claire, bien précise, & bien fondée ; le besoin d’y recourir pour justifier la définition générale du verbe, est une preuve que cette définition est au-moins louche, qu’il falloit la rectifier par cette distinction, & que peut-être l’eût-on fait, si l’on n’avoit craint de la rendre d’ailleurs trop obscure. 4°. L’auteur sentoit très-bien lui-même l’insuffisance de sa définition, pour rendre raison de tout ce qui appartient au verbe. C’est, selon lui, un mot dont le principal usage est de désigner l’affirmation … l’on s’en sert encore pour signifier d’autres mouvemens de notre ame, … mais ce n’est qu’en changeant d’inflexion & de mode, & ainsi nous ne considérons le verbe dans tout ce chapitre, (c. xiij. Part. II. éd. 1756.) que selon sa principale signification, qui est celle qu’il a à l’indicatif. Il faut remarquer, dit-il ailleurs, (ch. xvij.) que quelquefois l’infinitif retient l’affirmation, comme quand je dis, scio malum esse fugiendum ; & que souvent il la perd & devient nom, principalement en grec & dans la langue vulgaire, comme quand on dit… je veux boire, volo bibere. L’infinitif alors cesse d’être verbe, selon cet auteur ; & par conséquent, il faut qu’il avoue que le même mot avec la même signification, est quelquefois verbe & cesse quelquefois de l’être. Le participe dans son système, est un simple adjectif, parce qu’il ne conserve pas l’idée de l’affirmation. Je remarquerai à ce sujet que tous les modes, sans exception, ont été dans tous les tems réputés appartenir au verbe, & en être des parties nécessaires ; que tous les grammairiens les ont disposés systématiquement dans la conjugaison ; qu’ils y ont été forcés par l’unanimité des usages de tous les idiomes, qui en ont toujours formé les diverses inflexions par des générations régulieres entées sur un radical commun ; que cette unanimité ne pouvant être le résultat d’une convention formelle & réfléchie, ne sauroit venir que des sugestions secretes de la nature, qui valent beaucoup mieux que toutes nos réflexions ; & qu’une définition qui ne peut concilier des parties que la nature elle-même semble avoir liées, doit être bien suspecte à quiconque connoît les véritables fondemens de la raison. II. L’idée de l’existence intellectuelle sous une relation à une modification, est encore ce qui sert de fondement aux différens modes du verbe, qui conserve dans tous sa nature, essentiellement indestructible. Si par abstraction, l’on envisage comme’un être déterminé, cette existence d’un sujet quelconque sous une relation à une modification ; le verbe devient nom, & c’en est le mode infinitif. Voyez Infinitif . Si par une autre abstraction, on envisage un être indéterminé, désigné seulement par cette idée de l’existence intellectuelle, sous une relation à une modification, comme l’idée d’une qualité faisant partie accidentelle de la nature quelconque du sujet ; le verbe devient adjectif, & c’en est le mode participe. Voyez Participe . Ni l’un ni l’autre de ces modes n’est personnel, c’est-à-dire qu’ils n’admettent point d’inflexions relatives aux personnes, parce que l’un & l’autre expriment de simples idées ; l’un, un être déterminé par sa nature ; l’autre, un être indéterminé désigné seulement par une partie accidentelle de sa nature ; mais ni l’un ni l’autre n’exprime l’objet d’un jugement actuel, en quoi consiste principalement l’essence de la proposition & du discours. C’est pourquoi les personnes ne sont marquées ni dans l’un ni dans l’autre, parce que les personnes sont dans le verbe des terminaisons qui caractérisent la relation du sujet à l’acte de la parole. Voyez Personne . Mais si l’on emploie en effet le verbe pour énoncer actuellement l’existence intellectuelle d’un sujet déterminé sous une relation à une modification, c’est-à-dire s’il sert à faire une proposition, le verbe est alors uniquement verbe, & c’en est un mode personnel. Ce mode personnel est direct, quand il constitue l’expression immédiate de la pensée que l’on veut manifester ; tels sont l’indicatif, l’impératif, & le suppositif, voyez ces mots. Le mode personnel est indirect ou oblique, quand il ne peut servir qu’à constituer une proposition incidente subordonnée à un antécédent ; tels sont l’optatif & le subjonctif. Voyez ces mots. Il est évident que cette multiplication des aspects sous lesquels on peut envisager l’idée spécifique de la nature du verbe, sert infiniment à en multiplier les usages dans le discours, & justifier de plus en plus le nom que lui ont donné par excellence les Grecs & les Romains, & que nous lui avons conservé nous-mêmes. III. Les tems dont le verbe seul paroît susceptible, supposent apparemment dans cette partie d’oraison, une idée qui puisse servir de fondement à ces métamorphoses & qui en rendent le verbe susceptible. Or il est évident que nulle autre idée n’est plus propre que celle de l’existence à servir de fondement aux tems, puisque ce sont des formes destinées à marquer les diverses relations de l’existence à une époque. Voyez Tems . De-là vient que dans les langues qui ont admis la déclinaison effective, il n’y a aucun mode du verbe qui ne se conjugue par tems ; les modes impersonnels comme les personnels, les modes obliques comme les directs, les modes mixtes comme les purs : parce que les tems tiennent à la nature immuable du verbe, à l’idée générale de l’existence. Jules-César Scaliger les croyoit si essentiels à cette partie d’oraison, qu’illes a pris pour le caractere spécifique qui la distingue de toutes les autres : tempus autem non videtur esse affectus verbi, sed differentia formalis propter quam verbum ipsum verbum est. (de caus.L.L. lib. V. cap. cxxj.) Cette considération dont il est aisé maintenant d’apprécier la juste valeur, avoit donc porté ce savant critique à définir ainsi cette partie d’oraison : Verbum est nota rei sub tempore. (ibid. cap. cx.) Il s’est trompé en ce qu’il a pris une propriété accidentelle du verbe, pour l’essence même. Ce ne sont point les tems qui constituent la nature spécifique du verbe ; autrement il faudroit dire que la langue franque, la langue chinoise, & apparemment bien d’autres, sont destituées de verbes, puisqu’il n’y a dans ces idiomes aucune espece de mot qui y prenne des formes temporelles ; mais puisque les verbes sont absolument nécessaires pour exprimer les objets de nos jugemens, qui sont nos principales & peut-être nos seules pensées ; il n’est pas possible d’admettre des langues sans verbes, à moins de dire que ce sont des langues avec lesquelles on ne sauroit parler. La vérité est qu’il y a des verbes dans tous les idiomes ; que dans tous ils sont caractérisés par l’idée générale de l’existence intellectuelle d’un sujet indéterminé sous une relation à une maniere d’être ; que dans tous en conséquence, la déclinabilité par tems en est une propriété essentielle ; mais qu’elle n’est qu’en puissance dans les uns, tandis qu’elle est en acte dans les autres. Si l’on veut admettre une métonymie dans le nom que les grammairiens allemands ont donné au verbe en leur langue, il y aura assez de justesse : ils l’appellent das zeit-wort ; le mot zeit wort est compose de zeit (tems), & de wort (mot), comme si nous disions le mot du tems. Il y a apparence que ceux qui introduisirent les premiers cette dénomination, pensoient sur le verbe comme Scaliger ; mais on peut la rectifier, en supposant, comme je l’ai dit, une métonymie de la mesure pour la chose mesurée, du tems pour l’existence. IV. La définition que j’ai donnée du verbe, se prête encore avec succès aux divisions reçues de cette partie d’oraison ; elle en est le fondement le plus raisonnable, & elle en reçoit, comme par réflexion, un surcroît de lumiere qui en niet la vérité dans un plus grand jour. 1°. La premiere division du verbe est en substantif & en adjectif ; dénominations auxquelles je voudrois que l’on substituât celles d’abstrait & de concret. Voy. Substantif , art. II. Le verbe substantif ou abstrait est celui qui désigne par l’idée générale de l’existence intellectuelle, sous une relation à une modification quelconque, qui n’est point comprise dans la signification du verbe, mais qu’on exprime séparément ; comme quand on dit, Dieu est éternel, les hommes sont mortels. Le verbe adjectif ou concret est celui qui désigne par l’idée générale de l’existence intellectuelle sous une relation à une modification déterminée, qui est comprise dans la signification du verbe ; comme quand on dit, Dicu existe, les hommes mourront . Il suit de ces deux définitions qu’il n’y a point de verbe adjectif ou concret, qui ne puisse se décomposer par le verbe substantif ou abstrait être. C’est une conséquence avouée par tous les grammairiens, & fondée sur ce que les deux especes désignent également par l’idée générale de l’existence intellectuelle ; mais que le verbe adjectif renferme de plus dans sa signification l’idée accessoire d’une modification déterminée, qui n’est point comprise dans la signification du verbe substantif. On doit donc trouver dans le verbe substantif ou abstrait, la pure nature du verbe en général ; & c’est pour cela que les philosophes enseignent qu’on auroit pu, dans chaque langue, n’employer que ce seul verbe, le seul en effet qui soit demeuré dans la simplicité de la signification originelle & essentielle, ainsi que l’a remarqué l’auteur de la grammaire générale. (Part. II. chap. xiij. édit 1756.) Quelle est donc la nature du verbe étre, ce verbe essentiellement fondamental dans toutes les langues ? Il y a près de deux cens ans que Robert Etienne nous l’a dit, avec la naiveté qui ne manque jamais à ceux qui ne sont point préoccupés par les intérêts d’un système particulier. Après avoir bien ou mal-à-propos distingué les verbes en actifs, passifs, & neutres, il s’explique ainsi : (Traité de la grammaire françoise, Paris 1569. pag. 37.)
« Oultre ces trois sortes, il y a le verbe nommé substantif, qui est estre : qui ne signifie action ne passion, mais seulement il dénote l’estre & existence ou subsistance d’une chascune chose qui est signifiée par le nom joinct avec lui : comme je suis, tu es, il est. Toutesfois il est si nécessaire à toutes actions & passions, que nous ne trouverons verbes qui ne se puissent resouldre par luy ».Ce savant typographe, qui ne pensoit pas à faire entrer dans la signification du verbe l’idée de l’affirmation, n’y a vu que ce qui est en effet l’idée de l’existence ; & sans les préjugés, personne n’y verroit rien autre chose. J’ajoute seulement que c’est l’idée de l’existence intellectuelle, & je me fonde sur ce que j’ai déja allégué, que les êtres abstraits & généraux, qui n’ont & ne peuvent avoir aucune existence réelle, peuvent néanmoins étre, & sont fréquemment sujets déterminés du verbe substantif. Mais je ne déguiserai pas une difficulté que l’on peut faire avec assez de vraissemblance contre mon opinion, & qui porte sur la propriété qu’a le verbe étre, d’être quelquefois substantif ou abstrait, & quelquefois adjectif ou concret : quand il est adjectif, pourroit-on dire, outre sa signification essentielle, il comprend encore celle de l’existence ; comme dans cette phrase, ce qui est touche plus que ce qui a été , c’est-à-dire, ce qui est existant touche plus que ce qui 4 été existant : par conséquent on ne peut pas dire que l’idée de l’existence constitue la signification spécifique du verbe substantif, puisque c’est au contraire l’addition accessoire de carte idée déterminée qui rend ce même verbe adjectif. Cette objection n’est rien moins que victorieuse, & j’en ai déja préparé la solution, en distinguant plus haut l’existence intellectuelle & l’existence réelle. Etre est un verbe substantif, quand il n’exprime que l’existence intellectuelle : quand je dis, par exemple, Dieu est tout-puissant, il ne s’agit point ici de l’existence réelle de Dieu, mais seulement de son existence dans mon esprit sous la relation de convenance à la toute-puissance ; ainsi est, dans cette phrase, est substantif. Etre est un verbe adjectif, quand à l’idée fondamentale de l’existence intellectuelle, on ajoute accessoirement l’idée déterminée de l’existence réelle ; comme Dieu est , c’est-à-dire, Dieu est existant reellement , ou Dieu est present à mon esprit avec l’attribut déterminé de l’existence reelle . Quoique le verbe être puisse donc devenir adjectis au moyen de l’idée accessoire de l’existence réelle, il ne s’ensuit point que l’idée de l’existence intellectuelle ne soit pas l’idée propre de sa signification spécifique. Que dis je ? il s’ensuit au-contraire qu’il ne désigne par aucune autre-idée, quand il est substantif, que par celle de l’existence intellectuelle ; puisqu’il exprime nécessairement l’existence ou subsistance d’une chascune chose qui est signifiée par le nom joinct avec lui ; que cette existence n’est réelle que quand être est un verbe adjectif ; & qu’apparemment elle est au-moins intellectuelle quand il est substantif, parce que l’idee accessoire doit être la même que l’idée fondamentale, sauve la différence des aspects, ou que le mot est le même dans les deux cas, hors la différence des constructions. Il faut observer que cette réflexion est d’autant plus pondérante, qu’elle porte sur un usage universel & commun à toutes les langues connues & cultivées, & qu’on ne s’est avisé dans aucune de changer le verbe substantif en adjectif, par l’addition accessoire d’une idée déterminée autre que celle de l’existence réelle, parce qu’aucune autre n’est si analogue à celle qui constitue l’essence du verbe substantif, savoir l’existence intellectuelle. Dans tous les autres verbes adjectifs, le radical du substantif est détruit, il ne paroît que celui de l’idée accessoire de la modification déterminée ; & les seules terminaisons rappellent l’idée fondamentale de l’existence intellectuelle, qui est un élément nécessaire dans la signification totale des verbes adjectifs. 2°. Les verbes adjectifs se soudivisent communément en actifs, passifs, & neutres. Cette division s’accommode d’autant mieux avec la definition générale du verbe, qu’elle porte immédiatement sur l’idée accessoire de la modification déterminée qui rend concret le sens des verbes adjectifs : car un verbe adjectif est actif, passif ou neutre, selon que la modification déterminée, dont l’idée accessoire modifie celle de l’existence intellectuelle, est une action du sujet, ou une impression produite dans le sujet sans concours de sa part, ou simplement un état qui n’est dans le sujet ni action ni passion. Voyez Actif, Passif, Neutre, Relatif , art. I. Toutes les autres divisions du verbe adjectif, ou en absolu & relatif, ou en augmentatif, diminutif, fréquentatif, inceptif, imitatif, &c. ne portent pareillement que sur de nouvelles idées accessoires ajoutées à celle de la modification déterminée qui rend concret le sens du verbe adjectif ; & par conséquent elles sont toutes conciliables avec la définition générale, qui suppose toujours l’idée de cette modification déterminée. Après ce détail où j’ai cru devoir entrer, pour justifier chacune des idées élémentaires de la notion que je donne du verbe, détail qui comprend, par occasion, l’examen des définitions les plus accréditées jusqu’à présent ; celle de P. R. & celle de Scaliger ; je me crois assez dispensé d’examiner les autres qui ont été proposées ; si j’ai bien établi la mienne, les voila suffisamment refutées, & je ne ferois au-contraire qu’embarrasser de plus en plus la matiere, s’il reste encore quelque doute sur ma définition. Je n’ajouterai donc plus qu’une remarque pour achever, s’il est possible, de répandre la lumiere sur l’ensemble de toutes les idées que j’ai réunies dans la définition générale du verbe. La grammaire générale dit que c’est un mot dont le principal usage est de signifier l’affirmation. Cette idée de l’affirmation, que j’ai rejettée, n’est pas la seule chose que l’on puisse reprocher à cette définition, & en y substituant l’idée que j’adopte de l’existence intellectuelle, je définirois encore mal le verbe, si je disois simplement que c’est un met dont le principal usage est de signifier l’existence intellectuelle, ou même plus briévement & avec plus de justesse, un mot qui signifie l’existence intellectuelle. Cette définition ne suffiroit pas pour expliquer tout ce qui appartient à la chose définie ; & c’est un principe indubitable de la plus saine logique, qu’une définition n’est exacte qu’autant qu’elle contient clairement le germe de toutes les observations qui peuvent se faire sur l’objet défini. C’est pourquoi je dis que le verbe est un mot déclinable indéterminatif qui désigne seulement par l’idée générale de l’existence intellectuelle, sous une relation à une modification. Je sais bien que cette définition sera trouvée longue par ceux qui n’ont point d’autre moyen que la toise, pour juger de la briéveté des expressions ; mais j’ose esperer qu’elle contentera ceux qui n’exigent point d’autre briéveté que de ne rien dire de trop. Or : 1°. Je dis en premier lieu que c’est un mot déclinable, afin d’indiquer le fondement des formes qui sont communes au verbe, avec les noms & les pronoms ; je veux dire les nombres sur-tout, & quelquefois les genres. 2°. Je dis un mot déclinable indéterminatif ; & par là je pose le fondement de la concordance du verbe, avec le sujet déterminé auquel on l’applique. 3°. J’ajoute qu’il désigne par l’idée générale de l’existence, & voila bien nettement l’origine des formes temporelles, qui sont exclusivement propres au verbe, & qui expriment en effet les diverses relations de l’existence à une époque. 4°. Je dis que cette existence est intellectuelle ; & par-là je prépare les moyens d’expliquer la nécessité du verbe dans toutes les propositions, parce qu’elles expriment l’objet intérieur de nos jugemens ; je trouve encore dans les différens aspects de cette idée de l’existence intellectuelle, le fondement des modes dont le verbe, & le verbe seul, est susceptible. 5°. Enfin je dis l’existence intellectuelle sous une relation à une modification : & ce dernier trait, en facilitant l’explication du rapport qu’a le verbe à l’expression de nos jugemens objectifs, don ne lieu de diviser le verbe en substantif & adjectif, selon que l’idée de la modification y est indéterminée ou expressément déterminée ; & de soudiviser ensuite les verbes adjectifs en actifs, passifs, ou neutres, en absolus ou relatifs, &c. selon les différences essentielles ou accidentelles de la modification déterminée qui en rend le sens concret. J’ose donc croire que cette définition ne renferme rien que de nécessaire à une définition exacte, & qu’elle a toute la briéveté compatible avec la clarté, l’universalité & la proprieté qui doivent lui convenir ; clarté qui doit la rendre propre à faire connoître la nature de l’objet défini, & à en expliquer toutes les propriétés essentielles ou accidentelles : universalité qui doit la rendre applicable à toutes les especes comprises sous le genre défini, & à tous les individus de ces especes, sous quelque forme qu’ils paroissent : propriété enfin, qui la rend incommunicable à tout ce qui n’est pas verbe. (B. E. R. M.)
« On voit, dit M. l’Abbé Ladvocat (Gramm. hebr. pag. 74.) que les conjugaisons en hébreu ne sont pas différentes, selon les différens verbes, comme en grec, en latin ou en françois ; mais qu’elles ne sont que le même verbe conjugué différemment, pour exprimer ses différentes significations, & qu’il n’y a en hébreu, à proprement parler, qu’une seule conjugaison sous sept formes ou manieres différentes d’exprimer la signification d’un même verbe ».Il est donc évident que ces différentes formes différent entre elles, comme la forme active & la forme passive dans les verbes grecs ou latins ; & qu’on auroit pû, peut-être même qu’on auroit dû, donner également aux unes & aux autres le nom de voix. Si l’on avoit en outre caractérisé les voix hébraïques par des épithetes propres à désigner les idées accessoires qui les différencient ; on auroit eu une nomenclature plus utile & plus lumineuse que celle qui est usitée. (B. E. R. M.)
« Les voyelles, dit M. du Marsais (Consonne), sont ainsi appellées du mot voix, parce qu’elles se font entendre par elles-mêmes, elles forment toutes seules un son, une voix » :c’est-à-dire, qu’elles représentent des sons qui peuvent se faire entendre sans le secours des articulations ; au lieu que les consonnes, qui sont destinées par l’usage national à la représentation des articulations, ne représentent en conséquence rien qui puisse se faire entendre seul, parce que l’explosion d’un son ne peut exister sans le son, de même qu’aucune modification ne peut exister sans l’être, qui est modifié : de là vient le nom de consonne, (qui sonne avec) parce que l’articulation représentée ne devient sensible qu’avec le son qu’elle modifie. J’ai déja remarqué (Lettres) que l’on a compris sous le nom général de lettres, les signes & les choses signifiées, ce qui aux yeux de la philosophie est un abus, comme c’en étoit un aux yeux de Priscien. (Lib. I. de litterâ.) Les choses signifiées auroient dû garder le nom général d’élémens, & les noms particuliers de sons & d’articulations ; & il auroit fallu donner exclusivement aux signes le nom général de lettres, & les noms spécifiques de voyelles & de consonnes. Il est certain que ces dernieres dénominations sont en françois du genre féminin, à cause du hom général lettres, comme si l’on avoit voulu dire lettres voyelles, lettres consonnes. Cependant l’auteur anonyme d’un traité des sons de la langue françoise (Paris 160. in 8°.) se plaint au contraire, d’une expression ordinaire qui rentre dans la correction que j’indique : voici comme il s’en explique. (Part. I. pag. 3.)
« Plusieurs auteurs disent que les voyelles & les consonnes sont des lettres. C’est comme si on disoit que les nombres sont des chiffres. Les voyelles & les consonnes sont des sons que les lettres représentent, comme les chiffres servent à représenter les nombres. En effet, on prononçoit des consonnes & des voyelles avant qu’on eût inventé les lettres. »Il me semble, au contraire, que quand on dit que les voyelles & les consonnes sont des sons, c’est comme si l’on disoit que les chiffres sout des nombres ; sans compter que c’est encore un autre abus de désigner indistinctement par le mot de sons tous les élémens de la voix. J’ajoûte que l’on prononçoit des sons & des articulations avant qu’on eût inventé les lettres, cela est dans l’ordre ; mais loin que l’on prononçât alors des consonnes & des voyelles, on n’en prononce pas même aujourd’hui que les lettres sont connues ; parce que, dans la rigueur philosophique, les voyelles & les consonnes, qui sont des especes de lettres, ne sont point sonores, ce sont des signes muets des élémens sonores de la voix. Au reste, le même auteur ajoute :
« on peut cependant bien dire que ces lettres a, e, i, &c. sont des voyelles, & que ces autres b, c, d, &c. sont des consonnes, parce que ces lettres réprésentent des voyelles & des consonnes ».Il est assez singulier que l’on puisse dire que des lettres sont voyelles & consonnes, & que l’on ne puisse pas dire réciproquement que les voyelles & les consonnes sont des lettres ? je crois que la critique exige plus de justesse. Selon le p. Lami, (Rhét. liv. III. chap. iij. pag. 202.) On peut dire que les voyelles sont au regard des lettres qu’on appelle consonnes, ce qu’est le son d’une flûte aux différentes modifications de ce même son, que font les doigts de celui qui joue de cet instrument. Le p. Lami parle ici le langage ordinaire, en désignant les objets par les noms mêmes des signes. M. du Marsais, parlant le même langage, a vu les choses sous un autre aspect, dans la même comparaison prise de la flûte : tant que celui qui en joue, dit-il, (Consonne.) y souffle de l’air, on entend le propre son au trou que les doigts laissent ouvert… Voilà précisément la voyelle : chaque voyelle exige que les organes de la bouche soient dans la situation requise pour faire prendre à l’air qui sort de la trachée-artère la modification propre à exciter le son de telle ou telle voyelle. La situation qui doit faire entendre l’a, n’est pas la même que celle qui doit exciter le son de l’i. Tant que la situation des organes subsiste dans le même état, on entend la même voyelle aussi long-tems que la respiration peut fournir & air. Ce qui marquoit, selon le P. Lami, la différence des voyelles aux consonnes, ne marque, selon M. du Marsais, que la différence des voyelles entr’elles ; & cela est beaucoup plus juste & plus vrai. Mais l’encyclopédiste n’a rien trouvé dans la flûte qui pût caractériser les consonnes, & il les a comparées à l’effet que produit le battant d’une cloche, ou le marteau sur l’enclume. M. Harduin, dans une dissertation sur les voyelles & les consonnes qu’il a publiée (en 1760.) à l’occasion d’un extrait critique de l’abregé de la Grammaire françoise par M. l’abbé de Wally, a repris (pag. 7.) la comparaison du p. Lami, & en la rectifiant d’après des vues semblables à celles de M. du Marsais, il étend ainsi la similitude jusqu’aux consonnes :
« la bouche & une flûte sont deux corps, dans la concavité desquels ils faut également faire entrer de l’air pour en tirer du son. Les voyelles répondent aux tons divers causés par la diverse application des doigts sur les trous de la flûte ; & les consonnes répondent aux coups de langue qui précedent ces tons. Plusieurs notes coulées sur la flûte sont, à certains égards, comme autant de voyelles qui se suivent immédiatement ; mais si ces notes sont frappées de coups de langue, elles ressemblent à des voyelles entremêlées de consonnes ».Il me semble que voilà la comparaison amenée au plus haut degré de justesse dont elle soit susceptible, & j’ai appuyé volontiers sur cet objet, afin de rendre plus sensible la différence réelle des sons & des articulations, & conséquemment celle des voyelles & des consonnes qui les représentent. J’ai observé (art. Lettres.) que notre langue paroît avoir admis huit sons fondamentaux, qu’on auroit pû représenter par autant de voyelles différentes ; & que les autres sons usités parmi nous dérivent de quelqu’un de ces huit premiers, par des changemens si légers & d’ailleurs si uniformes, qu’on auroit pû les figurer par quelques caracteres accessoires. Voici les huit sons fondamentaux rangés selon l’analogie des dispositions de la bouche, nécessaires à leur production. I. La bouche est simplement plus ou moins ouverte pour la génération des quatre premiers sons qui retentissent dans la cavité de la bouche : je les appellerois volontiers des sons retentissans, & les voyelles qui les représenteroient seroient pareillement nommées voyelles retentissantes. Les levres, pour la génération des quatre derniers, se rapprochent ou se portent en avant d’une maniere si sensible, qu’on pourroit les nommer sons labiaux, & donner aux voyelles qui les représenteroient le nom de labiales. II. Les deux premiers sons de chacune de ces deux classes sont susceptibles de variations, dont les autres ne s’accommodent pas. Ainsi l’on pourroit, sous ce nouvel aspect, distinguer les huit sons fondamentaux en deux autres classes ; savoir, quatre sons variables, & quatre sons constans : les voyelles qui les représenteroient recevroient les mêmes dénominations. 1°. Les sons variables que M. Duclos (Rem. sur le chap. j. de la part. I. de la Gramm. gén.) appelle grandes voyelles, sont les deux premiers sons retentissans a, ê, & les deux premiers labiaux eu, o ; chacun de ces sons peut être grave ou aigu, oral ou nasal. Un son variable est grave, lorsqu’étant obligé d’en traîner davantage la prononciation, & d’appuyer, pour ainsi dire, dessus, on sent qu’indépendamment de la longueur, l’oreille apperçoit dans la nature même du son quelque chose de plus plein & plus marqué. Un son variable est aigu, lorsque passant plus légerement sur sa prononciation, l’oreille y apperçoit quelque chose de moins nourri & de moins marqué, qu’elle n’en est, en quelque sorte, que piquée plutôt que remplie. Par exemple, a est grave dans pâte, & aigu dans pate ; ê est grave dans la tête, & aigu dans il tete ; eu est grave dans jeûne, (abstinence de manger), aigu dans jeune (qui n’est pas vieux), & muet ou presqu’insensible dans âge ; o est grave dans côte (os), & aigu dans cote (jupe). Un son variable est oral, lorsque l’air qui en est la matiere sort entierement par l’ouverture de la bouche qui est propre à ce son. Un son variable est nasal, lorsque l’air qui en est la matiere, sort en partie par l’ouverture propre de la bouche, & en partie par le nez. Par exemple, a est oral dans pâte & dans pate, & il est nasal dans pante de lit ; é est oral dans téte & dans tète, & il est nasal dans teinte ; eu est oral dans jeûne & dans jeune, & nasal dans jeun ; o est oral dans côte & dans cote, & il est nasal dans conte. 2°. Les sons constans, que M. Duclos (ibid.) nomme petites voyelles, sont les deux derniers sons retentissans, é, i, & les deux derniers labiaux u, ou. Je les appelle constans, parce qu’en effet chacun d’eux est constamment oral, sans devenir jamais nasal, & que la constitution en est invariable, soit qu’on en traîne ou qu’on en hâte la prononciation. M. l’abbé Fromant (supplém. 1. j.) pense autrement, & il n’est pas possible de discuter son opinion ; c’est une affaire d’organe, & le mien se trouve d’accord à cet égard avec celui de M. Duclos. J’obser verois seulement que par rapport à l’i nasal, qu’il admet & que je rejette, il se fonde sur l’autorite de l’abbé de Dangeau, qui, selon lui, connoissoit assurément la prononciation de la cour & de la ville, & sur la pratique constante du théatre, où l’on prononce en effet l’i nasal. Mais en accordant à l’abbé de Dangeau tout ce qu’on lui donne ici ; ne peut-on pas dire que l’usage de notre prononciation a changé depuis cet académicien, & en donner pour preuve l’autorité de M. Duclos, qui ne connoît pas moins la prononciation de la cour & de la ville, & qui appartient également à l’académie françoise ? Pour ce qui regarde la pratique du théatre, on peut dire, 1°. que jusqu ici personne ne s’est avisé d’en faire entrer l’influence dans ce qui constitue le bon usage d’une langue ; & l’on a raison : voyez Usage . On peut dire, 2°. que le grand Corneille étant en quelque sorte le pere & l’instituteur du théatre françois, il ne seroit pas surprenant qu’il se fût conservé traditionnellement une teinte de la prononciation normande que ce grand homme pourroit y avoir introduite. Dans le rapport analysé des remarques de M. Duclos & du supplément de M. l’abbé Fromant, que fit à l’académie royale des Sciences, belles-lettres, & arts de Rouen, M. Maillet du Boullay, secrétaire de cette académie pour les belles-lettres, il compare & discute les pensées de ces deux auteurs sur la nature des voyelles.
« Cette multiplication de voyelles, ditil, est-elle bien nécessaire ? & ne seroit-il pas plus simple de regarder ces prétendues voyelles (nasales) comme de vraies syllabes, dans lesquelles les voyelles sont modifiées par les lettres m ou n, qui les suivent » ?M. l’abbé de Dangeau avoit déja répondu à cette question d’une maniere détaillée & propre, ce me semble, à satisfaire. (Opusc. pag. 19-32.) Il démontre que les sons que l’on nomme ici, & qu’il nommoit pareillement voyelles nasales, sont de véritables sons simples & inarticulés en eux-mêmes ; & ses preuves portent, 1°. sur ce que dans le chant les ports de voix se font tout entiers sur an, ein, on, &c. que l’on entend bien différens de a, è, o, &c ; 2°. sur l’hiatus que produit le choc de ces voyelles nasales, quand elles se trouvent à la fin d’un mot & suivies d’un autre mot commençant par une voyelle. Ces preuves, détaillées comme elles sont dans le premier discours de M. l’abbé de Dangeau, m’ont toujours paru démonstratives ; & je crains bien qu’elles ne l’aient paru moins à M. du Boullay, par la même raison que l’abbé de Dangeau trouva vingt-fix de ces hiatus dont je viens de parler dans le Cinna de Corneille, & qu’il n’en rencontra qu’onze dans le Mithridate de Racine, huit dans le Misantrope de Moliere, & beaucoup moins dans les opéra de Quinault. Voici donc sous un simple coup-d’oeil, le système de nos sons fondamentaux.
« Tout est usage dans les langues (Voyez Langue, init.) ; le matériel est la signification des mots, l’analogie & l’anomalie des terminaisons ; la servitude ou la liberté des constructions, le purisme ou le barbarisme des ensembles ».C’est pourquoi j’ai cru devoir définir une langue, la totalité des usages propres à une nation pour exprimer les pensées par la voix.
« Il n’y a nul objet, dit le p. Buffier (Gramm. fr. n°. 26), dont il soit plus aisé & plus commun de se former l’idée, que de l’usage [en général] ; & il n’y a nul objet dont il soit plus difficile & plus rare de se former une idée exacte, que de l’usage par rapport aux langues. »Ce n’est pas précisément de l’usage des langues qu’il est difficile & rare de se former une idée exacte, c’est des caracteres du bon usage & de l’étendue de ses droits sur la langue. Les recherches mêmes du p. Buffier en sont la preuve, puisqu’après avoir annoncé cette difficulté, il entre en matiere en commençant par distinguer le bon & le mauvais usage, & ne s’occupe ensuite que des caracteres du bon, & son influence sur le choix des expressions.
« Si ce n’est autre chose, dit M. de Vaugelas en parlant de l’usage des langues (Remarq. pref. art. ij. n. 1.), si ce n’est autre chose, comme quelques-uns se l’imaginent, que la façon ordinaire de parler d’une nation dans le siege de son empire ; ceux qui sont nés & élevés n’auront qu’à parler le langage de leurs nourrices & de leurs domestiques, pour bien parler la langue du pays . . . . . Mais cette opinion choque tellement l’expérience générale, qu’elle se réfute d’elle-même . . . . Il y a sans doute, continue-t-il (n. 2.), deux sortes d’usages, un bon & un mauvais. Le mauvais se forme du plus grand nombre de personnes, qui presque en toutes choses, n’est pas le meilleur ; & le bon, au contraire, est composé, non pas de la pluralité, mais de l’élite des voix ; & c’est véritablement celui que l’on nomme le maître des langues, celui qui faut suivre pour bien parler & & pour bien écrire ».Ces réflexions de M. de Vaugelas sont très-solides & très-sages, mais elles sont encore trop générales pour servir de fondement à la définition du bon usage, qui est, dit-il (n. 3.), la façon de parler de la plus saine partie de la cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du tems.
« Quelque judicieuse, reprend le p. Buffier (n°. 32.), que soit cette définition, elle peut devenir encore l’origine d’une infinité de difficultés : car dans les contestations qui peuvent s’élever au sujet du langage, quelle sera la plus saine partie de la cour & des écrivains du tems ? Certainement si la contestation s’éleve à la cour, ou parmi les écrivains, chacun des deux partis ne manquera pas de se donner pour la plus saine partie . . . Peut-être feroit-on mieux, ajoûte-t-il (n°. 33.), de substituer dans la définition de M. de Vaugelas, le terme de plus grand nombre à celui de la plus saine partie. Car enfin, là où le plus grand nombre de personnes de la cour s’accorderont à parler comme le plus grand nombre des écrivains de réputation, on pourra aisément discerner quel est le [bon] usage. La plus nombreuse partie est quelque chose de palpable & de fixe, au lieu qui la plus saine partie peut souvent devenir insensible & arbitraire ».Cette observation critique du savant jésuite, est très-bien fondée ; mais il ne corrige qu’à demi la définition de Vaugelas. La plus nombreuse partie des écrivains rentre communément dans la classe désignée par M. de Vaugelas comme n’étant pas la meilleure ; & pour juger avec certitude du bon usage, il faut effectivement indiquer la portion la plus saine des auteurs, mais lui donner des caracteres sensibles, afin de n’en pas abandonner la fixation au gré de ceux qui auroient des doutes sur la langue. Or il est constant que c’est la voix publique de la renommée qui nous fait connoitre les meilleurs auteurs qui se sont rendus célebres par leur exactitude dans le langage. C’est donc d’après ces observations que je dirois que le bon usage est la façon de parler de la plus nombreuse partie de la cour, conformément à la façon d’écrire de la plus nombreuse partie des auteurs les plus estimés du tems. Ce n’est point un vain orgueil qui ôte à la multitude la droit de concourir à l’établissement du bon usage, ni une basse flatterie qui s’en rapporte à la plus nombreuse partie de la cour ; c’est la nature même du langage. La cour est dans la société soumise au même gouvernement, ce que le coeur est dans le corps animal ; c’est le principe du mouvement & de la vie. Comme le sang part du coeur, pour se distribuer par les canaux convenables jusqu’aux extrémités du corps animal, d’où il est ensuite reporté au coeur, pour y rendre une nouvelle vigueur, & vivifier encore les parties par où il repasse continuellement aux extrémités ; ainsi la justice & la protection partent de la cour, comme de la premiere source, pour se répandre, par le canal des lois, des tribunaux, des magistrats, & de tous les officiers préposés à cet effet, jusqu’aux parties les plus éloignées du corps politique, qui de leur côté adressent à la cour leurs sollicitations, pour y faire connoître leurs besoins, & y ranimer la circulation de protection & de justice que leur soumission & leurs charges leur donnent droit d’en attendre. Or le langage est le lien nécessaire & fondamental de la société, qui n’auroit, sans ce moyen admirable de communication, aucune consistance durable, ni aucun avantage réel. D’ailleurs il est de l’équité que le foible emploie, pour faire connoître ses besoins, les signes les plus connus du protecteur à qui il s’adresse, s’il ne veut courir le risque de n’être ni entendu, ni secouru. Il est donc raisonnable que la cour, protectrice de la nation, ait dans le langage national une autorité prépondérante. à la charge également raisonnable que la partie la plus nombreuse de la cour l’emporte sur la partie la moins nombreuse, en cas de contestation sur la maniere de parler la plus légitime.
« Toutefois, dit M. de Vaugelas, ibid. n. 4. quelqu’avantage que nous donnions à la cour, elle n’est pas suffisante toute seule pour servir de regle ; il faut que la cour & les bons auteurs y concourent ; & ce n’est que de cette conformité qui se trouve entre les deux, que l’usage s’établit ».C’est que, comme je l’ai remarqué plus haut, le commerce de la cour & des parties du corps politique soumis à son gouvernement est essentiellement réciproque. Si les peuples doivent se mettre au fait du langage de la cour pour lui faire connoître leurs besoins & en obtenir justice & protection ; la cour doit entendre le langage des peuples, afin de leur distribuer avec intelligence la protection & la justice qu’elle leur doit, & les lois qu’elle a droit en conséquence de leur imposer.
« Ce n’est pas pourtant ; continue Vaugelas, ibid. n. 5. que la cour ne contribue incomparablement plus à l’usage que les auteurs, ni qu’il y ait aucune proportion de l’un à l’autre… Mais le consentement des bons auteurs est comme le sceau, ou une vérification qui autorise [qui constate] le langage de la cour, qui marque le bon usage, & décide celui qui est douteux. Dans une nation où l’on parle une même langue (Buffier, n. 30. 31.) & où il y a néanmoins plusieurs états, comme seroient l’Italie & l’Allemagne ; chaque état peut prétendre à faire, aussi bien qu’un autre état, la regle du bon usage. Cependant il y en a certains, auxquels un consentement au-moins tacite de tous les autres semble donner la préférence ; & ceux-là d’ordinaire ont quelque supériorité sur les autres. Ainsi l’italien qui se parle à la cour du pape, semble d’un meilleur usage que celui qui se parle dans le reste de l’Italie »[à cause de la prééminence de l’autorité spirituelle, qui fait de Rome, comme la capitale de la république chrétienne, & qui sert même à augmenter l’autorité temporelle du pape].
« Cependant la cour du grand-duc de Toscane paroît balancer sur ce point la cour de Rome ; parce que les Toscans ayant fait diverses réflexions & divers ouvrages sur la langue italienne, & en particulier un dictionnaire qui a eu grand cours (celui de l’académie de la Crusca), ils se sont acquis par-là une réputation, que les autres contrées d’Italie ont reconnu bien fondée ; excepté néanmoins sur la prononciation : car la mode d’Italie n’autorise point autant la prononciation toscane que la prononciation romaine. »Ceci prouve de plus en plus combien est grande sur l’usage des langues, l’autorité des gens de lettres distingués : c’est moins à cause de la souveraineté de la Toscane, qu’à cause de l’habileté reconnue des Toscans, que leur dialecte est parvenue au point de balancer la dialecte romaine ; & elle l’emporte en effet en ce qui concerne le choix & la propriété des termes, les constructions, les idiotismes, les tropes, & tout ce qui peut être perfectionné par une raison éclairée ; au-lieu que la cour de Rome l’emporte à l’égard de la prononciation, parce que c’est surtout une affaire d’agrément, & qu’il est indispensable de plaire à la cour pour y réussir. Il sort de-là-même une autre conséquence très-importante. C’est que les gens de lettres les plus autorisés par le succès de leurs ouvrages doivent surtout être en garde contre les surprises du néologisme ou du néographisme, qui sont les ennemis les plus dangereux du bon usage de la langue nationale : c’est aux habiles écrivains à maintenir la pureté du langage, qui a été l’instrument de leur gloire, & dont l’altération peut les faire insensiblement rentrer dans l’oubli. Voyez Néologique, Néologisme . Par rapport aux langues mortes, l’usage ne peut plus s’en fixer que par les livres qui nous restent du siecle auquel on s’attache ; & pour décider le siecle du meilleur usage, il faut donner la préférence à celui quia donné naissance aux auteurs reconnus pour les plus distingués, tant par les nationaux que par les suffrages unanimes de la postérité. C’est à ces titres que l’on regarde comme le plus beau siecle de la langue latine, le siecle d’Auguste illustré par les Cicéron, les César, les Salluste, les Nepos, les T. Live, les Lucrece, les Horace, les Virgile, &c. Dans les langues vivantes, le bon usage est douteux ou déclaré. L’usage est douteux, quand on ignore quelle est ou doit être la pratique de ceux dont l’autorité en ce cas seroit prépondérante. L’usage est déclaré, quand on connoît avec évidence la pratique de ceux dont l’autorité en ce cas doit être prépondérante. I. L’usage ayant & devant avoir une égale influence sur la maniere de parler & sur celle d’écrire, précisément par les mêmes raisons ; de-là viennent plusieurs causes qui peuvent le rendre douteux. 1°.
« Lorsque la prononciation d’un mot est douteuse, & qu’ainsi l’on ne sait comment on le doit prononcer … il faut de nécessité que la façon dont il se doit écrire, le soit aussi. »2°.
« La seconde cause du doute de l’usage, c’est la rareté de l’usage. Par exemple, il y a de certains mots dont on use rarement ; & à cause de cela on n’est pas bien éclairci de leur genre, s’il est masculin ou féminin ; de-sorte que, comme on ne sait pas bien de quelle façon on les lit, on ne sait pas bien aussi de quelle façon il les faut écrire ; comme tous ces noms, épigramme, épitaphe, épithete, épithalame, anagramme, & quantité d’autres de cette nature, surtout ceux qui commencent par une voyelle, comme ceux-ci ; parce que la voyelle de l’article qui va devant se mange, & ôte la connoissance du genre masculin ou féminin ; car quand on prononce ou qu’on écrit l’épigramme ou une épigramme [qui se prononce comme un épigramme], l’oreille ne sauroit juger du genre ».Rem. de Vaugelas. Préf. art. v. n. 2. Si le doute où l’on est sur l’usage procede de la prononciation qui est équivoque, il faut consulter l’orthographe des bons auteurs, qui, par leur maniere d’écrire, indiqueront celle dont on doit prononcer. Si ce moyen de consulter manque, à cause de la rareté des témoignages, ou même à cause de celle de l’usage ; il faut recourir alors à l’analogie pour décider le cas douteux par comparaison ; car l’analogie n’est autre chose que l’extension de l’usage à tous les cas semblables à ceux qu’il a décidés par le fait. On dit, par exemple, je vous prends tous a partie , & non à parties ; donc par analogie il faut dire, je vous prends a témoin , & non à témoins, parce que témoin dans ce second exemple est un nom abstractif, comme partie dans le premier, & la preuve qu’il est abstractif quelquefois & équivalent à témoignage, c’est que l’on dit, en témoin de quoi j’ai signé, &c. c’est-à-dire, en témoignage de quoi, ou, comme on dit encore, en foi de quoi, &c. La même analogie, qui doit éclairer l’usage dans les cas douteux, doit le maintenir aussi contre les entreprises du néographisme. On écrit, par exemple, temporel, temporiser, où la lettre p est nécessaire ; c’est une raison présente pour la conserver dans le mot temps, plutôt que d’écrire tems, du-moins jusqu’à ce que l’usage soit devenu général sur ce dernier article. Ceux qui ont entrepris de supprimer au pluriel le t des noms & des adjectifs terminés en nt, comme garant, élément, savant, prudent, &c. n’ent pas pris garde à l’analogie, qui reclame cette lettre au pluriel, parce qu’elle est nécessaire au singulier & même dans les autres dérivés, comme garantie, garantir, élémentaire, savante, savantasse, prudente ; ainsi tant que l’usage contraire ne sera pas devenu général, les écrivains sages garderont garants, éléments, savants, prudents. Il. L’usage déclaré est général ou partagé : général, lorsque tous ceux dont l’autorité fait poids, parlent ou écrivent unanimement de la même maniere ; partagé, lorsqu’il y a deux manieres de parler ou d’écrire également autorisées par les gens de la cour & par des auteurs distingués dans le tems. 1°. A l’égard de l’usage général, il ne faut pas s’imaginer qu’il le soit au point, que chacun de ceux qui parlent ou qui écrivent le mieux, parlent ou écrivent en tout, comme tous les autres.
« Mais, dit le pere Buffier, n. 35. si quelqu’un s’écarte, en des points particuliers, ou de tous, ou presque de tous les autres ; alors il doit être censé ne pas bien parler en ce point-là même. Du reste, il n’est homme si versé dans une langue, à qui cela n’arrive ».[Mais on ne doit jamais se permettre volontairement soit de parler, soit d’écrire d’une maniere contraire à l’usage déclaré : autrement, on s’expose ou à la pitié qu’excite l’ignorance, ou au blâme & au ridicule que mérite le néologisme].
« Les témoins les plus sûrs de l’usage déclaré, dit encore le pere Buffier, n. 36. sont les livres des auteurs qui passent communément pour bien écrire, & particuliere ment ceux où l’on fait des recherches sur la langue ; comme les remarques, les grammaires & les dictionnaires qui sont les plus répandus, surtout parmi les gens de lettres : car plus ils sont recherchés, plus c’est une marque que le public adopte & approuve leur témoignage. »2°.
« L’usage partagé … est le sujet de beaucoup de contestations peu importantes. Id. n. 37. Faut-il dire je puis ou je peux ; je vais ou je vas, &c.… Si l’un & l’autre se dit par diverses personnes de la cour & par d’habiles auteurs, chacun, selon son goût, peut employer l’une ou l’autre de ces expressions. En effet, puisqu’on n’a nulle regle pour préférer l’un à l’autre ; vouloir l’emporter dans ces points-là, sur ceux qui sont d’un avis ou d’un goût contraire, n’est-ce pas dire, je suis de la plus saine partie de la cour, ou de la plus saine partie des écrivains ? ce qui est une présomption puérile : car enfin les autres croyent avoir un goût aussi sain, & être aussi habiles à décider, & ne seront pas moins opiniâtres à soutenir leur décision. Dès qu’on est bien convaincu que des mots ne sont en rien préférables l’un à l’autre, pourvu qu’ils fassent entendre ce qu’on veut dire, & qu’ils ne contredisent pas l’usage qui est manifestement le plus universel ; pourquoi vouloir leur faire leur procès, pour se le faire faire à soi-même par les autres ? »Le pere Buffier consent néanmoins que chacun s’en rapporte à son goût, pour se décider entre deux usages partagés. Mais qu’est-ce que le goût, sinon un jugement déterminé par quelque raison prépondérante ? & où faut-il chercher des raisons prépondérantes, quand l’autorité de l’usage se trouve également partagée ? L’analogie est presque toujours un moyen sûr de décider la préférence en pareil cas ; mais il faut être sûr de la bien reconnoître, & ne pas se faire illusion. Il est sage, dans ce cas, de comparer les raisonnemens contraires des grammairiens, pour en tirer la connoissance de la véritable analogie, & en faire son guide. Pour se déterminer, par exemple, entre je vais & je vas ; pour chacun desquels le pere Bouhours reconnoît (rem. nouv. tom. I. p. 580.) qu’il y a de grands suffrages ; M. Ménage donnoit la préférence à je vais, par la raison que les verbes faire & taire font je fais & je tais. Mais il est évident que c’est ici une fausse analogie, & que, comme l’observe Thomas Corneille (not. sur la rem. xxvj. de Vaugelas),
« faire & taire ne tirent point à conséquence pour le verbe aller » ;parce qu’ils ne sont pas de la même conjugaison, de la même classe analogique. M. l’abbé Girard (vrais princip. disc. viij. t. II. p. 80.) panche pour je vas, par une autre raison analogique.
« L’analogie générale de la conjugaison, veut, dit-il, que la premiere personne des présens de tous les verbes soit semblable à la troisieme, quand la terminaison en est féminine ; & semblable à la seconde tutoyante, quand la terminaison en est masculine : je crie, il crie ; j’adore, il adore ; [je souffre, il souffre] ; je pousse, il pousse ; … je sors, tu sors ; je vois, tu vois, &c. »Il est évident que le raisonnement de l’académicien est mieux fondé : l’analogie qu’il consulte est vraiment commune à tous les verbes de notre langue ; & il est plus raisonnable, en cas de partage dans l’autorité, de se décider pour l’expression analogique, que pour celle qui est anomale ; parce que l’analogie facilite le langage, & qu’on ne sauroit mettre trop de facilité dans le commerce qu’exige la sociabilité. La même analogie peut favoriser encore je peux à l’exclusion de je puis ; parce qu’à la seconde personne on dit toujours tu peux, & non pas tu puis, & que la troisieme même il peut, ne differe alors des deux premieres que par le t, qui en est le caractere propre. Il faut prendre garde au reste, que je ne prétends autoriser les raisonnemens analogiques que dans deux circonstances ; savoir, quand l’usage est douteux, & quand il est partagé. Hors de-là, je crois que c’est pécher en effet contre le fondement de toutes les langues, que d’opposer à l’usage général les raisonnemens même les plus vraissemblables & les plus plausibles ; parce qu’une langue est en effet la totalité des usages propres à une nation pour exprimer la pensée par la parole, voyez Langue , & non pas le résultat des conventions réfléchies & symmétrisées des philosophes ou des raisonneurs de la nation. Ainsi l’abbé Girard, qui a consulté l’analogie avec tant de succès en faveur de je vas, en a abusé contre la lettre x qui termine les mots je veux, tu peux, tu veux, tu peux.
« J’avoue l’usage, dit-il, ibid. p. 91. & en même tems l’indifférence de la chose pour l’essentiel des regles… Si je m’éloigne dans certaines occasions des idées de quelques grammairiens ; c’est que j’ai attention à distinguer ce que la langue a de réel, de ce que l’imagination y suppose par la façon de la traiter, & le bon usage du mauvais autant que je les peus connoître… Quant à s au-lieu d’x en cette occasion, j’ai pris ce parti, parce que c’est une regle invariable que les secondes personnes tutoyantes finissent par s dans tous les verbes, ainsi que les premieres personnes quand elles ne se terminent pas en e muet ».Cet habile grammairien n’a pas assez pris garde qu’en avouant l’universalité de l’usage qu’il condamne, il dément d’avance ce qu’il dit ensuite, que de terminer par s les secondes personnes tutoyantes, & les premieres qui ne sont point terminées par un e muet, c’est dans notre langue une regle invariable ; l’usage de son aveu, a varié à l’égard de je peux & je veux. Il réplique que ce dernier usage est mauvais, & qu’il a attention à le distinguer du bon. C’est un vrai paralogisme ; l’usage universel ne sauroit jamais être mauvais, par la raison toute simple que ce qui est très-bon n’est pas mauvais, & que le souverain degré de la bonté de l’usage est l’universalité. Mais cet usage, dont l’autorité est si absolue sur les langues, contre lequel on ne permet pas même à la raison de reclamer, & dont on vante l’excellence, sur-tout quand il est universel, n’a jamais en sa faveur qu’une universalité momentanée. Sujet à des changemens continuels, il n’est plus tel qu’il étoit du tems de nos peres, qui avoient altéré celui de nos ayeux, comme nos enfans altéreront celui que nous leur aurons transmis, pour y en substituer un autre qui essuiera les mêmes révolutions.
Quel est celui, de tous ces usages fugitifs qui se succedent sans fin comme les eaux d’un même fleuve, qui doit dominer sur le langage national ? La réponse à cette question est assez simple. On ne parle que pour être entendu, & pour l’être principalement de ceux avec qui l’on vit : nous n’avons aucun besoin de nous expliquer avec notre postérité ; c’est à elle à étudier notre langage, si elle veut pénétrer dans nos pensées pour en tirer des lumieres, comme nous étudions le langage des anciens pour tourner au profit de notre expérience leurs découvertes & leurs pensées, cachées pour nous sous le voile de l’ancien langage. C’est donc l’usage du tems où nous vivons qui doit nous servir de regle ; & c’est précisément à quoi pensoit Vaugelas, & ce que j’ai envisagé moi-même, lorsque lui & moi avons fait entrer dans la notion du bon usage, l’autorité des auteurs estimés du tems. Au-surplus, entre tous ces usages successifs, il peut s’en trouver un, qui devienne la regle universelle pour tous les tems, du-moins à bien des égards.
« Quand une langue, dit Vaugelas (Praef. art. x. n. 2.) a nombre & cadence en ses périodes, comme la langue françoise l’a maintenant, elle est en sa perfection ; & étant venue à ce point, on en peut donner des regles certaines qui dureront toujours. … Les regles que Cicéron a observées, & toutes les dictions & toutes les phrases dont il s’est servi, étoient aussi bonnes & aussi estimées du tems de Séneque, que quatre-vingt ou cent ans auparavant ; quoique du tems de Séneque on ne parlât plus comme au siecle de Cicéron, & que la langue fût extrémement déchue. »J’ajouterai qu’il subsiste toujours deux sources inépuisables de changement par rapport aux langues, qui ne changent en effet que la superficie du bon usage une fois constaté, sans en altérer les principes fondamentaux & analogiques : ce sont la curiosité & la cupidité. La curiosité fait naître ou découvre sans fin de nouvelles idées, qui tiennent nécessairement à de nouveaux mots ; la cupidité combine en mille manieres différentes les passions & les idées des objets qui les irritent, ce qui donne perpétuellement lieu à de nouvelles combinaisons de mots, à de nouvelles phrases. Mais la création de ces mots & de ces phrases, est encore assujettie aux lois de l’analogie qui n’est, comme je l’ai dit, qu’une extension de l’usage à tous les cas semblables à ceux qu’il a déja décidés. On peut voir ailleurs, (Néologisme & Phrase) ce qu’exige l’analogie dans ces occurrences. Si un mot nouveau ou une phrase insolite se présentent sans l’attache de l’analogie, sans avoir, pour ainsi dire, le sceau de l’usage actuel, signatum praesente notâ (Hor. art. poët.) ; on les rejette avec dédain. Si, nonobstant ce défaut d’analogie, il arrive par quelque hasard qu’une phrase nouvelle ou un mot nouveau, fassent une fortune suffisante pour être enfin reconnus dans la langue ; je réponds hardiment, ou qu’insensiblement ils prendront une forme analogique, ou que leur forme actuelle les menera petit-à-petit à un sens tout autre que celui de leur institution primitive & plus analogue à leur forme, ou qu’ils n’auront fait qu’une fortune momentanée pour rentrer bientôt dans le néant d’où ils n’auroient jamais dû sortir. (E. R. M. B.)